Corps de l’article

ACADIEN, BRAYON, CANDIEN FRANÇAIS, RÉPUBLICAIN, Madawaskayen, Français... L’aspect polysémique de la référence des francophones du comté de Madawaska, dans le nord-ouest du Nouveau-Brunswick, n’est plus à montrer. Toutefois, malgré le déploiement d’une production scientifique considérable sur le sujet, les raisons expliquant ce pluralisme animent toujours les débats. Depuis plus de 50 ans, nombre d’érudits ont cherché à lever le voile sur ce phénomène particulier en étudiant tout un éventail de problématiques liées à la référence madawaskayenne. Certains ont voulu l’expliquer, par moments avec une certaine subjectivité liée à leur sentiment d’appartenance personnel, par le fractionnement d’une population scindée par l’histoire en trois régions – Acadie, Canada français, Franco-Américanie –, par les traits culturels distincts découlant de cette réalité, par le particularisme de ses mythes ou encore par l’isolement géographique et le caractère multiethnique du comté[1]. L’essence de la référence madawaskayenne prenant corps dans son rapport aux « Autres », les débats référentiels canadiens-français et surtout ceux de l’Acadie n’ont pas manqué de nourrir la polémique. Parce que nommer l’Acadie invite bien souvent à la définir, nombre de chercheurs se sont prononcés sur l’acadianité du Madawaska, tantôt en la réfutant[2], tantôt en la confirmant[3], imposant du même coup une certaine reconnaissance de «  soi  » aux Madawaskayens. De toute cette production, c’est un article de l’historien Jacques Paul Couturier qui a inscrit le débat dans son sillon le plus prometteur. Situant son étude dans le paradigme du constructivisme identitaire, il entreprend, à partir de l’historiographie et d’un corpus d’éditoriaux du journal Le Madawaska, de mettre en évidence le caractère construit et, par conséquent, changeant de « l’identité madawaskayenne[4]».

Postulant que les nationalistes font les nations et non l’inverse, la thèse du construit identitaire, notamment développée par les historiens Eric Hobsbawm et Benedict Anderson, veut que «  l’identité  » d’une population soit définie par des acteurs, intérieurs et extérieurs, qui, sans lien nécessaire au quotidien, unissent leurs voix dans l’espace public par l’intermédiaire d’un discours, oral ou écrit, de symboles et de rites définissant les balises la menant à prendre conscience de former une communauté[5]. C’est le propre de ce que le sociologue Fernand Dumont entend par son concept de « regroupement par référence » : l’élaboration par une « élite définitrice  » d’un discours –  «  idéologies, mémoire historique et imaginaire littéraire  »  – déterminant les assises d’un projet collectif auquel des gens se reconnaissent et acceptent d’adhérer, devenant ainsi «  les responsables d’une histoire, les participants d’un imaginaire collectif », les porteurs d’une « historicité » dirait le sociologue Joseph Yvon Thériault[6]. Étudier la référence renvoie donc à analyser les discours ainsi que les rites et, par conséquent, les idéologies, «  ces modes collectifs d’interprétation  », qui «  font voir, par leurs polémiques, les procédés de leur édification[7]».

C’est dans cette voie que s’inscrit le présent article. Par l’étude des discours référentiels madawaskayens, largement véhiculés par divers acteurs au sein de la presse –  Moniteur acadien (1867-1926), L’Évangéline (1887-1982), Journal du Madawaska (1903-1905), Le Madawaska (1913-2014), L’Acadien (1913-1926), La République (1978-1982)  –, nous mettons en évidence les mutations du construit référentiel madawaskayen. À cette fin, nous avons dépouillé chacun des périodiques susmentionnés[8] dans leur intégralité pour les périodes indiquées[9] afin d’y relever tous articles – éditorial, lettre d’opinion, discours écrit, etc. – traitant des polémiques référentielles ainsi que des célébrations nationales et populaires au Madawaska. Suivant les travaux en histoire intellectuelle de l’historien Dominick LaCapra, nous avons pris soin d’inscrire les discours relevés dans leurs contextes – social, culturel, etc.[10]. Croisée à une étude critique de la production scientifique se rapportant à notre sujet d’étude, l’analyse de contenu des discours et leur mise en relation nous ont permis de mettre en évidence l’évolution synchronique et diachronique de la référence madawaskayenne.

Revisitant de la sorte de nombreux débats, nous montrons, notamment, qu’une appartenance à l’Acadie de même qu’un sentiment d’exclusivité ont toujours existé au Madawaska depuis l’ère des premières Conventions nationales acadiennes. Qui plus est, nous montrons que ce qui explique l’ambiguïté de la brayonnité – la référence brayonne –, c’est qu’elle n’a jamais véritablement été définie par une idéologie, mais plutôt par des acteurs moins préoccupés par l’élaboration d’un projet de société que par la mise sur pied d’un projet touristique et économique. Sans idéologie clairement définie pouvant être mise en relais des traditions madawaskayennes, les gens du Madawaska qui adhèrent à l’idée de former un groupe singulier hors de l’Acadie se sont retrouvés incapables, faute de projet collectif, de s’interpréter autrement qu’en cherchant, tant bien que mal, à énumérer ce qui les distingue des « Autres ».

Polémiques autour de l’adoption d’une fête nationale

La colonisation permanente de l’actuel comté de Madawaska s’inscrit de plain-pied dans le contexte du «  Grand Dérangement[11]». Après avoir fui la Déportation en s’exilant dans la Province of Quebec, une poignée d’Acadiens, rejoints par des Canadiens – Canadiens français –, reviennent en Nouvelle-Écosse s’établir à Saint- Anne-des-Pays-Bas, non loin de l’actuelle ville de Fredericton. L’arrivée de Loyalistes dans les Maritimes à la suite de la guerre de l’Indépendance américaine, menant au fractionnement de la Nouvelle-Écosse pour fonder le Nouveau-Brunswick, conduit un contingent de cette peuplade, perçue par les Britanniques comme des squatters, à rebrousser chemin vers le nord et à s’installer de manière permanente, aux côtés d’une petite communauté malécite, dans le nord-ouest du Nouveau-Brunswick en 1785. La communauté en formation se voit par la suite divisée à trois reprises lorsqu’en 1842 le traité de Washington sépare à jamais la population par une frontière internationale, qu’en 1851 la frontière entre le Canada-Uni et le Nouveau-Brunswick est définie, et qu’en 1873 le comté de Madawaska est créé à partir du comté de Victoria[12]. Dès lors, nul ne doute qu’un certain sentiment d’appartenance lié aux réalités historiques et géographiques –  conflits frontaliers, isolement des autres centres, faible réseau de communication – unit la population de la région. Les acteurs multiplient d’ailleurs dans leur discours les expressions «  peuple du Madawaska  » et «  pays du Madawaska », qui témoignent d’une affinité au territoire[13]. Sans discours national, rites particuliers et symboles, ce sentiment se limite toutefois aux réalités vécues des habitants du Madawaska et ne traduit pas une conscience de former une communauté les menant à se percevoir comme les dépositaires et les acteurs d’une histoire. Leur sentiment d’appartenance s’inscrit à la remorque des traditions acadiennes et canadiennes-françaises, dont le projet national respectif est en gestation[14].

Lorsque l’Assomption est choisie comme fête nationale des Acadiens en 1881, la population du Madawaska, jusque-là mobilisée par les fêtes champêtres, populaires et familiales, tels les bazars, les piqueniques paroissiaux, les expositions agricoles et les mariages[15], est invitée à célébrer, à l’initiative des curés, l’Assomption et/ou la Saint-Jean-Baptiste, fête nationale des Canadiens français. La célébration de l’une ou l’autre des fêtes n’est toutefois pas récurrente dans le comté au dernier quart du 19e siècle. Bien que l’abbé Joseph Pelletier de Saint-François mette en branle une grande célébration de la « fête nationale de l’Acadie » en 1883[16], c’est sainte Anne, « grande sainte » guérisseuse et « patronne » populaire de l’Acadie, qui est célébrée en «  grande pompe  » dans le comté durant le dernier quart du 19e siècle[17]. À l’approche de la troisième Convention des Canadiens et des Acadiens du Maine, qui doit avoir lieu à Van Buren en 1885, l’avocat Peter-Charles Keegan, président organisateur de l’évènement, lance un appel à ses confrères du Madawaska pour qu’ils surpassent leur indifférence nationale  : «  Réveillez-vous, Canadiens et Acadiens du Maine, et vous en particulier, Canadiens et Acadiens du Madawaska. Il y a assez longtemps que vous êtes indifférents à votre avenir et surtout à celui de vos enfants. Le moment est venu de prouver qu’il reste encore en vous beaucoup de patriotisme et que vous vous glorifiez du noble sang français qui coule dans vos veines[18]».

L’indifférence condamnée de l’élite définitrice n’est pas plus le reflet d’un désintérêt envers la nationalité que la traduction des ambitions d’une population qui apprécie davantage les fêtes ponctuées d’amusements et de musique plutôt que les cérémonies nationales aux grands discours, ce qui n’est pas le propre des gens du comté. Rappelons à ce sujet qu’à la Convention nationale acadienne d’Arichat en 1900, la journée des plénières est jetée « dans l’ombre » alors que seulement 200 des 3 000 à 4 000 Acadiens ayant participé aux festivités de la première journée assistent aux suites de la Convention, les autres ayant été « attirés par des spectacles en plein air, qui se tenaient ailleurs[19]». La montée et la consolidation d’une élite politique, voire intellectuelle, au Madawaska viennent toutefois changer la donne au début du 20e siècle alors que l’initiative d’organiser des célébrations nationales dans le comté n’est plus le monopole des curés. Cette transition est manifeste à compter du 16 décembre 1902 lorsque le médecin Thomas-Henri Pelletier fonde le Journal du Madawaska au sein duquel se déploie pour la première fois une polémique nationalitaire dans l’espace public madawaskayen.

Sous la devise Pro Deo et Patria – Pour Dieu et le Pays  –, Thomas-Henri Pelletier situe la ligne éditoriale de son journal. Bien que son Dieu soit le même que celui de tous les Canadiens français et les Acadiens, précisons que son pays a quelques traits singuliers, car c’est bien du « pays du Madawaska » dont il traite[20].

T.-H. Pelletier cherche hardiment à ce que son «  pays  » natal connaisse la prospérité et qu’ainsi le « territoire de Madawaska marche activement sur la voie du progrès[21]». Pour y parvenir, il est indubitable pour lui que ses concitoyens se doivent de « travailler [ensemble] au progrès de [leur] cher pays[22]». Selon, lui, c’est toutefois la « cohésion sociale » indispensable à l’avenir national du Madawaska qui fait défaut parmi ses confrères. Pour T.-H. Pelletier, le « sentiment national » des gens du Madawaska «  est relégué à un degré inférieur  ». C’est en ce sens qu’il expose bien aigrement sa vision de ses compatriotes : « Comme Français, Acadiens ou Canadiens, dans nos relations civiles et sociales, dans nos entreprises philanthropiques, c’est-à-dire pour le bien public, nous nous montrons antagonistes les uns aux autres[23]».

Afin de veiller à « la réhabilitation sociale du peuple français au Madawaska[24] » et à la « résurrection du sentiment national » en vue de favoriser « l’union » des gens de la région, T.-H. Pelletier et quelques adeptes de sa pensée fondent la « Ligue des Patriotes  ». Plutôt une philosophie qu’une véritable organisation, la Ligue des Patriotes est une idée voulant que les citoyens du Madawaska s’unissent dans leur disparité –  «  Français, Irlandais, Américains, Canadiens, Acadiens, Républicains, Démocrates, Indépendants  »  – et travaillent collectivement pour le bien de leur région[25]. L’appel à la cohésion sociale que lance T.-H. Pelletier se veut certes en faveur du développement économique du Madawaska, mais surtout en vue d’assurer le maintien de la langue et la culture françaises dans la région. C’est pourquoi l’idée de « l’union » des citoyens du Madawaska est à l’épicentre de sa philosophie de réhabilitation sociale. Comme il le soutient, l’« union est essentielle pour atteindre sûrement la réalisation de nos projets[26]». Il ajoute : « L’Union fait la force : Oui, et la force fait la victoire. [...] En dehors de l’union, c’est l’anarchie, la jalousie, l’apostasie. [...] Depuis un demi-siècle la race Française, Canadienne et Acadienne au Madawaska a été exploitée uniquement pour engraisser davantage, d’année en année, le gros portefeuille de certains Nababs de Houlton [...] Compatriotes! Réveillons-nous! Crions hautement et sans crainte  : cette exploitation meurtrière n’est plus possible! Nous nous reconnaissons sous un peuple[27]»!

C’est le médecin-chirurgien Avila Oscar Boulay qui, à titre de correspondant pour l’hebdomadaire, répond à l’appel de son compatriote en amorçant le débat sur l’adoption d’une fête nationale au Madawaska[28]. Étant Franco-Américain, A. Boulay revendique l’organisation d’une succursale de l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique dans la région à l’occasion d’une célébration de la fête du patron qui devrait se tenir à Van Buren. À son avis, il en «  dépend la conservation comme élément distinct de notre race [celle des Français du Madawaska] dans le comté d’Aroostook, sa force, sa cohésion et son avenir[29]». Bien que le Journal du Madawaska endosse l’idée du correspondant, lançant une «  campagne pour la fondation d’une Union Nationale dans ce pays, d’une société Saint-Jean-Baptiste de préférence à toute autre », la courte période entre la parution de la correspondance et le 24 juin, qui laisse peu de temps à l’organisation de l’évènement, entraîne le report du projet à une date ultérieure[30].

L’initiative n’est toutefois pas exempte d’oppositions. Sous le pseudonyme « Basile », un correspondant allègue qu’il est contestable que le Madawaska doive fonder une succursale de l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique puisque la Société l’Assomption est tout aussi légitime, sinon davantage, pour regrouper les gens de la région dans leur disparité. L’auteur soutient à ce sujet que le Madawaska devrait se rallier à l’Assomption puisque, suivant sa logique pragmatique, les francophones des provinces maritimes seront plus unis étant rassemblés au sein d’une seule organisation. Ainsi, à l’instar de ce qu’avance Prudent-L. Mercure, historien autodidacte acadien du Madawaska, à l’occasion d’une conférence prononcée quelques années auparavant[31]. le correspondant allègue : « [D’]un autre côté il serait peut-être préférable aux habitants, du Madawaska, N.-B., d’avoir l’Assomption en union avec le reste des Acadiens et Canadiens des Provinces Maritimes avec lesquels nous [les gens du Madawaska] sommes civilement et géographiquement liés et surtout afin d’avoir un point de ralliement commun et une commune fête, comme font les Acadiens de la province de Québec qui célèbrent la Saint-Jean-Baptiste en union avec le reste de leurs co-provinciaux[32]».

« Basile » conclut en proposant que chaque paroisse désigne des délégués pour que le choix d’adhérer à une société nationale entre la Société l’Assomption et l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique résulte d’une décision collective prise lors d’une convention, spécifiant que cette dernière aurait avantage à se tenir à Saint- Basile et non à Van Buren[33]. Voyant que le débat menace de fractionner le Madawaska, T.-H. Pelletier avance qu’il est possible de consolider les deux sociétés puisque les citoyens de la région affiliés aux différentes succursales ne travailleront pas moins ensemble[34]. Insistant sur la pertinence de tenir l’assemblée à Van Buren, le docteur A. Boulay s’oppose pour sa part au projet de « Basile », soutenant qu’il est à l’avantage de l’élément franco-américain de se réunir sous la bannière de l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique et qu’il serait ainsi insensé pour les Franco- Américains que la Convention prenne place au Canada[35].

Les dissensions et les malentendus entre les Franco-Américains, les Acadiens et les Canadiens français nuisent à l’adoption d’une fête et à l’organisation d’une société nationale au Madawaska. En effet, c’est avec amertume que le docteur A. Boulay souligne en octobre 1904 que la question de l’union nationale s’est « évanouie ». Pour Avila Boulay, les dissensions entre les partisans de chacune des fêtes ont mené à cet état des choses : « Voyez déjà à quoi nous ont conduits nos malheureuses dissensions qui existent. On ne parle plus de la convention nationale dans Van Buren, on ne dit plus un mot de l’établissement d’une société patriotique qui affirmerait d’une manière sérieuse notre force et notre puissance. On dort quand on devrait travailler. Au lieu d’avancer, on recule[36]».

Le Journal du Madawaska ne voit pas de son existence l’organisation d’une société nationale dans la Vallée du haut Saint-Jean[37]. La polémique n’a toutefois pas été de vaine importance puisque l’année suivante, en 1905, les organisateurs des Conventions nationales acadiennes adoptent la résolution à Caraquet que la prochaine convention ait lieu au Madawaska en 1908. Environ 5 000 personnes se rassemblent à Saint-Basile pour participer à l’évènement, dont l’un des objectifs centraux est de «  rallier les Acadiens du Madawaska  » aux autres Acadiens des provinces maritimes, des États-Unis et du Québec[38]. Pour l’historien français Émile Lauvrière, c’est cette convention qui mène le Madawaska, ce « pays perdu », cette « Pologne américaine », à reprendre « conscience, non seulement de lui-même, mais encore de son union avec toute la grande famille acadienne[39]».

À la suite de la Convention sont fondées au Madawaska les premières succursales de la Société mutuelle l’Assomption en 1910, soit celles de Saint-Hilaire et de Saint-Basile[40]. Dès lors, elles favorisent l’organisation de fêtes assomptionnistes dans le comté et la tenue d’un discours d’affiliation à l’acadianité par diverses personnalités : le médecin Albert-Marie Sormany, Mgr.ouis-Napoléon Dugal, les abbés Thomas Albert et Joseph Saindon, l’étudiant Joseph-R. Cyr, etc.[41]. Les fêtes assomptionnistes dans le comté demeurent toutefois sporadiques et de portée paroissiale. Cette situation mène le rédacteur du journal Le Madawaska – fondé en 1913 – à condamner la situation :

Dans notre comté de Madawaska, nous avons eu aussi ces fêtes régionales, et à chaque fois elles ont été un succès. Nous avions espéré que l’on en prendrait l’habitude et que chaque année dans une de nos belles paroisses si entièrement françaises, la fête nationale serait célébrée avec éclat. Nous nous étions trompés et ce n’est qu’à des intervalles assez éloignés que nous nous décidons à faire quelque chose. [...] Nous croyons savoir qu’il y a là plutôt un manque d’entente qu’une apathie réelle. Autrement dit on compte les uns sur les autres et l’on ne se consulte pas assez. Et quand la date est passée on se contente d’exprimer quelques regrets et on se promet de faire mieux l’année suivante[42].

L’appel de l’éditorialiste est entendu par le curé Antoine Comeau de Saint- Léonard qui annonce la semaine suivante que la «  Célébration régionale  » de l’Assomption, regroupant les citoyens de toutes les localités du comté, se tiendra dans sa paroisse. C’est dès lors qu’est lancée la monographie de l’abbé Thomas Albert, Histoire du Madawaska[43]. Les succès de l’évènement motivent quelques nationalistes à organiser une seconde fête assomptionniste régionale, repoussée en 1922 pour permettre à la population du comté de participer à la Convention nationale acadienne de 1921 à Pointe-de-l’Église. L’évènement, qui se déroule à Lac-Baker, est un succès. Le journaliste J.-Gaspard Boucher écrit d’ailleurs à ce sujet : « Beaucoup de nos compatriotes d’en bas [sud-est du N.-B.] sont souvent portés à croire qu’au Madawaska il n’y a pas d’Acadiens, ou le peu qu’il y a sont généralement plutôt indifférents aux questions nationales. Il fallait être au Lac Baker dimanche le 20 août afin de se convaincre du contraire[44]». Les réjouissances sont toutefois hâtives puisque la fête régionale assomptionniste de 1922 est la dernière organisée au Madawaska. Les célébrations reviennent à leur sporadicité et à leur portée locale[45]. Au cours de la première moitié du 20e siècle, ce n’est qu’en 1934, à l’occasion du 150e.nniversaire de la fondation de la paroisse de Saint-Basile, « apothéose du miracle acadien », et en 1955, à l’occasion du 200e.nniversaire de la Déportation acadienne, que l’acadianité est célébrée à nouveau en grande pompe au Madawaska[46].

Bien que le journal Le Madawaska, monopolisant largement le discours public madawaskayen, soit un organe du nationalisme acadien durant la période – ce qu’il déclare ouvertement en 1933 en affichant l’en-tête « Hebdomadaire acadien[47]. –, l’acadianité, comme nous l’avons noté, ne fait pas cavalière seule au Madawaska. En témoigne l’organisation en 1914 d’une première fête de la Saint-Jean-Baptiste à Van Buren à l’initiative de l’avocat Lévite V. Thibodeau[48]. De même, Dollard des Ormeaux, ce « héros de toute la famille française d’Amérique », est également fêté au Madawaska dans les années 1920 et même commémoré par la fondation en 1921 du cercle jeunesse Dollard-des-Ormeaux[49]. Ainsi, malgré la détermination des militants acadiens, le pluralisme référentiel demeure dans le comté, ce qui les mène, par prudence, à multiplier les gentilés lorsqu’ils s’adressent à la population  : «  Acado-canadien  », «  Acadien-canadien  », «  Franco-acadien  » et «  Acadien- français[50]».

Les gentilés des citoyens du Madawaska au début du 20e siècle

Dès le début du 20e siècle, Thomas-Henri Pelletier est fort conscient de la diversité nationale du Madawaska. Se disant lui-même « Franco-Américain, de descendance Canadienne[51] » et parlant tantôt d’Acadiens, qu’il considère comme majoritaires dans la région[52], tantôt de Canadiens ou de Franco-Américains pour faire allusion aux gens du Madawaska, T.-H. Pelletier expose clairement que la question référentielle madawaskayenne est ambiguë. Il est toutefois d’avis que la population du Madawaska forme un « peuple » malgré son pluralisme : « Nous sommes un peuple hétérogène, formé de nationalités diverses il est vrai, mais tout de même, dans la vallée du St-Jean, avec ces diverses nationalités réunies nous formons un peuple, et c’est pour ce peuple que nous devons travailler, chez nous et pour nous, non pas travailler chez nous pour les étrangers[53]».

Pour T.-H. Pelletier, les gens du Madawaska sont liés dans « un tout homogène par l’affinité, les mœurs et les coutumes[54]». Sa vision le mène à surpasser la disparité en regroupant tous les habitants francophones de la Vallée du haut Saint- Jean –  des Madawaskas étasunien et canadien  – sous le vocable «  Français  du Madawaska[55]». Invité comme conférencier aux célébrations de la fête de l’Assomption à Saint-Hilaire de Madawaska en août 1911, le dominicain Thomas Couët remarque d’ailleurs que les gens ne se disent pas Acadiens ni Canadiens, mais bien « Français du Madawaska ». Traitant du Madawaska, il écrit à son retour de voyage : « N’oublions pas d’abord que nous sommes en pays français, car ils sont “français” ces gens du Madawaska, et non pas Canadiens ni Acadiens. Ce sont eux qui le veulent, et ils y tiennent. Gare aux passants du Canada, lisez Québec, qui ne voudraient pas en convenir[56]».

Ce gentilé n’est cependant pas le seul en vogue au Madawaska à l’époque puisque dès la première décennie du 20e siècle un autre ethnonyme semble prédominer, soit celui de « Madawaskaïen[57]». En effet, alors que l’éducateur Calixte Savoie s’établit à Edmundston pour y enseigner à l’école supérieure en 1917, il soutient que les gens se nomment de la sorte : « À peine étais-je rendu à Edmundston que j’appris que les gens n’aimaient pas qu’on les appelle Acadiens et encore moins Canadiens-français, et cela se comprend. [...] Les gens étaient soit d’ascendance acadienne, soit d’ascendance canadienne-française ou franco-américaine. C’était une conglomération de différents éléments et la seule appellation acceptable à tous était bien Madawaskaïens[58]».

Par le gentilé « Madawaskaïen », qui regroupe, comme l’avance également J.- Gaspard Boucher, Acadiens, Canadiens et Franco-Américains[59], les gens du Madawaska affirment davantage leur exclusivisme. Cet aspect est souligné par l’abbé Thomas Albert dans son Histoire du Madawaska : «  Au Madawaska, [...] l’isolement aidant, le Madawaskayen est devenu exclusiviste pour ce qui n’est pas du pays. » Bien que son parti pris pour l’Acadie le mène à ajouter que ce « préjugé, né de la longue séparation des autres groupes, nourri par l’ignorance, tend à disparaître[60]», l’histoire en décide autrement alors que le particularisme référentiel des gens du Madawaska se canalise dans de multiples gentilés. Alors que le terme «  Madawaskaïen  » se popularise, notamment au sein des pages du journal Le Madawaska[61] et avec la publication de la revue bilingue Le Madawaskaïen[62], une autre appellation donnée aux gens du comté par des Québécois commence à prendre du galon, celle de « Brayons ».

Brayon, un exemple d’appropriation référentielle par dérision

Il est difficile d’évaluer à partir de quel moment les gens du Madawaska ont été nommés « Brayons ». Chose certaine, le nom leur a été donné par des Québécois. Ce fait est évoqué dans un article du journal Le Madawaska paru en 1922 où un correspondant somme le gouvernement du Nouveau-Brunswick, pour éviter la multiplication des collisions entre automobiles, à revoir sa loi sur le dépassement des automobiles, qui est contraire à celles du Maine et du Québec. Le correspondant allègue qu’un changement en ce sens ferait en sorte que lorsqu’un résident du Madawaska « traverse la frontière américaine on ne lui jettera pas à la figure des épithètes peu obligeantes pour le “Cannayen” et à Québec pour le “Brayon”[63]». De même, il n’est pas anodin de noter qu’alors que le sénateur Pascal Poirier ne tisse aucun lien entre le terme « brayon » et les gens du Madawaska dans son Glossaire acadien[64], le Glossaire du parler français au Canada publié au Québec en 1930 note que le terme est un « [n]om donné aux gens du Madawaska[65]».

Le sens du terme a longtemps été débattu. Certains avancent que les gens du comté auraient été nommés « Brayons » en raison du fait qu’ils broyaient le lin en utilisant une braie. Il a toutefois été montré que les Madawaskayens ne broyaient pas plus le lin que les habitants d’autres régions, même moins que leurs voisins québécois du comté de Témiscouata. Ce fait mène à déduire que, vu le faible nombre de gens s’adonnant à la pratique au 19e siècle, il serait présomptueux de prétendre que toute une population en serait venue à être nommée de la sorte pour cette raison. Qui plus est, notons qu’il aurait été plus conforme au vernaculaire canadien-français de les nommer « broyeur » ou « brayeux »[66]. De fait, cette explication inexacte a été proposée par l’avocat Émile Soucy dans les années 1950[67] et reçue à tort par la population depuis. D’autres ont affirmé que les citoyens du Madawaska se seraient nommés « Brayons » parce qu’ils sont originaires du « Pays de Bray », en France. Cette explication s’infirme d’une part en raison du fait qu’elle implique que les Madawaskayens se seraient d’eux-mêmes nommés de la sorte, alors que le terme, nous l’avons noté, est « donné » par des Québécois. De même, notons qu’au milieu du 19e siècle[68], les Français eux-mêmes ne connaissent pas les frontières exactes du Pays de Bray, ces dernières n’ayant été tracées qu’en 1879 par le géologue Albert- Auguste Cochon de Lapparent[69]. Affirmer que les « Brayons » du Madawaska se seraient nommés « Brayons » parce qu’ils proviennent du Pays de Bray, ce qui est un leurre en soi, ce serait prétendre qu’ils savaient ce que les Français d’alors ignoraient. De plus, notons qu’un Brayon du Pays de Bray de passage au Madawaska dans les années 1980, enthousiasmé d’apprendre l’existence d’une Foire Brayonne, a rapidement été déçu de constater que ladite brayonnité madawaskayenne n’avait rien en commun avec les traits culturels de sa région[70].

Ces interprétations erronées sont avancées dans les années 1970 par des étymologistes amateurs qui se lancent à la recherche d’une origine du terme «  brayon  »[71]. De fait, les chercheurs s’évertuent, pour une bonne part, à retracer l’origine du terme afin d’en supplanter d’autres à connotations péjoratives. Deux explications ne font pas le bonheur de ceux qui se nomment « Brayons ». L’une soulignée par la linguiste Geneviève Massignon en 1961 veut que les gens du Madawaska soient nommés « “brèyons”, parce qu’il leur est reproché de “brèyer” (écorcher) le français[72]». L’autre, plus répandue, veut que les Madawaskayens aient été qualifiés de « brayons » parce qu’au 19e siècle ils s’habillent en « guenilles ». Étant donné les nombreuses relations entre le terme « brayon » et ses dérivés aux vêtements, tant en France qu’au Canada, cette dernière explication semble plus vraisemblable[73]. Il n’est pas anodin de noter qu’en Acadie « brayon » signifie « être vêtu de guenilles[74]. et que la Société du parler français au Canada souligne dans son bulletin de mars 1905 que le terme « brayer » signifie « habillement de sauvage[75]». Un homme ayant vécu au Madawaska au début du 20e siècle abonde en ce sens à l’occasion d’une entrevue, affirmant que le terme est à l’époque décerné par des travailleurs de Trois-Pistoles de passage dans la région, qui « nous [les jeunes du Madawaska] traitaient parfois de petit “brayons” pour rire de nous, pour nous ridiculiser [...] comme s’ils avaient voulu nous traiter de petits voyous, de “guénilloux”[76]». Il est vrai que les « étoffes de pays » sont largement portées au Madawaska au 19e siècle. Les enfants portent des pénilles –  «  étoffe grossière fabriquée de vieilles étoffes[77]» –, les hommes sont vêtus d’« étoffes travaillées au logis » et les femmes jusqu’au début du 20e siècle portent la « robe de droguet[78]».

Que le terme « brayon » soit un qualificatif se rapportant aux vêtements portés ou au vernaculaire de la population, il est certainement d’origine péjorative. Les Madawaskayens se seraient donc qualifiés d’un terme péjoré? Ce fait n’a rien de singulier. Pensons aux jeunes Canadiens français qui, au cours des années 1960 et 1970, s’interrogeant sur leur référence dans la foulée de l’éclatement progressif du Canada français, s’approprient le terme «  frog[79]». Les groupes homosexuels, transsexuels, etc., qui s’approprient le terme « queer » dans les années 1980 est un autre exemple du phénomène. L’historien Frédéric Angleviel souligne également cette réalité dans une étude où il traite de l’appropriation du terme péjoré « Kanaka » par les autochtones de la Nouvelle-Calédonie. Il note que, à un moment où se multiplient les communautés allochtones dans les îles océaniques, les anciens habitants de la Nouvelle-Calédonie, regroupés comme les Madawaskayens sous une mosaïque d’appellations, s’approprient le terme Kanaka, qui « participe d’une dignité retrouvée, trouvant racine dans une identité péjorée durant la période coloniale, reconstruite dans le courant des années 1970, au moment de la mise en place d’une société multiculturelle[80]». Cette observation rejoint à maints égards le phénomène d’appropriation des termes «  brayon  », «  frog » et «  queer ». Dans un contexte d’hétérogénéité référentielle, la population d’une collectivité plurielle, mais interpellée par des causes et des réalités communes, serait encline à « exorciser[81]» un qualificatif péjoré lui étant attribué en se l’appropriant afin, d’une part, de vaincre la teneur péjorative du terme par la dérision qui découle de l’appropriation et, d’autre part, de rassembler les groupes aux références juxtaposées qui la composent dans un tout homogène. Dès lors, le terme approprié et vidé de ses connotations négatives est reconstruit par une élite définitrice et prend un nouveau sens. C’est le propre de ce que nous nommons l’appropriation référentielle par dérision.

Bien que nous trouvions des occurrences d’appropriation du terme « brayon » dès le début du 20e siècle au Madawaska[82], c’est à compter des années 1950 avec sa commercialisation, notamment par la coopérative La Brayonne[83], que le nom se répand avant de prendre son envol dans les années 1970 autour des évènements menant à la création de la Foire Brayonne. L’ascension du gentilé « Brayon » se fait toutefois dans l’ombre de celui de « Républicain » durant le second et le troisième quart du 20e siècle.

La République du Madawaska ou des touristes?

En 1933, le journaliste J.-Thomas LeBlanc rédige un éditorial pour Le Madawaska où il note le fait que l’idée d’une « République madawaskayenne » est en vogue, la population du sud-est du Nouveau-Brunswick désignant alors le Madawaska de la sorte. Précisant que ce nom est donné au Madawaska non pas parce que les Madawaskayens sont des révolutionnaires, mais bien parce que la région constitue une « forteresse inexpugnable de la langue française et des traditions catholiques », J.-T. LeBlanc soutient que les gens du comté ne sont pas, malgré cela, «  moins Acadiens[84]». Nombre de personnes ont fait remonter l’origine de l’expression «  République du Madawaska  » au conflit frontalier entre l’État du Maine et le Nouveau-Brunswick, lorsque l’Américain John Baker cherche à annexer l’actuel Madawaska canadien aux États-Unis. D’autres en attribuent l’origine à un correspondant du Moniteur acadien qui en 1881 souligne que, malgré la frontière internationale, « les Acadiens sur les deux rives » du fleuve Saint-Jean conservent leurs liens de sorte que le Madawaska, « au fond de ses forêts et de ses montagnes, est donc comme une petite république sagement organisée, où deux gouvernements, également libéraux, accordent leur protection à un peuple si paisible qu’il ne donne même pas l’ombre d’inquiétude à ceux qui le protègent de leur autorité[85]».

Quant à nous, nous sommes d’avis que l’origine du terme est éminemment plus jeune et que ces occurrences antérieures ne sont que des coïncidences historiques[86]. De fait, aucune autre évocation des termes « République du Madawaska » ne paraît avant les années 1920 à la suite de la publication de l’Histoire du Madawaska de l’abbé Thomas Albert, qui offre à l’élite définitrice le matériel historique propre à construire un mythe. D’ailleurs, il n’est pas anodin de noter que la « République » et les « Républicains » auxquels fait allusion dans ses écrits Thomas-H. Pelletier, à qui l’idée d’une République du Madawaska aurait été utile pour promouvoir son projet « d’union » de la population madawaskayenne, se rapportent respectivement aux États-Unis et aux membres du Parti républicain.

C’est avec la prise en charge du journal Le Madawaska par J.-Gaspard Boucher en 1922 que les allusions à la République du Madawaska débutent[87]. L’expression qui se popularise, à tout le moins auprès de l’élite politique du comté, mène même le politicien Lorne Violette à l’employer dans un discours à l’Assemblée législative du Nouveau- Brunswick en 1930[88]. Alors que le gentilé « Français du Madawaska » est un référent linguistique et que le gentilé « Madawaskaïen » constitue un référent territorial, celui de « Républicain » lié au mythe de la « République du Madawaska » est une référence dont l’assise est tirée d’un construit historique se rapportant non pas à la population francophone, mais plutôt au « caractère ethnique » du comté. Le père du mythe, J.-Gaspard Boucher, explique à des Québécois en 1951 l’origine de cette «  réminiscence historique  » qui n’a rien à voir avec l’expression d’un journaliste ou l’épisode de John Baker, mais qui souligne plutôt le fait que le Madawaska est composé de cinq peuples. Un journaliste du journal Le Soleil rapporte :

Il nous expliqua que la formule, ressuscitée et popularisée en ces dernières années, est la manifestation d’un état d’esprit fondé sur une réminiscence historique. En 1842, le traité d’Ashburton [de Washington], qui sectionnait la vallée de la rivière Saint-Jean souleva de vives protestations et même des menaces de sécession chez certains grands propriétaires riverains qui ne voulaient à aucun prix devenir sujets américains. Aujourd’hui, cependant, précisa M. Boucher, quand nous parlons de la république du Madawaska, nous rejetons l’idée de séparatisme et d’isolement pour souligner plutôt le caractère ethnique de la population [...] « Notre population est la meilleure qui soit, dit-il avec une pointe d’humour, puisqu’elle est faite d’un mélange de Canadien français, d’Anglais, d’Écossais, d’Acadiens et d’Irlandais fortement influencés de trois côtés à la fois : du côté des provinces maritimes, de Québec et des États-Unis[89]».

C’est toutefois à la suite de la Seconde Guerre mondiale que la « République du Madawaska » se popularise davantage alors qu’elle devient un concept touristique, un référent voué à l’accumulation de capitaux. L’industrialisation, l’urbanisation et la mobilité grandissante de plus en plus de gens entraînent un phénomène nouveau pour le Madawaska au lendemain de la guerre, soit le « passage » de touristes dans le comté. Étant une région de frontières, un carrefour ferroviaire et routier important, le comté est dès lors traversé de nombreux voyageurs du Québec, des provinces maritimes et des États-Unis, qui se dirigent vers d’autres lieux. L’éditorialiste Lucien Fortin note ce fait en 1946 : « Avouons que [nous] n’avons pas à offrir à nos visiteurs, comme tant d’autres centres au pays, l’attrait de sites consacrés par l’histoire, des endroits recherchés par le touriste pour leurs originalités, leurs décors coquets et charmants. Sachons tout au moins prendre avantage du flot de visiteurs qui, attirés par une habile publicité, passent chez nous, en route vers ces centres[90]».

Devant les avantages économiques que procure cette réalité, de nombreux hommes d’affaires de la région entreprennent de développer l’industrie touristique au Madawaska en lançant des campagnes de nettoyage, d’embellissement et d’encouragement à la production artisanale[91]. Bien que louables, ces initiatives ne suffisent pas de l’avis du médecin, artiste et homme d’affaires Paul-Carmel Laporte, qui en vient à caresser l’idée de reprendre le concept de «  République du Madawaska » diffusé par J.-G. Boucher afin de mousser le tourisme dans la région[92]. Dès lors, le projet de P.-C. Laporte n’a pas d’aspirations nationales. Il entend faire comme le Saguenay, qui s’est proclamé « Royaume », en proclamant le Madawaska «  République  ». Comme il l’affirme ultérieurement, «  [c]ette action avait un but purement de propagande [...] Il ne s’y mêlait aucun but politique, il était seulement question de faire connaître notre coin de pays[93]». À titre de président du comité d’urbanisme de la Chambre de commerce d’Edmundston, P.-C. Laporte développe l’idée du concept qui est publicisé dans le magazine Maclean’s en 1947. Le projet culmine lorsqu’il crée, avec l’assistance des artistes Claude Picard et Claude Roussel, les armoiries de la République et qu’il fonde avec J.-Gaspard Boucher l’Ordre des Chevaliers de la République, chargé de nommer des citoyens honoraires de ladite République dans l’optique d’augmenter la reconnaissance d’individus de la région[94].

Sont nommés citoyens honoraires, parmi de nombreux autres, des personnalités aussi différentes que l’ancien premier ministre du Canada John Diefenbaker, le romancier Claude-Henri Grignon et l’homme politique français Jacques Chirac[95].

Dans ce contexte, la Chambre de commerce travaille activement à promouvoir le concept de la République du Madawaska pour le bien du tourisme. Elle publie d’ailleurs en 1949 une brochure qui proclame Edmundston «  capitale de la République du Madawaska[96]». Encourageant l’idée, nombre d’entrepreneurs s’identifient à la République en intégrant le terme au nom de leurs compagnies ou de clubs sportifs, accentuant la propagation du concept touristique dans l’espace madawaskayen  : l’équipe de balle-molle La République, la Ligue de hockey républicaine, le fabricant de blocs de béton Republic Concrete Products, l’entreprise de services aériens Republic Air Services Ltd., le Club Républicain limité et la compagnie de téléphone qui fait du terme « Republic » le code téléphonique de la ville d’Edmundston en sont des exemples[97].

À la suite du décès de J.-Gaspard Boucher en 1955, les maires d’Edmundston prennent la relève de la présidence de l’Ordre des Chevaliers de la République[98]. C’est le maire Fernand Nadeau, élu en 1963 et à nouveau en 1966, qui s’investit le plus dans la promotion du concept. Il prend toutefois l’initiative de mener le projet à un autre niveau, alors qu’il entremêle aux intérêts économiques une certaine politisation du projet, notamment en commandant la réalisation d’un drapeau de la « République du Madawaska » auprès de l’héraldiste Robert Pichette. Ayant déjà réalisé le croquis d’un drapeau en 1955[99]. R. Pichette se replonge dans le projet et en conçoit un de toutes pièces en s’inspirant des notes dont il dispose concernant le drapeau américain de John Baker. Le résultat est bien différent : un Aigle de profil sur fond blanc surmonté de six étoiles rouges. Interrogé sur la signification des étoiles[100].uxquelles R. Pichette ne donne aucun sens, le maire F. Nadeau affirme qu’elles représentent les « six peuples fondateurs » du comté[101]. Le concept de la « République du Madawaska », qui renvoie initialement à l’idée de trois « nations » –  française, anglaise et américaine[102]. et ensuite, comme le souligne J.-Gaspard Boucher en 1951, à un comté formé de cinq ethnies, devient, à l’initiative du maire Nadeau, le mythe des « six peuples fondateurs », lesquels changent constamment dans le discours  : Français, Acadiens, Canadiens français, Québécois, Irlandais, Écossais, Anglais, Britanniques, Américains, Indiens, etc.

Un autre des apports du maire F. Nadeau au débat sur la référence des gens du Madawaska est de contribuer à orienter le terme « Brayon » vers l’exclusivité. Alors que le nom «  Brayon  » regroupe, sans autre particularité dans le discours, les francophones du Madawaska, Fernand Nadeau contribue à en faire un gentilé d’exclusion des autres nationalités  : «  We aren’t Acadians and we aren’t French Canadians – we are Brayons », allègue-t-il à un journaliste du Ottawa Citizen en 1966[103]. L’exclusivisme de F. Nadeau se consolide toutefois davantage en opposition à l’acadianité au fil des ans. Comme il l’affirme à un journaliste du Week-End Magazine en 1974, pour lui les gens du Madawaska ne sont pas Acadiens : « “We’re French around here” Nadeau continues, “but we’re not Acadians”[104]».

Ainsi, les symboles de la République s’entremêlent à ceux de la brayonnité en 1973 à l’occasion des célébrations du centenaire du comté, proclamé par les journalistes locaux « fête de la République[105]». Les promoteurs de la républicanité commencent dès lors, pour justifier leur particularisme, à faire l’inventaire de ce qu’ils perçoivent comme distinguant les Madawaskayens des Acadiens  : le vernaculaire, l’histoire, les «  ployes[106]», etc.[107]. Certains vont même jusqu’à modifier des sources historiques pour enraciner leur référence en gestation dans un passé lointain. Le célèbre passage de l’ouvrage de l’abbé Thomas Albert rapportant qu’un vieux colon du Madawaska aurait lancé à un fonctionnaire « [j]e suis citoyen du Madawaska » devient sous la plume de Républicains : « [j]e suis citoyen de la République du Madawaska[108]». Qui plus est, le terme « Brayon », qui a perdu sa connotation péjorative au cours des ans et qui s’introduit lui aussi dans l’appellation de divers commerces – la coopérative La Brayonne, le café La Brayonne du Woolworth, etc. –, côtoie la République dans l’espace madawaskayen. Ainsi, alors que sont entamés la construction des Jardins de la République et celle du centre commercial La République, que le journal La République est fondé[109] et que les employés de la chaîne radiophonique CJEM nouvellement syndiqués se regroupent dans le Syndicat des communications de la République du Madawaska, la Société historique du Madawaska (SHM) réincarnée en 1972 nomme sa revue Le Brayon et affuble ses projets de noms tels que « La Fouille Brayonne » et « À la découverte de la République »[110]. Cette matérialisation du discours dans l’espace public contribue à la diffusion des références brayonne et républicaine.

« Capitaliser sur la République[111]» : l’acadianité contestée, la brayonnité rentabilisée

Tous ces symboles à vocation économique, mais de plus en plus politisés, se déploient à un moment qui leur est propice dans l’histoire de la francophonie canadienne, soit au cours de l’éclatement progressif du Canada français avec la montée du souverainisme au Québec[112]. Dès lors, tout le Canada français est à s’interroger sur sa référence. En Acadie, les jeunes se cherchent : sont-ils Acadiens, Néo-Brunswickois, francophones, Canadiens français, Maritimers[113]. Influencée, notamment, par la montée de la contre-culture, la jeunesse qui se défait de sa camisole de force « d’étudiant coquille » se questionne et en vient à s’opposer à l’élite institutionnelle, ces « racketeurs »[114].omme elle les nomme, de même qu’à l’Acadie elle-même dont elle condamne la symbolique de peuple martyr, neutre, docile, et le nationalisme imprégné de « sentimentalisme religieux ». L’Acadie étant peu propice au progrès selon eux, les jeunes revendiquent à l’occasion du Ralliement de la jeunesse acadienne en 1966 le délaissement du nationalisme acadien en faveur d’un nationalisme pancanadien, celui du Canada français, voire de la « francophonie[115]». Dès lors, les Acadiens sont « Francophones[116]». L’idée pénètre le Madawaska, et la désacadianisation de diverses sociétés s’enclenche largement sous les pressions de certains Madawaskayens qui, comme le maire Fernand Nadeau, s’affirment d’une référence opposée à l’acadianité et refusent de joindre les associations incorporant l’ethnonyme «  acadien  » dans leur nom. Ces pressions mènent un bon nombre d’institutions et d’associations à changer d’appellation. Le journal L’Évangéline passe de « Quotidien français en Acadie » à « Quotidien français aux maritimes »[117].

l’Association des instituteurs acadiens devient l’Association des enseignants francophones du Nouveau-Brunswick et, plus tard, le Conseil économique acadien devient le Conseil économique du Nouveau-Brunswick[118]. L’instituteur pro-brayon Oneil Clavet revendique même, sans succès, la suppression du nom « Acadien » des livres d’histoire lorsqu’il est employé de manière trop générale pour désigner les locuteurs français des provinces maritimes[119]. De manière analogue, soulignant que tous les francophones du Nouveau-Brunswick acceptent de se dire « francophones », mais que l’acadianité ne fait pas l’unanimité, certains proposent que la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SANB) devienne la Société des francophones du Nouveau-Brunswick, une idée qui n’aboutit toutefois pas[120].

La jeunesse acadienne, notamment à la suite de la diffusion du film L’Acadie, l’Acadie?!? et avec la montée d’une affirmation culturelle acadienne qu’elle consacre autour d’institutions[121]. se ravise et renoue avec l’acadianité au tournant des années 1970[122]. Au Madawaska, des membres d’Activités-Jeunesse et de la Fédération de la jeunesse canadienne-française militent pour que le drapeau acadien flotte dans la région et sur les édifices gouvernementaux[123]. Des étudiants du Centre universitaire Saint-Louis-Maillet d’Edmundston créent quant à eux la semaine acadienne, «  L’Acadie s’rencontre  », un évènement politique et culturel où est largement débattue la référence madawaskayenne[124]. C’est également en ce temps qu’est fondé le Parti acadien (PA), qui en vient à défier la définition généalogique de l’acadianité par son projet politique. Alors que certains maintiennent qu’un Acadien est un descendant des déportés de 1755, les définiteurs de l’Acadie prospective optent pour une définition plus englobante au Nouveau-Brunswick. Dès lors, comme l’historien membre du PA Léon Thériault l’avance, tout locuteur français habitant le Nouveau-Brunswick et désireux de contribuer au projet collectif acadien est Acadien[125]. Abondant dans le même sens, l’écrivain Melvin Gallant affirme : « Quand on s’installe dans un pays pour y travailler et qu’on s’intègre à la communauté linguistique et culturelle du pays en question, on devient membre de plein droit de ce pays[126]». Se faisant plus prenant à l’égard de l’acadianité des Brayons, le père Armand Plourde écrit :

Je suis moi-même un Brayon pur-sang, un Madawaskayen pure laine; je ressens cette teinte originale et cette vocation unique de notre région, mais je suis aussi Acadien, l’un n’exclut pas l’autre, au contraire il le complète. Le Madawaska fondé par des Acadiens, fait partie du territoire de l’Acadie, où les gens parlent la langue de l’Acadie; le français. Et puis quand ça fait trois générations que des gens restent en Acadie, en parlent la langue, partage [sic] les aspirations culturelles, sociales des Acadiens, eh bien ils sont des Acadiens. Nous pouvons être des Acadiens de sang, d’adoption et d’aspiration[127].

Dans ce contexte, l’idée des trois Acadies du Nouveau-Brunswick, chacune avec ses particularités régionales, fait son chemin : les Acayens du Nord-Est, les Chiacs du Sud-Est et les Madawaskayens ou les Brayons du Nord-Ouest[128]. Au Madawaska, ce nationalisme acadien transcende les frontières : le Village historique acadien de Van Buren ouvre officiellement ses portes en 1977[129] et le Festival acadien de Madawaska, au Maine, est lancé l’année suivante[130]. Évidemment, la définition prospective de l’Acadie ne supplante pas complètement la conception généalogique de l’acadianité de même que celle d’une brayonnité exclusive, voire excluant les Acadiens. Bien que certains Madawaskayens arrivent à fusionner les deux références, dont Armand Plourde qui définit les Brayons comme constituant une branche culturelle de l’Acadie[131]. le chanteur country Jean Boucher qui chante « Madawaska, ma République, je suis fier d’être Acadien[132] » ou encore certains lecteurs des journaux locaux qui se présentent dans leurs lettres d’opinion comme « Acadien-Brayon », la brayonnité s’impose pour d’autres comme une négation de l’acadianité. Le lexique qu’emploie Oneil Clavet lors d’un débat télévisé sur la référence est évocateur à ce sujet. Pour lui être nommé Acadien c’est se « faire traiter d’Acadien » et il « traite » lui-même de « “schizophrènes” ceux qui s’identifient à la fois comme Acadien et comme Madawaskayen[133]». Dès lors, la brayonnité ressemble à l’auberge espagnole, chacun y trouve ce qu’il y apporte. Le discours devient toutefois de plus en plus exclusif. Un étudiant d’Edmundston affirme d’ailleurs en 1976  : «  Pour expliquer ce qu’est un brayon, il faut se décrire au négatif  : je ne suis pas un Acadien, ni un Québécois, ni un Américain, mais un brayon. Et ensuite, je dois m’évertuer à expliquer ce qu’est un brayon[134]». Dans la foulée des débats, le rejet de l’acadianité devient haineux. Pour les Brayons exclusivistes, ceux qui prêchent l’idée d’une filiation entre les gens du Madawaska et les Acadiens sont des «  brain washers » qui tentent de les «  assimiler  » à l’acadianité[135]. Ce fait mène un Brayon à dire aux promoteurs de l’Acadie : « Nous ne pouvons plus vous écouter; encore plus, nous ne pouvons plus vous sentir[136]».

Il n’y a toutefois pas que la référence brayonne qui est nébuleuse à l’époque. L’acadianité ne fait pas plus l’unanimité. Alors que certains, comme les militants du Parti acadien, invitent à une définition englobante de la référence acadienne, d’autres introduisent des référents exclusifs, comme l’idée d’une Acadie de la mer promue par les artistes. Contraire au projet économique des pères fondateurs du nationalisme acadien, qui s’appuie sur la colonisation et l’agriculture, l’Acadie de la mer, dont l’image limite l’acadianité des provinces maritimes aux régions côtières, exclut les Madawaskayens, qui vivent dans un milieu agricole et forestier. Critiquant cet aspect, la romancière Anne Albert-Lévesque écrit à ce sujet : « L’Acadie, c’est la mer..., qu’ils disent [...] La mer, par icitte, elle est rare! [...] Les quais, au Madawaska, ils sont pas sumés dru! [...] [Mais] si l’Acadie c’est rien que la mer, eh ben! l’Acadie, elle est à l’eau[137]».

Dans ce contexte d’imprécisions référentielles, la brayonnité prend son envol alors que les promoteurs touristiques du Madawaska misent à nouveau sur les concepts exclusivistes et polémiques de la région aux fins de l’industrie touristique. Comme le souligne le journaliste Jean Pedneault, l’idée est de mieux « exploiter » le concept pour « [v]endre la République du Madawaska et la brayonn[ie][138] aux touristes[139].. C’est cette philosophie économique, dans un moment où l’industrie touristique régionale est en expansion, qui mène diverses personnalités, dont Don Plourde et le directeur du Service des parcs et loisirs de l’époque Réal Leroux, à mettre en branle l’idée d’une célébration annuelle de la République[140]. En effet, alors que nombre de localités se cherchent des caractéristiques pour le bien du tourisme, dont Shediac qui se nomme capitale du homard et organise son Festival du homard, Edmundston met de l’avant son concept de capitale de la République et fonde la Foire Brayonne en 1979[141]. C’est à l’initiative du Québécois Jean Gailloux, qui succède à Réal Leroux à la direction du Service des parcs et loisirs, que la fête prend le plein sens de son caractère commercial. Il recommande, notamment, que soient écartées de la Foire Brayonne les activités sportives qui engagent les gens de la région, car elles n’intéressent guère les touristes. Il invite également à promouvoir la fête au sein d’autres festivals[142]. Dès lors, il est reconnu que «  les premiers bénéficiaires de cette fête » sont les commerçants de la région[143].

Bien qu’encore une fois les promoteurs touristiques disent leur initiative vide de politique, la Foire Brayonne, par sa symbolique, vient tel un rite réaffirmer périodiquement l’appartenance des gens de la région à la brayonnité. Les Madawaskayens, surtout la jeune génération d’alors, vivent avec cette récurrente brayonnité promue par le festival, qu’ils ne peuvent pas définir, mais qui, par son articulation symbolique, s’inscrit en opposition à l’acadianité, misant, pour des raisons économiques, sur l’exclusivité plutôt que l’inclusion. L’historien Michel Roy écrit d’ailleurs à l’époque : « Nos festivals acadiens sont des foires et le jeu du commerce sur l’identité y affleure souvent à l’indécence[144]». Ce fait n’est toutefois pas passé inaperçu, et les polémiques référentielles demeurent même si la brayonnité domine largement en raison de l’importance symbolique de la Foire Brayonne. En 1981, les contestations à l’égard de la référence brayonne par des Madawaskayens mènent d’ailleurs J. Gailloux, « pionnier de la Foire Brayonne », à démissionner de son poste de directeur du Service des parcs et loisirs en raison des accusations d’avoir discriminé l’affirmation acadienne lors de la fête qui lui sont adressées[145].

Les nationalistes ripostent : l’Acadie des terres et forêts

L’acadianité ne meurt pas pour autant au Madawaska et la brayonnité n’est pas acclamée de tous même si au début des années 1980 certains Brayons fondent des « Clubs des Brayons » hors du Madawaska – Moncton, Fredericton et au Québec – pour assurer aux migrants madawaskayens le maintien de leur « solidarité » et pour promouvoir leur culture[146]. D’ailleurs, la Société historique du Madawaska, à la suite des contestations de Mgr.rnest Lang et des travaux du bibliothécaire Guy Michaud qui montrent l’origine péjorée du mot « brayon », en vient à retirer le terme du titre de sa revue en 1981[147]. C’est toutefois surtout à l’initiative du conseil régional Louis-Napoléon-Dugal de la SANB, créé en 1980[148], que l’acadianité poursuit son affirmation dans le comté. Dénonçant le caractère dit erroné et sans assise historique des symboles et des mythes de la brayonnité et de la républicanité, Étienne Deschênes, agent de développement de la SANB, soutient à l’assemblée annuelle de la SHM en 1993 qu’il s’agit là d’« une totale fabrication, inventée de toutes pièces, une farce  », «  une bouffonnerie  ». Ses propos ne manquent pas de soulever l’indignation de quelques fervents Brayons présents et mènent la foule à commander à la Société historique du Madawaska une étude sur les mythes de la République du Madawaska. Sans surprise, les mythes de la République, qui tout comme ceux de l’Acadie sont des construits, se sont révélés anachroniques et erronés. Les mythes étant toutefois des référents à l’épreuve des démentis historiographiques en raison des valeurs qu’ils représentent, un niveau de « surconscience » dont l’autorité est propre à la « sacralité »[149]. il va sans dire que le rapport de la SHM est mal reçu d’une partie de la population et entraîne des contestations qui mènent son rédacteur, l’archiviste Michel Thériault, à démissionner de la Société historique[150].

La Société Louis-Napoléon-Dugal profite toutefois de l’occasion pour condamner les «  erreurs du passé qui ont créé une identité mythique  » et pour élaborer un projet touristique contraire à celui de la République, soit, de l’avis de ses membres, un concept « durable et véridique ». C’est dans ce contexte que l’idée de l’Acadie des terres et forêts, renvoyant à une conception plurielle de l’acadianité en contestant l’idée d’une Acadie exclusivement liée à la mer, est lancée. Le projet visant surtout à appuyer un concept touristique sur une « histoire [dite] véridique », il est évident qu’il s’inscrit en confrontation avec celui de la République du Madawaska, jugé trop excentrique. Se faisant explicite à ce sujet, Claude Nadeau, président du Comité de l’Acadie des terres et forêts, affirme que l’«  époque du tourisme d’artifice, de néon et flashage est terminée[151]». L’idée fait son chemin et le Festival du draveur acadien de Saint-Léonard, faisant en quelque sorte contrepoids à la symbolique de la Foire Brayonne, est lancé en 1996 à l’initiative de la mairesse Huguette Plourde et en 2002 le nationaliste acadien Étienne Deschênes fonde le spectacle annuel L’Acadie des terres et forêts en fête. Se mêlant à des entités commémorant l’Acadie, tels le boulevard Acadie et le Monument de l’Odyssée acadienne de Saint-Basile inauguré en 2006[152], ces manifestations participent d’un aménagement référentiel témoignant de l’attachement d’une partie de la population du Madawaska à l’acadianité et véhiculant sa symbolique.

Il est à supposer que l’intégration, à la suite de l’engagement de certains militants acadiens, de cours d’histoire de l’Acadie dans les polyvalentes du Nouveau-Brunswick[153], dont à Edmundston, et les récents évènements entourant l’organisation du Congrès mondial acadien (CMA) de 2014 auraient également contribué à une croissance de l’affirmation acadienne. La multiplication des symboles commémoratifs acadiens au Madawaska entraînée par le CMA et l’augmentation du nombre de personnes qui se sont trouvé un lien de consanguinité avec des Acadiens en traçant leur lignée généalogique collatérale depuis quelques années mènent à penser que l’acadianité pourrait avoir pris du galon[154]. Un revirement de situation en faveur de l’acadianité n’est toutefois pas garanti. Faisant, entre autres, allusion à l’enthousiaste participation madawaskayenne à la Convention d’orientation nationale acadienne (CONA) de 1979 à Edmundston, qui est suivie d’un désintérêt marqué de contestations, l’anthropologue Nadine Belzile note qu’un bon nombre de Brayons n’hésitent pas à se dire francophones et Acadiens « lorsque les situations le demandent et qu’il est à [leur] avantage de le faire[155]». Cette attitude est-elle révolue, le propre de l’époque de contestations des années 1970? Seul le temps saura le dire.

La brayonnité, une référence à vocation économique

Peu à peu, durant plus de 200 ans, un sentiment d’appartenance singulier lié à l’expérience vécue des gens du Madawaska s’est édifié. Située au carrefour entre la conscience nationale acadienne, canadienne-française et franco-américaine, la population du comté s’est représentée sous divers gentilés unificateurs : de Français du Madawaska à Républicains en passant par le référent territorial Madawaskayens et l’appropriation référentielle par dérision du terme « brayon ». Bien que l’élite définitrice parvienne à donner une certaine prédominance à l’acadianité au cours de la première moitié du 20e siècle, la commercialisation de la République du Madawaska au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui s’accompagne d’une symbolique diffuse dans l’espace public du comté, vient embrouiller la conscience nationale acadienne, sans jamais toutefois y mettre un terme. Dans la foulée de l’éclatement progressif du Canada français dans les années 1960, où les références acadienne et canadienne-française sont largement remises en question, la républicanité, qui s’entremêle au concept brayon dans un projet touristique qui culmine par la fondation de la Foire Brayonne, participe à la mise en branle d’une nouvelle référence, la brayonnité. Misant également sur le particularisme régional afin de mousser le tourisme, le Brayon n’a toutefois de composante référentielle que le fait d’être singulier, différent des autres : être Brayon c’est, dans bien des cas, ne pas être Acadien. Bien que le Brayon se reconnaisse héritier d’une histoire liée au Madawaska, ne se donnant d’autres aspirations que sa négation d’affiliation aux autres nationalités, il ne s’avère dépositaire d’aucun projet collectif, le participant d’aucun futur pensable, le porteur d’aucune historicité. Les promoteurs touristiques, n’ayant pas tracé les balises politiques de la référence brayonne, n’ont jamais édifié un véritable nationalisme, une trame de valeurs menant à l’action, mais plutôt un régionalisme à vocation économique. De fait, comme la valeur suprême du Brayon c’est d’être différent, son seul projet de société est de s’opposer à l’idée d’être affilié à une autre référence. Ce fait ne manque pas de souligner la fragilité de la brayonnité. La pérennité du gentilé Brayon ne semble d’ailleurs tenir qu’à la survie de la Foire Brayonne qui, tel un rite, réaffirme périodiquement l’appartenance au fait brayon.