Les livres dont il s’agit ici, Rang de la dérive de Lise Tremblay et La jeune fille des négatifs de Véronique Cyr, posent de deux façons différentes une question cruciale pour notre temps : le personnel est-il aussi politique qu’on le clame depuis que l’idée a été implantée par la New Left intellectuelle, militante et anglophone au cours des années 1960 ? Quitte à tuer tout nouveau débat dans l’oeuf, je répondrai aussitôt que oui. Mais cette première question, mille fois réitérée, en dissimule toujours une autre, plus foncière : qu’entendons-nous au juste par le terme « personnel » ? Si le mot désigne l’envers du « public », alors la chose est très bien en apparence, quoique paradoxale en vérité. Nous sommes construits dans notre personne même par des discours institutionnalisés dont les incarnations publiques et sociales – patriarcat, racisme, sexisme, et j’en passe – sont réelles, systémiques et indéniables. Soit. Mais quand les deux grands domaines de l’existence, le for intérieur et la société sont investis de la sorte, existe-t-il encore un en-dehors du politique ? Tout ne devient-il pas politique ? Il n’en manque pas, parmi nous, pour dire que oui. Or dans ce cas, c’est le mot « politique » qui perd son sens. Comment définir un mot si celui-ci désigne tout, et qu’il est impossible de le mettre en rapport avec ce qu’il n’est pas ? Revenons donc au mot « personnel ». Quand il désigne la vie privée, et que nous croyons cette vie, la nôtre, exempte d’influences déterminantes de nature politique, c’est nous qui sommes alors bel et bien dans un déni sans appel (avant, on avait les mots de bourgeois·e, ou pis, de petit·e-bourgeois·e pour qualifier cela). Cependant qu’en est-il de ce qu’on appelle encore « l’intime » ? Je sais que les idées d’intimité ou d’intimisme ont pendant un temps – et beaucoup dans les pages de la présente revue – été les fers de lance de l’histoire littéraire au Québec alors qu’elle se débattait avec la production des années 1980 et 1990. Mais ce n’est pas de cette intimité que je parle. Trêve de questions, passons aux exemples qui nous sont donnés par les livres examinés ici. Une femme se sent envahie par la vieillesse. Ses beaux jours sont passés. Les aventures qui ont constitué sa vie, à commencer par le couple, avec la distance, ne lui semblent pas tout à fait être des échecs, mais sont comme aplanies, égalisées, à l’instar de la plage délavée où elle marche pour occuper ses jours. Elle est déjà tombée deux fois depuis le matin. Elle rentrera seule avec ses souvenirs et recommencera le lendemain. C’est un personnage du livre de Lise Tremblay, qui en contient quatre autres similaires. La narratrice de Véronique Cyr, quant à elle, est une femme alitée dans un hôpital de Montréal. Elle a trente-neuf ans. Ce sera son premier enfant, s’il parvient à naître, et si elle survit à l’épreuve. L’enfant veut venir au monde trop tôt, le terme « complications » est ici un euphémisme. Le corps de la femme a déjà beaucoup servi, elle a voyagé, elle a travaillé, elle a connu des liaisons, elle a connu des violences qui ont fait se convulser puis s’effondrer ces liaisons, ses yeux ont beaucoup lu, ses mains ont déjà beaucoup écrit, son esprit et son coeur ont conçu l’amour, de la poésie aussi. Maintenant, un foetus croît en elle. Il devra sortir coûte que coûte. Cette femme n’a plus que deux certitudes : d’abord, la vie est plus puissante, c’est-à-dire plus sauvage et impétueuse et viscérale que tout …
Dans le grand air du for intérieur
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Daniel Laforest
Université de l’Alberta
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