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AU TOURANT DES ANNÉES 1970 ET 1980, LE PARTI ACADIEN (PA) laisse une marque sur la scène politique néo-brunswickoise [1]. Fondé en 1972, regroupant surtout des syndicalistes et des intellectuels, il devient à partir de 1977 une formation résolument nationaliste, qui appelle à la partition du Nouveau-Brunswick et à la création d’un État national pour les Acadiens. Cet État pourrait devenir une 11e province canadienne ou, dans l’hypothèse de la souveraineté du Québec, s’annexer au nouveau pays indépendant [2].

Le Parti acadien connaît des hauts et des bas. Même si, aux élections de 1978, le PA ne présente de candidats que dans 23 circonscriptions et y reçoit seulement 8 % des suffrages, il faillit néanmoins remporter la circonscription de Restigouche-Ouest avec près de 35 % des voix. Puis, en 1979, grâce en partie au travail organisationnel du Parti, près de 50 % des délégués à la Convention d’orientation nationale des Acadiens, convoquée par la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SANB), affirment qu’une nouvelle province serait le projet collectif idéal pour les Acadiens. Les efforts du Parti acadien semblent donc faire en sorte que le nationalisme territorial[3]prenne de l’ampleur à l’aube des années 1980 [4].

Mais, soudain, le Parti acadien amorce une période de déclin. Lors des élections provinciales de 1982, le Parti perd plus de la moitié de ses appuis de 1978 et ne reçoit que 4 % des suffrages dans les 10 circonscriptions où il présente un candidat. Bien qu’il demeure un parti reconnu au Nouveau-Brunswick jusqu’en 1986, la campagne de 1982 représente le dernier évènement majeur dans la courte vie du PA. Avec sa disparition s’étiole aussi son rêve de province acadienne.

Malgré l’importance historique du Parti acadien, il n’y a pas d’études fouillées du nationalisme prôné par le Parti. Les deux ouvrages existants consacrés au PA – Le Parti acadien, de la fondation à la disparition de Roger Ouellette et « Le développement d’un tiers parti » de Rita Godin – ne nous éclairent pas vraiment à ce sujet. Ils sont plutôt voués à des analyses du membership et des structures organisationnelles du Parti, n’accordant que relativement peu d’attention à son idéologie. Après un bref aperçu historique du Parti acadien, le présent article cherche à combler cette lacune en faisant trois constats interreliés au sujet du nationalisme dont il est le porteur. D’abord, puisque la mémoire est au cœur de tout projet nationaliste, il s’agit d’explorer la lecture que fait le Parti acadien du passé. Nous montrons que le Parti présente explicitement son projet de nouvelle province comme étant en continuité avec l’histoire nationale du peuple acadien, surtout avec la « renaissance » de la fin du 19e siècle. Ensuite, nous tentons d’expliquer cette fidélité aux ancêtres par le fait que le Parti acadien s’adresse seulement aux francophones [5] du nord du Nouveau-Brunswick et n’essaie pas d’intégrer les anglophones – qui formeraient environ 37% de la population du territoire réclamé par le Parti – à la communauté nationale (voir tableau 1).

Table 1

Tableau 1 : Province de l’AcadieȈ: répartition en pourcentage de la population selon la langue maternelle, par comté, 1976

Tableau 1 : Province de l’AcadieȈ: répartition en pourcentage de la population selon la langue maternelle, par comté, 1976
Source : Léon Thériault, La question du pouvoir en Acadie, p. 167.

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Enfin, sans minimiser l’importance d’autres facteurs qui mènent à son déclin, nous proposons l’hypothèse que ce refus d’intégrer l’Autre non-francophone contribue ultimement à la disparition du Parti acadien ainsi que du nationalisme territorial qu’il représente.

L’histoire du Parti acadien

Bien qu’on ait tendance à séparer l’expérience des Acadiens de celle des Canadiens français, il n’en demeure pas moins que, depuis la Conquête, ces deux peuples suivent des trajectoires parallèles. Dans les deux cas, un nationalisme, somme toute conservateur, émerge à partir du milieu du 19e siècle [6]. Même si les sociétés canadienne-française et acadienne ne sont pas réfractaires à toutes les facettes de la modernité [7], comme l’industrialisation et l’urbanisation, il reste que l’Église, et non l’État, demeure au cœur de la référence nationale [8].

Cette situation commence à changer pendant les années 1960. Comme le Québec, le Nouveau-Brunswick connaît sa propre « Révolution tranquille ». Sous le leadership du premier ministre Louis Robichaud, l’État provincial devient beaucoup plus interventionniste, entamant, par exemple, une refonte en profondeur du système d’éducation. Fondée en 1963, l’Université de Moncton forme une nouvelle génération de technocrates francophones qui se substituent à l’Église dans l’exercice de son rôle traditionnel [9].

Contrairement à ce qui se passe au Québec, où des réformes similaires mènent directement au projet indépendantiste [10], au Nouveau-Brunswick, elles sont initialement dissociées de tout discours nationaliste. Selon Joel Belliveau et Frédéric Boily, la réalité démographique néo-brunswickoise fait en sorte que les Acadiens n’ont pas « le loisir de [...] représenter [l’action étatique] comme étant au service de la communauté ethnolinguistique[11]». Ainsi, au milieu des années 1960, personne ne conteste véritablement le rêve d’un Canada (et d’un Nouveau-Brunswick) bilingue, formé de « deux peuples fondateurs ».

Les années Robichaud facilitent néanmoins l’émergence d’une « nouvelle classe moyenne[12]» qui est ouverte à des « idées venues d’ailleurs[13]». Vers la fin de la décennie, les conflits linguistiques perpétuels et l’influence grandissante du souverainisme québécois poussent certains Acadiens, en majorité des jeunes, à remettre en cause leurs anciennes aspirations. S’ajoute à cela une vague contestataire qui se répand à travers le monde occidental – culminant avec mai 1968 –, et les conditions sont réunies pour un bouleversement de la scène politique néo-brunswickoise [14].

C’est ainsi que, à partir de la fin des années 1960, André Dumont, un instituteur de Petit-Rocher, commence à réclamer, sur plusieurs tribunes, la création d’un parti politique pour défendre les intérêts des francophones du Nouveau-Brunswick. En janvier 1971, Dumont et six autres individus du nord-est de la province, surtout affiliés au Collège de Bathurst, forment un comité (le « comité des sept ») qui explore la possibilité de fonder un tel parti politique. Comme le note le premier chef du Parti acadien, Euclide Chiasson, professeur de philosophie au Collège de Bathurst et membre du comité, il y a « sept personnes et sept niveaux de réflexion[15]». Dumont est surtout motivé par l’édification d’un territoire national pour les Acadiens. Pourtant, d’autres membres du comité sont davantage préoccupés par les problèmes socioéconomiques qui touchent les francophones du Nouveau-Brunswick. Le comité des sept n’arrive pas à un consensus sur la nécessité de la création d’une province acadienne. Néanmoins, en novembre 1972, le Parti acadien tient son congrès de fondation, où les délégués acclament Chiasson à la tête du Parti. Cent-vingt-cinq militants se présentent pour marquer l’évènement; le Parti acadien n’aura jamais plus de 1 000 membres [16].

Le PA présente 13 candidats aux élections provinciales de 1974, et ceux-ci reçoivent en moyenne 5 % des suffrages exprimés dans leurs circonscriptions. Une année plus tard, Chiasson quitte la direction du Parti pour travailler en Bolivie comme coopérant du Service universitaire canadien outre-mer. Jean-Pierre Lanteigne, un médecin de Bathurst, lui succède à la tête du Parti; comme Chiasson, il est élu par acclamation [17]. Toutefois, le programme du PA n’est pas consensuel. Tandis que certains individus, comme le professeur d’histoire de l’Université de Moncton Léon Thériault, adhèrent au Parti pour faire valoir un projet territorial acadien, d’autres, comme le syndicaliste des pêcheurs Gilles Thériault, veulent surtout convertir les Acadiens au socialisme. Lors du congrès de 1976, les tensions entre l’aile nationaliste et l’aile socialiste deviennent insoutenables [18]. Le Parti acadien décide alors de tenir un congrès d’orientation en avril 1977 pour régler le différend entre ces deux camps. Toutefois, les militants socialistes finissent par quitter le PA avant le congrès de 1977, et certains rejoindront la section néobrunswickoise du Parti communiste ouvrier [19].

Le congrès de 1977, qui n’attire qu’une cinquantaine de délégués, devient donc un moment charnière dans l’évolution idéologique du Parti acadien [20]. Non seulement le Parti se débarrasse de son aile d’extrême gauche, mais il met le projet de province acadienne au cœur de son programme politique. L’existence d’une telle province pourrait provoquer d’autres changements dans le statut politique des Acadiens si jamais le Québec devenait indépendant [21]. D’ailleurs, depuis les élections québécoises de 1976, le Parti acadien se rapproche de plus en plus du Parti québécois; Jean-Pierre Lanteigne souhaite même organiser des réunions conjointes entre les exécutifs des deux partis [22]. Aux élections de 1978, le Parti acadien obtient quatre fois plus de voix qu’en 1974 et son candidat dans Restigouche-Ouest, le prêtre Armand Plourde, vient à 200 votes de remporter l’élection.

Malgré ces résultats encourageants, Lanteigne est déçu que le PA n’ait pas de députés à l’Assemblée législative et quitte la direction du Parti en 1979 [23]. Son successeur, l’ancien président de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SANB) Donatien Gaudet, maintient le Parti sur la voie nationaliste. L’évènement marquant de son leadership est certes la Convention d’orientation nationale qui a lieu en octobre 1979 à Edmundston. Attirant plus de 1 000 participants, cette convention de la SANB prouve que l’option de la province acadienne devient de plus en plus populaire; 48 % des participants la désignent comme étant le projet collectif idéal pour les Acadiens [24]. Pourtant, le leadership de Gaudet est miné par des problèmes de communication récurrents et il est forcé de démissionner en juin 1980. La vice-présidente du Parti, Louise Blanchard, lui succède sans devoir passer par une course à la direction [25]. Le Parti acadien ne se relève point du départ de Gaudet; lors des élections de 1982, il perd la majorité des appuis recueillis en 1978 et disparaît immédiatement par la suite. Il n’y a même pas de congrès pour signer officiellement son arrêt de mort.

« Recours aux sources » : l’histoire acadienne comme fondement de la nation

Cela fait plusieurs années que la dichotomie classique entre la nation ethnique et la nation civique est l’objet de nombreuses critiques [26]. Selon ce modèle, la nation ethnique serait définie par des caractéristiques « acquises ordinairement à la naissance ». La nation civique, en revanche, serait basée sur « des valeurs et des droits à caractère universel[27]». Dans les faits, toutefois, les nations ne sauraient être purement ethniques; rares sont celles dont le seul critère d’admission est la descendance [28]. En même temps, comme le remarque l’historien et sociologue Gérard Bouchard, « la nation civique [n’est] pas viable sociologiquement », car la nation doit « incorpore[r] des référents culturels qui fondent l’identité, l’appartenance et la solidarité ». La nation repose donc sur « des croyances, des idéaux, des représentations partagées, des points de rencontre symboliques, dont certains lui appartiennent en propre, [comme] la mémoire collective[29] ». C’est ainsi que les nationalistes peuvent revendiquer la profonde particularité de leur communauté et affirmer qu’elle mérite une reconnaissance correspondante [30].

Comment donc le Parti acadien défend-il la particularité de la nation qu’il est censé représenter? Il est utile de rappeler que la pensée de certains précurseurs du Parti – les étudiants et les jeunes professeurs de l’Université de Moncton qui appellent à la partition du Nouveau-Brunswick à la fin des années 1960 – est analysée dans deux importantes monographies : L’Acadie du discours de Jean-Paul Hautecœur et « Traditionalisme, libéralisme et communautarisme durant les “Trente glorieuses” » de Joel Belliveau. D’une certaine façon, tant Hautecœur que Belliveau minimisent le caractère particulier de ce qu’ils appellent « le néo-nationalisme acadien », le rapprochant, respectivement, de l’indépendantisme québécois et des autres mouvements contestataires des années 1960. Belliveau met l’accent sur les effets catalyseurs de bouleversements internationaux; il affirme que les jeunes Acadiens se lancent dans la mouvance nationaliste dans la foulée d’une contestation étudiante mondiale, symbolisée par mai 1968 [31]. Ainsi, d’après cette analyse, le nationalisme territorial acadien est quelque peu réduit à une manifestation locale d’un phénomène global.

Hautecœur, de son côté, insiste sur l’admiration des nationalistes acadiens de la fin des années 1960 pour l’État québécois. À l’époque, plusieurs d’entre eux croient même que la seule solution pour le peuple acadien serait d’annexer une partie du Nouveau-Brunswick à un Québec indépendant. De futurs militants du PA, comme Euclide Chiasson et Michel Blanchard, encouragent la Société nationale de l’Acadie à étudier cette possibilité lors de son congrès de 1970 [32]. Hautecœur démontre que l’option annexionniste gagne du terrain à une époque où l’identité acadienne est en profonde mutation. Le nationalisme traditionnel, défini comme « [l]e culte au passé, le respect des valeurs ancestrales et la fidélité à la mission [divine][33]», est largement remis en cause, sans être remplacé par une autre pensée cohérente. Pour emprunter les paroles d’un des annexionnistes les plus connus, l’ancien professeur de philosophie de l’Université de Moncton Roger Savoie, le peuple acadien[34]est « sans visage », vivant « dans une maison de fous où on ne sait plus [...] quelles sont nos tâches, qui sont nos chefs, quels sont nos objectifs[35] ».

De prime abord, on pourrait donc penser que le Parti acadien est l’expression politique de L’Acadie perdue, célèbre essai polémique de Michel Roy. Selon cet intellectuel originaire du nord-est du Nouveau-Brunswick, « l’Acadie » est un mythe; les grandes épopées nationales, comme la Déportation ou la renaissance acadienne du 19e siècle, ne servent qu’à maintenir une fausse distinction par rapport aux Québécois. Roy insiste pour dire qu’il ne sait pas « si nous sommes par le fond différents des Québécois, si nous l’avons jamais été[36] ». Il n’est donc pas surprenant, selon lui, que le seul espoir de « l’Acadie » se résume à l’union du nord du Nouveau-Brunswick avec un Québec souverain. Le fait que certains futurs militants du Parti acadien sont ouverts à l’annexion au début des années 1970 pourrait donc jeter un doute sur la volonté du Parti de défendre une nation proprement « acadienne ».

Pourtant, il est significatif que Hautecœur achève L’Acadie du discours en rappelant que « les sources d’inspiration [des nationalistes traditionnels] [...] et des indépendantistes acadiens sont moins antagonistes qu’une première analyse pourrait le laisser croire ». Il cite La vigile du Québec de Fernand Dumont, où l’auteur se penche sur la jeunesse indépendantiste québécoise des années 1960. Dumont demande qu’on lui « explique un peu pourquoi des jeunes apparemment [...] si étrangers aux générations plus âgées parlent du Québec avec un attachement que peu de nationalistes du passé ont osé proclamer, pourquoi les gens les plus détachés de nos valeurs traditionnelles sont paradoxalement les plus soucieux de leur trouver un avenir [...] Batailles de traditions qui finissent par suggérer l’hypothèse que les nouvelles valeurs pourraient bien être... traditionnelles[37] ». Y aurait-il donc en Acadie, également, « une persistance de l’ancien sous les revêtements du nouveau[38] »?

En effet, de futurs militants du Parti acadien ne rejettent pas le nationalisme du passé in toto. Déjà, au milieu des années 1960, Léon Thériault refuse de condamner les préoccupations des nationalistes du 19e siècle; il réfute, par exemple, la notion que les participants à la première convention nationale acadienne de 1881 étaient motivés par un esprit isolationniste par rapport aux Canadiens français, affirmant plutôt qu’ils ne « voulaient pas risquer de perdre notre identité acadienne, peut-être aussi notre efficacité pour régler nos problèmes[39] ».

C’est cette même fidélité explicite aux ancêtres qui domine au sein du Parti acadien. Pour illustrer ce constat, citons des exemples représentatifs du discours nationaliste véhiculé par le Parti. À la suite du virage de 1977, rien n’indique que les déclarations citées soient contestées par des membres du PA.

Examinons d’abord les affirmations de celui qui est probablement le plus grand penseur du nationalisme territorial acadien : le professeur d’histoire de l’Université de Moncton Léon Thériault. Thériault est également un militant actif du Parti acadien dès sa fondation et son nationalisme demeure toujours imprégné d’un profond traditionalisme. Lors du congrès de 1973, il distribue un texte aux militants intitulé « La réalité politique des Acadiens ». Il y célèbre l’autonomie qu’ont su réaliser les Acadiens du 19e siècle, affirmant qu’ils ont réussi à fonder une véritable société parallèle. Par ailleurs, Thériault condamne « cet esprit de minorité française au sein du Nouveau-Brunswick, [qui] est d’une certaine façon assez récent ». Il décrit les organisateurs de la première convention acadienne de 1881 comme étant en quelque sorte les véritables précurseurs du PA. Rappelant que « les congressistes ont pensé en termes d’objectifs collectifs : une structure religieuse acadienne et non seulement la fondation de paroisses acadiennes; des collèges qui s’adresseraient à l’ensemble du peuple acadien et non plus seulement des écoles paroissiales, etc. », il conclut que, « à partir de 1881, on avait un grand projet : celui de bâtir une société où on pouvait vivre en français[40] ».

Thériault n’est pas aveugle aux forces qui transforment l’Acadie. Il reconnaît par exemple que l’importance accrue de l’État minimise la pertinence des structures non étatiques. Le fait que d’importantes décisions se prennent au niveau de l’État isole aussi les francophones des différentes provinces Maritimes les uns des autres. C’est d’ailleurs pourquoi l’Acadie doit se territorialiser et se concentrer dans le nord du Nouveau-Brunswick. Mais même là, Thériault insiste sur les éléments de continuité avec le passé. Depuis plus d’un siècle, l’Acadie du Nouveau-Brunswick, « à cause de sa proportion numérique et de son regroupement territorial, est le groupe de francophones des Maritimes qui réussi[t] davantage dans la mise sur pied d’institutions françaises », affirme-t-il. Soulignant que « le seul domaine où les Acadiens du Nouveau-Brunswick n’aient pas fait acadien c’est dans le politique », il appelle les francophones de la province à terminer ce travail inachevé [41].

À la suite du virage nationaliste de 1977, Thériault exprime un consensus au sein du Parti acadien. Dans son mémoire à la Commission Pépin-Robarts, déposé en janvier 1978 par Jean-Pierre Lanteigne, le PA justifie la province acadienne comme étant « en parfaite continuité avec nos revendications passées ». Le Parti note que « les luttes des générations qui nous ont précédés se sont orientées vers l’obtention d’une dualité des pouvoirs en particulier dans le secteur de l’éducation ». Mais, poursuit le mémoire, « les Acadiens n’ont pas que des problèmes d’éducation [...] les questions d’agriculture, de pêche, de forêt, de richesses naturelles, de santé, de justice, etc. [...] nous concernent. En termes concrets, la dualité dans tout cela, c’est la création d’une province acadienne autonome[42] ».

Ce souci de démontrer que le Parti acadien est en continuité avec le nationalisme du passé se manifeste dans la manière dont le Parti se présente à ceux qui se trouvent à l’extérieur du Nouveau-Brunswick. À la suite du congrès du printemps 1977, où le PA se positionne officiellement en faveur d’une province acadienne, plusieurs militants rédigent des textes à être publiés dans la revue L’Action nationale, organe officiel de la Ligue d’action nationale dirigée par le président du Mouvement Québec français, François-Albert Angers. Dans le numéro de novembre 1977, le futur chef du Parti acadien Donatien Gaudet propose une liste de mesures pour raviver la flamme nationaliste parmi les francophones du Nouveau-Brunswick. Sa première suggestion consiste à affirmer que « [n]ous devrons prendre les moyens pour que l’histoire de l’Acadie soit enseignée à tous les niveaux scolaires appropriés. Il s’agira, bien entendu, d’une histoire de l’Acadie écrite par des Acadiens et pour les Acadiens[43]». Comme nous l’illustrons plus loin en évoquant les discours de Gaudet pendant la campagne électorale d’octobre 1978, celui-ci tente également de légitimer le projet territorial du Parti acadien en se basant sur le nationalisme du 19e siècle.

Puis, en juin 1978, LAction nationale consacre un numéro spécial au Parti acadien, intitulé « L’Acadie aux Acadiens ». Le futur candidat Armand Plourde y affirme explicitement que le projet d’État acadien ne représente « que la volonté, le désir, le souci d’être fidèles à nos prédécesseurs, à nos ancêtres. [...] [N]ous savons, écrit-il, que nous sommes les descendants d’un peuple calme, pacifique, opiniâtre et débrouillard » ; en effet, son texte ne reflète aucune rupture par rapport à la « culture nationale » dont les ancêtres faisaient la promotion. Plourde utilise même une terminologie nationaliste passéiste, concluant que « nous sommes une des races les plus fortes au monde[44] ». Cette terminologie est reprise par un des membres fondateurs du Parti acadien, le père Zoël Saulnier, qui intitule sa contribution au numéro spécial de L’Action nationale « Appel aux gens de ma race ». Il y affirme que « l’Acadien doit se choisir, doit vérifier son appartenance, ses racines “roots”[45] ». Ayant renoué avec son passé, l’Acadien pourrait s’ouvrir à l’option d’une nouvelle province comme étant vraisemblablement le seul moyen de garantir la survie de son peuple.

Pendant la campagne électorale de 1978, le discours des candidats du Parti acadien est également empreint d’une fidélité explicite envers les ancêtres. Les déclarations du candidat dans Memramcook, Donatien Gaudet, en sont probablement les meilleurs exemples. Gaudet salue l’affirmation culturelle des nationalistes du 19e siècle et affirme que le Parti acadien représente une continuation de leur action. Se référant régulièrement au congrès de 1881, Gaudet souligne que « c’est à Memramcook et à Miscouche où les Acadiens se sont choisi les symboles d’un peuple qui se veut autonome : un drapeau et un hymne national. Cent ans après Memramcook on aura l’occasion de prendre les devants encore une fois en donnant à l’Acadie, non seulement des symboles mais ce qu’ils signifient concrètement : le pouvoir[46] ».

Gaudet souligne le devoir de ceux qui appartiennent à la nation acadienne de voter pour le PA, complétant ainsi une œuvre amorcée au 19e siècle et restée, malheureusement, inachevée. « Si les Acadiens réunis en 1881 [...] avaient réussi à se donner un parti politique acadien, déclare-t-il, c’eût été un exploit extraordinaire. » Supposant qu’il y avait peut-être « parmi eux des éteignoirs, c’està-dire des gens qui disent toujours que c’est impossible, que c’est dangereux ou que nous avons toujours besoin de nous faire diriger par les autres », Gaudet appelle ses électeurs à réaliser « l’exploit qui nous eût été si bénéfique cent ans passés, celui d’avoir un vrai pouvoir politique acadien[47] ».

À la suite des élections de 1978, le Parti acadien fournit la justification la plus étoffée de son projet de nouvelle province. Elle se trouve dans le document « Une province acadienne : dimension politique », qui est ratifié à l’unanimité lors du congrès de 1979 [48]. Le texte insiste sur le fait que le Parti acadien est en profonde continuité avec le nationalisme du passé; toute rupture potentielle est minimisée. Ce sont, en effet, les mêmes thèmes, presque mot pour mot, qu’évoque Léon Thériault depuis le début des années 1970. Citons le texte dans son ensemble :

La province acadienne [est] un aboutissement normal et irréversible de notre cheminement. Si on étudie l’évolution historique des Acadiens du Nouveau-Brunswick on voit bien que l’idée de structures et d’un territoire acadiens fait partie de notre façon de voir les choses. Dès après la Déportation, nos ancêtres se sont regroupés entre Acadiens, aussi loin que possible des centres anglophones [...] Nous avons essayé d’acadianiser bien des secteurs de notre vie collective : les domaines culturel, économique, religieux et social. C’est comme si les Acadiens avaient depuis longtemps entrepris de faire la démonstration qu’ils ne sont pas à l’aise dans les mêmes organisations que les anglophones [49].

Selon le Parti acadien, une nouvelle province serait donc la démonstration ultime du désir séculaire des francophones du Nouveau-Brunswick de se tenir à l’écart de leurs concitoyens anglophones. C’est le leitmotiv du discours du PA tout au long de sa phase nationaliste. En ancrant, de cette manière, son projet dans la durée historique, le Parti espère donc faire valoir la légitimité profonde d’un État acadien.

L’Autre non francophone : l’angle mort du nationalisme territorial du Parti acadien

Comment se fait-il que le PA peut se permettre de telles références explicites à l’histoire acadienne? À notre avis, cela s’explique, du moins en partie, par le fait que le Parti s’adresse strictement aux francophones. Il ne cherche presque jamais à attirer des appuis auprès des anglophones, malgré le fait que ceux-ci représenteraient environ 37 % de la population d’un éventuel État acadien [50]. Sans devoir modifier leur discours afin de rejoindre, en grand nombre, ceux qui n’ont pas de filiation personnelle à l’histoire acadienne, les militants du Parti acadien peuvent donc célébrer, la conscience tranquille, l’héritage spécifique du peuple qu’ils représentent.

Le fait que le PA ne transige qu’avec les francophones remonte aux origines du Parti. Notons, entre parenthèses, que ce serait une grave erreur de penser que le Parti acadien est épris d’un « nationalisme ethnique ». Il lutte avec grand succès pour que le terme « Acadien » s’applique non seulement aux descendants des déportés, mais à tous les francophones du Nouveau-Brunswick [51]. Cette attitude se manifeste, par exemple, dans le discours d’Armand Plourde, qui n’a aucune difficulté à se considérer à la fois comme « Brayon » et « Acadien[52] ». Toutefois, l’effort du Parti acadien d’élargir la nation se limite à ceux qui sont déjà francophones. Même avant le congrès fondateur du Parti, son premier chef, Euclide Chiasson, déclare « qu’il veut s’assurer que la décision [quant à l’annexion du nord du Nouveau-Brunswick à un Québec indépendant] soit prise par les francophones eux-mêmes et non par une province à majorité anglophone[53] ». Puis, lors de sa première campagne électorale, le Parti acadien faillit conclure une entente avec le Nouveau Parti démocratique (NPD) selon laquelle il aurait présenté des candidats seulement dans des circonscriptions à forte majorité francophone. Même si les partis n’arrivent pas à une entente formelle, Euclide Chiasson n’exclut pas de « front commun » à l’avenir [54]. Il affirme que « les anglophones devraient choisir le NPD comme étant leur parti tout comme le PA est le parti des Acadiens[55] » – un discours qui laisse clairement entendre qu’attirer le vote anglophone serait peine perdue pour le PA.

Cette attitude ne change sensiblement pas au fil des ans. Le mémoire du Parti acadien pour la Commission Pépin-Robarts annonce à « nos concitoyens anglophones » qu’il faudrait commencer à donner « aux Acadiens le même respect que nous les Acadiens leur avons toujours témoigné[56]». La séparation entre résidents du même territoire ayant différentes identités ethnolinguistiques est donc maintenue dans le discours du Parti. L’on ne tente pas de convaincre les nonfrancophones qu’ils pourraient devenir des « Acadiens ». Les candidats sont assez explicites à cet égard. Lors de la campagne électorale de 1978, le représentant du Parti acadien dans Népisiguit-Chaleur, Paul-Émile Mourant, reconnaît que le PA est d’abord et avant tout un parti pour les francophones. Tout en s’engageant à travailler pour le « better being for the entire circonscription [sic] [...] and that includes English-speakers as well as Acadians », il admet dans un circulaire destiné à ses électeurs anglophones que « if it appears to you that the Parti acadien was designed expressly for Acadians [...] you would not be entirely wrong[57] ». Armand Plourde abonde dans le même sens. Il reprend à son compte le mémoire du Parti acadien déposé devant la Commission Pépin-Robarts et affirme que la province acadienne n’est que la continuation logique de la dualité scolaire; « les profs anglais ont leurs réunions et les profs français les leurs; il faut continuer ça[58] », conclut-il. Ne visant ouvertement que l’électorat francophone, il tient pour acquis que les anglophones seront contre lui. Il n’est donc pas surpris, le soir des élections, que son avance confortable disparaît à cause du vote écrasant de la minorité anglophone en faveur de son adversaire libéral [59].

Pour Donatien Gaudet, élu à la tête du Parti acadien en 1979, la priorité demeure de renforcer le sentiment nationaliste chez les francophones. Il n’est pas, pour autant, ignorant de la présence anglophone dans une éventuelle province acadienne; lors d’une conférence prononcée à Winnipeg en janvier 1979, Gaudet mentionne que le territoire acadien « renferme une population d’à peu près 275 000 personnes » et que « nous [l]’occupons actuellement en compagnie d’un certain nombre d’anglophones ». Remarquons, toutefois, que Gaudet n’invite pas les anglophones à faire partie du nous national [60]. Par ailleurs, il n’explique jamais quel serait le sort de cette communauté si les Acadiens obtenaient leur propre province.

Puis, à la lumière du référendum québécois de 1980, Gaudet refuse d’illustrer les modalités d’une éventuelle consultation populaire en Acadie afin d’accéder à la création d’un nouvel État. Bien qu’il admette qu’un référendum « est possible », il note aussi que « la séparation de l’Acadie n’est qu’une question de négociations [...] entre les délégués des acadiens et des anglophones[61] ». Qui représenterait alors les anglophones vivant en territoire acadien? Ceux-ci seraient-ils invités à participer à un éventuel référendum, au même titre que leurs concitoyens francophones? Il s’agit de questions auxquelles le Parti acadien n’est toujours pas en mesure de répondre.

Il nous faut certes apporter deux précisions. Premièrement, le refus du Parti acadien d’inclure les anglophones au sein de la communauté nationale ne reflète aucune xénophobie. Il témoigne plutôt d’un comportement de minoritaires, qui ne permet pas aux dirigeants du Parti d’envisager l’Acadie comme une société d’accueil. La meilleure preuve de cet état d’esprit se trouve dans la correspondance de Jean-Pierre Lanteigne, chef du Parti de 1975 à 1979. Dans une lettre envoyée en septembre 1977 à un sympathisant québécois du PA, Lanteigne affirme ouvertement que le Parti ne souhaite pas imposer un devoir d’intégration aux non-francophones, expliquant à son interlocuteur que « nous n’avons pas encore cette force, ni les instruments pour le faire. [...] Le problème c’est tout simplement de résister, nousmêmes, Acadiens, à l’assimilation[62] », conclut-il.

Deuxièmement, il y a au moins un militant pour qui l’ouverture à l’Autre constitue un enjeu important. Il s’agit de l’historien Léon Thériault. Pourtant, comme nous l’avons maintes fois évoqué, Thériault n’est pas prêt à minimiser l’importance de la mémoire acadienne dans le discours du PA afin d’élargir la base électorale du Parti. Acceptant que le nombre d’adhérents non francophones sera toujours relativement restreint, Thériault croit néanmoins qu’il faut inviter dans les rangs du Parti acadien des anglophones pour qui « le programme du Parti représente un idéal de justice sociale à réaliser[63] ». Par ailleurs, il ne faut pas « exclure de notre nation [...] des [individus] nés en Arabie ou en Chine, [...] qui vivent en français, dont les enfants fréquentent l’école acadienne, [...] qui se considèrent solidaires de nos luttes et qui acceptent qu’il y ait un projet collectif pour les francophones du Nouveau-Brunswick[64] ». Ainsi, plutôt que de gommer les arguments historiques qu’utilise le Parti acadien pour mobiliser ses électeurs francophones, Thériault s’attend simplement que certains individus originaires d’autres communautés assument, de leur propre volonté, la mémoire acadienne.

Cela fait en sorte que Patrick Clarke, un des très rares non-francophones à adhérer au Parti acadien, devient pleinement conscient de l’héritage mémoriel auquel il s’affilie. En réfléchissant aux conséquences de son implication, il affirme qu’elle « a ajouté à sa culture anglo-protestante et universelle [...] une culture autre, franco-catholique et particulière[65] ». Sa référence à la dimension religieuse de l’identité acadienne témoigne, une fois de plus, de l’ancrage historique du discours du PA. Mais malgré l’accueil positif qu’il reçoit de la part des autres militants du Parti [66], Clarke demeure une figure marginale au sein de la communauté anglophone. Comme candidat dans la circonscription multiethnique de Petitcodiac aux élections de 1978, il ne reçoit que 1,27 % des voix.

Étant donné le discours du Parti acadien à l’endroit des non-francophones, les militants ne peuvent être surpris d’un tel résultat. Comme le remarque Léon Thériault lui-même, « [il] se trouve tellement peu d’Acadiens “pure laine” [...] pour témoigner du désir de notre société de les intégrer comme Acadiens[67] ». Ce constat pourrait vraisemblablement s’appliquer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des rangs de son propre parti.

Le Parti acadien victime de ses contradictions internes

Selon une certaine lecture du nationalisme, le fait que le Parti acadien n’essaie pas de progresser chez les non-francophones ne devrait poser aucun problème. Par exemple, François-Albert Angers, le président de la Ligue d’action nationale, dont la revue sert de tribune au PA à la fin des années 1970, écrit dans Le Devoir en septembre 1980 que « le droit à l’autodétermination ne relève pas du principe démocratique mais du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes[68] ». D’après cette logique, comme les Acadiens constituent un peuple, ils peuvent décider, entre eux, de leur avenir, sans devoir se soucier des non-francophones qui vivent sur le même territoire. En refusant d’appeler à un référendum où tous les citoyens du nord du Nouveau-Brunswick auraient un mot à dire sur la fondation d’une nouvelle province, le Parti acadien se montre cohérent avec cette philosophie.

Pourtant, les idées que défend Angers ont peu d’adeptes dans le Nouveau-Brunswick du début des années 1980. Ainsi, l’incapacité du Parti acadien de modifier son nationalisme afin d’inclure les anglophones du nord de la province contribue, en toute probabilité, à sa chute ultime. Il faut préciser que la disparition du Parti acadien ne peut être attribuée qu’à cet unique facteur. La conjoncture des années 1980 à 1982 est nettement défavorable; le Parti doit faire face au déclin temporaire du mouvement souverainiste québécois, à des conflits internes récurrents et à la détermination des Conservateurs provinciaux d’augmenter leurs appuis chez les Acadiens [69]. Il y a néanmoins plusieurs failles structurelles qui minent la force du PA; en plus de la faiblesse chronique de ses effectifs [70], nous soutenons que le refus des militants de se pencher sérieusement sur la question du pluralisme ethnoculturel rend encore moins probable la création d’une province acadienne, faisant en sorte que le Parti soit davantage vulnérable à la cooptation conservatrice.

L’on constate donc les racines de la disparition du Parti acadien lors de ce qui est peut-être un de ses plus grand succès : la Convention d’orientation nationale, où 48 % des délégués votent en faveur d’une nouvelle province comme le projet collectif idéal pour les Acadiens. Ceux qui observent la Convention de l’extérieur du Nouveau-Brunswick constatent que la multiethnicité des « régions acadiennes » de la province pose problème. Dans son reportage pour le Globe and Mail, le journaliste Richard Cléroux note que « one major difficulty facing the Acadians is that there are concentrations of Anglophones in Acadia such as the cities of Bathurst, Campbellton, Newcastle and Chatham[71] ». Sans offrir de moyens pour intégrer ces anglophones, le projet de province acadienne risque de rester au point mort.

Au début des années 1980, le politologue de l’Université de Moncton Roger Ouellette s’interroge à son tour sur la survie du PA, précisément à cause de la présence anglophone en « territoire acadien ». Ouellette doute que les nonfrancophones des comtés faisant partie d’une hypothétique province acadienne « acceptent allégrement cet état de choses ». Il suggère que, si jamais les anglophones avaient à voter lors d’un référendum sur la création d’une nouvelle province, ils la rejetteraient massivement, mettant en cause la viabilité de ce projet politique [72].

De tels arguments commencent à avoir une certaine portée dans le contexte des années 1980, où le gouvernement néo-brunswickois est prêt à accorder des concessions importantes aux Acadiens. L’administration Hatfield leur garantit le contrôle de leurs propres institutions sans, bien entendu, leur donner le pouvoir d’imposer quoi que ce soit aux non-francophones [73]. La loi 88, promulguée en juillet 1981, est la pièce maîtresse de cette politique gouvernementale. N’ayant que trois articles, elle garantit aux Acadiens la dualité en ce qui a trait aux institutions scolaires, culturelles et sociales [74]. Aux yeux du « lieutenant francophone » du premier ministre Hatfield, Jean-Maurice Simard, il paraît douteux que le Parti acadien puisse survivre à une telle initiative [75].

Simard gagne son pari. Pendant la campagne de 1982, les candidats du Parti acadien persistent certes à appeler à la création d’une nouvelle province. Mais ils le font tout en occultant la question du pluralisme ethnoculturel. Au contraire, le candidat dans la circonscription de Baie-du-Vin, Robert Melanson, sous-entend que la province acadienne n’inclura que des francophones, grâce à un parallèle quelque peu boiteux. « La municipalité de Baie-du-Vin ne décide pas du sort de la municipalité de Rogersville [...] C’est la même chose pour les Acadiens et les anglophones[76] », conclut-il. Pourtant, la création d’une province acadienne serait impossible sans qu’on accepte la nécessité d’imposer à l’Autre un devoir d’intégration. N’étant pas prêts à assumer une telle ambition, les Acadiens, y compris les militants du PA, peuvent ultimement se réconcilier avec l’offre gouvernementale d’un réseau institutionnel homogène et tourner le dos au projet de nouvelle province.

Même si elle se montre déçue à la suite des résultats des élections de 1982[77], la dernière chef du PA, Louise Blanchard, ne pleure plus la disparition de son ancien parti. Elle affirme que cette formation a réussi tout ce qui était faisable : soit d’avoir forcé le gouvernement Hatfield à adopter la loi 88[78]. Dans une entrevue réalisée en 1991, l’ancien candidat Armand Plourde conclut que le projet territorial n’est devenu qu’une menace à être évoquée si les droits linguistiques des Acadiens n’étaient plus respectés [79]. Jean-Marie Nadeau, autre ancien candidat, abonde dans le même sens. Aujourd’hui président de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, Nadeau espère seulement que les Acadiens de la province persistent à revendiquer tous les droits qui leur sont garantis par la loi 88[80]. Ainsi, toujours déterminés à permettre aux Acadiens de sauvegarder leur caractère distinct, plusieurs anciens militants du PA croient avoir atteint cet objectif sans avoir dû fonder un État et chercher à intégrer tous les non-francophones qui y vivraient.

Conclusion

Depuis le début de sa « phase nationaliste » en 1977, le Parti acadien tente de se positionner comme étant en continuité avec le nationalisme du passé. Le PA peut se permettre un tel ancrage dans la mémoire collective acadienne, car il ne vise que l’électorat francophone du nord et de l’est du Nouveau-Brunswick. Il ne cherche pas de manière systématique à convaincre les non-francophones – qui formeraient pourtant une part importante de la population d’une éventuelle province acadienne – des mérites de son projet politique. Cela reflète un profond engagement envers le droit des peuples à l’autodétermination. Plutôt que d’insister sur un référendum qui reflèterait l’égalité juridique de tous les résidents du nord du Nouveau-Brunswick, le Parti acadien suggère que ce serait aux représentants des deux peuples – Acadiens et anglophones – d’arriver à une entente qui permettrait de fonder un État acadien.

D’une part, les militants du Parti acadien font le pari de la franchise. Ils reconnaissent que leur projet nationaliste est ancré dans la mémoire des Acadiens et est donc inaccessible pour la plupart de ceux qui se trouvent à l’extérieur de ce groupe qui cherche à « s’émanciper ». Le Parti acadien évite donc les débats qui sèment tant de discorde au sein d’autres mouvements nationalistes. Les souverainistes québécois, par exemple, se déchirent depuis plusieurs années entre ceux qui souhaitent rendre le nationalisme plus « inclusif » en s’inspirant des mouvements libéraux du 19e siècle qui revendiquaient l’indépendance pour les pays du Nouveau Monde, et ceux qui veulent lier le « projet de pays » avec l’ancienne affirmation nationale canadienne-française [81]. Ces derniers émettent la crainte, fort légitime, qu’à force « d’universaliser » un projet nationaliste, on ne finisse par le dépouiller de ses profondes raisons d’être. Quant aux militants du Parti acadien, unis dans leurs références au passé, ils peuvent offrir une option politique cohérente aux francophones du Nouveau-Brunswick.

En revanche, il est difficile, sinon impossible, de concilier un discours ethnoculturel – comme celui du Parti acadien – avec un nationalisme territorial lorsque la population du territoire en question est très multiethnique. Pour plusieurs observateurs, l’idée que les Acadiens du nord du Nouveau-Brunswick pourraient décider – nonobstant l’avis contraire de l’importante minorité anglophone – de fonder une nouvelle province semble manquer de légitimité démocratique. Le refus du Parti acadien de modifier son discours nationaliste, un tant soit peu, afin d’y donner une place aux non-francophones ne contribue-t-il donc pas à son échec ultime? En même temps, en conférant aux Acadiens une série d’institutions francophones homogènes, le gouvernement néo-brunswickois de Richard Hatfield rend moins nécessaire, pour les militants du PA eux-mêmes, un territoire autonome. Reste maintenant à savoir si, sans État à eux, les Acadiens disposent de tous les outils nécessaires pour « faire société ».