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Et pourtant, écrire commence par la honte d’une mort sordide, la sienne, toujours, quand la main gauche, hésitante d’abord, se cramponne à une vérité, quand elle se coupe de son corps d’enfance, du blanc opaque qui enveloppe la mémoire[1].

Comment demeurer soi-même sous le regard de l’autre ? Dans quelle mesure une personne parvient-elle à se conformer à ce qu’on attend d’elle sans toutefois trahir cette part intime à laquelle elle ne peut renoncer sans rougir ? La honte colore notre rapport au monde dès lors que l’élan qui nous porte vers autrui laisse paraître ce qui ne cadre pas avec un horizon d’attente, que celui-ci soit compris dans le regard porté sur nous ou dans celui, intériorisé, qui oriente notre identification à une norme. Ainsi, l’émotion repose sur une conscience accrue des modèles régulateurs. Rattachée à un « habitus dominé[2] », elle est le signe d’une violence symbolique à laquelle est soumise la perception de soi. De « la honte qui sauve à la honte qui tue[3] », ses représentations exposent une vulnérabilité en lien direct avec un problème de contrôle sur l’image de soi, qui met en jeu l’agentivité ou cette capacité d’agir sur sa destinée et sur le monde.

Exprimer son désir, aspirer à un dehors libérateur ne va pas de soi pour les femmes, qui doivent composer avec l’héritage patriarcal dans la vie comme en littérature. À partir des années 1980-1990, les études féministes ont mis en évidence les conflits inhérents au questionnement à l’égard de l’appartenance à l’identité de genre[4]. Nombreux sont les travaux qui témoignent de la douloureuse négociation avec une image de soi régulée par des stéréotypes liés au genre féminin[5]. Dans leur sillage, je souhaite ici attirer l’attention sur le rôle de l’émotion dans cette négociation, notamment par une relecture d’un classique de la littérature québécoise, Angéline de Montbrun. Dans ce roman d’abord paru en feuilleton en 1881, Félicité Angers, alias Laure Conan, donne une dimension tragique au conflit qui sous-tend le récit, le personnage d’Angéline étant partagé entre un idéal d’identification véhiculé par l’hégémonie du regard masculin et l’approfondissement d’une conscience de soi. Comme il sera montré, ce dernier va de pair avec les formes du repli qui témoignent de l’expérience de la honte telle qu’elle se manifeste tout particulièrement dans les scènes où Conan décrit le rapport amoureux, selon les codes de l’imaginaire romantique du xixe siècle. La présente lecture vise à réinterpréter ces scènes, de manière à offrir une analyse de l’émotion représentée qui rendra compte de son rôle structurant dans l’évolution du personnage d’Angéline.

Les contributions féministes de Maïr Verthuy, Patricia Smart et Valerie Raoul[6], à laquelle s’ajoute celle, plus récente, de Myriam Vien[7], rendent parfaitement compte des significations symboliques d’Angéline de Montbrun et du point de vue critique de Conan sur la condition de la femme en son siècle. Pourquoi dès lors s’attarder à une oeuvre qui a été si largement commentée ? Dans le numéro de Voix et Images consacré au « premier roman psychologique au Québec », il apparaît que la complexité de l’oeuvre s’offre à la réinterprétation contemporaine de multiples manières[8]. Ont été analysées la spécificité d’une écriture modulée par le pathos d’une souffrance, l’affirmation du désir et d’un point de vue féminin sur l’espace à travers la contemplation[9], ainsi que la réappropriation d’un regard propre, qui passe par la déconstruction du modèle patriarcal et des conventions romanesques[10]. Toutefois, peu d’attention a été portée à la honte qui se trouve au fondement des événements clés du récit, tel que je voudrais le mettre en valeur. Dès lors, il s’impose de réinterroger le legs de Conan en s’appuyant sur les acquis de la critique, pour examiner le rôle joué par cette émotion dans l’idylle amoureuse où se révèlent les rapports d’inégalité entre les sexes.

Des travaux de Julia Kristeva, qui ont reconstitué l’héritage symbolique reléguant le corps de la femme du côté de l’abject[11], jusqu’aux études sur l’expérience des femmes dans un contexte d’inégalités, la honte apparaît intimement liée à l’identité de genre. Pour Lori Saint-Martin, cette identité peut correspondre à un inatteignable du genre normé quand les écrits des femmes révèlent une impossible adéquation, sur le plan de l’identification, à ce qu’elle appelle un « féminin extrême[12] ». Dans l’écart entre le réel du corps propre et les stéréotypes liés au genre ou à « l’image-corset[13] », le rapport au genre féminin relève d’une double contrainte qui soit emprisonne dans un modèle imposé, soit condamne à la marge. Dans les deux cas, c’est l’agentivité du sujet qui est compromise, en raison d’une contrainte d’empêchement qui, selon l’hypothèse posée, est un déclencheur de la honte.

D’après Donald L. Nathanson, la honte se manifeste dès lors qu’un élan est freiné, que le sujet est rappelé à ses limites[14]. En tant qu’affect, elle module les relations interpersonnelles, notamment les rapports conflictuels entre les hommes et les femmes. C’est ainsi que, pour le psychologue, la guerre entre les sexes demeure inévitable, tant et aussi longtemps que la recherche ne sera pas éveillée à la nature complexe de la honte et à son histoire. En thérapie, faire l’histoire de cette honte, de ses manifestations, serait une voie à suivre pour aider à prévenir et à guérir. En littérature cependant, un examen des récits de la honte, de ses sources et, plus précisément, des réactions à celle-ci permet d’interroger non seulement le rapport des femmes aux pouvoirs masculins, mais aussi au genre auquel elles appartiennent et à leurs propres désirs.

Dans le champ de l’exégèse conannienne, cette contribution vise humblement à nuancer la lecture de la destinée du personnage d’Angéline dans le repli sur soi, en s’appuyant sur les avancées des disciplines diversifiées qui ont fait de la honte un objet d’étude (la psychologie, la psychanalyse, la sociologie et la philosophie). L’approche adoptée s’inscrit en réalité dans le cadre plus général de la recherche actuelle qui se veut un apport à la théorisation des émotions[15]. Pour Sara Ahmed, les émotions sont à prendre en compte pour toute compréhension d’un phénomène culturel ou social donné, car elles ne façonnent pas que les corps et ses perceptions ; elles interviennent aussi dans les perceptions sociales, les relations interpersonnelles et les actions des individus comme des groupes[16]. C’est sur ce présupposé que repose l’intérêt pour la dimension émotionnelle de l’action représentée dans le roman de Conan. En effet, il sera montré comment la honte colore les relations entre le personnage féminin et son fiancé. La prise en compte de l’émotion permettra également de mettre en évidence comment le spectre de la honte embrasse les formes d’expression du sujet féminin qui aspire à une autonomie libératrice, dans l’écart qui sépare son humanité des images qui le réduisent. Au demeurant, si la honte présente un filtre au travers duquel s’offre à relire l’évolution du personnage d’Angéline, c’est plus particulièrement en raison des stratégies de repli représentées, qui contribuent à préserver l’intégrité du sujet – de la honte sociale, comme Laure Conan l’exprime dans sa correspondance, à la honte ontologique telle qu’elle se manifeste dans la dernière partie du roman.

DU TÉMOIGNAGE À LA REPRÉSENTATION : LE MOTIF DE L’EFFACEMENT

L’abbé Casgrain reconnaissait à l’écriture de Conan une certaine « virilité » (ayant le mérite, à ses yeux, d’élever la femme au statut d’écrivain), doublée d’une « sensibilité incomparable » et attribuable à l’autre sexe[17]. Pour ce père d’une littérature nationale qu’il appelait à construire, l’intériorité s’opposait au réel investi par l’écriture des hommes et traduisait une vision du monde bien féminine. C’est d’ailleurs dans le sillage de cette vue stéréotypée que l’histoire des lettres québécoises a attribué l’intérêt de l’oeuvre de Laure Conan à l’espace de l’intériorité qu’elle introduit – intériorité rimant ici avec féminité. Quant à Laure Conan, elle n’est pas sans avoir défini son rapport à l’écriture sur un plan émotionnel. Dans une lettre adressée à l’un de ses protecteurs, P.-J.-O. Chauveau, elle affirmait effectivement ceci :

[J]e voudrais me justifier un peu de mon étrange manie d’écrire car je sais quel ridicule s’y attache souvent. […] [C]e qui me donne l’extrême courage de m’exposer au ridicule, c’est tout simplement la nécessité, le besoin de gagner ma vie. Cette confession faite, je me sens plus à l’aise et j’aurais moins honte si je vous rencontrais[18].

Le sentiment de honte exprimé ne concerne pas uniquement la gêne accompagnant le fait de se livrer ; il est également permis de l’attribuer à la conscience d’outrepasser le rôle réservé à la femme de son époque en accédant à la sphère publique. Conan écrit pour être lue et s’avance ainsi aux frontières du genre féminin, comme en témoigne le sentiment de honte qui marque un seuil entre l’espace privé et le regard auquel elle s’expose en sortant du cadre convenu. Nicole Bourbonnais, à qui l’on doit l’édition critique d’Angéline de Montbrun, attribue d’ailleurs les mesures prises par Conan pour éviter toute publicité entourant sa personne à cette honte qu’il pouvait y avoir à franchir les limites imposées au genre[19].

Dans une autre lettre souvent citée, cette fois adressée à l’abbé Casgrain, Conan demande à ce que soient supprimés des détails la concernant dans la préface du roman qu’il a préparée, de peur qu’ils ne lèvent le voile sur le pseudonyme derrière lequel elle se cache : « J’ai déjà assez belle honte de me faire imprimer. Peut-être, monsieur, ne comprendriez-vous [sic] pas ce sentiment – les hommes sont faits pour la publicité[20]. » Conan rend explicite la source de la honte à laquelle elle réagit par la dissimulation. Quoique son propos intériorise la doxa, il n’en révèle pas moins un point de vue critique sur la condition de son sexe, vulnérable dès lors qu’il s’affirme comme tel dans l’écriture. La honte dont Conan témoigne est ici porteuse d’un vécu de l’inégalité, réducteur de son être à l’image d’une femme devenue publique (avec toutes les connotations que cela comporte).

Comme les plus récents travaux en psychanalyse en font état, la honte est « repérable dans tout le champ développemental » en tant qu’« affect organisateur de la psyché humaine[21] ». Elle est donc constitutive de la personnalité qui se forge avec elle. Selon Nathanson, elle s’imposerait en tant qu’émotion à partir du moment où elle submerge le sujet dans des scénarios de répétition qui le reconduisent à elle. Quoiqu’elle ne soit pas toujours nommée, n’accédant pas nécessairement à la conscience, la honte est toutefois au fondement de schèmes identifiables que Nathanson a regroupés autour de quatre pôles constitutifs de ce qu’il appelle le « compas de la honte[22] » : l’effacement ou le retrait ; la violence envers autrui ; la violence envers soi-même ; l’évitement (incluant le déni). En réalité, ces pôles renvoient à différentes manières de composer avec l’émotion. Ils rassemblent des réactions comportementales qui signifient la honte tout en offrant des stratégies pour la surmonter.

C’est en l’occurrence du côté des stratégies d’effacement que se situe la volonté exprimée par Conan de se soustraire à l’attention d’autrui. Si la femme met en évidence l’inégalité des sexes dans le métier d’écrivain, elle exprime également un besoin de dissimulation à travers l’usage d’un pseudonyme. Sans vouloir créer de glissement entre la vie de l’autrice et l’oeuvre romanesque, je m’autorise au parallèle pour affirmer que ce motif d’effacement de soi est reconduit dans Angéline de Montbrun, quoique ce soit d’une tout autre façon. En effet, il y est déployé à travers plusieurs situations de repli symptomatique de l’emprise de la honte sur le personnage de Conan.

L’histoire d’Angéline de Montbrun se résume aux événements suivants : l’idylle amoureuse qui mène une jeune fille de 18 ans à des fiançailles avec Maurice Darville ; la mort du père qui la plonge dans un deuil profond ; l’accident qui lui vaudra la perte de sa beauté après une opération la laissant défigurée ; le congédiement du fiancé après cet épisode ; enfin, l’isolement dans la maison paternelle. Ce choix de la solitude de la protagoniste du roman a donné lieu à une panoplie d’interprétations. De fait, Angéline a tantôt été perçue comme la victime d’une relation incestueuse qui tient la jeune fille captive de la maison du père et d’un deuil irrésolu ; tantôt, comme le relais d’une idéologie religieuse qui dépossède le sujet de toute aspiration sociale. Comme l’affirme Lori Saint-Martin dans la postface de la réédition de 2002 d’Angéline de Montbrun : « [l]e problème, c’est que, pour les personnages féminins, il n’y a pas de moyen terme entre l’ange et le démon[23] ». On pourrait ainsi croire que le personnage de Conan prend le parti de l’ange au détriment du mariage, car il opte pour un monde spirituel dans l’isolement. Or Angéline ne choisit ni l’ange ni le démon du monde charnel. Elle opte pour un troisième terme en régnant sur la maison du père dont la mort est, pour Patricia Smart, le déclencheur « d’une plongée dans le temps et le réel de l’espace littéraire féminin[24] ». C’est ainsi que la critique conanienne s’est attardée au dévoilement de cette intériorité qui, soustraite au regard patriarcal, favorise l’émergence d’une subjectivité dans les écrits de l’héroïne de Conan[25].

Rassemblées sous le titre de « feuilles détachées » dans la dernière section du roman, les écrits d’Angéline sont des fragments divers qui comprennent des échanges épistolaires et le contenu d’un journal où la recluse livre ses réflexions. La vulnérabilité qui s’étale dans cet espace privé, où se mêlent les impressions et les confessions diverses, fait dès lors l’objet d’une introspection, à l’abri tant du regard masculin et que du jugement social. Dans ces conditions, Saint-Martin n’a pas manqué d’affirmer que le prix à payer, pour écrire, est de renoncer à être femme, à acquérir un statut social en conformité avec les moeurs imposées au genre. L’effacement social qu’est la destinée d’Angéline s’effectue toutefois au terme de retraits occasionnés par les manifestations de la honte qui interviennent au sein des relations interpersonnelles décrites par Conan, et qu’il convient maintenant de mettre en valeur pour restituer à l’interprétation la dimension émotionnelle du roman.

ROUGEUR ET DÉFIGURATION : LA HONTE-SIGNAL

Dans la première partie du roman, un portrait d’Angéline apparaît dans le croisement des échanges épistolaires entre plusieurs personnages : le père, Charles de Montbrun ; Maurice Darville, son prétendant ; la soeur de Maurice, Mina ; et une amie, Emma S. C’est également dans ce cadre que Conan narre la progression de l’idylle amoureuse et les conditions qui déclenchent la honte face à une image imposée de soi. En effet, l’autrice insiste sur les relations de pouvoir entre les sexes qui évacuent toute forme de consentement de la part d’Angéline, à commencer par la demande en mariage de Maurice, d’abord adressée au père, lequel autorise une union dont il règle les étapes. Smart, Verthuy et Vien coïncident dans leurs constats : Angéline apparaît, dans sa passivité, comme un objet d’échange[26]. En tant qu’objet de l’amour de Maurice, l’héroïne est également captive d’un idéal de pureté et de proximité avec la nature qui lui conserve l’innocence de l’enfance (au plus près de laquelle son père veut la garder en retardant son mariage). Comme Vien et Fournier en ont fait état[27], tout est affaire de regards dans cette première partie du texte où se cristallise plus particulièrement l’image d’Angéline dans la correspondance de Maurice avec sa soeur Mina, qui servira ici d’exemple.

Maurice désigne Angéline comme une « Fleur des Champs », à laquelle « la plus belle rose que le soleil ait jamais fait rougir ne mériterait pas […] [d’]être comparée[28] ». Les yeux d’Angéline sont pour lui de « beaux lacs perdus au fond des bois […] qu’aucun souffle n’a ternis, et que Dieu semble avoir faits pour refléter l’azur du ciel » (AM, 142). Quant au corps de la jeune fille, il s’intègre aux éléments d’un paysage qui s’offre à la contemplation, au même titre que le jardin de Valriant éveille un sentiment de nature, les correspondances entre la perfection de l’image et la vie intérieure d’Angéline se multipliant. Loin des travers de la civilisation incarnée par la citadine Mina, sa confidente et double inversée, Angéline tend vers un état de nature à la Rousseau, son esprit ayant été préservé de la lecture des romans (AM, 144), genre que le conseiller littéraire de Conan, l’abbé Casgrain, concevait d’ailleurs comme un « dérangement moral[29] ». Dans ce tableau, il n’y a d’émotions représentées que celles du contemplateur. Le personnage d’Angéline a peu de profondeur, ses sentiments étant aussi lisses que la surface du corps sur lequel le regard de Maurice (comme celui du père Montbrun) ne cherche, en réalité, qu’un reflet de lui-même. Aussi le regard d’Angéline est-il captif de cet idéal, qui finit par se rompre en deux temps, marqués par la honte : d’abord apparaît une simple rougeur qui trahit le surgissement de l’affect dans la circularité du regard masculin ; ensuite survient la défiguration, qui, sur un plan symbolique, est une réponse à l’émotion déclenchée par la prise de conscience de voir son être réduit à la prison des apparences.

Le premier événement révélateur de la honte se produit dans le jardin de Valriant, ce lieu édénique où Maurice fera sa déclaration d’amour après avoir assisté à la scène suivante, qu’il décrit à sa soeur, Mina :

[L’attention d’Angéline] était partagée entre les oiseaux qui chantaient dans les arbres, et le cygne qui se berçait mollement sur les eaux. Mais le cygne finit par l’absorber. Elle lui jetait des miettes de pain, en lui faisant mille agaceries dont il est impossible de dire le charme et la grâce ; et l’oiseau semblait prendre plaisir à se faire admirer.

AM, 156

La signification érotique de la scène s’est imposée à de nombreux critiques qui y ont vu la métaphore d’un mutuel désir amoureux, compte tenu du fait que le regard de la jeune fille contemplant le cygne est une mise en abyme de celui de Maurice. Or la personnification du cygne – à qui Maurice attribue le plaisir de jouir du regard posé sur lui – est une manière de doter Angéline d’une émotion qu’elle n’exprime aucunement. La scène, telle que décrite, traduirait plutôt l’emprise d’un fantasme masculin sur la réalité, car Angéline n’émet aucun signe laissant croire qu’elle consent à l’amour de Maurice. En relisant bien le passage dont il est question, il apparaît également qu’Angéline est surprise par un regard de captation, alors que son attention est ailleurs. En effet, la présence de Maurice est exclue du moment décrit, au cours duquel elle se laisse « absorber » par l’oiseau pour interagir avec lui. Mû par la vision qu’il s’est construite de la scène et l’émotion dont il l’investit, Maurice fera par la suite une déclaration d’amour qui laissera Angéline « stupéfaite, interdite » (AM, 157), avant de provoquer sa fuite.

À l’évocation de l’épisode de l’étang, pendant un souper avec des convives, Angéline rougit, après avoir bredouillé « je ne sais quoi que personne ne comprit » (AM, 158), rapporte Maurice à Mina. Encore une fois, l’amant interprète les signes pour les faire correspondre à ses désirs et voit dans cette rougeur la confirmation d’un amour réciproque : « Maintenant elle n’ose plus me regarder », continue-t-il, tout en avouant la satisfaction qu’il éprouve du fait qu’elle est « troublée et rougissante » (AM, 159) devant lui. En réalité, Angéline ne répondra à l’amour de Maurice que lorsque le père Montbrun aura confié sa fille à celui qui s’est d’ailleurs présenté à lui comme un fils. Ainsi, Conan ne fait pas que reproduire des clichés romantiques sur la pudeur dont une femme se doit de faire preuve devant l’assurance du désir masculin. En narrant les prémices de cette liaison d’un point de vue strictement masculin, elle laisse ainsi planer le doute quant à ce qui est véritablement vécu par Angéline, d’où l’ambiguïté des sentiments représentés.

Le contexte édénique de la scène où surgit la rougeur donne bien sûr une connotation biblique à la honte. Le jardinier des Montbrun ayant pour nom Désir (AM, 214), Angéline y est assimilée à une fleur sur le point d’être cueillie. On pourrait donc croire, d’un point de vue moral, que la rougeur trahirait la conscience d’être exposée au regard en tant que source du désir dont serait porteuse la jeune fille, telle Ève séduisant Adam, conformément à la lecture psychanalytique qui a été proposée par Francine Belle-Isle[30]. En effet, la rougeur ne serait-elle pas attribuable à la conscience d’avoir enfreint un interdit par la libération d’une énergie sexuelle ? Dans un tel cas, le regard déployé par Angéline correspondrait à une transgression. Il convoquerait non pas une honte, mais une culpabilité, car il importe de distinguer les deux émotions – souvent confondues. Selon Janin, la culpabilité repose sur une conscience de l’interdit, alors que la honte est déclenchée dès lors qu’un sujet est privé de son agentivité par ce qu’il appelle une « expérience de passivation », impliquant une contrainte à subir[31]. Aussi est-il pertinent de se demander si l’affirmation du désir qui se manifeste à travers le regard d’Angéline est assimilable à une transgression. Pour ce faire, il importe de mieux circonscrire le désir dont il est question.

Christa Albrecht-Crane met l’accent sur l’agentivité relative à l’expression du désir féminin, pour ainsi se distancier de la critique féministe qui situe ce désir dans un contexte de domination, en lui accolant d’emblée une signification d’aliénation. Elle propose plutôt de définir le désir en tant que libération d’un affect qui permet une connexion entre les individus[32]. En tant qu’il projette le sujet vers autrui ou vers un dehors, le désir, en raison du lien qu’il crée, est dès lors conçu comme un vecteur d’agentivité. Dans la scène de l’étang relatée plus haut, le désir dont est porteur le regard d’Angéline n’est ni sexuel ni aliéné. Cependant, le lien qu’il crée avec un dehors est brisé dans son élan, le sujet étant contraint à une passivité non choisie. Ainsi, la rougeur qui en découle se distingue de la culpabilité, compte tenu de l’implication du désir ou de l’élan énergétique qui porte le sujet hors de soi. Par ailleurs, et comme le suggère en d’autres termes Elspeth Probyn, cet élan empêché est également ce qui distingue la honte du simple malaise[33].

Il y aurait ainsi une distinction à établir entre la transgression d’un interdit et le fait d’être ramené à soi dans une situation d’entrave qui déclenche la honte. Cette dernière situation correspond à la scène décrite par Conan, car la rougeur surgit dès lors qu’un frein est mis au plaisir que prend Angéline à regarder. En effet, la jeune fille est du même coup ramenée à l’idéal de beauté qui sied à son sexe, alors qu’elle s’abandonne à la vue de l’oiseau, dans un mouvement qui implique une action de préhension par les sens. De la posture de sujet déployant un regard propre qui s’approprie le réel, elle est ramenée à celle de la passivité, soumise au regard de Maurice. Dans les limites de ce dernier, la rougeur est l’indicateur d’une humiliation, car l’élan qui fait sortir de soi est entravé par le rappel à un statut d’objet. On ne peut donc affirmer que la rougeur soit une simple manifestation du désir amoureux ou l’indice d’une gêne face à un désir de transgression ; la situation d’entrave laisse plutôt croire que le sujet est éprouvé par la honte.

Comme la théorise Janin, la honte s’impose en réalité pour aviser d’un danger de passivation. C’est pourquoi le psychanalyste la désigne dans les termes de « honte-signal » qui, en tant que telle, revêt une fonction positive[34]. Dans la scène de l’étang, elle engage à la fuite, Angéline laissant Maurice seul au jardin. Ainsi conduit-elle à l’effacement de soi qui, rappelons-le, est l’une des stratégies pour composer avec la honte qu’a identifiées Nathanson Cela dit, la fuite d’Angéline qui clôt la scène est une préfiguration de la suite des événements, alors que les fiançailles seront rompues par une autre fuite devant la nécessité de se conformer au désir de son prétendant et, par le fait même, d’obéir à la volonté paternelle. Aussi l’effacement de soi devient-il un motif dans l’économie romanesque, à partir du moment où sa répétition en fait un schème comportemental. Quant à la rougeur, signe physique de l’emprise d’un affect sur la protagoniste, elle laissera place à une prise de conscience de la honte, qui sera par la suite nommée comme telle et qui donnera plus de profondeur psychologique à la situation dramatisée par Conan.

Dans une courte ellipse de trois pages, un narrateur extérieur assure le récit des événements. On y apprend la profonde douleur vécue par Angéline à la suite de la mort accidentelle du père ; la date du mariage remise à plus tard malgré l’empressement de Maurice ; enfin, la chute qui la laissera défigurée. La majorité des interprétations de la souffrance d’Angéline abondent en ce sens : la jeune femme serait victime du complexe d’Électre, Conan décrivant l’état d’une psyché rivée à un désir incestueux qui rend le deuil impossible. Ce dernier a aussi été expliqué par la perte d’un idéal de soi dans le regard du père, désormais absent. Dans cette optique, Conan ferait le récit d’une blessure narcissique autour de laquelle s’organise la dernière partie du roman, consacrée à la description des souffrances d’Angéline, dans laquelle celle-ci se complaît. Quoique pertinente, cette lecture n’éclaire que partiellement la scène de la chute à la suite de laquelle Angéline se trouve défigurée. D’un point de vue symbolique, l’événement permet certes à l’intrigue de basculer et de faire place à la vie intérieure d’Angéline. Par contre, cela laisse dans l’ombre les significations de la défiguration qui vont bien au-delà de l’hypothétique expiation d’une culpabilité ou d’un « masochisme moral[35] ». En réalité, la laideur agit en tant que révélateur d’une prise de conscience quant aux apparences auxquelles est réduit le personnage féminin dans le regard de Maurice. Plutôt qu’une faute à expier, c’est encore la honte qui est en jeu dans le schéma relationnel décrit, comme Valerie Raoul en a eu l’intuition, sans toutefois en identifier la source[36].

L’épisode de la défiguration permet à Conan d’aborder la question de la réduction de son sexe à l’idéal de beauté qui oriente la construction du genre. Comme l’affirme le narrateur : « [L]orsque sa fiancée eut perdu le charme enchanteur de sa beauté, le coeur de Maurice Darville se refroidit » ; « [â]me très haute, [Angéline] n’avait point compris combien la perte de sa beauté l’exposait à être moins aimée » (AM, 205). À la prison du regard, qui déclenche l’affect de la honte dans un premier temps, succède celle des apparences, l’individualité d’Angéline étant niée au profit de ses qualités physiques. C’est ainsi que Conan met à l’épreuve l’authenticité du sentiment masculin, l’élan amoureux auquel se laisse aller son personnage féminin (dans une quête de correspondance entre les âmes bien romantique) se brisant sur l’écran du regard de Maurice.

Conan présente ainsi une critique des rapports d’inégalité dans la relation amoureuse, car les représentants masculins sont, quant à eux, aimés pour leurs qualités morales, comme c’est le cas du père Montbrun, à la « virile parole » (AM, 167) qui fait force de loi, alors que le pouvoir de séduction qu’il en tire s’exerce sur tous les personnages féminins. Tout se passe comme si la vie intérieure d’Angéline, qui acquiert de la profondeur en raison de la violence des sentiments qui s’y installent dans le deuil, ne cadrant plus avec l’image de pureté, de légèreté et d’insouciance à laquelle la jeune fille était jusque-là conforme, trouvait une fin de non-recevoir dans le regard masculin. La défiguration constitue dès lors une métaphore du changement qui s’opère en la femme et qui met à l’épreuve l’idéal de l’amour romantique tel qu’il a été entretenu dans le jardin des Montbrun. Le cygne n’est plus blanc, mais noir et triste, l’image positive qu’a pu avoir Angéline d’elle-même dans le regard d’autrui s’étant obscurcie en raison de la force des sentiments qui l’assaillent. Par conséquent, Conan dramatise le vécu d’une inadéquation entre le dedans et le dehors, entre l’expérience intime et l’idéal d’un amour qui, en raison de cette inadéquation, devient impossible. Il est donc permis de croire que l’artifice de la défiguration, pour invraisemblable qu’il puisse paraître, a pour fonction, dans l’économie du récit, de lever le masque sur le leurre de l’identification au genre féminin quand celui-ci implique la négation de soi, de ses sensations propres, pour accéder à l’amour. Le vécu narré de cette inadéquation laisse le sujet honteux : d’une part parce que ce dernier ne correspond pas à l’image désirée, tout en étant soumis au regard porté sur lui ; d’autre part, parce qu’il se voit ramené aux contraintes d’une réalité qui bloque son élan vital et qui le confronte ainsi à ses propres limites. Dans son échappée vers un horizon de sens qui le contient, le sujet est enfin rappelé à l’impossibilité de sortir de soi.

En somme, la défiguration traduit la honte dont les effets, c’est-à-dire la sensation de vacuité et la recherche d’invisibilité, se confondent avec les symptômes du deuil : « la vie m’apparaît comme un tombeau » (AM, 210), témoigne Angéline. Ainsi, la dé-figuration contient l’idée d’une perte des repères connus en fonction desquels l’image de soi s’est construite. Si elle signifie la violence de l’émotion telle qu’elle est vécue, c’est en tant que catastrophe qui mobilise tout l’être d’Angéline pour marquer un avant et un après de la déconstruction d’un idéal d’identification. En ce sens, la défiguration illustre le « caractère catastrophique[37] » de la honte, comme le désigne Tisseron. Cela dit, la honte ne peut qu’être induite de la fuite devant les regards, fuite qui correspond à la logique de repli mise en place par Conan dès l’épisode de l’étang et qui renforce le motif de l’effacement de soi tout en restituant le sujet à son agentivité. L’enlaidissement ne donnera que plus d’ampleur à l’affect, tout comme l’émotion de la honte prolongera ce dernier.

En dépit des insistances de Maurice qui réitère son amour et qui, dans l’échange épistolaire de la conclusion du roman, supplie Angéline de revenir sur sa décision, celle-ci choisit « la solitude du coeur » (AM, 207), plutôt que de se conformer à ce qui est attendu d’elle. En réalité, épouser Maurice serait lui reconnaître un droit sur le contenu même de ses pensées, comme il le lui laisse d’ailleurs entendre : « Angéline, je ne veux point que vous pensiez à ces choses, et dès que j’en aurai le droit, je vous le défendrai. Ce sera le premier usage de mon autorité. » (AM, 198) Rompre les fiançailles, c’est conserver l’intégrité de cette part d’elle-même qui résiste au fait de se soumettre à une nouvelle autorité, prenant le relais de celle du père. Dans la mesure où la honte marque une limite à ne pas franchir pour ne pas perdre le statut de sujet, la réaction de repli, quoique négative, est ici une condition au maintien de l’intégrité. C’est pourquoi la honte représentée correspond à une « bonne honte[38] », dans les termes de Janin, ou à la « honte qui sauve », telle que la conçoit Tisseron, pour qui l’émotion permet « de se dégager de la confusion terriblement angoissante en participant à la restauration de l’identité[39] ». À l’opposé de la colère, qui redirige la violence de l’émotion vers autrui ou vers soi, l’effacement de soi est une manière de se soustraire à la source de la honte qui, comme la définit encore Nathanson, amplifie une forme d’empêchement[40]. Or le repli stratégique, tel qu’il est représenté dans le roman de Conan, n’est pas sans garder à vif la plaie autour de la souffrance causée.

LA HONTE DU TERNE DANS LA PRISON DE L’EXISTENCE

Dans l’échange épistolaire d’Angéline avec Mina se crée aussi une conscience de l’inégalité des sexes. Les propos de l’amie (qui choisira de son côté le cloître plutôt que le mariage) font preuve de lucidité à l’égard d’une soumission à l’ordre patriarcal qu’entretiennent celles-là mêmes qui en sont les victimes : « Les femmes, au lieu de médire de leurs oppresseurs, travaillent à leur découvrir quelques qualités, ce qui n’est pas toujours facile. » (AM, 149) Tout en marquant une distance avec le genre d’appartenance, cette remarque met en relief la part de mensonge qui entre dans le vécu des rapports homme-femme. Comme un clin d’oeil au lectorat, elle s’applique au cas d’Angéline, qui décrira pour sa part ce vécu comme une catastrophe naturelle, ce qui n’est pas sans renforcer la symbolique de la défiguration : « L’amour chez l’homme est comme ces feux de paille qui jettent d’abord beaucoup de flammes, mais qui bientôt n’offrent plus qu’une cendre légère que le vent emporte et disperse sans retour. » (AM, 219) C’est ainsi que la complicité entre les deux femmes repose sur une critique de l’idéal amoureux, dans lequel il est devenu impossible de se projeter sans la honte de se voir ramené à soi-même ou à la souffrance de la solitude, et ce, en raison de l’inégalité des rôles subtilement dénoncée par Conan.

En ce sens, l’histoire de la défiguration d’Angéline est aussi celle d’une honte qui, pour reprendre les mots de Levinas, « se fonde sur la solidarité de notre être », nous obligeant « à revendiquer la responsabilité de nous-même[41] ». Cette responsabilité, le personnage de Conan l’incarnera non seulement par le refus du mariage, mais aussi par le regard qu’il pose sur lui-même dans les « Feuilles détachées », où le geste d’introspection met sa vulnérabilité à nu. Le repli sur soi dans l’écriture crée dans un premier temps un effet de rupture salutaire, dont a rendu compte avec justesse la lecture d’une nouvelle génération de critiques.

En effet, Vien a mis en valeur les significations subversives de la défiguration, qui amène Angéline à se distancier des regards portés sur elle à partir du moment où celui du père n’est plus là pour lui imposer un idéal de conformité. Comme Vien le montre, la défiguration ou « la laideur comme émancipation[42] » ouvre la voie à la réappropriation d’un regard propre sur le réel. En témoigne cette description de la mer dans laquelle Angéline trouve un reflet qui, contrairement au meilleur des mondes de Valriant, renvoie au pathos d’une humanité souffrante comme valeur de reconnaissance : « Il fait un vent fou. La mer est blanche d’écume. J’aime à la voir troublée jusqu’au plus profond de ses abîmes. Et pourquoi ? Est-ce parce que la mer est la plus belle des oeuvres de Dieu ? N’est-ce pas plutôt parce qu’elle est l’image vivante de notre coeur ? » (AM, 269) Ainsi, Angéline renoue avec la liberté du regard (entravé dans l’épisode de l’étang) qui permet une échappée sur un nouvel horizon de projection de soi. Elle se réapproprie de plus les environs de Valriant, où elle tisse des liens autres, avec « des humbles » (AM, 241), parmi lesquels deux femmes se caractérisant par leur vulnérabilité (l’une étant pauvre ; l’autre, laide) et qui, présentant l’envers d’un idéal féminin, sont exposées à une honte sociale. Au sein de cette communauté qui oriente le regard différemment, Angéline fait enfin le pari de la vulnérabilité qui l’exposera aux limites d’une conscience la tenant prisonnière d’elle-même, comme elle le consigne dans l’écriture, où est rejoué le vécu de la honte, quoique ce soit à un tout autre niveau.

Dans la solitude choisie, un idéal spirituel se substitue à l’idéal amoureux, pallie la déconvenue qui maintient le sujet honteux en état de séparation, rivé au manque. Le repli offre alors un autre cadre à la projection de soi qui, par-delà une condition de souffrance, permet d’échapper à ce que Conan appelle le « terne ». Dans sa correspondance avec une amie (soeur Saint-François-Xavier), l’écrivaine commente son intention à l’écriture du roman : « Je voudrais montrer une âme passionnée luttant non contre une grande douleur, mais contre le terne. Si je réussissais, ce livre ferait un grand bien je n’en doute pas, car le terne voilà l’ennemi, voilà ce qui fait le fond de la vie[43]. » Dans le contexte de l’action représentée, le terne est assimilable aux conventions sociales qui, par exemple, engageraient Angéline à répondre favorablement à l’insistance de Maurice, ce dernier lui imputant la faute d’avoir manqué à ses engagements. Dans les écrits d’Angéline cependant, l’ennemi contre lequel la quête prend forme est d’un autre ordre. Il se situe plus précisément dans cet entre-deux de la souffrance d’être ramenée constamment à la prison de soi et d’un idéal à atteindre pour enfin sortir de soi, avoir une emprise sur le dehors.

Le propos de Conan est à cet égard éclairant : « Si je ne me trompe, la douleur est moins difficile à supporter que le terne. Qui ne connaît cet ennui profond qui s’engendre de l’absence de tout sentiment vif [44] ? » En tant que source de la honte, le « terne » ramène toute échappée vers « un sentiment vif » aux limites de soi, qui jalonnent la quête d’Angéline, laquelle s’en indigne : « Quelle est donc, je vous prie, cette prétendue sagesse qui n’admet que le terne et le tiède, et dont la main sèche et froide voudrait éteindre tout ce qui brille, tout ce qui brûle ? » (AM, 171) Au contraire de la raison qui oblige à se conformer, le choix de la solitude est cette folie qui est déclenchée par la honte (associée au terne) et qui en préserve à la fois. Par conséquent, le repli dans l’écriture, quoiqu’il expose le sujet dans sa souffrance et le maintienne en marge des conventions sociales, conserve un horizon spirituel à la quête.

UN LEGS DE VULNÉRABILITÉ À ASSUMER

Pour le dire avec Tisseron : « Ressentir la honte, c’est déjà ne plus y être totalement immergé, c’est prendre de la distance par rapport à elle[45]. » Ainsi, l’héroïne de Conan en viendra à nommer l’émotion qui la maintient au seuil d’une promesse d’affranchissement de son existence même ; ce qui confère, enfin, une dimension ontologique à la honte d’être tout en n’étant pas : « J’ai honte de moi-même. Qu’ai-je fait de mon courage ! qu’ai-je fait de ma volonté ? » (AM, 248) En réalité, quoi qu’elle fasse pour y échapper, Angéline est vouée à ce qu’elle appelle « le tourment de l’impuissante inspiration » (AM, 238). Dans pareil cas, la souffrance n’est pas tant liée au deuil du père ni à la perte d’un idéal amoureux. Elle a une valeur morale dont est porteuse l’interrogation répétée d’Angéline qui recrée une communauté d’identification dans celle de l’humanité souffrante à laquelle appartiennent également les lecteurs et lectrices qui, comme ils ont été invités à le faire, s’intéresseront à « ces pages intimes » (AM, 205).

Selon Nathanson, la honte devient une émotion reconnaissable, pour un sujet, lorsque des comportements lui sont associés dans la mémoire. Si la honte peut d’abord être induite du comportement d’Angéline, elle est ensuite identifiée par celle-ci dès lors qu’un besoin de sortir de soi entre en conflit avec un sentiment de finitude. Elle est illustrée par l’image d’un serin qui, dans sa cage, s’ennuie et bat de l’aile : « Pauvre petit ! Se sentir des ailes et ne pouvoir les déployer ! Qui ne connaît cette souffrance ? Qui ne s’est heurté à des bornes douloureuses ? » (AM, 238) L’identification à l’oiseau traduit l’expérience de la finitude. Que cette finitude soit liée au fait d’être femme ou à la condition humaine telle qu’elle apparaît sur un horizon spirituel de projection – où la présence divine permet de reconstruire une altérité –, la honte colore l’expérience dans son entièreté.

Sur un ton lyrique, Angéline appelle d’ailleurs à un effacement de la mémoire au centre de laquelle loge une émotion qui a jusque-là orienté la quête de soi, loin du « terne » :

Oublier la honte insupportable de la première souillure, la salutaire amertume des premiers remords. […] Oublier les aspirations vers l’infini, […] les premiers regards jetés sur l’avenir, ce lointain enchanté qu’illuminait l’amour. […] Oublier ! Laisser le passé refermer ses abîmes sur la meilleure partie de soi-même ! N’en rien garder ! N’en rien retenir !

AM, 233

Ce fantasme d’abolition de soi rend compte d’une mythologie personnelle où la honte prend une fonction originelle. En tant que « première souillure » dans la suite de laquelle s’inscrivent les événements de l’existence d’Angéline, l’émotion dont Conan fait le récit traduit le vécu d’un désir de sortir de soi qui se heurte d’abord aux contraintes du genre, pour ensuite se confronter aux contingences mêmes de l’existence, rendant toute quête impossible.

Il s’avère donc, suivant les termes d’Emmanuel Levinas, que la honte réside dans « le fait d’être rivé à soi-même[46] ». Pour l’héroïne de Conan, il n’y a pas d’horizon de projection de soi qui soit viable. « Apprendre à souffrir, c’est ce qu’il me reste » (AM, 259), confesse-t-elle. Si le legs de Conan peut paraître négatif, il met toutefois en valeur la fonction de résistance de la honte. Par le repli sur soi qui en découle, Angéline se soustrait aux impératifs de l’appartenance au genre féminin – du moins tel que celui-ci est codifié par l’idéal romantique de l’idylle amoureuse. Au demeurant, ce legs définit l’amour comme horizon de sens ultime où se déploie l’écriture. C’est ainsi qu’Angéline réaffirme son choix de demeurer vieille fille en s’adressant à Maurice dans un échange de lettres qui clôt le roman : « [Q]ue je ne rougisse jamais de vous avoir aimé ! » (AM, 292) Ces derniers mots laissent croire que le cercle de la honte a été brisé par le récit même de la honte qui fait de la vulnérabilité, en plus d’un matériau littéraire, une responsabilité à assumer.

Dans Angéline de Montbrun, Conan offre à lire une réflexion existentielle qui conserve sa pertinence pour penser les rapports d’appartenance au genre féminin, de même que l’incessant besoin de projection de soi sur un horizon de sens (identitaire, amoureux, spirituel ou moral). Quoiqu’il ne soit plus nécessaire pour une femme de se retirer du monde pour en faire partie grâce à l’écriture, il est encore possible de reconnaître une part de nos hontes dans le personnage d’Angéline. C’est l’intérêt de revenir au texte de Conan pour en réinterroger le legs par l’examen des représentations de la honte qui ont somme toute une portée politique, à partir du moment où elles sont prises en charge d’un point de vue critique. Enfin, ce legs invite à sonder l’abîme de la condition humaine que met en forme la création, pour nous rappeler le rôle que joue la honte dans la résistance au carcan de l’identité sexuelle comme dans la remise en cause de l’emprise des conventions sur les destinées.