Résumés
Résumé
Pour Keynes, le blocage de l’investissement à l’origine du chômage massif résulte du fonctionnement normal du système monétaire et financier. Parce qu’elle entraîne l’absence d’ajustement automatique de l’investissement et de l’épargne, l’indépendance du taux d’intérêt par rapport à l’épargne courante joue un rôle décisif dans cette explication. La récursivité du modèle keynésien repose ainsi entièrement sur la théorie monétaire de l’intérêt, malheureusement inacceptable en l’état. Trois pistes ont été ouvertes par Keynes pour justifier l’autonomie de l’intérêt : la notion de double circulation, introduite dans le Traité de la monnaie, le processus d’alignement des taux de rendement sur le taux monétaire présenté au chapitre 17 de la Théorie générale, et la notion de convention financière du chapitre 12, portant sur l’évaluation nominale du stock de capital. Cette dernière semble la plus prometteuse. Elle débouche sur l’idée que ce sont les marchés financiers, en tant que marchés de stocks, qui imposent une contrainte globale à l’investissement, rompant ainsi le jeu des interdépendances, en même temps qu’ils rendent les entrepreneurs dépendants d’une évaluation nominale de leur capital qui leur échappe. Suivre cette piste implique l’abandon de la théorie monétaire de l’intérêt telle que l’a formulée Keynes au profit d’une théorie du capital financier.
Abstract
Keynesian mass unemployment is due to a lack of investment resulting from the normal operating of the “financial machine”. Because it explains why investment and saving do not adjust smoothly to each other, the autonomy of the interest rate, driven as it is by monetary forces, plays an essential part in this theory. But Keynes’s thesis that fluctuations of the interest rate have nothing to do with the amount of current saving has never been accepted by his fellow economists, who convincingly showed that the money demand apparatus developed by Keynes could not support his rejection of the classical interdependencies between interest, saving and the net return from capital goods. In response to this critics Keynes sketched at least three lines of defense: in the Treatise on Money, he puts forward the distinction between industrial and financial circulation; in the General Theory, he referred in chapter 17 to the process of equalization of capital goods own rates of interest, and in chapter 12 to the conventional valuation of capital by financial markets, introduced. This last track seems to be the most promising one, because it offers a link between two lines of argument: what we can call the “stock argument”, already opposed to Robertson’s objections, and the “nominalist view” of capital valuation. In order to exploit this “financial” track, it is necessary to abandon Keynes’s pragmatic attitude, which consisted in extending to money the framework of value theory (i.e. demand and supply apparatus), and to elaborate a representation of debt and credit relationships which is missing in the General Theory.
Corps de l’article
Introduction : Épargne et intérêt, le scandale Keynes
Comme avec Marx, il est possible d’admirer Keynes tout en considérant néanmoins que sa vision sociale est fausse et que chacune de ses propositions est fallacieuse.
Ce jugement de Schumpeter[1], qui pouvait passer, il y a un demi-siècle, pour celui d’un rival jaloux du formidable succès des thèses keynésiennes, exprime assez bien aujourd’hui l’opinion moyenne de la profession des économistes. Il vaut en particulier pour les thèses de Keynes sur l’épargne. Presque aucun économiste ne nierait aujourd’hui qu’une hausse de l’épargne peut être défavorable à l’emploi, mais fort peu seraient prêts à admettre que les variations du taux d’intérêt n’ont rien à voir avec celles de l’épargne courante. Pourtant, Keynes a constamment réaffirmé, devant l’incrédulité et l’incompréhension suscitées par cette thèse chez la plupart des économistes, même les mieux disposés à son égard, que ce qu’il voulait dire était bien que le taux d’intérêt n’entretenait pas de relation fonctionnelle avec l’épargne de la période.
Pour scandaleuse qu’elle apparaisse, l’indépendance proclamée du taux d’intérêt par rapport aux « forces réelles » de la productivité et de l’épargne est pourtant la traduction la plus profonde, au niveau de l’analyse économique, de la vision du monde qui était la sienne. Dans cette vision[2], la dynamique du capitalisme résulte du jeu combiné de deux séries de forces : celles de l’entreprise, et celles de la finance, qui se conjuguent le plus souvent, au service de l’accumulation, mais peuvent aussi se neutraliser lorsque, comme c’est le cas dans les périodes de chômage massif, le désir d’argent annihile l’esprit d’entreprise. Le capitalisme risque alors de perdre ses vertus d’efficacité économique, pour ne plus subsister que comme un « mode de vie », marqué par la passion du lucre, que Keynes réprouvait au plan moral. Le monde moderne est clairement caractérisé, à ses yeux, par l’affaiblissement des forces de l’entreprise et le renforcement de celles de la finance.
Tandis que les interventions politiques de Keynes se ramènent à une longue bataille contre l’orthodoxie financière et le conservatisme des banquiers et des rentiers, ses écrits théoriques peuvent se lire comme autant de tentatives successives pour fonder en théorie cette lutte contre les mauvais génies financiers du capitalisme. Une vision morale, jointe à un système théorique et à une doctrine d’action : c’est une véritable « économie politique du capitalisme financier » qu’il cherche à fonder.
À l’heure de la globalisation, où la dynamique du capitalisme est de plus en plus clairement portée par son coeur financier, et alors que la menace d’une crise financière majeure plane sur l’économie mondiale, force est pourtant de constater que jamais depuis un demi-siècle, la pensée économique des milieux dirigeants n’a été aussi éloignée de Keynes. Au-delà des avatars de l’idéologie, qui comptent évidemment pour beaucoup, l’explication de ce paradoxe doit être trouvée dans les textes mêmes de Keynes, c’est-à-dire dans les difficultés non résolues auxquelles il s’est heurté dans la réalisation de son projet théorique. Le contenu et le statut de la théorie keynésienne sont ainsi restés ambigus, et sa capacité de résistance au renouveau de la pensée libérale s’en est trouvée affaiblie.
On reviendra d’abord, dans une première section, sur la cohérence d’ensemble du projet keynésien de « théorie monétaire du chômage », dont la « théorie monétaire de l’intérêt » développée dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie constituait à ses yeux la pierre angulaire. On dégagera ensuite, dans une seconde section, les pistes avancées par Keynes pour lever les objections soulevées par sa théorie de l’intérêt : la notion de double circulation, introduite dans le Treatise on Money (désormais désigné par « Traité »), le processus d’alignement des taux de rendement sur le taux monétaire, présenté au chapitre 17 de la Théorie générale, et la notion de convention financière introduite au chapitre 12 du même ouvrage. De ces trois pistes, la plus riche est la dernière, débouchant sur l’idée que ce sont les marchés financiers, en tant que marchés de stocks, qui imposent une contrainte globale au flux courant d’investissement, indépendamment du montant de l’épargne courante. Comme nous le verrons dans la section 3, les postkeynésiens n’ont pas réussi, faute d’avoir donné une expression analytique claire à cette contrainte globale sur les stocks, à tirer du texte keynésien autre chose qu’un discours très général sur le caractère radical de l’incertitude et son irréductibilité au risque. Donner corps à la théorie du capital financier de Keynes passe par une modélisation des relations d’endettement et de financement, et la révision du concept de demande de monnaie sur lequel il s’appuyait.
1. Le projet keynésien : monnaie et chômage
Les deux grandes oeuvres théoriques de Keynes, le Treatise on Money et la Théorie générale, peuvent être lues comme deux formulations successives de ce qu’on peut appeler une « théorie monétaire du chômage »[3]. Cette expression doit s’entendre chez Keynes au sens très particulier, non pas d’une explication du chômage par les comportements d’offre de monnaie et les mécanismes du crédit, comme dans la tradition de la théorie monétaire des cycles, mais d’une explication par les comportements de demande de monnaie et de gestion des actifs financiers. Autrement dit, la monnaie n’est pas vue comme une cause exogène de dérèglement du système économique, mais comme le vecteur endogène d’une instabilité inéliminable. Malgré des ruptures évidentes sur bien des points, l’unité des deux oeuvres est beaucoup plus profonde que ne le supposent la plupart des commentateurs.
Pour Keynes, la tendance au chômage massif qui est, avec les inégalités excessives qu’il engendre, le « vice marquant » du capitalisme, a pour origine un blocage durable de l’accumulation, lui-même dû au niveau excessif du taux d’intérêt par rapport au rendement attendu du capital. La persistance du blocage vient de ce que rien n’oblige le taux d’intérêt à suivre le rendement du capital lorsque celui-ci baisse. La théorie de l’intérêt, et au-delà celle des déterminants financiers de l’investissement, est donc au coeur du problème de l’emploi. Une fois posée la notion de multiplicateur, le niveau de l’emploi est entièrement déterminé par celui de l’investissement courant.
Le point de départ consiste donc à se débarrasser de l’idée que le taux d’intérêt s’aligne spontanément sur le taux de rendement du capital. Ce sont les variations de l’investissement, suscitant celles du revenu et de l’épargne, qui les rendent égaux à l’équilibre. Cela n’a évidemment de sens que si le taux d’intérêt est déconnecté du marché des fonds prêtables. C’est la théorie « purement monétaire » de l’intérêt qui réalise cette déconnexion dans le dispositif de la Théorie générale. Mais l’autonomie de l’intérêt par rapport à l’épargne courante était déjà affirmée dans le Traité : le passage de l’un à l’autre s’analyse comme la recherche par Keynes des moyens de rendre acceptable une thèse que la plupart des économistes avaient rejetée en 1930. Ce passage comporte deux mouvements : une accentuation de la rupture avec la théorie classique et une nouvelle formulation de la théorie monétaire.
1.1 La critique keynésienne : intérêt et ajustement
Le texte de Keynes le plus clair quant à la nature de son écart à l’orthodoxie – et le seul où il se définisse comme « hétérodoxe »[4] – est l’article de 1934 intitulé « Is the Economic System Self-Adjusting? ». Il répond évidemment par la négative à cette question, en précisant trois choses :
ce n’est pas un défaut général d’équilibrage des marchés qui est en cause, mais la non-convergence vers le plein emploi des ressources : il s’agit d’expliquer non pas un déséquilibre généralisé des marchés, mais le paradoxe de la « pauvreté dans l’abondance »[5], qui voit le chômage de masse coexister avec une formidable accumulation de richesse, notamment financière;
ce ne sont ni les trop grandes inégalités de la répartition, ni les décalages et les délais d’adaptation entre production et consommation, ni la récurrence des chocs exogènes (technologiques ou monétaires) qui expliquent la brièveté des phases de plein-emploi;
c’est le fait que l’incitation à investir est insuffisante pour compenser le penchant à l’épargne qui correspondrait au revenu de plein-emploi.
La tendance au sous-emploi chronique vient de l’absence de mécanisme d’ajustement de l’investissement aux variations de l’épargne et non de l’imperfection des ajustements de prix. Ce qu’il faut donc reprocher « à l’école qui croit aux autoajustements », c’est qu’elle « suppose en fait que le taux d’intérêt s’ajuste lui-même plus ou moins automatiquement de façon à encourager exactement la production du montant de biens capitaux (…) que notre capacité (…) nous permet de fournir » (Keynes, 1934 : 490). Là résiderait le « défaut fatal (…) du raisonnement orthodoxe (…), la faille tenant très largement à l’impossibilité pour la doctrine classique de développer une théorie satisfaisante du taux d’intérêt » (ibid. : 489).
Pour Keynes, la théorie classique de l’intérêt est insatisfaisante parce qu’elle n’est pas monétaire. Cette critique est abondamment développée dans la Théorie générale, où il oppose à la théorie « classique » de l’intérêt comme « prix de l’épargne » sa propre théorie, comme « prix de l’argent ». Le défaut de la théorie orthodoxe est aussi celui des hétérodoxies les plus courantes (Malthus, Sismondi, Hobson) : ils « n’ont pas de théorie indépendante du taux d’intérêt » (Keynes, 1936 : 364), ce qui expliquerait qu’ils aient été incapables d’ébranler la « citadelle ».
Dans la Théorie générale, le défaut d’ajustement par le taux d’intérêt est clairement réaffirmé comme point de divergence essentiel avec les classiques :
(…) l’objet principal de notre critique, c’est l’insuffisance des bases théoriques de la doctrine de laissez-faire qui nous a été apprise et que nous avons enseignée durant de nombreuses années, c’est l’idée que le taux d’intérêt et le montant de l’investissement se fixent d’eux mêmes aux chiffres optima.
Keynes, 1936 : 335
Dans les textes postérieurs à la Théorie générale, Keynes va défendre pied à pied – et jusqu’à l’insoutenable jugeront certains commentateurs[6] – le caractère monétaire du taux d’intérêt, assimilé à une propriété d’indépendance vis-à-vis de l’épargne courante.
De sa critique de la théorie quantitative, dans le cadre de la théorie monétaire des cycles, à sa recherche d’une alternative à la loi de Say, sous la forme du principe de la demande effective, il y a ainsi une constante dans le parcours intellectuel de Keynes, qui est son refus de ce qu’il considère comme la théorie « classique » du marché du capital. La notion de théorie classique qu’il utilise renvoie à l’unité qu’il perçoit entre classiques et néoclassiques dans leurs conceptions monétaires (adoption de la théorie quantitative) et leurs théories en vertu desquelles l’intérêt est déterminé par des forces réelles. L’important pour lui est que, dans les deux cas, le taux d’intérêt normal ou « naturel » est un taux réel déterminé par le rendement physique du capital (que ce dernier soit ou non baptisé « productivité marginale »[7]).
Keynes prend le contre-pied de cette proposition, qui revient à ses yeux à se situer dans une économie non monétaire[8], et entend revenir à une conception préclassique disparue après Smith. La relation entre épargne et intérêt est le lieu de sa rupture avec les classiques, qui consiste dans le rejet de tout principe de détermination du taux monétaire par un taux réel[9].
1.2 Le Traité : une première formulation
Le Traité et la Théorie générale peuvent être considérés comme deux versions successives d’une même théorie du blocage financier de l’accumulation. Dans le Traité, Keynes soutenait que le taux d’investissement ne s’ajuste pas automatiquement au taux d’épargne, de sorte qu’un supplément d’épargne peut se traduire par une baisse du revenu, pour rendre le nouveau taux d’épargne compatible avec un montant d’investissement inchangé. Un excès d’offre de biens de consommation n’ayant pas nécessairement pour contrepartie un excès de demande de biens capitaux, le principe de convergence spontanée vers l’équilibre de plein emploi (ce que Keynes appelle « l’autoajustement ») disparaît, sans qu’il soit besoin de bloquer les ajustements de prix, que ce soient ceux des biens ou ceux des titres. Tout l’intérêt du Traité est que ce point en ressort de façon incontestable, puisque tous les prix y sont flexibles[10].
Dans sa discussion de 1931-1932 avec Keynes, Hayek (1931) déclare ne pas saisir comment le taux d’intérêt peut ne pas réagir à une variation de l’épargne, indépendamment d’un surcroît de thésaurisation, qui lui paraît représenter un épiphénomène sans grande portée générale. Keynes ne parvient pas à faire admettre à Hayek (pas plus qu’à Robertson, 1931) que l’insensibilité du taux d’intérêt aux variations de l’épargne courante peut se manifester indépendamment de toute variation de la quantité de monnaie, et de tout accroissement des encaisses oisives, ce qui revient à affirmer, dans le contexte du Traité, qu’un « excès d’épargne » peut persister bien que toute l’épargne soit placée en titres. Il invoque à l’appui de sa thèse (Keynes, 1931) une différence de nature entre marchés du capital et marchés des biens (de consommation). Joan Robinson (1933) et Piero Sraffa (1932) devront venir à la rescousse pour rendre intelligible la position de Keynes[11]. Le débat avec Hayek fait ainsi ressortir ce qu’est pour lui la théorie classique : toute macroéconomie fondée sur une théorie réelle de l’intérêt, en même temps que ce qui constitue, par contraste, le socle de sa propre théorie : la théorie monétaire de l’intérêt. Alors même qu’il n’y a dans le Traité ni principe de la demande effective, ni incertitude radicale, on y trouve une théorie de l’intérêt en tous points identique à celle de la Théorie générale.
1.3 Du Traité à la Théorie générale
À la suite du débat avec Hayek, et des discussions menées au sein du Cambridge Circus, Keynes a progressivement révisé son schéma analytique. Selon un mouvement bien identifié par Favereau (1985), il a d’abord radicalisé son projet de « théorie monétaire de la production », avant d’en venir dans la Théorie générale à une version plus proche d’une formulation néoclassique (que Hicks, 1989 a pu dénommer « théorie marchande de la monnaie ») puis, devant les méprises que cela entraîna de la part des commentateurs, à une présentation beaucoup plus hétérodoxe dans ses articles de 1937-1939.
Les différences sont importantes entre le Traité et la Théorie générale. Elles tiennent d’abord à des abandons : Keynes renonce à une problématique du déséquilibre, pour adopter une approche par l’équilibre. Ce faisant, il abandonne la théorie des cycles pour celle de l’équilibre de court terme. Les positions courantes de l’économie ne sont plus des écarts momentanés à un sentier d’équilibre normal de longue période. Le sous-investissement remplace alors l’excès d’épargne comme cause du chômage.
La Théorie générale comporte également des ajouts nets par rapport au Traité, dont les deux plus importants sont le principe de la demande effective et le principe d’évaluation conventionnelle du capital. Le rôle du marché financier se trouve ainsi renforcé, tandis que celui des banques passe au second plan. Pour décisives que soient ces nouveautés, elles ne sauraient faire oublier la permanence du rôle attribué aux variables financières et la réaffirmation du caractère monétaire de l’intérêt[12]. Au vocabulaire près (la préférence pour la liquidité remplaçant la « propension à thésauriser » du Traité), la théorie de l’intérêt est substantiellement la même dans les deux ouvrages, et demeure intacte la thèse selon laquelle le taux d’intérêt ne s’ajuste pas nécessairement dans le sens et avec la force nécessaires à la réalisation du plein emploi, de sorte que la convergence automatique vers ce dernier n’est pas assurée. Concernant le taux d’intérêt, la seule nouveauté notable est la disparition (liée au passage à une problématique de l’équilibre) de toute référence à une quelconque notion de taux naturel. Le moteur des fluctuations n’est donc plus, comme dans le Traité, l’écart entre celui-ci et le taux de marché, mais l’écart entre taux d’intérêt et rendement du capital, considérés comme deux grandeurs « conceptuellement distinctes ». Avec la renonciation à toute notion d’équilibre de longue période, conçu comme supérieur en qualité à celui de courte période, au motif que les ajustements des marchés du capital y seraient plus complets, et par là même la coordination plus grande, la courte période devient l’horizon indépassable de la macroéconomie, le long terme n’étant rien d’autre qu’une suite de courts termes successifs. La Théorie générale parachève la rupture esquissée dans le Traité avec toute notion d’équilibre naturel. Comme le souligne Hicks (1989 : 1) : « l’essence de la révolution keynésienne » est dans l’abandon de « l’hypothèse commune à ses prédécesseurs selon laquelle l’économie (…) possédait un “ équilibre de long terme ” » au profit d’une conception « où le seul équilibre qui survive est un équilibre de court terme, dépourvu de tout point d’ancrage auquel se raccrocher ».
Quant au schéma d’ensemble qui est proposé, tout au plus peut-on constater que le facteur d’inertie s’est déplacé du prix des biens capitaux vers le taux d’intérêt. Mais la théorie du prix des biens capitaux, implicite dans la construction de la fonction d’investissement (baptisée « courbe d’efficacité marginale du capital »), est identique à celle du Traité.
2. Emploi et intérêt : le maillon faible
Dans la Théorie générale et les articles de 1937 (Keynes 1937a; 1937c; 1937d), la « théorie monétaire de l’intérêt », qui fait de ce dernier le résultat de la confrontation entre la préférence pour la liquidité et le comportement du système bancaire, est utilisée par Keynes pour soutenir trois thèses distinctes :
la thèse « minimaliste », selon laquelle les mouvements du taux d’intérêt n’ont pas les propriétés rééquilibrantes que leur prêtaient les classiques;
-
deux thèses qu’on peut qualifier de maximalistes :
la première, qui consiste à affirmer que le taux d’intérêt n’est pas déterminé par la confrontation d’une demande d’investissement et d’une offre d’épargne;
la seconde, encore plus forte, qui va jusqu’à soutenir que l’épargne courante ne fait pas partie des déterminants du taux d’intérêt, de sorte que ses variations ne le modifient en rien.
La thèse 3 contient évidemment les thèses 1 et 2.
2.1 Une « autonomie » problématique
Les thèses maximalistes ont été presque unanimement rejetées et les tentatives de reformulation, menées aussi bien par les auteurs se réclamant de la synthèse néoclassique que par ceux relevant de la tradition postkeynésienne, ont conduit à ne retenir de l’analyse keynésienne de l’intérêt que la thèse 1, la plus faible, sous le nom de « trappe à liquidité », et à ignorer purement et simplement les thèses 2 et 3. Keynes avait pourtant besoin de celles-ci pour faire de la finance autre chose qu’un intermédiaire entre l’épargne et l’investissement. Au-delà de la neutralité monétaire, il s’agit en effet pour lui de s’attaquer à la neutralité de la finance, en montrant que, pour un même montant d’épargne, le niveau de l’investissement peut être extrêmement différent, selon le fonctionnement de la machine financière.
Malheureusement, sa théorie de l’intérêt n’est pas en mesure de supporter la charge qu’il prétend lui imposer. Présentée comme monétaire, elle n’est en fait qu’une théorie du taux financier (celui des obligations à moyen et long termes), formulée en dehors de toute considération des relations d’endettement entre les entreprises et les banques. L’intense débat qu’elle a suscité jusqu’à la fin des années quarante en a révélé les faiblesses. Un double soupçon d’indétermination et d’incohérence pèse en effet sur elle. L’indétermination renvoie à la dépendance du taux courant vis-à-vis de la position de la fonction de demande de monnaie, elle-même donnée par le niveau de la préférence pour la liquidité, sans que l’on sache très bien de quoi il dépend. Ici, le renvoi à une convention réglant les anticipations du taux normal par les opérateurs apparaît bien comme une fuite. L’incohérence consiste à faire dépendre le taux d’intérêt d’un ajustement de marché, en construisant une demande globale de monnaie qui mêle les motifs de transaction et de spéculation. Rien ne paraît plus devoir s’opposer, dans ces conditions, à la réintroduction des interdépendances refusées par Keynes, notamment sous la forme d’une réactivité du taux d’intérêt aux variations des prix et de l’activité. Cet amendement, réalisé par Hicks et Hansen, mais suggéré également par Harrod (1937) et Meade (1937), tous soulignant que la théorie de Keynes n’est « qu’une demi-théorie », ruine évidemment la thèse de l’autonomie du taux d’intérêt en tant que variable monétaire.
La difficulté centrale du Traité, à laquelle Keynes pensait avoir échappé avec ses concepts d’efficacité marginale du capital et de taux d’intérêt monétaire, réapparaît ainsi : l’indétermination du taux d’intérêt remplace simplement celle du prix des biens capitaux. Mais le défaut de l’argumentation est le même. Le refus d’un modèle de détermination simultanée du revenu global et de l’intérêt au profit d’un schéma causal univoque, repose cependant sur une intuition forte : à chaque période, la décision d’investissement est contrainte par la réévaluation du stock d’actifs et de passifs des entreprises, de sorte que la baisse des salaires et des prix, en dévaluant les seuls actifs, sans diminuer les passifs, ne peut qu’être déstabilisatrice[13].
2.2 Les trois fers au feu de Keynes
À diverses occasions, Keynes a esquissé une représentation du processus par lequel le taux d’intérêt monétaire était susceptible de s’imposer comme taux de rendement du capital, et par là de bloquer l’investissement. On peut distinguer au moins trois pistes.
Une première piste a été explorée par Keynes dans le Traité. Il s’agit de la tentative d’établir l’indépendance du prix des biens capitaux par rapport à celui des biens de consommation. Elle repose sur l’idée que les mouvements de prix ont deux grandes origines : l’évolution des revenus et les mouvements de capitaux. En ce qui concerne le prix des biens capitaux, et donc l’évolution de la valeur de l’investissement net, Keynes suggère qu’il dépend des conditions de la circulation financière, en avançant l’idée d’une double circulation, et d’une certaine étanchéité de la circulation du capital par rapport à la circulation des revenus. Le prix des biens capitaux dépend de l’existence d’un différentiel positif entre la valeur normale (prix d’offre) de la production de biens d’équipement et la demande en valeur des biens capitaux, déterminée par la circulation financière. Cette piste « circulatoire » sera de nouveau invoquée par Keynes lorsqu’il introduira le motif de financement (demande de monnaie pour le paiement des salaires et des fournitures).
Dans la Théorie générale, il tente d’expliquer pourquoi le taux d’intérêt monétaire est toujours le plus élevé des taux de rendement par une théorie de l’alignement des taux de rendement du capital sur le taux monétaire, présentée au chapitre 17. Ceci viserait à résoudre le problème resté pendant dans le Traité qui est celui de la formation du prix des biens capitaux. Il peut en effet se lire comme le complément nécessaire du chapitre 11 consacré à l’efficacité marginale du capital, dans le cadre d’une approche désagrégée de ce dernier. Le principe d’équilibrage par les prix mis en avant par Keynes apparaît en effet comme le pendant naturel de la définition d’une efficacité marginale au niveau de chaque bien d’équipement, et de celle de l’économie comme efficacité particulière d’un type d’équipement, celui qui a la plus élevée.
Comme le relève Morishima (1977), et malgré son origine chez Sraffa[14], la distance n’est pas si grande entre ce traitement keynésien du capital fixe et la théorie de la capitalisation développée par Walras, où l’on dispose d’une équation par bien capital, auxquelles il faut ajouter une équation globale d’équilibrage de l’épargne et de l’investissement par le taux d’intérêt. Le seul changement introduit par Keynes consisterait à changer d’équation de détermination du taux d’intérêt. Mais si l’offre et la demande de monnaie spéculative ne sont que les réciproques d’une offre et d’une demande de titres, le changement en question est mince.
La démonstration de convergence des « taux d’intérêt propres monétaires » vers le taux monétaire de l’intérêt est d’ailleurs loin d’être satisfaisante, le problème posé étant celui de la compatibilité entre ce principe d’ajustement du stock de capital et le principe de la demande effective qui repose, quant à lui, sur la considération du flux global d’investissement en valeur, dans le cadre d’un raisonnement sur les entrepreneurs en tant que groupe.
Mais la Théorie générale ouvre aussi une troisième piste : celle du chapitre 12, consistant à invoquer les conventions qui gouvernent les évaluations nominales, sur les marchés financiers, du capital des firmes.
2.3 Incertitude et convention : la piste du chapitre 12
L’autonomie du flux d’investissement vis-à-vis de l’épargne courante résulterait ainsi de la dépendance dans laquelle se trouvent les entrepreneurs vis-à-vis des marchés financiers, du fait que les possibilités de financement des entreprises sont en quelque sorte prédéterminées, indépendamment du montant de l’épargne courante, par l’évaluation de leur actif net par les marchés financiers. On ne retient généralement du chapitre 12 de la Théorie générale que le traitement des anticipations et l’analyse de la spéculation, dans la perspective de l’incertitude « radicale » développée dans Keynes (1937b). Cette lecture partielle (mais néanmoins exacte) a pour effet d’identifier crise de l’investissement et crise boursière, et crée une indétermination potentiellement destructrice[15]. Au-delà de l’idée d’une fragilité intrinsèque des décisions d’investissement, en raison d’un effondrement toujours possible, le chapitre 12 ébauche une relation entre le montant de l’investissement et la valeur boursière des entreprises, qu’un certain nombre d’auteurs keynésiens se sont efforcés de construire[16].
La dépendance des entrepreneurs à l’égard des marchés financiers explique l’une des caractéristiques les plus notables de l’analyse keynésienne : son nominalisme, consistant à affirmer que les valeurs nominales sont les seuls signaux qui comptent pour les seuls véritables sujets économiques que sont les entrepreneurs. C’est au nom de ce point de vue nominaliste que Keynes revendique la spécificité et l’autonomie de la macroéconomie. Une économie monétaire est d’abord une économie dont les acteurs comptent en monnaie, et là est la source première des problèmes de dimensionnement du système économique. Pour la tradition néoclassique, cette affirmation est tout simplement incompréhensible. Les efforts déployés dans les années quarante[17] pour la transcrire dans le monde réaliste de l’équilibre général, où les individus ne raisonnent que sur des prix relatifs réels, ont débouché sur la mise en avant de comportements particuliers, tels l’illusion monétaire des salariés qui, en toute rigueur, doivent s’interpréter comme des formes d’irrationalité[18].
3. Financement, circulation et incertitude : le kaléidoscope keynésien
Les keynésiens dits « fondamentalistes » qui, tels Davidson (1991) (ou plus anciennement Shackle, 1955), ont cherché à maintenir l’écart entre théorie keynésienne et équilibre général, ont développé un discours passablement incantatoire sur le caractère monétaire d’une économie capitaliste, les propriétés dynamiques et l’incertitude inéliminable qui en découlent.
3.1 Que faire avec l’incertitude? Dilemmes keynésiens
Comme nous l’avons rappelé plus haut, la notion de convention financière est introduite par Keynes pour rendre compte de la formation des grandeurs financières dans un univers d’incertitude « radicale ». Mais pour éviter que l’introduction de cette dernière soit autre chose qu’une façon « d’enfoncer un coin » (Coddington, 1983) dans le déterminisme, il faut non seulement expliciter les comportements auxquels elle donne lieu, mais aussi fournir une représentation (un « modèle ») des relations financières où elle intervient.
L’incertitude radicale ne renvoie pas à une propriété générale de toute action humaine, liée à l’irréductible épaisseur du temps historique; elle a un contenu économique, lié au caractère monétaire des économies capitalistes modernes. Celles-ci sont soumises à une menace qui n’existe pas dans une économie d’échange réel : celle de la faillite pour les individus (entreprises ou banques), et de l’insolvabilité générale pour l’économie dans son ensemble. Ce qui est imprévisible, parce qu’incalculable, ce n’est pas tant le foisonnement du vivant (le changement technique, la marche du monde) que l’éventualité de la mort. Individuellement, la monnaie peut apparaître comme un refuge face à l’incertitude entachant toute action; mais pour la société dans son ensemble, c’est la monnaie qui engendre l’incertitude, et non l’inverse. Grâce à elle, les projets d’enrichissement sont rendus commensurables (ils peuvent se mesurer les uns aux autres), mais toujours menacés de vanité.
3.2 Renouer avec le projet radical
Si l’invocation de l’incertitude radicale avait bien pour fonction chez Keynes de repousser toute notion de marché parfait du capital, il ne s’ensuit pas pour autant que la marche de l’économie soit indéterminée. Les engagements passés – stocks de dettes et de biens capitaux – définissent un réseau d’interdépendances entre banques, entreprises et ménages. L’incitation à investir aujourd’hui dépend des comportements financiers qui en découlent, dont la représentation fait l’objet du livre IV de la Théorie générale, coeur analytique de l’ouvrage. Sans lui, la « mécanique de la demande » des livres II et III resterait « suspendue en l’air ».
La difficulté à imaginer ce « coeur » financier rejoint le débat sur l’hésitation de Keynes entre projet radical et projet pragmatique. Cherchant à emporter la conviction de ses collègues économistes, celui-ci a adopté une attitude pragmatique, consistant à exposer ses idées sous la forme la plus proche possible de la théorie standard, tout en sachant qu’à l’époque la notion de théorie standard est rien moins que claire.
Encore faut-il préciser ce en quoi consiste le pragmatisme de la Théorie générale. Une réponse souvent reprise est celle de Favereau (1985), qui estime que le pragmatisme a consisté à avoir en quelque sorte confiné l’incertitude à la sphère financière. Le radicalisme consisterait alors à étendre à tous les marchés le champ de l’incertitude. On soutiendra au contraire que l’accent mis sur la sphère financière est ce qui subsiste du projet radical dans la Théorie générale, car cela permet à Keynes d’affirmer ce qui est l’essentiel à ses yeux, à savoir d’une part la dépendance du sous-système entrepreneurial à l’égard du sous-système financier et d’autre part l’asymétrie entre ceux (les entrepreneurs) qui anticipent parce qu’ils sont les seuls véritables décideurs, et ceux (les salariés-consommateurs) qui n’anticipent pas parce qu’ils n’ont rien ou pas grand chose à décider, leur seul pouvoir consistant, sur les marchés des biens ou du travail, à accepter ou refuser ce que leur proposent les entrepreneurs.
Une autre réponse, récemment avancée par C. Benetti (1998), consiste à situer le pragmatisme dans le refus de reconsidérer la théorie des prix relatifs et la tentative d’élaborer une théorie de l’emploi indépendamment de cette dernière. Cette position a l’inconvénient de nier la pertinence de la distinction entre problèmes de niveau (ou de dimensionnement) et problèmes de proportions (ou de structure, supposés réglés par le mécanisme des prix) sur laquelle repose la démarche de Keynes.
On avancera donc plutôt que le pragmatisme a consisté dans la tentative d’exprimer la théorie monétaire de l’intérêt dans les termes de la théorie de la valeur. Keynes s’est contenté d’étendre cette dernière à la monnaie, en ajoutant aux équations de l’équilibre général l’équation manquante de demande de monnaie, qui fonctionne comme l’équation réduite d’un modèle du secteur financier qui n’est nulle part explicité. Ce programme n’a rien de radical. Comme l’ont très tôt souligné Harrod (1937) et Hicks (1937), suivis plus tard par Morishima (1977), il s’agit tout au plus d’un réaménagement du modèle classique. Retrouver le projet radical, c’est donner forme à ce modèle implicite du secteur financier, et donner ainsi sens à la notion de récursivité présente chez Keynes. Toute la difficulté de sa théorie tient en effet à ce qu’elle exige manifestement un degré d’interdépendances supérieur à ce qu’admettaient Marshall et Pigou[19], tout en refusant certaines de celles que possède l’équilibre général.
Ce qui fait défaut dans la Théorie générale, c’est l’analyse des stocks d’actifs et de passifs constitutifs du système de relations entre banques, entreprises et marchés, et qui font l’objet d’évaluations conventionnelles fréquemment révisées. C’est l’existence de ces stocks qui rend les entreprises dépendantes du système bancaire et financier, avant toute considération relative au bouclage des flux courants. En d’autres termes, le modèle du sous-système financier devrait être un modèle de reproduction financière du capital, ainsi que le suggère d’ailleurs Hicks (1990) dans son dernier article théorique, sous le nom de « théorie de la continuation ».
Potentiellement puissant, « l’argument des stocks » n’a pourtant pas donné lieu à des élaborations très poussées. Du coup, le message essentiel de Keynes, qui porte sur le rôle crucial de la finance dans la dynamique de l’investissement, est resté « suspendu en l’air », la théorie économique continuant de raisonner sur un monde peuplé d’agents qui ne calculent qu’en termes réels, où les grandeurs nominales ne comptent pas, et où en conséquence la finance est neutre.
Quant à Minsky (1985, 1986) qui, avec sa théorie de l’instabilité financière, est sans doute celui qui s’est le plus approché de l’élaboration d’une « économie politique du capitalisme financier », il emprunte autant, avec sa notion de cycle financier institutionnel, à l’institutionnalisme américain et à la théorie monétaire des cycles, dans sa version fishérienne de la crise par « inflation de dette »[20], qu’à la tradition keynésienne. Sa théorie est celle d’un excès d’endettement, notion passablement ambiguë d’un point de vue keynésien. Elle rationalise le processus menant de l’équilibre de plein-emploi à la crise financière et au sous-emploi, mais sans que soit élaboré un concept d’équilibre approprié au traitement de la dynamique financière du système.
Ce concept d’équilibre, qui ne saurait se confondre avec une notion purement comptable (comme chez les théoriciens français du circuit), reste à inventer. En son absence, le courant postkeynésien ne parviendra pas à convaincre un nombre suffisant d’économistes que le projet keynésien est autre chose qu’une exploration des sous-optimalités liées aux diverses formes d’imperfection de la concurrence, et à s’affirmer à la fois contre les nouveaux classiques et les nouveaux keynésiens.
Conclusion
Que reste-t-il de Keynes aujourd’hui? Son influence sur les politiques économiques a été pratiquement réduite à néant par 20 années de révolution néolibérale. Quant à sa théorie, elle survit sous deux formes :
une explication, proposée par la « nouvelle économie keynésienne », des défauts de coordination par les multiples imperfections de marché qui marquent le monde réel, explication qui, tout en parvenant à reproduire certains résultats de Keynes, ne s’appuie sur aucun des concepts développés par lui;
une série de propositions ou d’affirmations inassimilables par la théorie néoclassique moderne, reprises par des postkeynésiens de plus en plus isolés. Ces propositions scandaleuses, ou simplement incongrues, concernent le domaine où Keynes pensait avoir creusé sa différence : celui de la théorie monétaire.
Mais les uns comme les autres ont perdu de vue le message principal de la Théorie générale : la tendance au chômage massif dans une économie capitaliste résulte du fonctionnement normal du système monétaire et financier, et non des imperfections de la concurrence, des chocs créés par les politiques publiques, ou des bouleversements technologiques. Donner corps à cette intuition première reste un défi et un enjeu actuels, tant l’inachèvement de « l’économie du capital financier » ébauchée par Keynes apparaît comme une faiblesse insigne du courant keynésien, qui lui interdit de combattre avec succès la doctrine financière et monétaire néolibérale massivement adoptée depuis vingt ans par les milieux dirigeants.
Qualifier mon analyse de « théorie de la préférence pour la liquidité », c’est lui faire trop d’honneur (…) Je n’ai fait qu’énoncer ce qui est, les théories pertinentes sur le sujet viendront après. Et en énonçant ce qu’il en est, je ne fais que me conformer aux livres d’arithmétique, et admettre la justesse de ce qu’on enseigne à l’école primaire
écrivait Keynes en 1937 (1937c : 215). Soixante-six ans après, il serait temps que les keynésiens entrent au collège.
Parties annexes
Collaborateur
Christian Tutin
Depuis février 2003, il est professeur de sciences économiques à l’université du Littoral Côte d’Opale (il était auparavant rattaché à l’université des Antilles et de Guyane), et il est aussi membre du PHARE. Spécialiste de l’histoire de la macroéconomie, il a publié divers articles sur Keynes, Marx, Hayek et Hicks.
Notes
-
[1]
Formulé dans un article de 1946 repris dans la conclusion de son Histoire de l’analyse économique (traduction française, Schumpeter, 1954, t. 3 : 589).
-
[2]
Voir La fin du laissez-faire (1926) et les « Perspectives économiques pour nos petits enfants » (1930).
-
[3]
Tel était le titre primitif de la Théorie générale, dans les brouillons de 1933.
-
[4]
Ou plus précisément « hérétique ».
-
[5]
Cette expression sera reprise dans la Théorie générale.
-
[6]
Dont certains, comme Roy Harrod, sont pourtant bien disposés à l’égard de ses thèses.
-
[7]
Et à ce titre, Marx est à ses yeux aussi « classique » que Ricardo, Marshall ou Walras.
-
[8]
L’épargne en nature relève d’une « économie d’échange réel » qu’il oppose à l’économie d’entrepreneur (Keynes, 1933).
-
[9]
Peu importe que celui-ci soit déterminé par la productivité marginale du capital – version marshallienne, ou par les conditions directes et indirectes de production des biens salaires – version ricardienne. Dans la mesure où elles font toutes deux dépendre le taux d’intérêt de la technique, les deux versions sont équivalents pour Keynes.
-
[10]
Ils résultent de la confrontation d’une dépense monétaire (de consommation ou d’investissement) avec une offre réalisée. En d’autres termes, Keynes applique ce que Benetti et Cartelier ont baptisé la « règle de Cantillon ».
-
[11]
La première avec la parabole de l’or et des petits pois, le second avec une critique du concept hayekien d’économie monétaire. Voir Tutin (1988) pour une analyse de ce débat. Ou encore Dostaler (1999).
-
[12]
Celle-ci est même amplifiée dans la Théorie générale, avec la revendication explicite d’une « autonomie » de celui-ci par rapport aux marchés des biens et du travail.
-
[13]
Dans le chapitre 19 de la Théorie générale, consacré à la critique de la déflation salariale, Keynes admet que la baisse des salaires nominaux est de nature, en provoquant une baisse des prix qui « libère » de la monnaie pour les transactions, à faire diminuer le taux d’intérêt, de la même façon qu’une politique monétaire accommodante. Bien sûr, comme dans le cas où elle est obtenue par le canal de la politique monétaire, il n’est pas certain que cette diminution suffise. Mais surtout, cet effet positif de la déflation (le seul à mettre à son actif) est plus que contrebalancé par son effet désastreux sur l’efficacité marginale des investissements actuels.
-
[14]
Voir Deleplace (1988).
-
[15]
Voir Coddington (1983) pour une expression particulièrement vive de cette critique.
-
[16]
Notamment les deux « frères ennemis » que sont James Tobin et Hyman Minsky.
-
[17]
Voir Leontief (1948).
-
[18]
Dont la dénonciation comme telles sera largement à l’origine de la critique monétariste, prélude à la percée des nouveaux classiques.
-
[19]
Cela ressort clairement de sa critique des théories « classiques » de l’emploi et de l’intérêt aux chapitres 2 et 14 de la Théorie générale.
-
[20]
Développée par Fisher (1933) dans un article à la tonalité très prékeynésienne.
Bibliographie
- Benetti, C. (1998), « La structure logique de la Théorie générale de Keynes », Cahiers d’économie politique, 30-31 : 11-48.
- Coddington, A. (1983), Keynesian Economics: The Search for First Principles, George Allen & Unwin, Londres.
- Davidson, P. (1991), Controversies in Post-Keynesian Economics, Edward Elgar, Aldershot.
- Deleplace, G. (1988), « Ajustement de marché et “ taux d’intérêt spécifiques ” chez Keynes et Sraffa », Cahiers d’économie politique, 14-15 : 75-97.
- Dostaler, G. (1999), « Hayek, Keynes et l’économie orthodoxe », Revue d’économie politique, 109(6) : 761-773.
- Favereau, O. (1985), « L’incertain dans la “ révolution keynésienne ” : l’hypothèse Wittgenstein », Économies et sociétés, 19(3) : 29-72.
- Fisher, I. (1933), « The Debt-Deflation Theory of Great Depressions », Econometrica, 1 : 337-355.
- Harrod, R. (1937), « Mr Keynes and Traditional Theory », Econometrica, 5 : 74-86.
- Hayek, F. (1931), « Reflections on the Pure Theory of Money of Mr J. M. Keynes », Economica, 11(33) : 270-295.
- Hicks, J. R. (1937), « Mr Keynes and the “ Classics ”: A Suggested Interpretation », Econometrica, 5 : 147-159.
- Hicks, J. (1989), A Market Theory of Money, Oxford University Press, Oxford.
- Hicks, J. (1990), « Unifying Macroeconomics », Economic Journal, 100 : 528-538.
- JMK : Keynes, J. M. (1971-1989), The Collected Writings of John Maynard Keynes, Macmillan, Londres, 30 tomes; référé ici par JMK, suivi du numéro du tome.
- Keynes, J. M. (1930), A Treatise on Money,in JMK, 5 et 6.
- Keynes, J. M. (1931), « A Rejoinder (to D. H. Robertson) », in JMK, 13 : 219-236.
- Keynes, J. M. (1934), « Poverty in Plenty: Is the Economic System Self-Adjusting? », in JMK, 13 : 485-492.
- Keynes, J. M. (1936), Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot, Paris.
- Keynes, J. M. (1937a), « The Theory of the Rate of Interest », in JMK, 14 : 101-108.
- Keynes, J. M. (1937b), « The General Theory of Employment », in JMK, 14 : 109-123.
- Keynes, J. M. (1937c), « Alternative Theories of the Rate of Interest », in JMK, 14 : 201-215.
- Keynes, J. M. (1937d), « The “ ex ante ” Theory of the Rate of Interest », in JMK, 14 : 215-223.
- Leontief, W. (1948), « Postulates: Keynes’s General Theory and the Classicists », in S. Harris, (éd.), The New Economics: Keynes’ Influence on Theory and Public Policy, A. Knopf, New York, p. 232-242.
- Meade, J. (1937), « A Simplified Model of Mr Keynes’ System », Review of Economic Studies, 4 : 98-107.
- Minsky, H. (1985), « The Financial Instability Hypothesis: A Restatement », in P. Arestis et T. Skouras (éds), Post-Keynesian Economic Theory: A Challenge to Neo-Classical Economics, Wheatsheaf, New York, p. 24-55.
- Minsky, H. (1986), Stabilizing an Unstable Economy, Yale University Press, New Haven.
- Morishima, M. (1977), L’économie walrasienne : une théorie pure du capital et de la monnaie, Economica, Paris, 1979.
- Morishima, M. (1990), Capital and Credit: A New Formulation of General Equilibrium Theory, Cambridge University Press, Cambridge.
- Robertson, D. H. (1931), « Mr. Keynes’s Theory of Money », Economic Journal, 41 : 395-411.
- Robinson, J. (1933), « A Parable on Savings and Investment », Economica, 13 : 75-84.
- Schumpeter, J. A. (1954), Histoire de l’analyse économique, Gallimard, Paris, 1983, 3 vol.
- Shackle, G. L. S. (1955), Uncertainty in Economics and Other Reflections, Cambridge University Press, Cambridge.
- Sraffa, P. (1932), « Dr. Hayek on Money and Capital », Economic Journal, 42 : 42-53; trad. fr., 1984, « La théorie du Dr Hayek à propos de la monnaie et du capital », Cahiers d’économie politique, 9 : 5-17.
- Tutin, C. (1988), « Intérêt et ajustement : le débat Hayek/Keynes de 1931-32 », Économie appliquée, 41(2) : 247-287.