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PLUSIEURS OUVRAGES ONT PROPOSÉ, ces dernières années, une réflexion sur l’évolution de la société acadienne. Travaux relevant de la discipline historique autant que d’autres domaines des sciences sociales, ils offrent une multiplicité de points de vue et font état d’une gamme étendue de connaissances. Certains auteurs cherchent un fil de continuité avec les analyses de leurs prédécesseurs, d’autres explorent les voies d’un renouveau des perspectives sur les collectivités francophones des Maritimes. Certains sont préoccupés de produire des explications qui rendent compte le plus adéquatement possible des situations étudiées, d’autres ont aussi l’ambition de déboucher sur des propositions d’action. Neuf ouvrages parus entre 1989 et 1996 serviront ici d’illustration de cette diversité de perspectives. Les premiers qui seront examinés sont ceux qui proposent une vue d’ensemble de l’évolution historique de la société acadienne; suivront ensuite les textes consacrés à des dimensions spécifiques, soit à l’histoire sociale, à celle des villes et à celle des institutions. Deux livres traitant plus particulièrement de l’Acadie contemporaine, en particulier dans sa dimension politique, compléteront notre recension de quelques-unes des publications sur l’Acadie parues entre 1989 et 1996. Aussi différents qu’ils soient, ces ouvrages conviennent à la réflexion sur l’Acadie, son histoire et son devenir. La majorité des analyses qu’ils contiennent invitent à scruter l’avenir de la collectivité acadienne, ce qui ne va pas sans une certaine inquiétude.
L’ouvrage L’Acadie des Maritimes: études thématiques des débuts à nos jours, sous la direction de Jean Daigle (Moncton, Chaire d’études acadiennes, 1993), rassemble plus de 30 collaborateurs qui, au fil d’une vingtaine de textes, passent en revue de multiples aspects de la société acadienne d’hier et d’aujourd’hui. Fruit d’un effort considérable, ce livre constitue une mise à jour et une amplification du travail ayant conduit à la publication par le Centre d’études acadiennes d’un ouvrage similaire 13 ans plus tôt. L’émergence de thématiques nouvelles et les progrès de la recherche dans tous les domaines des sciences humaines justifiaient la parution d’un nouvel ouvrage. Le livre est sorti dans les mois qui ont précédé le Congrès mondial acadien de l’été 1994.
Deux textes proposent un survol historique de l’Acadie. Jean Daigle (« L’Acadie de 1604 à 1763, synthèse historique », pp. 1-43) s’attache à relater les lignes de force de l’Acadie de la fondation à la Déportation et au traité de Paris, qui rend britannique tout le territoire actuel des Maritimes. Entre autres choses, il souligne les relations d’échange poussées des Acadiens avec les Micmacs et les Abénakis, de même que le commerce abondant avec les colonies britanniques, malgré les nombreux épisodes de guerre et de rivalité entre les colonies et entre les mères-patries. Le second survol (« L’Acadie de 1763 à 1990, synthèse historique », pp. 45-89) est signé par Léon Thériault. L’auteur ne manque pas, bien sûr, de souligner les grands moments de l’évolution de l’Acadie, mais il en profite au passage pour mettre en évidence plusieurs particularités, certaines bien connues, d’autres moins. Dans les premières décennies qui suivent le retour de la Déportation, « les institutions ont relativement peu d’envergure, explique Thériault, et elles sont souvent régies par des éléments extérieurs à la société acadienne de souche : prêtres d’origine québécoise, française, écossaise ou irlandaise; représentants politiques anglo-protestants » (p. 50). Dans les années qui ont précédé la Confédération, « la majorité des Acadiens du Nouveau-Brunswick voteront à deux reprises contre le projet, soit en 1865 et 1866 » (p. 59). L’auteur mentionne que les historiens n’ont pas su produire une explication satisfaisante de cette opposition. La période qui va de 1881 à 1912 est qualifiée de « génération des nationalistes ». Dans la période suivante (1913-1945), on assiste, selon l’auteur, à « peu de débats vraiment nouveaux dans la société acadienne. La nouvelle génération qui a succédé aux nationalistes du tournant du siècle ne réussit pas beaucoup à renouveler les thèmes » (p. 74). Dans les deux crises de la conscription, en 1917 et en 1942, la population acadienne du Nouveau-Brunswick se prononce contre les mesures conscriptionnistes. En ce qui concerne la période contemporaine, l’auteur y voit un enjeu de « contrôle » ou de « maîtrise des facteurs qui influencent [l’]avenir collectif : rouages administratifs plus représentatifs des Acadiens et des Acadiennes, statut officiel pour la langue française, institutions culturelles plus dynamiques, cohésion de la communauté, développement économique » (p. 81). La période contemporaine est aussi marquée par l’ambiguïté et l’incertitude : poussée d’assimilation, acception mal assurée par la majorité, changements constitutionnels possibles qui inquiètent, qu’il s’agisse de la souveraineté du Québec ou de l’union des provinces maritimes.
Léon Thériault contribue aussi un autre texte à L’Acadie des Maritimes (« L’acadianisation des structures ecclésiastiques aux Maritimes, 1758-1953 », pp. 431-66), qui couvre en gros la même période, mais qui s’intéresse cette fois à l’histoire de l’Église. L’obtention de paroisses et de diocèses acadiens a été l’objet d’une longue lutte qui est narrée ici en détail. Quelques aspects du texte retiennent l’attention : l’attitude complaisante que les évêques de Québec affichent au lendemain de la Conquête envers le pouvoir britannique, alors qu’ils font reproche aux Acadiens d’avoir manqué de fidélité à la couronne, s’exposant ainsi à être chassés de leurs terres; la montée du nationalisme au 19e siècle dont la courbe ascendante suit l’émergence et la consolidation d’un clergé proprement acadien; l’apparition en milieu acadien de sectes et de religions concurrentes au catholicisme dans la seconde moitié du 20e siècle.
Le texte de Samuel Arseneault et de Rodolphe Lamarche (« Les géographes et l’aménagement des structures spatiales », pp. 93-139) est un collage de deux parties hétérogènes. La première porte sur la cartographie historique de l’Acadie et sur le rôle des arpenteurs, géographes et cartographes en tant que gardiens de l’inventaire des ressources au nom des différentes puissances publiques qui ont eu à gérer le territoire. La seconde repose sur une compilation de l’évolution de la main-d’oeuvre dans les provinces de l’Atlantique de 1971 à 1986. Les tendances mises à jour ne sont pas facilement interprétables, spécialement lorsqu’il s’agit des régions francophones. Ainsi, les régions de Digby-Yarmouth et du Nord du Nouveau-Brunswick présenteraient « une structure industrielle très pauvre, mais elles auraient les éléments voulus pour créer des emplois », sauf que ces éléments dépendraient « d’un ensemble de facteurs locaux non spécifiquement identifiables dans l’étude » (p. 124) ! Le portrait qui en ressort manque de clarté.
Muriel Roy (« Démographie et démolinguistique en Acadie, 1871-1991 », pp. 141-206) propose une analyse des données du recensement concernant la langue. Les notions utilisées et leurs définitions ont changé à quelques reprises dans le temps, ce qui complique les interprétations qui peuvent être apportées aux tendances constatées. Les diverses données disponibles (origine ethnique, langue maternelle et langue d’usage) révèlent que le taux d’assimilation est élevé parmi la population acadienne de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard (40 pour cent et plus), mais qu’il est plus faible au Nouveau-Brunswick (environ 8 pour cent). Les facteurs qui contribuent à cette situation sont de divers ordres, que ce soit l’urbanisation qui multiplie les contacts entre groupes linguistiques, les mariages interlinguistiques, ou la faible concentration en certains endroits des parlants français. L’auteure voit dans les indications fournies par les recensements « des éléments tantôt rassurants, mais plus souvent inquiétants [...] L’éparpillement [d’]isolats au sein des communautés anglophones les prive des moyens de survie » (p. 172). Là où le nombre fournit un certain rempart contre l’assimilation, elle fait le pari que la vigueur institutionnelle des communautés et leur ténacité leur permettront « d’être encore là pour relever les défis du 21e siècle » (p. 172).
Deux chapitres de L’Acadie des Maritimes sont consacrés à l’économie. Dans le premier, Pierre-Marcel Desjardins, Michel Deslierres et Ronald LeBlanc (« Les Acadiens et l’économique : de la colonisation à 1960 », pp. 207-49) se livrent à un exercice disciplinaire consistant à interpréter, à la lumière des théories courantes de la science économique, les phases de l’évolution économique de l’Acadie. Ils s’attardent principalement à identifier et caractériser les différents agents responsables de la production et de la circulation des biens. Ils distinguent dans la période antérieure à la Déportation une Acadie du commerce qui s’adonne à la pêche et à la traite des fourrures, et une Acadie sédentaire qui, cultivant les terres basses de la colonie, est capable de dégager des surplus qu’elle échange avec l’extérieur. Après la Déportation, de nouvelles réalités économiques font leur apparition. Les compagnies de pêche jersiaises et l’industrialisation naissante n’offriront aux Acadiens et Acadiennes qu’un rôle d’exécutants ou de fournisseurs de produits primaires peu rémunérateurs. Même si la région atlantique reste fortement tournée vers la production primaire dans la période qui suit la Confédération, c’est le travail salarié qui permet à de plus en plus d’Acadiens et d’Acadiennes de gagner leur vie. Les travailleurs indépendants continuent d’assurer une partie de la production qui n’est toutefois pratiquement plus, à mesure que le temps avance, destinée à l’autoconsommation. Les Acadiens se seraient tout simplement adaptés aux transformations économiques qui se déroulaient autour d’eux, sans jamais produire « de véritables capitaines d’industries ni des entrepreneurs de grande envergure » (p. 247). Les auteurs ajoutent qu’« à partir de la Confédération, il devient de moins en moins possible de délimiter clairement une économie acadienne en raison de la dispersion des activités et du peuplement » (p. 247). Si, par une économie acadienne, on veut dire une économie dirigée principalement par des agents acadiens, il est certain qu’une telle économie est difficile à délimiter géographiquement. C’est sur une autre définition que se fondent Maurice Beaudin et André Leclerc pour traiter de ce qu’ils intitulent « L’économie acadienne contemporaine» (pp. 250-97). Leur point de départ n’est pas l’activité des agents responsables de la production, mais plutôt les revenus des habitants qu’ils analysent pour la période qui va de 1961 à 1986. La situation relative des habitants des régions acadiennes s’est améliorée au cours des 25 années étudiées, et ce sont des facteurs comme une participation accrue au marché du travail, un progrès sensible de la scolarisation et les programmes gouvernementaux de soutien du revenu qui en sont responsables. Par ailleurs, le sort des Acadiens et Acadiennes reste moins favorable que celui de leurs concitoyens parce qu’ils sont davantage touchés par le chômage et parce qu’ils occupent des emplois de moindre qualité, avec toutefois une exception, celle des Acadiens qui vivent dans les régions anglophones. Ces derniers sont souvent mieux formés et leurs occupations reposent sur une qualification plus élevée et commandent donc une rémunération plus forte. Les auteurs signalent l’importance des interventions gouvernementales dans le développement économique et mentionnent l’indéniable « réveil entrepreneurial » acadien des années 1980 et 1990. Ces deux derniers facteurs modulent l’évolution économique actuelle des régions acadiennes.
Philippe Doucet (« La politique et les Acadiens », pp. 299-340) passe en revue différents aspects de la vie politique en Acadie. Au 18e siècle, les Acadiens ont été maintenus à l’écart de la vie publique par le manque d’instruction et l’obligation de prêter un serment contraire à leur croyance religieuse. L’abolition de l’obligation de prêter le serment du Test se produit vers 1830 dans les trois provinces maritimes à la suite du rappel de ce serment en Grande-Bretagne. Cependant, il a fallu attendre quelques décennies avant qu’un personnel politique acadien aguerri et suffisamment nombreux soit en mesure d’instaurer une médiation entre l’appareil politique et les intérêts de la collectivité. La fidélité au Parti conservateur jusqu’à la fin du 19e siècle et au Parti libéral par la suite est soulignée. L’auteur s’attarde au cas particulier du premier ministre conservateur Richard Hatfield, qui a été au pouvoir au Nouveau-Brunswick de 1970 à 1987, et qui a su capter avec succès le vote acadien. On assiste au 20e siècle à l’émergence d’associations qui agissent comme groupes de pression capables d’influencer les législations linguistiques et autres qui contribuent à l’épanouissement de la collectivité. Sur la question de l’union des provinces maritimes, l’auteur fait état des différentes positions qui ont été adoptées sur le sujet et présente les résultats de quelques sondages sur la question. On peut en retenir que les électeurs y sont en général plus favorables que les associations ou les analystes. La question de la décentralisation et de l’existence de structures territoriales représentatives (conseils scolaires, municipalités) a connu dans les années récentes un intérêt renouvelé. Devant l’improbabilité d’une prise de pouvoir dans les instances de haut niveau comme le parlement canadien ou les assemblées législatives provinciales, ces organes représentent un lieu intéressant de gestion de la chose publique acadienne.
Greg Allain, Isabelle McKee Allain et Yvon Thériault (« La société acadienne : lectures et conjonctures », pp. 341-84) proposent un regard sociologique sur l’Acadie. S’appuyant sur une périodisation en quatre moments — traditionnel, modernisateur, critique et organisationnel, le premier correspondant aux cent années commençant en 1860 et les trois autres aux décennies 1960, 1970 et 1980 respectivement — les auteurs caractérisent les pratiques sociales propres à chaque époque et exposent l’analyse qui en a été faite par les sociologues qui se sont penchés sur elles. Au cours du dernier siècle, les auteurs décèlent une montée de la modernité qui valorise désormais l’individualisme et les identités particulières. La conscience de former un groupe ethnoculturel distinct a marqué fortement le moment traditionnel. Le moment modernisateur été vécu sous le mode de l’aliénation par la dissonance qu’il a apportée entre la définition du groupe et la nécessité d’adopter de nouvelles manières de gagner sa vie ainsi que de nouvelles pratiques institutionnelles. Le moment critique a vu un essai de redéfinition de l’identité par des catégories sociales montantes qui rejetaient à la fois la vision collective des élites acadiennes d’hier et les impératifs de l’organisation politico-économique contemporaine. Le moment organisationnel a contribué à traduire l’expression des identités dans le langage des droits individuels. L’identité ethnoculturelle n’a pas été complètement laminée par cette évolution. « Si l’individualisation [modernisante] n’a pas comme conséquence d’interdire toute lecture ou pratique réalisées au nom d’une réalité collective, elle modifie toutefois la façon d’appréhender et de vivre cette réalité collective » (p. 373). Les préoccupations de la vie privée absorbent davantage les citoyens et les citoyennes et l’identité collective est désormais « vécue sur un ton plus léger, moins tragique » (p. 373). Mais « l’individualisation et son fonctionnement font naître le désir d’une communauté renouvelée » (p. 374), d’où la persistance de l’identité collective acadienne. Par ses réflexions stimulantes, le texte propose une vision cohérente de l’évolution récente de la société acadienne.
Louise Péronnet (« La situation du français en Acadie : l’éclairage de la linguistique », pp. 467-503) plaide pour un aménagement linguistique, aménagement qui serait tout autant celui du statut de la langue (par exemple, dualité ou bilinguisme des structures?) que celui de la langue elle-même (compte tenu des différences régionales, est-il possible de standardiser un français acadien différent du français international?). Seules des recherches systématiques en linguistique peuvent apporter les matériaux nécessaires à des prises de décision en ces domaines. Or, d’après l’auteure, les recherches qui se font sont insuffisantes, et aucune autorité n’est prête à assumer cette responsabilité dans les Maritimes. Dans les rapports entre majorité et minorité linguistiques, le groupe majoritaire « se sent concerné par la question du statut », mais « il est illusoire de croire qu’il s’intéresse véritablement au sort de la langue du groupe minoritaire » (p. 499), donc à l’aménagement de la langue. Pour rendre possible un aménagement de la langue, une solution semble en conséquence s’imposer : « un pouvoir linguistique, sous forme de structure autonome, doit absolument être délégué au groupe minoritaire, pour qu’il prenne en main sa compétence linguistique [en tenant cependant compte du fait que] la responsabilité de voir au développement de la langue minoritaire ne peut relever du groupe minoritaire seul, qui le plus souvent n’en a pas les ressources » (p. 499). Pour l’auteure enfin, « l’aménagement de la langue en Acadie doit répondre à un besoin fondamental de libération linguistique chez les locuteurs » (p. 500) qui doivent cesser de voir comme des fautes des usages qui sont dans la norme de leur groupe linguistique.
Le chapitre signé par Gérard Beaulieu (« Les médias en Acadie », pp. 505-42) fait l’inventaire des journaux et des stations de radio et télévision francophones qui ont vu le jour dans les Maritimes. Les traits suivants lui servent à caractériser ces médias : ils sont rassembleurs des groupes acadiens; ils ont volontiers affiché dans le passé des positions politiques partisanes; ils privilégient les nouvelles locales et régionales; « ils n’ont jamais réussi à rejoindre la masse de la population acadienne » (p. 539). « Région périphérique, affirme l’auteur en terminant son texte, l’Acadie a dû, et devra probablement toujours, sur le plan des communications, attendre d’être desservie après les grands centres » (p. 540). Gilberte Couturier LeBlanc, Alcide Godin et Aldéo Renaud (« L’enseignement français dans les Maritimes, 1904-1992 », pp. 545-85) font le catalogue des lois et des mesures institutionnelles s’appliquant à l’enseignement du français dans les provinces maritimes au fil des siècles. Tantôt réprimé, tantôt toléré, tantôt encouragé, cet enseignement s’est développé lentement et par à-coups. La situation des Acadiens du Nouveau-Brunswick est, au terme de cette évolution, beaucoup plus avantageuse que celle de leurs homologues des deux autres provinces. En effet, les services scolaires dont ils disposent sont plus étendus et ils sont en mesure de gérer plus complètement les instances qui dispensent ces services.
La contribution de Michel Bastarache et de Andréa Boudreau Ouellet (« Droits linguistiques et culturels des Acadiens et Acadiennes de 1713 à nos jours », pp. 385-429) reprend plusieurs des faits traités dans le chapitre sur l’enseignement, puisque l’un des domaines où l’obtention et la défense de droits se sont posées de façon prioritaire a été celui des institutions scolaires. La conquête des droits politiques (droit de vote, droit d’être candidat, langue des débats et des lois) a aussi été traitée dans un autre texte de l’ouvrage, soit dans le chapitre sur la politique écrit par Philippe Doucet. Les auteurs livrent aussi leurs points de vue sur les services publics et la justice. En ce qui concerne les premiers, de grands progrès ont été accomplis, principalement au Nouveau-Brunswick, qui a adopté en 1981 une loi sur l’égalité des communautés linguistiques. Cette loi a d’ailleurs été enchâssée dans la constitution canadienne en 1993. Il reste encore, selon les auteurs, beaucoup de chemin à parcourir pour arriver à l’égalité. Entre autres, il faudra augmenter la capacité des membres de la fonction publique à travailler en français et à donner des services dans cette langue. Il faudra aussi des dispositions s’appliquant aux municipalités. Dans le domaine judiciaire, de nombreuses mesures faisant une place plus grande au français se sont ajoutées depuis une trentaine d’années, mais le grand problème reste que « la reconnaissance des droits linguistiques est disponible seulement à celui ou à celle qui l’exige. Si l’on ne tient pas fermement à ses droits dès le début, il semble qu’on ne puisse se plaindre par la suite d’avoir subi une injustice » (p. 425). La pensée juridique a ses canons propres. Il est amusant de noter que, s’il n’en avait tenu qu’aux juristes, la Déportation n’aurait pas eu lieu, car elle était ultra vires! La décision en a été prise par le gouverneur Lawrence seul, alors qu’elle aurait dû émaner d’une Assemblée. Nos juristes contemporains avancent en effet que « ceci semble être confirmé par le fait que les avocats britanniques ont, à l’époque, mis en doute la validité de toute législation faite par Cornwallis sans Assemblée » (p. 392). Malheureusement, les Acadiens de l’époque n’avaient pas d’aussi savants spécialistes pour prendre leur défense!
Deux textes sont consacrés à la vie traditionnelle en Acadie, l’un portant sur la culture matérielle et l’autre sur le folklore. Le premier (Bernard LeBlanc et Ronnie-Gilles LeBlanc, « La culture matérielle traditionnelle en Acadie », pp. 601-48) raconte les activités des ménages ruraux selon le cycle des saisons et détaille certaines techniques relatives à l’érection des aboiteaux, la construction des maisons, la fabrication du mobilier et la confection des vêtements. Le second (Anselme Chiasson, Charlotte Cormier, Donald Deschênes et Ronald Labelle, « Le folklore acadien », pp. 649-705) porte sur la musique et la danse ainsi que sur les coutumes, superstitions, fêtes, sciences populaires, contes et chansons dont la pratique était courante chez les Acadiens. Dans les deux textes, le terme « traditionnel » est utilisé sans que les auteurs ne prennent la peine d’en donner une définition. Le terme semble assez élastique pour englober tout ce qui est antérieur au 20e siècle. Dans le cas de la vie matérielle, très peu d’éléments de cette vie traditionnelle sont encore vivants aujourd’hui. Si des bâtiments subsistent et sont encore utilisés, ce n’est habituellement pas dans leur état originel. Dans le cas du folklore, certaines pratiques sont tombées en désuétude, mais d’autres se sont maintenues jusqu’à aujourd’hui. Le problème des variétés régionales, auquel faisait allusion Louise Péronnet dans sa contribution sur la langue, se pose également en ce qui concerne la vie traditionnelle. Cet élément n’est pas aussi systématiquement pris en compte dans le texte sur la culture matérielle que dans celui sur le folklore, qui s’attarde à bien localiser les pratiques qui y sont recensées. Chacun des deux textes met fortement l’accent sur l’énumération des divers éléments de la vie traditionnelle et laisse peu de place à son analyse proprement dite. Ceci dit, les quelques éléments analytiques présentés mettent en évidence la filiation de l’expérience acadienne avec des traditions séculaires largement répandues dans l’Occident, tout en soulignant les traits singuliers de l’expérience acadienne et en signalant les emprunts effectués aux différents peuples avec lesquels les Acadiens ont été en contact.
La contribution de Raoul Boudreau et Marguerite Maillet (« Littérature acadienne », pp. 707-48) retrace la production littéraire acadienne depuis le début même de la colonie française. Les premiers littérateurs étaient des Français qui ont contribué à créer le mythe d’une terre paradisiaque et généreuse. Certains écrits, qui touchent à la Déportation et qui ont été rédigés par des auteurs non acadiens, tel Longfellow, reprennent le même mythe. Les premiers textes publiés par des plumes proprement acadiennes remontent aux années 1860 et sont constitués par des discours et des sermons que l’on reproduit dans les journaux. La thématique nationaliste et la célébration du passé et de ses figures héroïques occupent beaucoup de place dans ces textes. L’histoire et l’essai sont des genres répandus à l’époque. À partir des années 1930, des productions romanesques et théâtrales viennent diversifier la palette des oeuvres publiées, mais Boudreau et Maillet n’en utilisent pas moins le terme d’enlisement pour qualifier la littérature acadienne de la première moitié du 20 e siècle, « littérature passéiste, véhicule de l’idéologie officielle dite nationale » (p. 724). Un renouveau apparaît à partir des années 1960. Si l’on puise encore dans le passé, c’est souvent, comme le fait Antonine Maillet, pour mettre en scène les petites gens. Par ailleurs, une certaine révolte anime une partie des auteurs. Ces chantres de la contestation sont bien représentés parmi les romanciers, les dramaturges et surtout les poètes. À partir des années 1980, une période qualifiée de post-nationaliste par les auteurs du texte, la thématique dénonciatrice s’atténue et de nouvelles tendances apparaissent : poésie avant-gardiste, poésie du quotidien, fiction narrative et création littéraire post-moderniste. Par ailleurs, on assiste à l’émergence de la littérature de jeunesse et, avec Michel Roy et quelques autres, à une renaissance de l’essai. Ce vaste panorama de la littérature acadienne est livré dans un style vivant qui, malgré la sécheresse occasionnelle du propos, rend le texte agréable à lire.
Zénon Chiasson (« L’institution théâtrale acadienne », pp. 751-88) livre ses réflexions sur différents aspects du théâtre en Acadie. Son texte s’attache premièrement à retracer l’histoire des principales troupes qui ont oeuvré en Acadie. Il traite dans un deuxième temps des lieux de formation à l’art théâtral. Le texte se poursuit par un répertoire des principaux lieux de diffusion (maisons d’édition, stations de radio et de télévision). Il se termine par un panorama des auteurs ayant écrit pour le théâtre, qui reprend inévitablement une partie des informations données sur les troupes et les lieux de diffusion et qui, de plus, recoupe le texte de Boudreau et Maillet. Pendant longtemps, le théâtre en Acadie a vécu dans les collèges et les couvents. Depuis 1960, il s’est trouvé de nouveaux lieux de diffusion. Il s’est surtout enrichi d’un bagage d’oeuvres écrites en Acadie. « Certes, il s’agit encore d’une jeune dramaturgie, mais qui donne déjà des signes incontestables de croissance, de richesse, de diversité, de modernité et d’universalité » (p. 785).
L’Acadie des Maritimes comporte finalement trois autres textes. Une petite contribution de Daniel O’Carroll (« Les activités sportives en Acadie », pp. 587-600) renseigne, entre autres, sur le phénomène intéressant des Jeux de l’Acadie. Créés en 1979, ces jeux sont devenus un événement annuel d’importance pour la promotion de l’activité physique. Leur rayonnement dépasse cependant de beaucoup le domaine du sport. Pour sa part, comme en un impromptu bavard, Patrick Condon Laurette se paye le luxe de faire, l’espace d’un chapitre (« Aspects historiques de l’art en Acadie », pp. 789-843), le tour de la production artistique acadienne dans le domaine des arts visuels, c’est-à-dire de la peinture, de la sculpture et du cinéma, sans oublier l’art populaire. Axant son propos autour de l’année pivot 1980 (où il a lui-même été conservateur d’une exposition-jalon consacrée aux créateurs acadiens), l’auteur recense un nombre considérable d’artistes, retrace la filiation dans laquelle ils se situent, souligne les influences dont ils ont été les vecteurs et apprécie leur oeuvre à l’aide de références multiples à l’histoire de l’art de tous les temps, et en particulier, à l’art contemporain. Il le fait avec beaucoup de perspicacité dans un style très personnel, primesautier et parfois ironique — ce qui pimente la lecture — mais aussi parfois abscons, ce qui peut nuire à son propos. On reste en effet perplexe devant des expressions comme « l’époque post-freudienne de l’Amérique du flash électronique » (p. 795), « ‘une poésie découverte’ de l’histoire comme comptine » (p. 817) ou le « masque ‘audiovisuel’ aristocratique de la période baroque » (p. 841). Roger Cormier (« La musique et les Acadiens », pp. 845-78) signe le dernier texte du livre. Il y examine la place de la musique dans la vie acadienne. Les collèges classiques ont été les premiers lieux d’une transmission musicale organisée, par le biais de chorales et d’harmonies notamment. Dans l’enseignement supérieur, le mandat principal de la formation en musique échoit aujourd’hui à l’Université de Moncton. En enfilade, l’auteur énumère quelques artistes dont la carrière les a conduits à l’extérieur de l’Acadie, passe en revue les principales figures de la chanson populaire contemporaine, et fait mention des ressources non universitaires qui existent dans le domaine de la formation musicale (enseignement privé, écoles publiques primaires et secondaires).
L’ambition des responsables de L’Acadie des Maritimes était probablement de faire un tour d’horizon le plus vaste possible de la vie des Acadiens d’hier et d’aujourd’hui. Cette ambition comporte un danger, celui d’être trop bavard. Avec comme consigne de couvrir l’histoire des Acadiens « des débuts à nos jours », presque tous les auteurs ont senti le besoin de remonter jusqu’à Port-Royal. Il en résulte une reprise inévitable de considérations identiques ou parallèles. Ceci s’ajoute aux recoupements thématiques qui se sont produits entre certains textes et dont des exemples ont déjà été évoqués plus haut. Plus fondamentalement, c’est le caractère même de l’ouvrage qui doit être interrogé. Vu comme ouvrage de référence, le livre se doit de comporter des chapitres bien documentés qui mettent l’accent sur l’énumération des faits, des événements, des statistiques, des institutions, des lois, etc. qui sont pertinents à chaque domaine. Vu comme ouvrage de synthèse, le livre doit transcender les détails particuliers et s’attacher aux tendances, aux traits saillants de la situation étudiée. On sent que l’ouvrage cherche un certain équilibre entre ces deux mandats. Dans plusieurs textes toutefois, l’aspect énumération, inventaire ou catalogue domine. Il en résulte une certaine lourdeur qui saura peut-être contenter l’amateur de connaissances encyclopédiques, mais qui rebutera le lecteur intéressé d’abord et avant tout à comprendre les tenants et aboutissants des situations exposées.
Deux autres ouvrages parus entre 1989 et 1996 proposent une vue d’ensemble d’une situation. Celui de Richard Wilbur, The Rise of French New Brunswick (Halifax, Formac Publishing, 1989), passe en revue plus d’un siècle (1864-1974) d’histoire de la collectivité acadienne du Nouveau-Brunswick sous l’angle particulier de la conquête des droits linguistiques. De la création du Collège Saint-Joseph, en 1864, jusqu’aux années 1970, l’auteur montre que l’éducation et la religion ont été les deux plus importantes arènes dans lesquelles les Acadiens ont d’abord fait porter leurs efforts et leurs revendications sur le plan linguistique. Le livre de Wilbur est toutefois plus qu’un simple récit des revendications linguistiques acadiennes; il propose également une lecture stimulante de plusieurs autres aspects du développement de la société acadienne.
Le premier dossier que l’auteur examine est celui de l’adoption de la loi des écoles communes en 1871. L’intention du gouvernement du Nouveau-Brunswick d’alors était d’instaurer un système public d’écoles neutres ouvertes à toutes les catégories de la population, peu importe leur appartenance religieuse. Ce projet a fortement divisé les habitants de la province. Plus qu’une question linguistique, ce contentieux était avant tout de nature religieuse et opposait catholiques et protestants. Les catholiques, minoritaires, voulaient maintenir les écoles qu’ils avaient jusque-là et qui bénéficiaient du soutien de l’État. Selon la nouvelle loi, ils ne pouvaient avoir leurs propres écoles que s’ils décidaient de les soutenir de leurs propres deniers, ce qui ne les dispensait pas de payer leurs taxes au système commun. Les catholiques devaient donc contribuer en double. Comme pratiquement tous les Acadiens étaient catholiques, ils ont combattu la nouvelle loi avec vigueur aux côtés des catholiques irlandais qui se sentaient tout aussi lésés par la loi. Cette lutte allait culminer en 1875 avec les « émeutes » de Caraquet. Un compromis élaboré par la suite permet l’enseignement de la religion dans les écoles, mais après les heures officielles de classe. Ce compromis calme le jeu, mais ne donne pas pour autant aux élèves acadiens un système scolaire qui les serve dans leur langue. Ce système sera progressivement mis en place au fil des décennies et fera suite à l’accumulation de plusieurs « gains » de nature diverse. Ces gains surviennent dans des conjonctures changeantes et particulières que l’auteur réussit à restituer avec brio et finesse. Ils vont d’ailleurs de pair avec des progrès faits dans des domaines autres que l’éducation : francisation de la hiérarchie ecclésiastique, passage de l’unilinguisme anglais au bilinguisme de jure dans certaines institutions publiques comme l’Assemblée législative ou les cours de justice, obtention de la possibilité de communiquer dans la langue de son choix avec certains services publics, etc. À chaque étape de cette longue marche, l’auteur précise qui sont les principaux acteurs, le milieu dont ils sont issus, l’idéologie qui les anime. Il donne aussi le contexte dans lequel s’inscrit chacune des étapes parcourues, précise les tendances et dégage les lignes d’évolution. L’application de cette méthode lui permet de produire une analyse riche qui rend compte de la complexité des situations.
Certaines des interprétations auxquelles il aboutit seront évoquées ici en vrac. Celles-ci portent sur la colonisation, sur l’acadianisation du clergé, sur l’éducation ou sur la vie politique, et chacune apporte un éclairage précieux sur la situation de la collectivité acadienne. Dans le dernier tiers du 19e siècle, le gouvernement du Nouveau-Brunswick se dote d’une loi qui facilite l’acquisition de terres à défricher par des « colons » désireux de s’établir. Quelques-uns de ces établissements se feront dans des zones qui se peupleront de francophones, qu’il s’agisse du Madawaska ou de la zone Rogersville-Acadieville, le long du chemin de fer Intercolonial. Il arrive souvent que les colons recrutés, malgré l’idéologie ruraliste qui prévaut, ne soient pas des agriculteurs modèles. Ils se contentent de couper du bois sur leur lot, cherchent des emplois temporaires dans la construction des chemins de fer ou s’expatrient aux États-Unis en quête d’un emploi saisonnier. « Such varied activity kept up the facade of rural life, explique l’auteur, even though these people, especially the Acadians, were grossly underpaid and often crassly exploited » (p. 52). Malgré ces conditions difficiles, l’auteur avance que les Acadiens demeurent plus attachés que les autres Néo-Brunswickois à leur coin de pays et, de ce fait, émigrent moins. Par conséquent, leur poids démographique augmente, ce qui constitue pour eux un facteur favorable dans le 20e siècle qui commence.
Ce facteur démographique aura toute son importance dans la bataille pour l’obtention d’un évêque acadien. Le monopole exercé par le clergé d’origine irlandaise sur la hiérarchie catholique de la province a longtemps été un facteur défavorable à l’épanouissement des ouailles francophones. Les évêques irlandais se comportaient souvent comme s’ils voulaient assimiler les Acadiens; à tout le moins, ils ne se montraient pas très ouverts aux efforts pour développer des programmes d’enseignement en français. L’épisode du Collège Saint-Louis, fermé à la suite d’une altercation entre le prêtre acadien qui le dirigeait et l’évêque d’origine irlandaise du diocèse de Chatham, l’illustre bien. Le clergé irlandais a résisté tant qu’il a pu aux demandes pour la nomination d’un évêque acadien, mais à la longue, Rome a fini par se rendre à cette demande. Au tournant du siècle, les fidèles irlandais quittaient la province en grand nombre, tandis que les Acadiens, frappés eux aussi par l’émigration, demeuraient sur place dans une plus grande proportion. Il aura fallu une bonne quarantaine d’années de pressions avant que la demande des fidèles acadiens ne soit exaucée en 1912 lorsque l’un des leurs a été nommé évêque du diocèse de Saint-Jean. La justesse de la cause et la force des mobilisations ont certes joué un rôle, mais l’auteur prend bien soin de noter que la démographie avait aussi bien fait son oeuvre.
Wilbur revient à plusieurs reprises sur la question du sous-financement persistant qui a prévalu jusqu’aux années 1960 dans certaines parties du système scolaire au Nouveau-Brunswick. Cette situation qui a régnée à l’état endémique, en particulier dans le nord et l’est de la province, où se trouvaient la majorité des Acadiens, est attribuée par l’auteur au manque de ressources fiscales des conseils scolaires locaux. Certes, les revenus des particuliers du Sud étaient supérieurs à ceux du Nord, ce qui confortait l’assiette fiscale des conseils scolaires du Sud, mais la taxation ne reposait pas que sur les contributions des particuliers. L’auteur met ainsi en évidence le régime fiscal généreux qui s’appliquait de facto aux grandes entreprises forestières, chacune d’entre elles ayant négocié des réductions de taxes au moment de s’implanter ou de prendre de l’expansion. Que le résultat ait été voulu ou non, il était doublement bénéfique pour ces entreprises. Elles avaient moins à débourser en impôts et elles pouvaient compter sur une main-d’oeuvre peu exigeante, précisément parce que peu scolarisée. « They [the French citizens] formed the bulk of the army of underpaid wood-cutters hired out to private contractors gathering pulp for the new mills. . . . [M]ill towns like Bathurst, Dalhousie and Edmundston, run by councils dominated by mill managers, granted the companies major tax concessions. As a result, the towns’ meagre revenues were never enough to meet the growing needs of locally-run hospitals and schools » (pp. 129-30).
La nécessité d’apporter des changements importants au système scolaire du Nouveau-Brunswick avait été perçue très tôt par certains leaders acadiens. Les revendications acadiennes en matière d’éducation ont historiquement porté sur la francisation des programmes, sur la formation des maîtres et, plus tardivement, sur la mise en place de structures éducatives propres aux francophones. Les pressions se sont faites nombreuses et se sont exercées pendant des décennies avant que tous ces objectifs ne soient atteints. Une longue liste d’organismes ont mis la main à la pâte, de l’Ordre de Jacques-Cartier à la Société nationale l’Assomption en passant par l’Association acadienne d’éducation, avant que des progrès significatifs ne soient enregistrés. Petit à petit, une nouvelle élite laïque éduquée s’est constituée et a pris sa place à côté du clergé pour réclamer des changements. On peut dire que l’auteur manifeste une certaine empathie pour la cause défendue par les activistes acadiens tel Calixte Savoie et Alexandre-J. Savoie, dont les écrits informent son propos. Son analyse s’attache principalement toutefois à jauger les conditions politiques dans lesquelles les revendications ont pris place et à évaluer leur probabilité de réussite compte tenu de l’évolution du contexte au fil des décennies.
Wilbur analyse la question scolaire acadienne non seulement du point de vue de la langue, mais aussi sous l’angle du financement. L’école étant placée sous la responsabilité d’instances locales, aucun déblocage n’était possible tant que des réformes concernant les finances locales n’aient été faites. Or, selon l’auteur, « the issue could only be resolved to the Acadians’ satisfaction when they had a government of their own, who had a cabinet containing more than a token French representation » (p. 158). Cette conjoncture n’allait se présenter pour la première fois qu’avec l’élection en 1960 d’un gouvernement libéral dirigé par un Acadien, Louis Robichaud. Si la condition nécessaire pour réformer l’éducation (et la santé tout aussi bien) était maintenant réalisée, les conditions suffisantes allaient être difficiles à réunir. Une commission d’enquête a été nécessaire pour préparer le terrain; il a fallu tenir tête aux puissants intérêts Irving qui s’opposaient à ce que l’on touche à la fiscalité et qui ne voulaient pas du programme « Chances égales pour tous » mis de l’avant par le gouvernement. Ce n’est d’ailleurs qu’au cours d’un troisième mandat que le gouvernement Robichaud a pu mener ses réformes à terme. Celles-ci prennent ni plus ni moins la forme d’un système de péréquation sous l’égide de Fredericton. Si l’auteur entre dans le détail des jeux de pouvoir qui ont été nécessaires pour réaliser la réforme, il prend bien soin de préciser que les éléments qui l’ont rendue possible ne relevaient pas tous d’une dynamique purement interne au Nouveau-Brunswick. En effet, l’augmentation des transferts fédéraux aux provinces moins fortunées et la mise en place de certains programmes conjoints ont fourni au Nouveau-Brunswick de nouvelles ressources sans lesquelles la réforme aurait été moins facilement réalisable.
Une des raisons de l’élection du gouvernement Robichaud avec ses nombreux députés francophones a été la fidélité de l’électorat acadien au Parti libéral. Cette tendance lourde de la politique néo-brunswickoise, en place depuis l’époque de Laurier, a connu au moins une exception. Sous le conservateur Richard Hatfield, qui lui a succédé, le vote acadien est devenu moins monolithique. À cela, plusieurs raisons. Ainsi, les Conservateurs, au long de trois mandats, n’ont pas remis en question les gains faits par les Acadiens à l’époque Robichaud : districts scolaires distincts pour les francophones, loi sur les langues officielles, soutien à l’université acadienne qu’était devenue l’Université de Moncton, maintien des arrangements péréquationnistes du programme « Chances égales pour tous ». Richard Wilbur fait aussi valoir que des évolutions internes au groupe acadien ont poussé dans le sens d’un plus grand pluralisme de leur société. Une nouvelle contestation, autant sinon plus sociale que nationaliste, s’est fait jour pendant un certain temps chez les étudiants de l’Université, dans les conseils régionaux d’aménagement, comme au CRAN, et dans des groupes de démunis. Le nationalisme lui-même a connu de nouvelles expressions, en particulier avec la création du Parti acadien. Pour l’auteur, ces nouvelles manifestations sont le signe que les choses seraient désormais différentes. Sur le plan politique, cela a voulu dire la remise en question de l’identification des Acadiens avec le Parti libéral.
La relation entre Québécois et Acadiens est évoquée à quelques reprises dans l’ouvrage. Plusieurs francophones du Nouveau-Brunswick, dans sa frange nord en particulier, descendent de Canadiens français ayant migré du Québec. Dans un autre ordre d’idées, l’auteur souligne qu’à l’époque de la Révolution tranquille, les changements rapides qui se produisaient au Québec ont pu servir d’inspiration à certains Acadiens, aux jeunes en particulier. Si, par certains côtés, des éléments comme ceux-là peuvent créer un rapprochement entre les deux sociétés, la relation demeure toujours fragile. Des propos maladroits de certains leaders souverainistes, telle que la déclaration faite par René Lévesque en 1972 (rapportée en page 262) à l’effet que la situation des francophones hors-Québec était une cause perdue, ont créé des brouillages et ont attisé des ressentiments.
En somme, le livre de Richard Wilbur est vivant, bien documenté et fournit des aperçus pénétrants et rafraîchissants sur l’évolution de la société acadienne depuis un siècle. Une de ses forces est le traitement qu’il fait de la vie politique. Wilbur excelle à restituer les conjonctures et à cerner les enjeux passés en les replaçant dans les contextes qui existaient à l’époque où ils ont surgi. Le livre a au moins un défaut : son index des noms comporte une forte proportion de pages inexactes, ce qui limite singulièrement son utilité.
Le livre d’Alphonse Deveau et Sally Ross, The Acadians of Nova Scotia: Past and Present (Halifax, Nimbus Publishing, 1992), propose pour sa part un panorama historique de la présence acadienne en Nouvelle-Écosse ainsi qu’un portrait contemporain de la situation des Acadiens dans cette province. Le livre a connu trois ans après sa parution une traduction française soignée aux Éditions d’Acadie. Les deux chapitres qui sont consacrés à la période qui précède la Déportation et celui qui porte sur la Déportation elle-même forment la première partie du livre. La seconde partie comprend deux chapitres, l’un sur le retour des Acadiens en Nouvelle-Écosse et l’autre sur les défis auxquels fait face la collectivité acadienne d’aujourd’hui. Le matériel présenté dans la première partie a déjà été traité par de nombreux historiens; il était donc difficile pour Deveau et Ross de livrer des résultats vraiment nouveaux. Leur choix, compte tenu de l’espace à leur disposition, a été de mettre l’accent sur les événements et les enchaînements qui leur semblaient les plus marquants pour comprendre l’évolution du peuple acadien. Ils soulignent d’abord les commencements tâtonnants de l’établissement français en Acadie, la faiblesse des effectifs, la relation privilégiée qui s’est développée très tôt avec les Micmacs, la rivalité avec l’Angleterre pour la maîtrise et l’exploitation du territoire. Le noyau de la colonie, constitué par les villages de la baie Française, est bien décrit dans sa dynamique : une population constituée d’artisans et d’une majorité de laboureurs installés sur des terres basses conquises sur les marais littoraux. Cette population se fit volontiers commerçante quand des occasions se présentèrent.
Les couronnes française et anglaise s’échangèrent le territoire à plusieurs reprises pendant le premier siècle de la colonie. À partir de 1713, la partie continentale de la Nouvelle-Écosse actuelle échoit définitivement à l’Angleterre. C’est là que vivent la majorité des Acadiens de cette époque. Catholiques et francophones sous une administration protestante et anglaise, les Acadiens seront l’objet de méfiance. On leur octroiera un statut de neutralité leur garantissant qu’en cas de conflit ils n’auraient pas à porter les armes contre la France ou contre leurs frères acadiens de l’Île Royale ou de l’Île Saint-Jean. Les Acadiens avaient commencé à se répandre hors de la baie Française avant 1713, mais la cession du coeur de la colonie à l’Angleterre accéléra la migration vers le nord, resté sous domination française. Les échanges, commerciaux et autres, se poursuivaient avec les territoires administrés par la France. Cette situation provoqua des tensions qui se trouvèrent exacerbées du fait des conflits entre métropoles. Les autorités anglaises décidèrent en 1755 d’appliquer une mesure draconienne, soit la déportation de tous les habitants. Certains y échappèrent, mais la majorité fut dispersée dans les ports de la Nouvelle-Angleterre. Les terres mises en valeur par les Acadiens furent redistribuées à des colons anglais.
Après 1763, toute l’Amérique du Nord était passée sous la couronne anglaise. La question du retour des Acadiens s’en trouva facilitée. Plusieurs manifestèrent le désir de se réinstaller. Un bon nombre put le faire, mais sur des terres qui n’étaient pas les leurs avant la dispersion, et dans plusieurs cas, dans des régions où ils n’avaient pas vécu. Leur établissement se fit à plusieurs endroits du littoral de l’Atlantique et du golfe Saint-Laurent. Dans ce qui allait devenir la Nouvelle-Écosse, il y eut sept foyers où les Acadiens se réimplantèrent, soit zone de Pubnico, la baie Sainte-Marie, le bassin du Cumberland, Chéticamp, la zone de Tracadie, l’Île Madame et Chezzetcook. Les caractéristiques principales de chaque région sont présentées par les auteurs qui en font ressortir tant les particularités que les ressemblances avec les autres régions. Les auteurs se livrent, ce faisant, à un exercice éminemment instructif qui renseigne sur les conditions très diversifiées d’existence de la minorité francophone de la Nouvelle-Écosse. Il s’agit là, sans doute, de l’aspect le plus original de leur travail.
Les Acadiens d’après la Déportation vivaient dans des régions dans certains cas très éloignées les unes des autres et avaient relativement peu de liens entre eux. Dans les régions du Cap-Breton, la pêche a constitué une activité importante et les compagnies jersiaises ont favorisé le retour d’exil de familles parce qu’elles avaient besoin de pêcheurs pour leurs exploitations. Dans les régions du sud, la pêche (Pubnico) ou la forêt (baie Sainte-Marie) ont constitué des assises importantes pour les communautés qui y ont pris racine. Sauf exception, le niveau de vie des Acadiens est longtemps demeuré plus bas que celui de leurs compatriotes anglophones. Le manque d’école, en particulier, a constitué pendant le siècle qui a suivi le retour de la Déportation un handicap majeur. Les zones où la population acadienne a maintenu son identité et où elle a le mieux réussi à se donner des outils collectifs de développement sont celles où le nombre était le plus important et celles qui vivaient davantage isolées des principaux centres urbains anglophones. Dans le bassin de Cumberland et à Chezzetcook, notent les auteurs, « the French language has not survived the pressures of the majority culture » (p. 76). Par ailleurs, dans le sud plus isolé, on vit surgir des journaux comme L’Évangéline et Le Petit Courrier, et une maison d’enseignement, le Collège Sainte-Anne. À Chéticamp se mit en place un système d’institutions coopératives contrôlées par les résidants de la zone.
Le dernier chapitre du livre, intitulé « Choices and Challenges: Acadians in Nova Scotia Today », offre un certain parallèle avec le livre de Richard Wilbur portant sur le Nouveau-Brunswick. En effet, on y voit l’aboutissement de certains efforts entrepris dans la plupart des cas au 19e siècle pour doter la collectivité acadienne d’instruments pouvant lui permettre de s’affirmer. La revendication maintes fois réitérée de faire davantage de place au français à l’école conduit, d’un aménagement institutionnel à l’autre, à la mise en place d’un système d’écoles acadiennes, qui ne sont pas intégralement françaises, certes, mais où la part du français est plus substantielle que jamais. Il ne s’agit toutefois pas d’un système organisationnel distinct placé sous la responsabilité et la gestion des francophones, comme au Nouveau-Brunswick. Ces changements se sont faits, du moins c’est l’interprétation qu’en donnent les auteurs, sous la pression d’événements extérieurs à la société néoécossaise, tels que la montée de la revendication nationaliste au Québec et un certain nombre d’initiatives fédérales, prises en partie pour répondre à cette montée nationaliste, que ce soit la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963), la Loi sur les langues officielles (1969) ou la Charte canadienne des droits et libertés (1981). Ces progrès dans le domaine scolaire ne vont pas sans paradoxes. D’une part, certains parents francophones s’opposent à l’extension du français à l’école; d’autre part, la partie du système scolaire néoécossais qui fonctionne principalement en français (8 100 élèves en 1988-89) — et qui ne représente que 5 pour cent de tout le système scolaire de la province (167 600 élèves) — est fréquentée par un plus grand nombre d’élèves en immersion (4 300) que d’élèves des écoles pour francophones (3 800 élèves). Dans d’autres domaines, des progrès marquants ont été enregistrés au 20e siècle. Ainsi, la mise en place d’associations représentant tous les Acadiens, notamment de la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (FANE), a donné une voix à la minorité acadienne et lui a permis de coordonner ses actions. Des services de radio et de télévision française ont finalement été rendus disponibles un peu partout en Nouvelle-Écosse. Une expression artistique originale s’est manifestée, en particulier en littérature et en cinématographie.
Toutes ces réalisations atténuent mais ne suppriment pas la fragilité qui est le lot du groupe acadien de la Nouvelle-Écosse. Les auteurs veulent pour indices de cette fragilité le taux d’assimilation élevé des francophones de la province et la proportion importante (33 pour cent) de mariages interlinguistiques que connaissent les Acadiens et les Acadiennes de la Nouvelle-Écosse. Valoriser l’héritage acadien et profiter de tout ce que l’extérieur peut apporter pour favoriser l’épanouissement de la vie française semblent les moyens les plus propices, selon les auteurs, pour soutenir le fait français et défendre la cause acadienne en Nouvelle-Écosse. Les auteurs terminent leur livre sur un appel à la tolérance de la part de la majorité. L’ouvrage est bien écrit, stimulant, extrêmement bien documenté, pondéré et éclairé dans ses appréciations. Il s’agit d’une lecture à recommander à toutes les personnes désireuses de s’initier à la situation des Acadiens de la Nouvelle-Écosse. Une des grandes qualités du livre est qu’il se sert du passé pour rendre intelligible bien des aspects de la situation contemporaine. Il y arrive en vulgarisant avec finesse les travaux des spécialistes, qu’il s’agisse d’historiens ou d’autres praticiens des sciences humaines.
L’histoire urbaine est un genre très peu fréquenté dans l’historiographie acadienne. L’ouvrage Moncton, 1871-1929 : changements socio-économiques dans une ville ferroviaire (Moncton, Éditions d’Acadie, 1990), coordonné par Daniel Hickey, comble en partie cette lacune. Les cinq textes qu’il contient représentent un échantillon des travaux de recherche menés dans les années 1980 par des historiens et historiennes liés par un biais ou par un autre à l’Université de Moncton. L’ouvrage s’ouvre sur un texte de Jean-Roch Cyr portant sur la présence acadienne à Moncton entre 1851 et 1881. L’auteur constate que la présence acadienne dans la ville est bien réelle, mais qu’elle est encore un peu effacée par rapport à ce qu’elle deviendra plus tard. Il n’y a pas encore non plus de progrès quantitatif marqué, la proportion des Acadiens passant de 15 pour cent à 17 pour cent durant ces 30 ans. D’un autre côté, le groupe acadien n’a pas encore l’occasion de s’affirmer fortement sur le plan social à Moncton, car « il demeure à un niveau socio-économique assez peu privilégié » (p. 23). Pour illustrer cette situation, l’auteur a recours à des statistiques portant sur les occupations et leur catégorisation. Il montre ainsi que les hommes acadiens sont peu nombreux en haut de l’échelle sociale et surreprésentés dans les catégories inférieures d’occupations en 1881. L’auteur se tourne ensuite vers les mariages mixtes, presque inexistants en zone rurale, mais qui représentent en milieu urbain un bon quart des unions chez les hommes acadiens en 1881. Il fait l’hypothèse que cette pratique pouvait être une stratégie d’ascension sociale, mais malheureusement n’arrive ni à la confirmer, ni à l’infirmer. En terminant, Cyr dit de l’industrialisation qu’elle « a favorisé l’émergence d’une sorte de petite bourgeoisie acadienne » (p. 30), sauf que les données présentées dans son texte ne peuvent servir à étoffer une pareille affirmation. Il anticipe sur ce qui allait arriver quelques décennies plus tard, mais sans faire la présentation et l’analyse du processus qui allait y conduire.
La question de l’industrialisation est par contre au coeur du deuxième texte de l’ouvrage, signé par Daniel Hickey. L’auteur s’y interroge sur les particularités du processus d’industrialisation que connaît Moncton à partir du dernier quart du 19e siècle. En effet, la ville ne connaît pas le déclin qui affecte la plupart des autres centres urbains des Maritimes après la Confédération, grâce surtout à l’installation du siège social et des ateliers du chemin de fer Intercolonial à partir de 1872, qui lui ont procuré une activité importante que l’on ne retrouve pas dans les autres villes des Maritimes. On peut toutefois se demander si la présence du chemin de fer a eu des effets d’entraînement sur les activités industrielles non ferroviaires dans la ville. L’auteur pense que non. Si Moncton a connu une vague d’investissements dans la suite de l’adoption de la Politique nationale, en 1879, à long terme cette nouvelle conjoncture n’a pas été tellement favorable. L’ambition d’utiliser les bases industrielles des Maritimes pour desservir les marchés de la nouvelle fédération a tourné court. Quelques années à peine ont suffi pour que la plupart des entreprises mises sur pied dans la foulée de la politique nationale (dans les domaines du textile, du sucre et de la métallurgie) en viennent à fermer leurs portes. Les seules exceptions ont été les firmes travaillant surtout pour le marché local ou pour le marché des Maritimes, qu’il s’agisse d’entreprises industrielles ou d’entreprises de services publics. Elles seules ont traversé la tourmente. Un dernier point, selon l’auteur, a joué contre Moncton : la vigoureuse croissance démographique de la ville entre les années 1880 et les années 1910 s’est faite aux dépens de son hinterland immédiat, ce qui ne lui a laissé qu’un marché local anémié. Heureusement qu’il restait le chemin de fer.
L’industrialisation favorise le développement du travail salarié des femmes. Ginette Lafleur trace, dans le troisième texte du livre, un portrait de l’insertion des femmes dans la main-d’oeuvre de Moncton dans les années 1880. Ce que ses données lui révèlent ressemble à ce qui existe à la même époque dans d’autres villes en train de s’industrialiser où l’on remarque une importante présence féminine dans l’industrie légère, le textile en particulier. L’autre grand domaine d’emploi salarié pour les femmes est celui du travail en tant que domestiques. L’auteur note toutefois que les recensements, avec l’accent qu’ils mettent sur les occupations principales, traduisent mal la réalité du travail des femmes, car plusieurs de ces emplois industriels étaient à temps partiel, comme le laisse supposer la consultation d’autres sources. À la fois à l’usine et dans le domaine du travail domestique, les femmes acadiennes sont surreprésentées par rapport aux femmes d’autres origines. Quelques données tirées de ces recensements critiqués par l’auteure complètent le texte. Leur degré de généralité est un peu navrant —« [l]a femme qui se lance dans le monde du travail demeure généralement célibataire et assez jeune », lit-on en page 84 — mais mieux vaut ces données imparfaites que pas de données du tout!
La question de la consommation immodérée d’alcool est souvent associée aux méfaits de l’industrialisation. Qu’en est-il à Moncton? Dans le quatrième texte de l’ouvrage, Jacques Paul Couturier fait un bilan de l’application de l’Acte de tempérance du Canada de 1881 à 1896. Il s’agit d’une loi fédérale qui laissait aux autorités locales le soin de décider s’il y aurait bannissement ou non de l’alcool sur leur territoire. En 1879, un an après l’adoption de la loi, les autorités municipales de Moncton s’engagent dans la voie de la prohibition et s’y maintiennent jusqu’en 1917, au moment où la province du Nouveau-Brunswick met en place sa propre loi de prohibition. La prohibition n’empêche pas le commerce d’alcool et l’auteur cherche à comprendre pourquoi. Il trouve la réponse autant dans les agissements de groupes de pression prohibitionnistes, qui s’accommodent du fait que la consommation d’alcool n’est plus affichée publiquement, que dans les agissements des vendeurs d’alcool, qui acceptent d’avoir à payer des amendes périodiques (au lieu de permis annuels comme avant) pourvu que leur commerce puisse se poursuivre. Les Acadiens sont en général anti-prohibitionnistes d’après l’interprétation qui peut être faite des référendums qui ont eu lieu sur la question. Ils ne s’impliquent pas dans les associations de tempérance (les plus influentes sont protestantes) et sont surreprésentés parmi les vendeurs d’alcool mis à l’amende. Tout se passe comme si cette loi n’était pas pour eux.
Quelle était la place des Acadiens dans le « nouveau » Moncton du tournant du siècle? En finale du livre, Phyllis LeBlanc se penche sur l’intégration des francophones à Moncton dans le dernier quart du 19e siècle et dans le premier quart du 20e siècle. Elle affirme que l’idéologie nationale élaborée par l’élite à la fin du 19e siècle était moins « traditionnelle » que ce qu’on a bien voulu en dire. À côté de l’agriculture et de la vie rurale, cette idéologie a su faire une certaine place à la vie urbaine et aux activités économiques modernes. Ce qui s’est passé à Moncton en serait bien la preuve, selon elle : une concentration visible d’institutions acadiennes, par exemple le journal L’Évangéline, venu de la Nouvelle-Écosse, et la Société l’Assomption, migrée du Massachusetts, a fait en peu d’années de ce milieu urbain un foyer important de la vie acadienne. Le nouveau rôle de la ville indiquait certes que les Acadiens avaient su s’y intégrer. L’auteure tente, à partir des statistiques sur la propriété et la taxation, de fournir une mesure de cette intégration. Cependant, l’analyse quelle propose des données fournies reste assez limitée. À partir du moment où l’on sait que des Acadiens prennent résidence à Moncton, il n’y a pas de surprise à constater qu’ils y paient des taxes. Or, prendre le paiement des taxes comme indice d’intégration relève d’un raisonnement tautologique et n’apporte pas vraiment d’information nouvelle. On peut habiter un endroit (et y payer des taxes) sans y être intégré. La mesure utilisée n’est pas convaincante. Même en l’absence d’autres données, il est difficile de comprendre le recours à un raisonnement aussi circulaire. Par ailleurs, l’auteure relève une différence de dotation de richesse entre francophones et anglophones. Cette différence s’atténue avec le temps, sans que jamais l’écart ne soit comblé.
Tous les textes du livre Moncton, 1871-1929 sont intéressants, malgré leurs limites. Le découpage temporel pratiqué dans chaque texte est hétérogène et cela est compréhensible, car les objets étudiés n’ont pas tous la même dynamique temporelle. En somme, chaque auteur aborde un sujet distinct et essaie d’en faire le tour le plus consciencieusement possible. L’ouvrage aurait toutefois pu être mieux coordonné. Ainsi, il y a des répétitions qui auraient pu être évitées d’un texte à l’autre. Presque tous les auteurs reviennent sur l’importance de l’Intercolonial et reprennent les chiffres qui traduisent l’évolution démographique du groupe acadien au Nouveau-Brunswick et à Moncton. De même, certains auteurs fournissent des interprétations qui ne concordent pas sans que cela ne soit souligné ou discuté, comme il aurait été normal qu’on le fasse dans une publication collective. Pour Phyllis LeBlanc, par exemple, l’industrialisation de Moncton est l’histoire d’une réussite, tandis que Daniel Hickey pense que le mouvement d’industrialisation n’a pas été capable de maintenir son élan. Pour LeBlanc, la ville de Moncton a été nourrie de façon continue par les migrations provenant de son hinterland, tandis que pour Hickey, Moncton a souffert du déclin démographique de sa périphérie. Une difficulté est commune à la plupart des contributions et c’est de faire reposer une partie de l’analyse sur des données quantitatives somme toute assez étroites. Il s’agit là, bien sûr, d’une contrainte habituelle en recherche historique, mais dans le cas présent, elle semble avoir été particulièrement difficile à vivre. Une fois qu’ils ont tiré les renseignements de base disponibles dans des sources comme les données du recensement (Cyr et Lafleur), les annuaires commerciaux recensant les entreprises (Hickey) et les rôles d’évaluation (LeBlanc), les auteurs cherchent à y lire le sens de l’évolution d’une réalité, ce à quoi se prêtent mal de telles données. Le réflexe de tracer un parallèle avec des résultats de recherche déjà publiés par d’autres est certes excellent et indispensable, mais il ne compense que partiellement le problème posé par une assise de départ étroite. Dans ce contexte, il est normal que Couturier semble se tirer mieux d’affaire, car il dispose d’une palette plus variée de données empiriques.
L’urbanité acadienne figure aussi en bonne place dans l’ouvrage Économie et société en Acadie, 1850-1950 : nouvelles études d’histoire acadienne (Moncton, Éditions d’Acadie, 1996), publié sous la direction de Jacques Paul Couturier et de Phyllis LeBlanc. Plus globalement, toutefois, l’ouvrage se réclame d’une nouvelle historiographie acadienne. Les chercheurs et chercheuses qui la composent, assurément très diversifiés dans leurs préoccupations et leurs objets, auraient en commun de concentrer leur attention sur la période postérieure à la Déportation et de se distancer, par le biais de l’histoire sociale en particulier, du discours ethnoculturel qui a longtemps marqué l’histoire acadienne sous la forme du récit de la survivance ou de la « renaissance ». Le livre donne l’occasion à six auteurs et auteures de cette nouvelle historiographie de présenter en quelques pages les travaux qu’ils ont réalisés dans le cadre de leur thèse de doctorat. L’ouvrage est préfacé par Delphin Muise. Le projet en émergence de cette nouvelle historiographie est exposé sommairement en introduction, mais présenté plus en détail dans un texte de Jacques Paul Couturier en fin de volume (« La production de mémoires et thèses en histoire acadienne, 1960-1994 : analyse et conjectures », pp. 187-94). Le souci de renouveler l’histoire de l’Acadie vient de ce que les perspectives quelque peu fermées et circulaires de l’histoire nationalisante sont apparues comme insuffisantes. Les travaux, mal diffusés, de cette nouvelle historiographie ne permettent pas encore de déboucher sur « son propre récit de l’histoire acadienne », ce qui nécessiterait d’ailleurs une « nouvelle synthèse » (p. 194), mais la question se pose. Sur le plan des désignations, l’histoire nationalisante a été qualifiée par les auteurs tantôt d’« historiographie d’hier », tantôt d’« historiographie traditionnelle ». La seconde appellation n’apparaît pas des plus heureuses, pour deux raisons. D’abord, le terme « traditionnel » est un mot passe-partout qui finit par perdre toute signification précise et ne devrait être employé que si on l’a défini rigoureusement. Ensuite, il y a confusion entre ceux et celles qui écrivent l’histoire et leur objet. Parce qu’ils se sont intéressés au discours de l’élite dite traditionnelle, certains historiographes devraient-ils s’appeler bêtement « traditionnels »?
Dans un premier texte (« La montée des élites acadiennes au Nouveau-Brunswick, 1861-1881 », pp. 19-41), Sheila Andrew s’attache à circonscrire la composition des élites du 19e siècle et surtout à retracer certains de leurs comportements. Prenant le contre-pied de certaines thèses antérieures, elle tient à démontrer que l’élite n’est pas unifiée, que sa composition est changeante et qu’elle n’arrive pas à manipuler le reste de la société. Elle commence par se donner une définition et une mesure précises de ce qu’elle entend par l’élite : les agriculteurs les plus productifs, les marchands bien cotés par les agences de crédit, les prêtres, les médecins, les avocats et les fonctionnaires supérieurs ainsi que les gens qui ont fait les plus longues études. Toutes ces personnes ont-elles une idéologie qui les rassemble et sont-elles capables d’agir en commun? Non, prétend l’auteure, qui en veut pour preuve qu’un organe comme le Moniteur acadien, souvent présenté dans des analyses antérieures comme la voix de l’élite, n’a qu’un faible taux de pénétration dans les catégories qui composent l’élite comme elle la définit. En définitive, « le journal n’est pas la voix d’une élite acadienne unie » (p. 30). En politique, l’auteure réussit facilement à montrer que l’élite est divisée. Même constat en ce qui concerne la question nationale. Les grandes manifestations que sont les conventions ne doivent pas faire écran. Malgré des votes de l’assemblée des délégués traduisant des positions largement partagées, les affrontements de coulisse sont féroces et les points de divergence nombreux. De toute façon, « l’idéologie du mouvement de la Convention n’est qu’un élément mineur dans la complexité de la vie acadienne et aucune élite ne peut espérer tenir les Acadiens en main » (p. 41). Sheila Andrew arrive à défaire la représentation de monolithisme qui s’est attachée à l’élite acadienne dans plusieurs travaux antérieurs et ce résultat est en lui-même important. Sa démarche toutefois n’est pas convaincante sur tous les plans. Sa définition de l’élite reste plus formelle qu’organique, plus nominaliste que conceptuelle. Même en admettant que les cercles élitiques aient été marqués par une certaine diversité, ce qui est raisonnable, il n’est pas exclu que des convergences se soient manifestées à un moment ou un autre. Sauf que l’auteure, armée de la définition qui est la sienne, n’a que peu de chances d’arriver à cerner ces mouvements de convergence. Il y a aussi d’autres objections qu’on peut faire à l’auteure. La division et le manque d’unanimité au sein des classes et catégories sociales dirigeantes sont des données universelles. Elles ne peuvent être invoquées pour nier toute capacité d’action à ces groupes sociaux. De même, il n’y a aucune catégorie dirigeante qui règne sans partage. Sheila Andrew retourne cette question dans l’autre sens en laissant entendre que l’élite n’influençait guère le peuple, mais était plutôt obligée de se soumettre à ses désirs. À ceci, on peut opposer que si l’« élite » doit tenir compte du peuple et s’adapter à ses humeurs changeantes, on ne peut en conclure que toute catégorie sociale est privée de moyens d’exercer une influence réelle sur le reste de la société. Une question reste au terme de cet article : la notion d’élite telle que définie est-elle la plus appropriée pour rendre compte des phénomènes d’influence et de hiérarchie dans l’analyse sociale?
Jacques Paul Couturier, quant à lui, s’intéresse à la question des Acadiens et de la justice (« Perception et pratique de la justice dans la société acadienne, 1870-1900 », pp. 43-75). Selon certains travaux historiques, deux éléments ressortent en ce qui concerne le 19e siècle : premièrement, les Acadiens se seraient tenus à l’écart des cours pour trouver une solution aux différends qu’ils avaient avec d’autres personnes; deuxièmement, le système judiciaire aurait servi d’instrument de domination de la majorité anglophone. L’auteur ne conteste pas que ces opinions aient pu exister dans la collectivité acadienne du 19e siècle. Il note en tout cas qu’il y avait des problèmes réels d’accès à la justice en raison de la langue des tribunaux, l’anglais, mais aussi en raison du manque de juges et d’avocats de langue française pouvant mettre les procédures et les textes de loi à la portée des justiciables. Cependant, dans sa démarche, l’auteur choisit de ne pas se pencher uniquement sur le discours des acteurs, mais de vérifier aussi leurs comportements. Pour ce faire, il relève tous les cas sur lesquels des jugements ont été rendus dans le comté de Gloucester entre 1873 et 1899. Ces données révèlent que les Acadiens ont recours aux tribunaux, certes dans une moindre proportion que leurs voisins anglophones, mais qu’on est loin de la désertion des cours. La fréquence du recours judiciaire augmente dans le temps, en partie parce que la population acadienne elle-même croît dans le temps. En poussant plus loin son investigation, l’auteur est en mesure d’avancer que la différence constatée tient davantage à des clivages sociaux et aux conditions économiques qu’à des considérations ethniques. Devant les tribunaux, ce sont les causes impliquant des recouvrements de sommes d’argent qui sont les plus nombreuses et les marchands sont ceux qui s’en prévalent le plus fréquemment. Or, les marchands acadiens sont en faible nombre au début de la période et en meilleure position numérique vers la fin. Ce seul fait explique en grande partie la différence de comportement entre les deux groupes linguistiques dans le recours à la justice. À mesure que la situation de la collectivité acadienne s’améliore et que des Acadiens font leur entrée dans le monde des affaires, la différence qui les caractérise dans le comportement judiciaire s’estompe. Voilà qui est assez pour ébranler la croyance en une désertion de la justice par les Acadiens. Si des pratiques non officielles, comme la sanction populaire, ont servi aux Acadiens pour régler des différends, les « mécanismes judiciaires étatiques ont aussi [eu] une place et jou[é] aussi un rôle dans la société acadienne », ce qui amène Jacques Paul Couturier à parler de « pluralisme juridique » (p. 45). Pour lui, il y a une autre conclusion qu’il faut tirer de cette analyse : « il y a intégration subtile mais bien réelle des Acadiens à la société globale néo-brunswickoise à la fin du 19e siècle » (p. 75).
Nicolas Landry signe une contribution (« L’âge d’or de la pêche à la morue à Caraquet, 1874-1900 », pp. 79-95) qui concerne comme la précédente le nord-est du Nouveau-Brunswick. Le sujet choisi pose la question de la place des compagnies jersiaises dans les régions où elles étaient installées. Nicolas Landry affirme que « trop d’auteurs ont déjà grandement simplifié le rôle socioéconomique de ces marchands de poisson » (p. 79). L’auteur examine toutes les statistiques disponibles sur les captures et tente de cerner les facteurs qui expliquent la croissance importante des prises à Caraquet vers la fin du siècle. La concentration des installations de transformation et l’augmentation des embarcations y auraient contribué. Le texte reste plutôt descriptif et n’a finalement que peu de questions précises à adresser à « l’historiographie traditionnelle », sauf à dire qu’elle « a quelque peu escamoté les dimensions de cette activité économique si importante pour les Acadiens après la déportation » et qu’elle a véhiculé l’idée que « les pêcheries soumettent les Acadiens de la côte à une exploitation inacceptable de la part des compagnies anglo-normandes » (p. 80). Sur le premier point, il est certain que l’article de Nicolas Landry établit l’importance de la pêche pour la péninsule acadienne, mais y a-t-il là un objet de polémique avec ladite historiographie? Sur le second point, les éléments apportés par l’auteur sont trop limités pour constituer une réappréciation un peu conséquente du rôle de ces compagnies dans le milieu. Tout au plus y voit-on un portrait de leurs activités et des méthodes qu’elles utilisaient.
Dans son texte, Jean-Roch Cyr (« La colonisation dans le nord du Nouveau-Brunswick durant la crise économique des années 30 », pp. 97-128) ne cherche pas particulièrement, de son côté, à se positionner par rapport à « l’historiographie traditionnelle ». Il jette un regard sur le phénomène de la colonisation qu’il cerne bien dans son mouvement et ses acteurs. Par le moyen de perspectives multiples touchant aussi bien au rôle des acteurs publics aux niveaux fédéral, provincial et municipal qu’aux intérêts des entreprises forestières, en passant par les points de vue et initiatives du clergé, il arrive à rendre compte d’une foule d’aspects de ce mouvement complexe et à caractériser les principales stratégies d’acteurs qui s’y sont entrecroisées. Le mouvement a été d’une ampleur respectable puisqu’il aurait touché 5,4 pour cent de la population moyenne entre 1933 et 1943. Au Nouveau-Brunswick, il s’est fait sentir principalement dans le nord, soit dans la partie de la province qui avait la double caractéristique d’être la plus défavorisée et d’être très forestière. Comme les plus grandes concentrations de francophones se trouvent également dans le nord de la province, il s’agit d’un mouvement qui a touché particulièrement la collectivité acadienne. Ce projet d’établir comme agriculteurs plusieurs milliers de personnes a échoué. À mesure que l’expérience se déroulait, tous les signes de cet échec se manifestaient de plus en plus clairement. Pour autant, aucun arrêt du mouvement ne fut prononcé officiellement : l’arrêt s’est plutôt produit de lui-même quand la reprise s’est fait sentir après la crise et pendant la guerre, à mesure donc que l’industrie forestière et les autres secteurs d’activité se sont remis à tourner. Dans sa conclusion, l’auteur prend une posture relativiste, lorsqu’il dit : « Malgré les débats et la rhétorique de l’époque, qui soutenaient que chacun des groupes engagés dans le retour à la terre n’y trouvait pas son compte, notre étude établit que ce mouvement servit de stratégie d’adaptation à tout le monde » (p. 128). Il se prononce plutôt clairement sur ce qui semble être le résultat le plus probant du mouvement de colonisation lorsqu’il écrit : « Les résultats de cette recherche démontrent que la plupart des conditions en vigueur dans le nord du Nouveau-Brunswick au cours des années 30 ont mené une partie de la population à renforcer sa dépendance envers l’activité économique dominante, en l’occurrence l’industrie forestière » (p. 128). Au total, ces deux constats semblent rendre justice à ce mouvement multiforme et complexe.
Dès le départ, Phyllis LeBlanc fait référence dans son texte (« Une communauté en transition : Moncton, 1870-1940 », pp. 131-52) à « l’historiographie acadienne traditionnelle » qui n’a pas réussi à produire un traitement satisfaisant de la participation des Acadiens au processus d’urbanisation. Sa recherche sur Moncton lui sert de cas-type. C’est la question de l’insertion professionnelle qui lui fournit la porte d’entrée pour l’exploration de son sujet. Moncton connaît plusieurs transformations dans la période considérée : avant 1900, la construction du chemin de fer Intercolonial et la poussée d’industrialisation, et après 1900, l’émergence d’une économie de services et une désindustrialisation relative. Des changements dans la composition de la main-d’oeuvre accompagnent toutes ces transformations. L’auteure constitue ses propres statistiques professionnelles à partir de listes et bottins d’époque qui lui permettent de remonter aux individus. Le traitement quantitatif auquel elle soumet ces informations fournit un portrait fiable des changements intervenus. Il en ressort qu’en général les francophones sont moins bien situés dans la hiérarchie socioprofessionnelle. Ce bilan varie d’une grande entreprise à l’autre dans la ville. Les plus anciennes, comme le chemin de fer, comblent une plus grande fraction de leurs postes de travail avec des salariés francophones qu’ils cantonnent davantage au bas de la pyramide des emplois; les plus récentes, comme la firme Eaton, embauchent une plus faible proportion de francophones, mais les ventilent plus équitablement dans les divers paliers de la hiérarchie des postes. Ces constatations, ainsi que d’autres relatives aux effets des crises de l’après-guerre sur la main-d’oeuvre, conduisent l’auteure à affirmer que « les francophones, autant que les anglophones, cherchent à intégrer toutes les catégories socioprofessionnelles dans les entreprises locales » (p. 149) et que « la diminution relative [des] effectifs [francophones] est le reflet des problèmes (et des transformations) économiques, facteurs qui échappent au contrôle des francophones comme, d’ailleurs, des anglophones » (p. 150). Au total, « la participation du groupe francophone (acadien) à l’économie moderne [est] associée à des facteurs économiques et sociaux plutôt que soumise à des pressions idéologiques et culturelles » (p. 150), comme le veut généralement l’historiographie traditionnelle. La démonstration est certes conduite avec brio, mais la polémique avec l’autre historiographie conserve malgré tout un aspect quelque peu artificiel. Va pour « l’encadrement physique rural et économique agricole » (p. 131) que le discours nationaliste a jadis présenté comme idéal pour la collectivité acadienne, encadrement qui ne laissait pas de place à une vision urbaine. Cependant, les propos cités et leur justification idéologique ne sont plus en usage aujourd’hui. On peut se demander s’il vaut la peine de partir en croisade contre eux. Et puis, tout n’est pas si manichéen que le laisse entendre Phyllis LeBlanc. Ne disait-elle pas elle-même dans Moncton, 1871-1929 que l’idéologie nationale de l’élite d’il y a un siècle était moins monolithique qu’on avait bien voulu le laisser croire et que cette élite n’avait pas systématiquement boudé la ville en choisissant précisément Moncton pour en faire le siège de plusieurs institutions acadiennes? L’histoire sociale, que pratiquent Phyllis LeBlanc et les autres historiens et historiennes qui signent des textes dans l’ouvrage, vaut pour ellemême. Il n’est certes pas besoin de l’opposer à des conceptions qui n’ont plus cours pour en faire ressortir la pertinence.
Nicole Lang, dans un chapitre intitulé « Gestion et travail : le cas de l’usine Fraser d’Edmundston (N.-B.), 1918-1946 » (pp. 153-84) s’intéresse à l’histoire d’une entreprise papetière. Elle retrace l’évolution de l’usine Fraser d’Edmundston, au nordouest du Nouveau-Brunswick, en même temps que celle de l’entreprise Fraser, qui déborde les cadres de la seule ville d’Edmundston. La période considérée va de l’établissement de l’usine jusqu’en 1946. Cette dernière date est choisie parce qu’elle précède immédiatement une nouvelle étape de l’histoire de l’entreprise au cours de laquelle elle connaîtra une expansion rapide. L’auteure s’attarde à l’identification des propriétaires de la compagnie, à la description de ses structures de gestion, aux acquisitions et aux investissements réalisés, à son sort durant la crise économique, et aux conditions de travail dans l’usine d’Edmundston. Concernant ce dernier point, l’élément le plus important est la syndicalisation des travailleurs et travailleuses survenue en 1938. Une mise en perspective des conditions de travail relatives à la rémunération, à la sécurité, au droit de recours, etc., avant et après 1938, illustre sans l’ombre d’un doute les progrès effectués. Même syndiqués, les salariés de la Fraser continueront de démontrer une attitude conciliante, sinon passive, envers leur employeur. D’une part, la philosophie du syndicat auquel ils sont affiliés ne préconise pas l’affrontement; d’autre part, la Fraser continue d’être le seul employeur d’importance dans toute la région, ce qui conduit les travailleurs à « subi[r] les conséquences des décisions patronales. Ainsi, pendant plusieurs années, ils ont été impuissants contre les mises à pied, les diminutions des heures de travail et les baisses des salaires » (p. 184). Un peu comme Jean-Roch Cyr, Nicole Lang ne se positionne pas par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler l’« historiographie traditionnelle », ce qui ne l’empêche pas de livrer une bonne étude d’histoire sociale.
L’ouvrage de Jacques F. LaPointe contribue aussi à mieux comprendre l’histoire urbaine acadienne, mais dans le cadre d’une monographie publiée à l’occasion du bicentenaire de la ville de Saint-Léonard. Son Grande-Rivière : une page d’histoire acadienne (Moncton, Éditions d’Acadie, 1989), préfacé par Naomi Griffiths, propose une vision d’ensemble de l’histoire de cette localité située au nord-ouest du Nouveau-Brunswick. En huit chapitres, l’auteur aborde les étapes de l’évolution de Saint-Léonard entre 1789 et 1989. Le terme de Grande-Rivière, qui a été choisi pour nommer la communauté étudiée, fait référence à l’appellation de l’un des premiers établissements acadiens dans le haut du fleuve Saint-Jean. À l’origine, cet établissement s’étendait sur les deux rives du fleuve. Même si, depuis un siècle et demi, la frontière canado-américaine passe au beau milieu du fleuve, et que de chaque côté du fleuve, Saint-Léonard et Van Buren forment depuis longtemps des communautés distinctes, l’appellation « Grande-Rivière » est maintenue par l’auteur même pour la période contemporaine. Ce dernier propose donc tout au long de son ouvrage un parallèle entre la partie néo-brunswickoise et la partie américaine de la zone, ce qui lui donne l’occasion de préciser les liens qui existent entre les deux, mais aussi de souligner les particularités de chacune. Il s’agit là de l’un des traits originaux de l’ouvrage.
Les deux premiers chapitres du livre relatent les débuts de l’établissement et le règlement de la question de la frontière. Le chapitre un raconte les premières années de l’établissement de Grande-Rivière. Une partie des familles qui arrivent à partir de 1789 sont des rescapés de la Déportation de 1755 qui ont été déplacés de leurs terres de la région de Sainte-Anne-des-Pays-Bas (Fredericton) au moment de l’arrivée des Loyalistes. Une seconde vague d’arrivants déferle à partir du milieu de la décennie 1810. Elle prend place dans la suite de la guerre de 1812 avec les États-Unis. La frontière entre les États-Unis et la colonie britannique du Nouveau-Brunswick n’étant pas encore déterminée, chaque gouvernement prend des mesures pour assurer son autorité sur le territoire et pour l’occuper. C’est ainsi que des Loyalistes et des immigrants britanniques recevront à cette époque, du gouvernement du Nouveau-Brunswick, des terres dans le Madawaska, et ce aussi bien du côté nord du fleuve (côté canadien actuel) que du côté sud (côté américain actuel). Plusieurs nouveaux habitants arrivent à cette époque du Bas-Canada. L’État du Maine encourage dans les mêmes années l’établissement de nouveaux Américains particulièrement dans la zone de l’Aroostook. Le chapitre deux fait le point sur tout ce qui a entouré la question de l’établissement des frontières au Madawaska. Le tracé de la frontière entre les colonies britanniques et les États-Unis le long du fleuve Saint-Jean a constitué une pomme de discorde pendant pratiquement toute la première moitié du 19e siècle. Dans cette dispute, l’accès aux ressources forestières du territoire semble avoir eu un impact plus important que le sort des populations qui y habitaient déjà. La signature, en 1842, du traité Ashburton-Webster apporte une solution au litige. « La plus grande tragédie de ce traité n’est pas nécessairement la cession de territoires par l’une ou l’autre des puissances en conflit, écrit l’auteur, mais bel et bien le partage d’un peuple sous deux drapeaux » (p. 63). Grande-Rivière, jusque-là communauté unique à cheval sur les deux rives du fleuve, doit être scindée en deux. Certaines autres localités de la vallée du Haut-Saint-Jean sont aussi affectées. Une seconde frontière est fixée en 1851 lorsqu’une loi du Parlement britannique détermine le tracé de la frontière entre les colonies du Bas-Canada et du Nouveau-Brunswick.
Les chapitres trois et quatre traitent de la vie religieuse et administrative. Le premier est consacré à un recensement des divers missionnaires, curés et responsables religieux qui ont eu à intervenir sur le territoire de Grande-Rivière, tant du côté canadien que du côté américain. La majeure partie de ceux et celles qui sont mentionnés appartiennent à l’Église catholique, le clergé des confessions protestantes n’ayant droit qu’à quelques mentions rapides. La constitution des paroisses, leur subdivision en paroisses nouvelles, leur rattachement aux diocèses dont le nombre et les frontières ont considérablement varié dans le temps, l’identité des titulaires des fonctions pastorales dans les paroisses et les diocèses, l’énumération des communautés religieuses qui ont eu des activités sur le territoire constituent l’essentiel du chapitre qui se caractérise par son ton plutôt hagiographique. Le tracé de la frontière en 1842 a laissé du côté américain deux (Saint-Bruno et Sainte-Luce) des trois paroisses du territoire de Grande-Rivière et une seule (Saint-Basile) du côté néo-brunswickois. L’apparition des paroisses de Saint-Léonard et Saint-Hilaire du côté canadien en 1869 est venue rétablir un nouvel équilibre entre les deux rives. Pendant longtemps, souligne aussi l’auteur, pratiquement tous les membres du clergé provenaient de l’extérieur de la région. À partir du début du 20e siècle, le recrutement du clergé se fait de plus en plus dans la région du nord-ouest du Nouveau-Brunswick. Le lecteur trouve au chapitre quatre une généalogie de l’administration civile à Grande-Rivière et dans le Madawaska. Le rattachement successif aux comtés de York (1824), de Carleton (1833), de Victoria (1850) et de Madawaska (1873) traduit la création de nouvelles entités administratives par Fredericton tout au long du 19e siècle. Le nom de Saint-Léonard apparaît en 1850 pour désigner une division municipale de ce qui était alors la « paroisse civile » du Madawaska au sein du comté de Victoria. Par découpage du même territoire seront ensuite créés Saint-André en 1907 et la ville de Saint-Léonard en 1920. Cette dernière n’occupe toutefois qu’une mince portion du village dont elle émane. Sa création a pour effet de concentrer dans un périmètre restreint des services publics (prison, police, adduction d’eau, pompiers) destinés à répondre aux besoins d’une zone industrielle et commerciale relativement prospère ayant poussé aux abords du pont international routier construit en 1911 et du pont international ferroviaire achevé en 1915.
Les infrastructures de transport ont conditionné fortement l’évolution de Saint-Léonard, et l’auteur leur consacre donc tout un chapitre, le cinquième. La navigation fluviale a bien sûr marqué les débuts de l’établissement de Grande-Rivière. Déjà à cette époque, la vocation de carrefour de la localité prend forme : en effet, le portage entre la Baie des Chaleurs et le bassin du fleuve Saint-Jean passe par Grande-Rivière. Même si Grande-Rivière se trouvait sur le « chemin » militaire entre Saint-Jean et Québec, il a toutefois fallu attendre après le règlement du conflit frontalier avec les États-Unis pour qu’une route vraiment carrossable soit construite vers 1850. Saint-Léonard est devenu un carrefour routier avec la construction du pont la reliant à Van Buren, en 1911, et surtout avec l’ouverture de la route menant jusqu’à Campbellton, en 1932. Mais c’est surtout son statut de carrefour ferroviaire qui allait contribuer à propulser Saint-Léonard, selon l’auteur. Saint-Léonard est sur la ligne de la New Brunswick Railway (qui sera achetée plus tard par le Canadien Pacifique) faisant le lien entre Fredericton et Edmundston (1878). Avec l’ouverture d’un chemin de fer entre Edmundston et Rivière-du-Loup en 1890, la ville se trouve sur un axe reliant la façade maritime du Nouveau-Brunswick avec la vallée du Saint-Laurent et bénéficie donc d’un accès efficace au réseau ferroviaire canadien dans son entier. En 1910, un tronçon est construit entre Campbellton et Saint-Léonard sous le nom pompeux d’International Railway. En 1912, avec le parachèvement du Transcontinental (qui fera partie plus tard de la société de la couronne Canadien National) entre Lévis et Moncton, une deuxième entreprise majeure de chemin de fer dessert Saint-Léonard en la branchant sur son réseau pancanadien. En 1915, enfin, la construction d’un pont sur le fleuve Saint-Jean permet une connexion avec le réseau ferroviaire américain. L’aéroport régional du Madawaska est construit à Saint-Léonard en 1979.
L’auteur consacre son sixième chapitre à la vie économique de Saint-Léonard. L’agriculture fait figure d’activité fondatrice, car défricher et produire ses aliments étaient les conditions mêmes de la survie dans les premières années de l’établissement. Cependant, les agriculteurs ont dû composer avec de nombreuses difficultés : éloignement des marchés, manque de formation et concurrence avec d’autres activités. À ce sujet, l’auteur mentionne à juste titre les conséquences adverses de l’arrivée du chemin de fer au Madawaska. Celui-ci accapare de bonnes terres et détourne certains habitants de l’agriculture. Une fois tous les liens ferroviaires en place, vers 1915, l’espoir qu’ils constituent un aiguillon pour la production agricole ne se concrétise pas. L’agriculture ne réussit pas à acquérir une position avantageuse et les marchés locaux sont même compromis par l’arrivée des productions extérieures que les nouveaux moyens de transport facilitent. Le portrait de l’évolution de l’agriculture dans la région de Saint-Léonard est toutefois incomplet. LaPointe n’a pas discuté du développement d’une quasi-monoculture de la pomme de terre dans la région dans la seconde moitié du 20e siècle. Même si c’est surtout le territoire au sud de Saint-Léonard qui est principalement touché par cette évolution de l’agriculture, le fait que cette vocation agricole plus récente ait été confirmée par le temps aurait mérité un traitement plus conséquent.
L’exploitation et la transformation des ressources forestières représentent l’activité économique qui semble avoir eu le caractère le plus structurant dans l’évolution de Saint-Léonard. Le bois destiné à la commercialisation a d’abord été flotté sur le fleuve Saint-Jean pour être transformé ou exporté par des établissements situés en aval. L’expansion phénoménale de la jeune industrie du papier aux États-Unis dans le dernier tiers du 19e et l’urbanisation rapide qui a lieu à la même époque dans ce pays induisent une demande sans précédent de bois dans le pays voisin. Au flottage du bois s’ajoute bientôt le transport par train. La situation exceptionnelle de Saint-Léonard au plan ferroviaire en fait bientôt un lieu important de transformation et de transbordement du bois. Des scieries s’y établissent. Van Buren connaît en face la même ébullition. Une certaine prospérité s’installe à Saint-Léonard entre les années 1880 et 1930; celle-ci entraîne dans son sillage de nouvelles activités, en particulier dans le domaine commercial. Au tournant du siècle, Saint-Léonard est la localité la plus populeuse du comté de Madawaska. Ce titre lui sera ravi en moins de 25 ans par Edmundston qui est le siège de l’implantation d’un autre type d’activité industrielle de transformation, la fabrication de pâte et papier. La société Irving, qui a racheté les terres de la New Brunswick Railway et qui est devenue un grand propriétaire foncier dans cette partie du Nouveau-Brunswick, parle bien dans les années 1940 d’ériger une usine de papier à Saint-Léonard, mais ce projet ne se concrétise pas. Elle inaugure toutefois en 1962 une usine de sciage dans les environs de Saint-Léonard et construit en 1988 une usine vouée à la production de contreplaqué.
L’histoire sociale est au menu des deux derniers chapitres. Le chapitre sept touche le commerce d’alcool pendant la période de la prohibition. Deux prohibitions sont en cause, celle qui a régné sur le territoire du Nouveau-Brunswick de 1917 à 1927 et celle qui a eu cours aux États-Unis de 1917 à 1933. Les deux ont donné lieu à un important commerce illicite d’alcool qui a permis l’enrichissement de quelques individus à Saint-Léonard. Il ne fait pas de doute que la situation de Saint-Léonard comme ville frontalière a grandement favorisé les activités de contrebande. Le traitement du sujet par l’auteur mise beaucoup sur les anecdotes et verse quelque peu dans le folklore. Le dernier chapitre de l’ouvrage porte sur le monde de l’éducation. Terrain de revendication, sinon de bataille, pour les Acadiens, l’éducation méritait certes un chapitre distinct. Les écoles publiques ne se structurent vraiment dans le Madawaska qu’après la fixation de la frontière. Dans les années 1850 et 1860, l’école fonctionne pour l’essentiel en anglais. Une partie du financement est assumée par Fredericton et une partie par le prélèvement d’impôts locaux. La loi sur les écoles communes ou « Common Schools Act » de 1871 a entraîné au Madawaska des conséquences similaires à celles qui ont été vécues dans d’autres régions du Nouveau-Brunswick : une désertion des écoles par les catholiques. Le compromis de 1875 ouvre certes la voie à une réintégration des enfants dans le système scolaire public, mais les progrès de la scolarisation sont plutôt lents. Il semble qu’il y ait eu des difficultés de recrutement importantes dues à la présence d’activités concurrentes. « L’ère de prospérité remarquable » que connaît la municipalité au tournant du siècle fait que, selon l’auteur, « plusieurs jeunes gens de l’endroit préfèrent gagner un salaire plutôt que de fréquenter l’école » (p. 320). LaPointe consacre beaucoup d’espace à énumérer les faits et gestes des différentes communautés religieuses qui ont assuré une présence dans l’enseignement sur le territoire de l’établissement de Grande-Rivière (donc autant du côté du Maine que du Nouveau-Brunswick). Cette énumération recoupe d’ailleurs celle qui est faite au chapitre trois portant sur la vie religieuse. Des thématiques comme la francisation progressive du système scolaire au Nouveau-Brunswick et le renouveau scolaire faisant suite au programme des « Chances égales» du gouvernement Robichaud dans la seconde moitié des années 1960 demeurent pratiquement sans traitement dans l’ouvrage, alors qu’il aurait été plus que pertinent de les développer.
L’ouvrage de Jacques F. LaPointe n’a d’autre ambition que d’être une honnête monographie d’une localité particulière, Saint-Léonard. L’auteur, qui a tenu à mener le parallèle entre l’évolution de Saint-Léonard et l’évolution de Van Buren, a bien réussi son pari. La somme de travail nécessaire pour consulter les sources américaines et canadiennes en aurait peut-être découragé plus d’un, mais LaPointe s’est donné la peine de ratisser les archives et les journaux locaux des deux côtés de la frontière. Son travail reste cependant trop collé à la chronique. Il aurait été intéressant qu’il puisse à l’occasion creuser davantage les aspects contextuels des situations qu’il examine. La plupart des situations vécues par les Madawaskayens à différentes étapes de leur évolution ont leur parallèle dans la vie des autres Acadiens et Néo-Brunswickois. L’examen de ces parallèles est indispensable pour comprendre les spécificités qui marquent un territoire donné. Sa monographie y parvient jusqu’à un certain point lorsqu’il traite des événements et situations les plus lointains, mais à mesure qu’il se rapproche du monde d’aujourd’hui, il se tourne davantage vers l’anecdote et vers l’événementiel, ce qui enlève de l’intérêt à son travail. Du point de vue de la forme, le travail de Jacques LaPointe est agréable à lire, bien écrit dans l’ensemble. Quelques bavures se sont glissées ici et là. Elles ne sont pas assez importantes pour rompre le plaisir de parcourir l’ouvrage. On peut ainsi relever un anachronisme : en 1856, le lieutenant-gouverneur aurait fait le trajet de Fredericton à Petit-Sault en automobile (p. 201). Difficile, car on en était encore à la traction hippomobile! Ou un raccourci qui confine à l’imprécision : Louis Mailloux et John Clifford seraient morts à Caraquet le 14 janvier 1875 lors d’une assemblée des commissaires d’école (pp. 314-15). En fait, Mailloux et Gifford (et non pas Clifford) sont morts lors d’une descente de la milice quelques jours plus tard. Ces imperfections ne sont cependant pas de nature à miner l’intérêt pour le livre.
Dans Une force qui nous appartient: la Fédération des caisses populaires acadiennes, 1936-1986 (Moncton, Éditions d’Acadie, 1990), Jean Daigle fait l’histoire des caisses populaires francophones du Nouveau-Brunswick. Tout en mettant l’accent sur la Fédération, le livre apporte une vue d’ensemble des origines et de l’évolution des coopératives d’épargne et de crédit en milieu acadien. L’année 1936 qui figure dans le titre n’est d’ailleurs pas l’année de naissance de la Fédération, mais bien celle de la fondation de la première caisse populaire acadienne. Pour reconstituer les origines de la coopération en milieu acadien, l’auteur choisit de se référer aux Maritimes en général. Ainsi, il relate l’expérience de la Banque des fermiers de Rustico, dont l’existence s’étend de 1859 à 1894. Il parle aussi des « graineries » ou banques de semences dont on retrace l’existence entre 1860 et 1920. Il évoque même le Maritime Rights Movement (1919-1927) et les problèmes économiques des provinces de l’Est, le coopératisme constituant une sorte de réponse aux conditions difficiles vécues par la population. On assiste, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, à de nombreuses tentatives de mettre en place des coopératives de divers types, mais plusieurs échouent. Une approche systématique est mise au point à partir de 1930 par une équipe de la St. Francis Xavier University sous la direction de Moses Coady. Il s’agit d’une forme d’animation reposant sur l’éducation des adultes. La formule est adoptée au Nouveau-Brunswick et ses plus grands propagandistes sont des membres du clergé catholique. Les idées d’Antigonish prennent appui sur la doctrine sociale de l’Église et ont des visées de reconstruction sociale. La campagne qui est alors entreprise au Nouveau-Brunswick débouche sur la fondation dans les années 1930 de plusieurs coopératives de pêcheurs et, à partir de 1936, de nombreuses caisses populaires.
En 1938, la New Brunswick Credit Union League est fondée. Elle fédère une quarantaine de coopératives de crédit, anglophones et francophones. Le nombre de ces coopératives croît rapidement. En sept ans, il s’en ajoute une centaine. En 1945, certains leaders acadiens, dont le slogan est « Distinguer pour unir », demandent et obtiennent la mise en place de fédérations différentes pour les deux groupes linguistiques. C’est ainsi que naît la Fédération des caisses populaires acadiennes en 1945 avec plus de 60 caisses affiliées. Le regroupement sur une base autonome des organismes issus du milieu acadien correspond à l’objectif poursuivi par l’élite acadienne de l’époque de doter la collectivité d’institutions qui lui soient propres. C’est la même élite, pour une bonne part d’origine cléricale, qui a milité à la même époque pour un système scolaire distinct pour les Acadiens. Et ce sont en partie les mêmes structures d’encadrement qui sont à l’oeuvre, l’Ordre de Jacques-Cartier par exemple. La particularité des caisses populaires est qu’elles évoluent dans la sphère économique, moins à la portée de cette élite. Bien sûr, le cas de la Société l’Assomption constitue un autre exemple d’organisation à but économique soutenue à l’origine par le milieu francophone exclusivement. Par contre, d’autres types de coopératives qui ont eu une pénétration importante en milieu acadien (coopératives de pêcheurs et coopératives de consommation) n’ont pas évolué vers une dualité dans leurs structures fédératives et se sont retrouvés à côtoyer dans leurs regroupements une majorité de coopérateurs anglophones. Pour l’auteur, la raison principale qui explique le succès de la coopération en milieu acadien est que « la formule coopérative constitue une forme d’organisation sociale et économique tout à fait adaptée à un milieu minoritaire » (p. 13), la coopération jouant alors le rôle d’instrument de survivance et de préservation de l’identité. Dans de telles circonstances, le coopératisme se marie bien avec le nationalisme.
Dans les deux premières décennies de son existence, la Fédération des caisses populaires acadiennes structure ses services petit à petit : mise en place d’une caisse centrale, fondation en 1948 d’une entreprise de service (la Société d’assurance des caisses populaires acadiennes) dont le but est d’assurer les prêts faits aux sociétaires, création d’un programme d’éducation des coopérateurs, construction d’un édifice pour abriter le siège social, création de caisses scolaires. À partir des années 1950, la Fédération participe à des organismes tel le Conseil acadien de la coopération et le Conseil économique des provinces atlantiques. Le financement des activités de la Fédération est longtemps précaire, car les actifs des caisses membres sont modestes au début et les cotisations qui leur sont demandées demeurent faibles jusqu’aux années 1970. Jusqu’en 1968, le nombre des employés de la Fédération ne dépasse pas dix. Il connaît une croissance importante par la suite, à l’aube de ce que l’auteur appelle « l’entrée en force des gestionnaires » (p. 159). Cette nouvelle époque, qui correspond à un cycle d’expansion dans l’économie canadienne, voit les actifs des caisses grimper en flèche. Les coopérateurs sont plus nombreux et ils déposent davantage de liquidités dans leur caisse. Les caisses membres délaissent le bénévolat et adoptent les pratiques courantes chez les autres entreprises financières : heures d’ouverture équivalentes aux banques, personnel salarié, produits d’épargne plus diversifiés, systématisation du paiement par chèque. Des systèmes comptables plus élaborés doivent être mis en place et sont fournis par un vieux complice des caisses acadiennes, le réseau de Desjardins au Québec. Quelques caisses, à plus petit volume, disparaissent à la suite de fusions ou de fermetures. La comparaison avec les credit unions du Nouveau-Brunswick indique en 1975 que les caisses acadiennes se distancient de beaucoup de leurs consoeurs anglophones, dont l’avoir moyen par membre glisse sous celui des caisses acadiennes, et dont le taux de pénétration est dix fois moins élevé (de 6 pour cent pour les credit unions et de 62 pour cent pour les caisses). Ce succès relatif signale en même temps une transformation du mouvement. « La dimension d’entreprise prend le pas sur le mouvement associatif » (p. 169).
La dernière période considérée par Jean Daigle, les années 1976-1985, confirme le virage pris par les caisses dans les années 1970 et l’accentue. La Fédération véhicule auprès des caisses locales des impératifs de gestion de plus en plus serrés, en raison de la nécessité de se maintenir face à la concurrence. En particulier, elle pilote le dossier de l’informatisation du réseau en empruntant cette fois non seulement les méthodes, mais aussi le système même de Desjardins, qui gère les guichets automatiques pour les caisses acadiennes. L’introduction de la carte Visa se fait également avec le concours de Desjardins. Une caisse membre se retire de la Fédération à la suite d’un conflit. La Fédération lance en 1978 un office de stabilisation à l’usage exclusif des caisses membres. Elle voit aussi à la mise en place de l’Institut de coopération acadien en 1978 et de la Chaire d’études coopératives de l’Université de Moncton. Le dynamisme dont elle fait preuve contribue à dorer l’image des caisses populaires et à légitimer leur nouvelle vocation d’entreprises financières compétentes et compétitives. L’« évolutionnisme » (p. 93) — c’est-à-dire l’espoir de remplacer le capitalisme — qui devait être, selon les zélateurs de la première heure, la marque du système coopératif n’est plus à l’ordre du jour.
Le livre de Jean Daigle ne peut être considéré comme l’« histoire officielle » de la Fédération des caisses populaires acadiennes, car l’auteur a préservé son indépendance tout au long de son travail de recherche et de rédaction. On aurait pu souhaiter, toutefois, qu’il prenne à l’occasion une distance un peu plus grande par rapport aux principales personnalités qui ont animé la Fédération. Ses propos sont souvent des échos aux interprétations que ces acteurs donnaient eux-mêmes de leurs propres faits, gestes et orientations. L’ouvrage, fort bien documenté, est écrit dans un style abordable qui facilite la lecture aux non-spécialistes. Il y a bien quelques répétitions d’un chapitre à l’autre (les émissions radio, p. 107 et p. 123; l’expérience Girardin des caisses scolaires, p. 121 et p. 145), quelques rares inexactitudes au plan de la langue (« énergie minière », p. 160), mais rien qui entrave la lecture d’un livre soigneusement édité.
Parmi les livres publiés entre 1989 et 1996, deux se distinguent par l’attention qu’ils portent au politique et plus particulièrement à la question de l’autonomie acadienne. Le politologue Roger Ouellette a produit, avec Le Parti acadien : de la fondation à la disparition, 1972-1982 (Moncton, Chaire d’études acadiennes, 1992), l’une des seules études publiées qui existent sur le Parti acadien. Dans ce livre trop bref, il fait le bilan de ce qu’a été le parti, de ce qu’il a accompli et de ce qu’il n’a pas accompli. Il se permet aussi d’évaluer certains aspects de son action et de son fonctionnement. Le livre s’ouvre sur une préface d’Euclide Chiasson, le premier chef du parti, où celui-ci met en évidence la quête d’autonomie qui a présidé à la naissance de la formation politique. Dans son introduction, l’auteur rappelle en quatre courtes pages les principales étapes du rapport entre les Acadiens et la politique au cours des deux siècles qui ont suivi la Déportation. Le chapitre un est consacré à l’émergence du Parti acadien. L’auteur reprend les thèses de Jean-Paul Hautecoeur sur le développement d’un nouveau discours en Acadie à partir des années 1960 pour camper le décor de l’arrivée du Parti acadien. Celui-ci prend en partie l’allure d’un véhicule politique de la génération montante en rupture avec l’idéologie de l’élite traditionnelle acadienne. Cette élite, selon Ouellette, « s’emploie à calquer son discours nationaliste sur celui de la société canadienne. Elle adopte l’idéologie fédéraliste » (p. 21) et se montre attachée aux institutions en place. Elle s’affiche donc comme hostile au nouveau parti. Ce n’est pas sur des bases purement nationalistes que naît le parti. Il est porté, dans ses premiers pas, par le « climat de revendication sociale » (p. 24) qui agite le nord du Nouveau-Brunswick au début des années 1970. Le congrès de fondation a lieu en novembre 1977 à Bathurst. Le parti veut défendre les Acadiens et les travailleurs. Il prend ses distances par rapport à la politique de « bonne entente » avec la majorité anglophone pratiquée par l’establishment politique acadien, regroupé pour l’essentiel dans le Parti libéral.
L’auteur examine ensuite, dans les chapitres deux et trois, le Parti acadien dans sa dimension organisationnelle. S’agit-il d’un parti politique ou d’un mouvement politique? Quel est le profil de son membership? Avec les outils de l’analyse politique propres à sa formation, Ouellette répond sans hésitation qu’il s’est agi d’un mouvement : le parti ne pouvait prendre le pouvoir, au sens de former le gouvernement. Il devait se contenter d’un pouvoir d’influence et son action en a principalement été une d’éducation politique. Enfin, le nombre de ses militants est toujours resté plutôt faible. Il vaut la peine de noter que le parti s’était doté d’un palier de structuration régional, à mi-chemin entre le palier de la circonscription et celui de la province. Le financement du parti répondait à un idéal démocratique. Les personnes morales ne pouvaient contribuer plus de 300 $ par année, les membres étant invités à fournir l’essentiel du financement du parti. À compter de 1979, à la faveur d’un changement à la législation en vigueur, le parti a eu droit à des fonds provenant du trésor public. Au sujet du membership du parti, Ouellette constate que les membres du parti étaient relativement jeunes, puisque les deux tiers d’entre eux avaient moins de 35 ans. La région du nord-est fournissait le gros des troupes, soit les trois quarts de tous les membres. Ces membres se signalaient par un niveau de formation élevé (40 pour cent de diplômés universitaires) et par leur appartenance à ce que l’auteur appelle la « classe moyenne », les deux tiers d’entre eux se retrouvant dans des catégories comme fonctionnaires, enseignants, cadres ou étudiants universitaires. D’après les relevés d’opinion effectués auprès des membres, ces derniers étaient loin d’être unanimes sur l’orientation que devait prendre le parti. La création d’un territoire doté d’une personnalité politique acadienne a certes mobilisé les énergies de plusieurs d’entre eux, mais les avis étaient fort partagés sur le caractère réalisable de cet objectif et sur le statut qui pourrait être attribué à ce territoire : autonomie administrative, province distincte, forme d’alliance quelconque avec le Québec. C’est la position de la province acadienne qui sera adoptée officiellement par le parti en 1977. Sur un autre plan, socialisme et social-démocratie étaient des étiquettes véhiculées, sans que soit toujours claire la distinction entre les deux.
Les divergences idéologiques vont nourrir un conflit qui est évoqué aux chapitres quatre et six. Pendant deux ans, de 1977 à 1978, une discussion a lieu sur l’orientation que devrait prendre le parti. Fallait-il adopter une plate-forme plus clairement nationaliste ou développer plutôt une option socialiste radicale, en se ralliant à un mouvement plus large, d’allégeance marxiste-léniniste, oeuvrant à l’échelle de tout le Canada? Les radicaux de gauche, se sachant perdants, ont quitté le parti qui a par la suite intensifié ses positions nationalistes, sans toutefois mettre au rancart ses préoccupations sociales. Il les a canalisées vers une demande de politiques sociales plus avantageuses pour la population acadienne. Le programme du parti, qui est présenté au chapitre cinq, contient des propositions de mesures sur la santé (amélioration et démocratisation des services), la sécurité financière des individus (revenu minimum garanti), la culture et l’éducation (système éducatif distinct pour les francophones, allant jusqu’à la création d’un ministère séparé), l’économie (encouragement aux fermes familiales en agriculture, à la formation de coopératives et de syndicats dans les pêches, à la participation des travailleurs dans le secteur minier).
La participation du parti à quatre élections, en 1972 (partielle), 1974, 1978 et 1982, est discutée au chapitre sept. Le parti n’a jamais fait élire un de ses candidats ou candidates. Le rendez-vous électoral de 1978 a été le plus marquant. C’est celui dans lequel le plus de candidats étaient en lice — il y en avait 23 — et celui aussi dans lequel les sympathisants et militants du parti avaient investi le plus d’espoir. Il en est résulté une certaine démobilisation dont le parti ne se remettra pas. L’auteur tente dans le chapitre huit de rendre compte des raisons qui sont intervenues dans la disparition du parti. Bien sûr, l’impossibilité où s’est trouvé le parti de performer au plan électoral a compté pour beaucoup. L’auteur reprend toutefois avec à-propos la question qu’il soulevait au début de son livre : mouvement ou parti politique? La compétition électorale l’assimilait à un parti, alors qu’il avait seulement les moyens d’un mouvement sur le plan des ressources humaines et financières. D’après l’auteur, la formation politique a d’ailleurs souhaité et réussi en grande partie à se comporter comme un mouvement politique. En épousant trop étroitement les règles de la compétition électorale, le parti se sera attaché un boulet trop lourd au pied. Dans sa brève conclusion, l’auteur spécule sur la possibilité de voir naître un nouveau parti nationaliste en Acadie. Selon lui, il faut éviter d’assumer le double rôle de parti et de mouvement. Un mouvement aurait un rôle important de politisation à jouer. Un parti permettrait l’exercice d’une certaine mesure de pouvoir. Mais la seconde possibilité, quoique idéale, n’est pas, selon l’auteur, à portée de main, l’exemple du Parti acadien étant plus qu’éloquent à cet égard. « L’Acadie, qui a fait des progrès notables dans plusieurs domaines tels l’éducation et l’économie, continue à piétiner sur le plan politique » (p. 108). Selon l’auteur, la meilleure solution reste celle de « diversifier son jeu » en s’ouvrant à tous les partis qui ont quelque chose de valable à présenter à l’électorat acadien. Le bilan des années du conservateur Hatfield montre que prendre ses distances par rapport à la loyauté traditionnelle des Acadiens envers le Parti libéral n’a pas eu de mauvais résultats. Si apprendre à jouer sur plusieurs tableaux serait bien, arriver à se doter en plus d’un mouvement politique serait sans doute une excellente initiative, selon l’auteur.
Le travail de Roger Ouellette comporte certaines limites. Notons d’abord son format trop réduit. Avec un tel sujet, il y aurait eu davantage à dire. Même en ne s’aventurant pas en dehors des thèmes qu’il a choisi de traiter, l’auteur aurait pu être plus bavard. Un problème est à peine posé que déjà l’on passe à un autre thème, ce qui fait que les questions soulevées ne sont pas discutées assez en détail. L’auteur se contente dans certains cas de propositions toutes faites, alors que des nuances auraient été nécessaires. Par exemple, l’affirmation que le vote acadien est essentiellement libéral depuis le début du siècle ne peut être remise en question : elle vaut pour l’essentiel. Cependant, il y a eu des moments où c’était plus fort et d’autres où c’était moins monolithique. Une discussion plus fine de cette question et de ses implications se serait imposée. Enfin, à certains endroits, l’auteur véhicule des notions qui ne semblent pas bien intégrées. Par exemple, en ce qui concerne la question du populisme, il reprend pour l’essentiel les positions de ceux qui menaient la contestation radicale dans le parti à l’effet qu’il existe un lien entre le populisme et le soutien à la petite production comme forme économique. Il n’offre cependant aucune démonstration de ce lien dont il ne discute pas non plus la pertinence dans le cadre du Nouveau-Brunswick du 20e siècle. Ceci dit, l’analyse proposée par l’auteur est intéressante à plus d’un titre. D’une part, elle se fonde sur une documentation solide qui inclut des entrevues avec des acteurs clés, le dépouillement des archives du parti, la consultation d’enquêtes faites auprès des membres, l’utilisation des statistiques électorales et le recours aux travaux savants sur le phénomène politique en Acadie. D’autre part, elle s’appuie sur des constats validés par la science politique, qui permettent à l’auteur de fournir son évaluation de l’action du parti qu’il étudie. Son travail restera une référence indispensable pour toutes les personnes qui veulent comprendre la dynamique politique contemporaine en Acadie.
Dans son Que le tintamarre commence! Lettre ouverte au peuple acadien (Moncton, Éditions d’Acadie, 1992), Jean-Marie Nadeau, un ancien secrétaire général de la Société nationale de l’Acadie et un ancien éditorialiste au quotidien L’Acadie Nouvelle, entre dans la peau d’un essayiste pour livrer un plaidoyer très personnel sur ce qu’il entrevoit comme démarche d’autonomie politique pour le peuple acadien. Dans les 130 premières pages de sa longue lettre, il passe en revue un ensemble de traits de la société acadienne d’aujourd’hui. Il consacre les 45 dernières pages de l’ouvrage à la discussion d’un projet politique acadien qu’il veut adapté aux réalités de la fin du 20e siècle. Les thèmes abordés dans la première partie du livre sont nombreux, mais ils tournent tous autour des possibilités et difficultés que rencontrent les Acadiens pour s’épanouir comme collectivité. Son propos vise les Acadiens du Nouveau-Brunswick, mais aussi ceux des autres provinces maritimes et ceux de la diaspora. L’auteur commence par parler des « autres » : le Canada et sa dynamique constitutionnelle enferrée dans un juridisme qui paraît lourd et insensible aux revendications, le voisin québécois qui est en réflexion sur son propre avenir, les concitoyens anglophones des Maritimes, les nations autochtones et les immigrants, sans oublier la francophonie mondiale. Auprès de tous ces « autres », comment trouver sa place? D’abord en s’affirmant, en affichant son identité. Le thème de l’identité est amené en premier lieu comme une « difficulté d’être » (p. 31) qui a pour nom les régionalismes et les prétentions à représenter plus purement ici que là l’essence de l’acadianité, les défauts collectifs que constituent l’allergie à la critique et la crainte des changements. En dépit de ces difficultés, l’auteur plaide pour « moderniser l’acadianité en arrêtant de la définir principalement par rapport au passé » (p. 34). La vitalité a pour signe la capacité de se renouveler continuellement et de s’ouvrir aux nouvelles influences. Autrement dit, on peut vivre à l’acadienne sans avoir des ancêtres qui ont connu la Déportation, ce qui est d’ailleurs le cas de l’auteur lui-même. Ce dernier avance également l’idée d’une identité qui soit rassembleuse et qui sache rejoindre les nationalistes ancienne façon, représentatifs de l’élite traditionnelle, aussi bien que les nationalistes modernisants qui se sont manifestés dans le dernier quart de siècle. Le thème du nationalisme est traité avec beaucoup de nuances par l’auteur, qui tient à se démarquer du nationalisme intégriste ou du nationalisme exploiteur. Son nationalisme est assimilable à un « combat pour la différence » (p. 56) et s’enracine dans des valeurs comme l’égalité et la justice. Il diagnostique un « mal de vivre militant » dans les organismes à visée nationaliste, peu coordonnés entre eux, campant sur des chasses gardées et prompts au dénigrement mutuel. Ceci s’ajoute aux obstacles en provenance du monde politique et de l’establishment, qui souvent ostracisent ou marginalisent les nationalistes. Si le militantisme est une voie ni facile, ni tranquille, il demeure indispensable, car sans des personnes engagées qui acceptent de donner de leur temps et de leur énergie, les revendications n’avanceraient pas.
Dans un chapitre intitulé « Le gouvernement fédéral et l’Acadie », l’auteur se penche sur l’action d’Ottawa en milieu acadien au cours des trois dernières décennies. L’aide fédérale a permis, là où il n’y en avait pas, la mise en place d’associations parlant au nom de la population acadienne dans chaque province de l’Atlantique. Un soutien fédéral a également été apporté à la Société nationale de l’Acadie, qui chapeaute toutes les communautés acadiennes des Maritimes. Ces subventions ont été l’occasion, pour le fédéral, d’exercer un certain contrôle sur les activités des associations. De plus, dans une conjoncture marquée par la baisse des sommes à distribuer, les plans d’activité des organismes sont compromis. La trop grande dépendance financière devient un problème que seules des mesures plus poussées d’autofinancement pourront résoudre. Le gouvernement fédéral, par sa législation sur le bilinguisme et les langues officielles, a aussi contribué à donner un nouveau visage aux provinces maritimes. Selon l’auteur, dont l’interprétation sur ce point rejoint celle de Wilbur ainsi que celle de Deveau et Ross, il faut comprendre que la « politique du bilinguisme était [...] une réponse — pour ne pas dire une réplique — directe à l’indépendantisme québécois » (p. 75). Il précise que « souvent, à notre insu, le fédéral nous fait jouer de bien mauvais rôles pour contrer ce mouvement québécois », ce qui a pu conduire à des situations où « le peuple acadien [finit] par passer pour être le plus opposé au nationalisme québécois » (p. 74). Il s’agit d’une situation inacceptable pour l’auteur. Il donne comme exemple la façon dont s’est faite l’arrivée du Nouveau-Brunswick comme participant aux sommets de la francophonie. Cette participation était une évolution intéressante, mais le fait d’avoir été utilisé pour court-circuiter le Québec laisse un goût amer. À propos des thèmes des arts, de la culture et des communications, l’auteur distribue les critiques et les louanges. Les louanges vont aux créateurs, aux artisans qui construisent messages, symboles et oeuvres qui identifient l’Acadie auprès de ses habitants et la font rayonner à l’extérieur. Dans la mesure où « une culture se perpétue si elle est nourrie et ravivée de l’intérieur », les « Acadiens de la modernité » (p. 93) devront beaucoup aux artistes qui, selon l’auteur, sont « le groupe social le plus représentatif de la dynamique acadienne contemporaine » (pp. 95-6). Le talent expatrié, en arts comme en affaires et en sciences, est une triste réalité, contre laquelle il est difficile de lutter. Certaines personnes partent parce qu’elles ont besoin d’horizons plus larges et de défis plus grands que ce qu’elles peuvent trouver chez elles. À celles-là, selon l’auteur, il faut souhaiter bonne chance et espérer qu’elles joueront le rôle d’ambassadeurs pour leur société. D’autres partent parce qu’elles se sont butées à des attitudes de rejet et d’exclusion et qu’elles se sont senties repoussées par leur milieu. Elles constituent des pertes nettes pour leur société et l’auteur déplore l’intolérance qui a conduit certaines à s’exiler. Les autres blâmes de l’auteur vont aux propriétaires de journaux (« En Acadie, la presse en général souffre de la faiblesse et de l’ignorance presque généralisées des patrons », p. 83) et à Radio-Canada, croulant sous les coupures d’Ottawa, mais en plus mal gérée et manquant « d’audace journalistique » (p. 83). Le domaine des communications est vu comme stratégique, parce qu’il crée des liens à l’intérieur de la collectivité et qu’il sert à se faire connaître à l’extérieur, pas seulement auprès de ses voisins immédiats qui, dans certains cas, ont une fort mauvaise connaissance des réalités acadiennes, mais aussi dans le monde entier.
Le monde du travail et de l’économie a droit à un chapitre dans les réflexions de Jean-Marie Nadeau. Une des évolutions les plus significatives des dernières années, selon lui, est que « la communauté acadienne des affaires a jugé bon de se regrouper sur une base homogène » (p. 101) dans le Conseil économique du Nouveau-Brunswick. Reconnaissant que le Conseil « n’est pas ce qu’il y a de plus progressiste » (p. 101), l’auteur apprécie l’implication des gens d’affaires dans les dossiers qui sont d’intérêt pour toute la collectivité, mais il préfère garder ses distances avec les patrons étroits d’esprit et anti-syndicalistes. Il y a là en partie un phénomène de génération, les patrons conservateurs étant souvent en affaires depuis longtemps. La jeune génération de chefs d’entreprise s’affirme par son dynamisme et son ouverture et reconnaît davantage la valeur de son personnel. La pêche et l’agriculture, où la présence acadienne est forte, ne vont pas bien, selon Nadeau. La première est en crise et a besoin de rénovation, la seconde dessert mal le marché intérieur. Dans la forêt et les mines, il n’y a pas d’entreprises acadiennes d’envergure. « Des scénarios d’acquisition [...] ou de création d’entreprises » (p. 109) s’imposent, quitte à faire des associations de capitaux, les investissements nécessaires dépassant les capacités financières des patrons individuels. Quant aux entreprises étrangères en place, la question des bénéfices qu’elles apportent à la collectivité reste entière. « De moins en moins de régions ou de pays au monde acceptent comme nous de se faire spolier, presque sans broncher, de leurs matières premières. Ils exigent en retour des retombées économiques locales, justes et directes » (p. 110) qui vont au-delà de l’impact des masses salariales versées. L’ouverture vers des partenaires francophones d’autres coins du monde permettrait de réaliser certains progrès, par exemple dans le domaine du tourisme. L’auteur avance l’idée d’un plan Marshall pour l’Acadie, alimenté en partie par des fonds obtenus à titre d’« indemnisation ‘historique’ pour sévices à notre peuple » (p. 114). La vocation de ces fonds serait l’investissement.
Le monde de l’enseignement, autre thème abordé, est cher au coeur de Jean-Marie Nadeau. Il constate que l’analphabétisme est à un niveau encore trop élevé, ce qui constitue un frein au développement. Du côté de l’enseignement supérieur, le rôle de l’Université de Moncton dans la formation de milliers de diplômés a été majeur. Cependant, l’Université devrait se rapprocher des préoccupations économiques et culturelles de la population, ce qu’elle semble mieux réussir au nord de la province, mais qui se fait moins bien dans le sud. « Il faut que le Centre universitaire de Moncton assiste de façon systématique la population acadienne du Sud-Est dans son épanouissement et dans son affirmation du fait français » (p. 120). L’auteur aborde ensuite le thème des groupes homogènes, c’est-à-dire les organismes que s’est donnés la population acadienne pour voir à la représentation de ses intérêts ou à la gestion de ses affaires dans des domaines particuliers. Si « l’Acadie n’a jamais été aussi bien organisée sur une base homogène » (p. 125), il y a tout de même certaines faiblesses qui se manifestent encore : le manque de moyens financiers, qui ne pourra être pallié que par un taux plus élevé d’autofinancement, une concertation à amplifier, qui ne peut émaner que de la volonté des responsables d’organismes eux-mêmes. Tel est le prix de l’autonomie, c’est-à-dire la capacité d’assumer la responsabilité de décisions importantes qui concernent le développement de la collectivité. L’auteur voit même l’un de ces groupes homogènes, la Société des Acadiens et des Acadiennes du Nouveau-Brunswick, comme une véritable cheville ouvrière « en ce qui a trait à l’élaboration de plus en plus essentielle d’un véritable projet politique acadien » (p. 131).
En fin d’ouvrage, la thématique politique, jusque-là en filigrane, prend toute son ampleur. D’entrée de jeu, la question est posée : « Nos députés acadiens ont toujours fait face à un problème : pour réussir personnellement en politique, ils doivent emprunter le véhicule de quelqu’un d’autre, à savoir les partis traditionnels à majorité anglophone » (p. 134). Dans le passé, un certain pouvoir a été obtenu par l’action des partis, mais aussi très souvent de « manière tellement secrète » (p. 136), c’est-à-dire par les pressions et le lobbying. Il serait temps d’exercer un pouvoir reposant davantage sur des bases propres et se manifestant davantage au grand jour. Un véhicule approprié serait, selon l’auteur, « un parti politique homogène » (p. 138). Les lieux du pouvoir local que sont l’éducation et le secteur municipal, dotés de structures représentatives électives, sont grignotés petit à petit par le pouvoir central de Fredericton qui préconise des fusions. Pour les municipalités, le danger de déshomogénéiser des localités comme Dieppe, Richibouctou ou Atholville est sérieux. Sur toutes ces questions, il faut des positions claires. Les organismes acadiens sont aguerris et ont la capacité de véhiculer des points de vue articulés, mais l’outil supplémentaire d’un parti ne serait pas à négliger. Ce parti deviendrait « l’expression, à la face de la province et du monde, de notre maturité et de notre modernité », le signe d’une volonté, d’une part, de «prendre nos affaires en mains» et, d’autre part, de « partager la gestion des affaires communes » (p. 144) avec les concitoyens anglophones.
Assurément, l’exemple du Parti acadien surgit de lui-même dans une telle discussion. Lancer un nouveau parti comporte des risques, et l’exemple du Parti acadien montre que les habitudes électorales des Acadiens ne se modifient pas facilement. L’appréciation de Roger Ouellette (que connaît sûrement Jean-Marie-Nadeau) à l’effet que faire réussir un nouveau parti est une mission presque impossible ne semble pas le décourager. Il ne l’évoque pas et n’engage pas la polémique avec Ouellette sur ce sujet. Même si Nadeau préfère cette solution, il la pose à côté d’autres possibles, comme des caucus acadiens dans les partis existants ou encore un arrangement ressemblant aux structures actuellement en place en Belgique, où chaque communauté linguistique gère un certain nombre de domaines de la vie collective. La dualité et le régime des institutions homogènes est bien ce qui inspire l’auteur dans sa quête, pour la collectivité francophone, d’un aménagement politicoinstitutionnel qui puisse s’occuper de tout ce qui la concerne. « L’autonomie globale ne sera en fait que l’aboutissement normal de l’implantation de la dualité » (p. 159). Selon l’auteur, il faut cesser de voir la volonté d’autonomie politique comme un projet de « démantèlement et de désintégration », mais comme « la recherche de la meilleure façon ‘acadienne’ de s’intégrer » (p. 159). L’auteur répond à l’avance à qui voudrait le faire passer pour rêveur et pour propagateur de projets irréalistes que la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique auraient été jugés bien improbables par la majorité des observateurs seulement quelques mois avant qu’ils ne se produisent. Le rêve peut parfois devenir réalité plus rapidement qu’on ne le croit. La conclusion du livre affirme l’importance de poursuivre la marche collective vers une plus grande autonomie et de la mise en place d’outils politiques susceptibles de favoriser l’atteinte de cet objectif.
Ce livre est l’oeuvre d’un homme courageux et passionné qui a su développer un propos empreint de cohérence et de constance. Les quelques propositions choc que contient l’ouvrage sont rappelées à plusieurs reprises et à l’occasion de l’examen de thématiques différentes. Elles en acquièrent d’autant plus de force. C’est le cas de l’idée d’autonomie, bien sûr, mais aussi de l’idée de se faire entendre (d’où le titre du livre) et connaître. Être présents sur toutes les tribunes possibles, rayonner en somme. Cela correspond sans doute à une nécessité bien compréhensible d’expression de soi, mais aussi à une volonté de se créer des amis et des alliés, appuis précieux pour aider les causes de l’intérieur à progresser. Le livre comporte quelques faiblesses. Le ton est éminemment prescriptif. Certes, l’élaboration de pistes d’action est tout à fait de mise dans un ouvrage qui se veut un essai. Cependant, la répétition fréquente de « il faut » et d’expressions du genre donne à l’ouvrage un ton parfois trop moralisateur. Par ailleurs, l’auteur s’exprime à plusieurs reprises au nom de la modernité, mais n’en réfère pas moins à l’occasion à des modèles d’un autre âge. La plupart du temps, le bien-fondé de ces rappels et des ajustements qu’ils impliquent est débattu par l’auteur. À l’occasion, toutefois, il reprend de façon non critique et sans aucune discussion des formules toutes faites qui ne sont pas originales. Ainsi, il parle d’une « troisième voie économique » (p. 112) dont on ne voit pas trop la pertinence. De même, il dit peutêtre trop souvent que la situation lui apparaît plus propice qu’elle ne l’a jamais été. Néanmoins, jouant sur les contrastes et presque les extrêmes, Jean-Marie Nadeau brosse à d’autres endroits de son livre des portraits sombres où les obstacles apparaissent nombreux. Il s’agit là d’éléments de son propos qui sont quelque peu difficiles à concilier.
Au terme de ce parcours, plusieurs questions surgissent. Elles sont de divers ordres. Sur le plan des notions utilisées, quelques insuffisances méritent d’être soulignées. La terminologie à laquelle les auteurs passés en revue ont recours n’est pas uniforme et on ne peut que s’en réjouir. L’important est que chacun et chacune explicitent correctement le contenu qu’ils entendent donner aux concepts dont ils se servent. À cet égard, on prend trop de liberté avec certains mots, le terme traditionnel par exemple. Son usage est très répandu, sans que ne soit toujours clarifié ce qu’on veut réellement désigner par le mot, qu’il s’agisse de l’élite, de l’idéologie, de l’historiographie, de la vie matérielle, de la culture orale, etc. Une autre insuffisance conceptuelle concerne la terminologie pour parler de la différenciation sociale. Sans doute, le terme élite est celui qui revient le plus souvent. Sheila Andrew a eu le mérite de mettre de l’avant sa définition, qui n’est pas à l’abri de la critique, mais dont les contenus sont précis. Ce n’est pas le cas de la majorité des auteurs. Plus souvent qu’autrement, on n’aperçoit qu’un sens approximatif derrière le terme élite. De plus, rares sont les textes où l’on retrouve une vision articulée de la hiérarchisation sociale. Richard Wilbur est sans doute celui qui s’approche le mieux d’une telle vision. Il réussit bien à illustrer que la richesse et la puissance des uns n’est pas sans lien avec l’indigence des autres. C’est d’ailleurs un beau cas d’une analyse qui est sociale de part en part et qui ne prend une coloration ethnique que par incidence, lorsqu’il se trouve que la population démunie comprend de grandes concentrations de locuteurs d’une même langue.
Un certain nombre de textes recensés attirent l’attention sur des réalités en émergence dans la société acadienne, tel le phénomène de l’entrepreneurship. Bien sûr, il y a longtemps que des Acadiens se lancent en affaires et, en ce sens, le phénomène n’est pas nouveau. Ce qui constitue une nouveauté, toutefois, c’est la multiplication des chefs d’entreprises et l’apparition d’un groupe nombreux et diversifié de patrons qui prennent la parole en tant que tels, soit pour défendre leurs intérêts d’affaires, soit pour s’exprimer sur des sujets qui concernent la collectivité. La naissance du Conseil économique du Nouveau-Brunswick est le signe de la montée de ce groupe social. Cette émergence des nouveaux entrepreneurs est soulignée par quelques auteurs comme Jean-Marie Nadeau, Léon Thériault, André Leclerc et Maurice Beaudin. On peut se demander si ce groupe sera en mesure d’influencer l’avenir de la collectivité acadienne et, si oui, en quel sens il pourra le faire. Les gens d’affaires font souvent l’objet d’une certaine vénération. Il ne fait pas de doute qu’ils sont en mesure de gagner l’admiration d’une partie de leurs concitoyens. Comment useront-ils de cette position privilégiée?
Plusieurs textes font le portrait des structures institutionnelles en mettant de l’avant, dans certains cas, l’idée de les parfaire ou de les réformer. C’est ainsi que les juristes Michel Bastarache et Andréa Boudreau Ouellet proposent des dispositions visant à compléter l’édifice des lois linguistiques. De son côté, Louise Péronnet y va de ses suggestions pour mettre en place un aménagement linguistique. Par ailleurs, un champ d’action qui n’a peut-être pas suffisamment retenu l’attention, celui des structures locales et micro-régionales, est pointé du doigt par Philippe Doucet, Jean-Marie Nadeau et le trio Greg Allain, Isabelle McKee Allain et Yvon Thériault. Ces structures offrent des lieux privilégiés d’exercice du pouvoir en déplaçant vers un cadre de proximité la question de l’investissement du politique. Dans un contexte « minoritaire », ce type de rapport au pouvoir offre des perspectives intéressantes. Il reste malgré tout des inquiétudes, car la mise en oeuvre conséquente des mesures qui permettraient une extension des compétences et une décentralisation plus poussée tarde à venir.
La décentralisation n’est qu’un aspect, plutôt instrumental d’ailleurs, d’une question plus large, celle de l’autonomie. En effet, plusieurs auteurs considèrent l’autonomie comme un enjeu majeur du devenir de la collectivité acadienne contemporaine. On retrouve cette préoccupation chez Euclide Chiasson, le préfacier de Roger Ouellette, qui voit dans la poursuite de l’autonomie une ligne de force de l’aventure du Parti acadien. Sous une autre forme, on peut penser que l’idée d’égalité que défendent des juristes comme Michel Bastarache et Andréa Boudreau Ouellet rejoint ce souci d’autonomie. On le trouve également très fortement mis en scène chez Jean-Marie Nadeau sous la forme des « structures homogènes ». Promouvoir l’autonomie aujourd’hui ne signifie pas rupture et séparation, comme l’a répété avec insistance Jean-Marie Nadeau, mais tout simplement occupation de nouveaux espaces de responsabilité. Il y a là tout un programme qui se trouve déjà amorcé dans la réalité et qui sera sans doute toujours à poursuivre. Les moyens de progresser dans cette voie ne sont pas donnés à l’avance; ils doivent être inventés au fur et à mesure que les conjonctures deviennent favorables et que la volonté politique pour y arriver se développe. Au total, il s’agit d’un processus bien incertain qui dépend à la fois de conditions internes et de conditions externes à la collectivité, et qui ne peut être ni complètement planifié, ni complètement improvisé.
Cette question de l’autonomie appelle celle de l’intégration. La thématique de l’intégration fait partie des propositions avancées par la nouvelle historiographie acadienne. Contrairement à ce que les idéologues de la fin du 19e siècle soutenaient, la collectivité acadienne, nous disent chacun à leur façon Jacques Paul Couturier et Phyllis LeBlanc, connaissait une mesure au moins partielle d’intégration à la société maritimienne ambiante. Ils en veulent pour témoins la participation des Acadiens aux emplois urbains et l’usage qu’ils ont fait du système judiciaire. En simplifiant beaucoup et en caricaturant presque, on pourrait se demander si le mouvement d’autonomie, qui semble à première vue contrer l’intégration, n’irait pas à contrecourant de l’histoire et ne représenterait pas un avatar du vieux nationalisme acadien qui se cantonnait dans une survivance repliée sur soi. Cette interrogation, les tenants de la nouvelle historiographie ne la posent pas, mais on peut la voir comme découlant de leur approche. Mais peut-être cette hypothétique question relève-t-elle tout simplement d’un autre âge, à un moment où les Acadiens pouvaient encore essayer de miser sur des stratégies d’évitement de l’autre. Depuis les réformes étatiques des années 1960, pour parler du contexte du Nouveau-Brunswick, depuis qu’ont été centralisés des pouvoirs fiscaux et des pouvoirs décisionnels importants, il n’est plus possible pour les Acadiens d’évoluer sans tenir compte de ce qui se passe à Fredericton. Dans ce contexte, la décentralisation devient un moyen d’aménager, dans un cadre qui est par définition intégré, des aires d’autonomie qui comportent, il ne faut pas l’oublier, de sérieuses responsabilités. L’avenir dira si cette bizarre équation de l’autonomie dans l’intégration pourra produire des fruits. Dans un contexte différent, Jean Daigle rappelle que le slogan qui avait présidé à la constitution de deux fédérations de coopératives de crédit en 1945 était « Distinguer pour unir ». Il s’agissait, là aussi, d’une équation fort paradoxale.
D’une certaine façon, on peut penser que la poursuite de l’autonomie dans le domaine institutionnel a son pendant dans la volonté d’affirmation qui se manifeste dans la création artistique. Indépendamment des convictions politiques et idéologiques, d’ailleurs bien diverses, qui peuvent les habiter, les artistes acadiens ont su dans les dernières décennies produire des oeuvres originales au diapason des tendances planétaires contemporaines. On ne peut parler à cet égard de repli sur soi. Ces oeuvres n’en expriment pas moins une façon d’être et de sentir qu’on ne retrouve pas ailleurs, comme le rappellent les textes de Patrick Condon Laurette ainsi que de Raoul Boudreau et Marguerite Maillet. Poursuite de l’autonomie institutionnelle et affirmation artistique témoignent d’une confiance accrue en soi et doivent être vus comme des signes de maturité collective.
Certes, la maturité dont il s’agit ne met pas à l’abri de toutes les inquiétudes. L’une des choses relevées avec le plus de constance par plusieurs auteurs est la fragilité plus grande des collectivités acadiennes de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard. Les structures homogènes et les lois qui portent dans leur titre les mots « égalité des communautés linguistiques » ne se trouvent qu’au Nouveau-Brunswick. Il est significatif qu’Alphonse Deveau et Sally Ross en appellent dans leur ouvrage sur les Acadiens de la Nouvelle-Écosse à la tolérance de la majorité. Il existe aussi une inquiétude qui résulte du passage du temps. Cette inquiétude porte différents visages. Celui de l’assimilation d’abord contre laquelle les remèdes efficaces semblent bien rares. Même si l’on connaît bien les facteurs qui servent de rempart à l’assimilation, il n’a pas vraiment été possible jusqu’à maintenant de convertir ces facteurs en instruments de correction. Il y a enfin le visage de l’incertitude quant à l’avenir. Certes, toutes les sociétés y font face. En Acadie, certains possibles sont entre les mains des voisins (statut du Québec) ou seulement partiellement entre les mains de la collectivité (union des Maritimes), ce qui n’amenuise pas les inquiétudes. Richard Wilbur rappelle qu’il y a un siècle le temps jouait pour les Acadiens, en ce sens que leur poids démographique qui allait en augmentant les favorisait de plus en plus. Aujourd’hui, on peut se demander avec Wilbur qui y fait allusion dans la dernière phrase de son livre — et la question n’est pas que d’ordre démographique — s’il est possible que le temps ne soit plus un atout dans les mains des Acadiens. Si le temps de la patience qui paie est révolu, serait-on arrivé à l’ère de l’urgence?
SERGE CÔTÉ