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Dans la logique du présent, il y a cet état d’abandon qui fait être et ne pas être sans dilemme, ne plus attendre, ne plus se remémorer, être dans le temps, être le temps, tu es, je suis[1].

Madeleine Gagnon nous reçoit dans son petit appartement au vingt-troisième étage d’une tour d’habitation du centre-ville de Montréal, lors d’une accalmie automnale de la pandémie de COVID-19. Au moment de nous asseoir, l’un de nous deux rencontre un obstacle en reculant sa chaise : une petite tour installée dans le coin du salon que Madeleine prend un instant à reconnaître. L’entretien n’est pas commencé que déjà se renverse le cours des jours : les souvenirs les plus lointains seront racontés avec précision alors que les événements plus récents perdent de leur importance. Madeleine prendra le temps de retrouver le titre de son autobiographie parue huit ans auparavant et à laquelle on se réfère de temps à autre, Depuis toujours. Elle utilisera par ailleurs cette expression pour parler du doute qui l’habite, qui l’habite depuis toujours.

Comme une ponctuation, elle s’interrompt plusieurs fois pour constater et regretter le désordre de sa table de travail : « Je suis obsédée par ça. Il y a un certain ordre dans le désordre. Mais on finit par s’attacher. C’est mieux de s’y attacher que de vivre dans le rejet tout le temps. » Fidèles à son souhait, nous faisons le choix d’accueillir sa parole comme elle vient, dans son désordre, sans forcer l’exhaustivité ou la rétrospective, et de la restituer en la tressant à des fragments épars de son oeuvre. L’entretien sera mené dans un désir de suivre le défilé des signifiants de Gagnon et de capter les retours inattendus : « [C]’est d’ailleurs de ce surgissement que le travail textuel devient véritablement jeu[2]»

La question de la mort est là qui insiste depuis notre premier contact avec elle. « Ce sera mon dernier entretien », nous annonce-t-elle au téléphone ; « Je me sens partir… » Nous sommes alors animés par un désir de remettre sa parole de l’avant, de l’inscrire dans le temps long, non sans savoir que son oeuvre porte un regard lucide sur la fin (de soi, du monde). Si « après la mort/l’écriture subsiste », il n’en reste pas moins qu’« une explosion/peut bien se produire/et tout effacer/les dieux sont des mutants[3] ». La rencontre prend alors une certaine gravité, comme si la mort pendait au bout des mots, ce qui n’est pas sans faire écho à la situation dans laquelle on se trouve, alors que la parole est le principal foyer de transmission d’un virus dont Madeleine nous dira : « Moi, je ne m’en occupe pas… » L’écrivaine a toujours vu dans la parole ce qui nous approche et nous éloigne de la mort, ce dont témoignent plusieurs de ses poèmes :

Contre la course de la mort

la course contre le temps

Triompher d’Elle étouffer

son cri sa menace sa blessure

Vaincre la mort

avec les outils de la mort même[4] […].

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VOIX ET IMAGES Dans votre autobiographie, vous rapportez les paroles de votre père à propos de la recherche universitaire : « Il faut que tu te rendes jusqu’au bout du chemin de la connaissance que tu auras choisi […] et ce bout-là s’appelle le doctorat[5]. » Ce n’était pas commun à l’époque, un père qui soutient ainsi les aspirations intellectuelles de sa fille.

MADELEINE GAGNON Oui. Mon père disait qu’il était plus important pour les filles de s’instruire. Il disait : « Les femmes sont plus intelligentes que les hommes. » Selon lui, les hommes pouvaient toujours se débrouiller dans la vie avec la force de leurs muscles. Il disait ça aux filles : « Vous, tout se passe dans la tête, vous avez plus d’intelligence et d’imagination. » Moi, ça m’inquiétait pour les garçons, mais il répondait : « Ce sera leur problème, vous avez assez des vôtres, vous avez assez souffert, c’est l’heure de votre revanche, prenez-la. » Il était comme ça, et ma mère était très fière. Elle l’avait choisi parce qu’il était comme ça. Il était intelligent et il donnait une place primordiale aux femmes.

VOIX ET IMAGES Une revanche par l’imagination… Il y a là une opposition dont nous aimerions reparler, mais d’abord : quel est votre rapport à l’imagination ?

MADELEINE GAGNON J’ai fait une oeuvre littéraire : si on ne peut pas imaginer, inventer, on est bloqués. Mais en même temps, je me suis documentée sur l’imagination. J’ai fait un mémoire de maîtrise sur l’imagination transcendantale chez Emmanuel Kant. Mes collègues me trouvaient un peu cinglée. J’avais un collègue masculin très gentil – on s’aimait beaucoup –, mais il disait : « Quand tu parles de l’imagination transcendantale, je te perds. »

VOIX ET IMAGES Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’imagination transcendantale ?

MADELEINE GAGNON Il faudrait que je réponde comme j’ai écrit dans mon mémoire[6]. Kant disait que l’imagination, c’est le pont ou la passerelle entre l’imaginaire brut et la capacité d’inventer. Moi, ça me parlait beaucoup, « le pont », parce qu’à côté de ma maison d’enfance, il y avait la rivière, et pour aller au centre-ville, il fallait prendre le pont, qu’on appelait la passerelle. Je me débrouillais comme tout le monde avec les images que j’avais. Enfant, je vivais à côté de la passerelle. C’est avec cette image-là que j’ai le mieux compris Emmanuel Kant.

VOIX ET IMAGES Vous nous disiez que, pour votre père, les hommes avaient les muscles, et les femmes, la tête. Il y a là un renversement de l’opposition classique entre le corps et l’esprit, opposition à partir de laquelle les femmes ont longtemps été exclues des lieux de savoir et de pouvoir. Et d’ailleurs, une des particularités de votre oeuvre théorique et littéraire, c’est d’avoir voulu amener le corps féminin dans l’écriture, celui « sans lequel le discours logocentrique s’est construit[7] », pour citer vos mots.

MADELEINE GAGNON Oui, en effet. Mon père voulait qu’on puisse exercer notre corps, nous, les femmes. Il avait fait des plans pour aménager le sous-sol en conséquence, mais il ne pouvait pas les exécuter. Il ne pouvait pas physiquement s’en occuper, tout le monde savait ça dans ma famille.

VOIX ET IMAGES Ce n’était pas un manuel, il n’avait pas les muscles de son côté…

MADELEINE GAGNON Non, pas du tout. Ma mère avait beaucoup d’aide. Il lui disait : « Toi, Jeanne, ton rôle, c’est de choisir les personnes du village qui vont t’aider, choisis qui tu veux et fais envoyer les factures au moulin. » Son royaume à lui, c’était le moulin. Il avait toute une théorie sur les raisons qui ont mené les hommes à retirer le pouvoir aux femmes. Il appelait ça sa « théorie de l’intelligence ». Il disait : « Les hommes ont été jaloux de vos capacités, et vous, vous appartenez à la génération qui va remettre sur pied ce que les hommes ont enlevé aux femmes. » C’est arrivé. Un jour, je lui ai dit : « Tu sais, ta théorie, elle existe, je suis active dedans, ça s’appelle le féminisme. » Il voulait que ses filles aillent à l’université, j’en ai profité. Pour moi, l’université, ça voulait dire visiter Montréal, aller aux États-Unis.

VOIX ET IMAGES Comment s’est déroulée votre découverte de l’urbanité ?

MADELEINE GAGNON Quand j’étais petite, mon premier grand voyage a été Rimouski. J’imaginais que c’était énorme. C’était grand pour la petite que j’étais. Mais la première ville qui m’a bouleversée, c’était Mont-Joli. Il y en a qui ne seront pas d’accord, mais je dis toujours que cette ville ouvre la vallée de la Matapédia. Ça, je n’ai jamais su pourquoi, mais cette ville était pour moi « une grande maison jaune ». Je n’ai jamais su pourquoi je pensais ça. Mais petite, j’imaginais que c’était une grande maison jaune.

VOIX ET IMAGES Qu’est-ce qui était bouleversant dans cette ville-là, dans cette « grande maison jaune » ?

MADELEINE GAGNON C’était la plus grande pour moi. On m’a amenée à Mont-Joli et là on m’a dit : « Tu vas être étonnée de ce que tu vas voir. » Dans ce temps-là, les routes respectaient la morphologie. On me disait : « Sur la côte, tu vas voir la mer. » Pour ma famille, pour moi, le fleuve Saint-Laurent, c’était la mer. On disait : « On s’en va à la mer. » J’avais des cousins qui habitaient Mont-Joli. Toutes les familles avaient un chalet au bord de ce qu’ils appelaient la mer… Quand j’ai vu la vraie mer, j’ai été bouleversée.

VOIX ET IMAGES Ensuite est venu votre périple en Europe, pour vos études, dont vous racontez les multiples péripéties dans votre autobiographie.

MADELEINE GAGNON J’ai toujours voulu aller en Europe. Quand j’ai su ce que c’était, l’Europe, j’ai voulu y aller. J’ai travaillé pour aller là. Je ne voulais pas que mon père paye mes études, mon premier grand voyage. Il m’a aidée, mais j’ai économisé mes sous, j’ai donné des cours dans les écoles de rang, dans les écoles de village… Avant, on avait des inspecteurs d’école. Notre inspecteur s’appelait monsieur Guité. Lui, quand il voyait un talent dans une famille – en général, c’était des gars –, il l’encourageait.

VOIX ET IMAGES C’était un bon inspecteur.

MADELEINE GAGNON Un vrai, il jouait son rôle. Après, il y a eu des filles. Cultiver l’intelligence des filles, c’était le rôle des Ursulines. Dans mon village, à Amqui, on a été les premiers à avoir des ursulines. Avant elles, il y a eu les soeurs du Saint-Rosaire, avec qui ma mère et ma grand-mère avaient étudié. Ces soeurs-là destinaient les filles aux tâches ménagères : la couture, la cuisine… Ce n’était pas de leur faute, c’est ce qu’elles avaient appris. Les ursulines voulaient aller plus haut. Elles se sont fait beaucoup critiquer pour ça. Elles se faisaient traiter de snobs, d’hommes manqués. Et moi, comme plusieurs filles, le savoir m’attirait beaucoup. Quand j’étais petite, tout ce qu’on pouvait apprendre m’attirait. J’ai aimé la géographie, j’ai aimé l’histoire. J’ai aimé tout ce qui m’enseignait à partir. Mon but, c’était de quitter le village. Mais ça, il ne fallait pas le dire. Je voulais aller plus loin, rencontrer tous les peuples de la Terre. Je voulais apprendre toutes les langues. J’étais petite et c’était un grand désir pour moi. J’ai fait ce que j’ai pu…

VOIX ET IMAGES Vous vouliez recevoir tout ce qu’on pouvait vous apprendre, et vous avez, tout au long de votre vie, participé à l’élaboration de nouveaux savoirs, au croisement de la poésie, du féminisme, de la philosophie. Ça demandait de s’imposer, comme femme, dans plusieurs institutions masculines. Vous écrivez : « Être un intellectuel au Québec est souvent une tare. Et si vous êtes une femme, une maladie honteuse[8]. » Ça faisait peur, les femmes savantes ?

MADELEINE GAGNON Ça faisait très peur. Ça fait encore peur. Je l’ai vécue toute ma vie, cette peur. Mais affronter la peur de l’autre, ce n’est pas avoir peur. Moi, je n’avais pas peur. Je ne suis pas peureuse. Enfant, j’ai toujours eu l’appui de mes deux parents. C’est gros, je m’en suis aperçue en parlant avec des femmes qui ont vécu dans la honte. La honte nuisait beaucoup aux études des filles.

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À partir de cette confiance accordée par ses parents au versant féminin de l’intelligence et à son développement, Madeleine traverse le pont, la passerelle, dépasse la grande maison jaune et voyage à travers le monde, pour ses études d’abord, en Europe, mais pour autre chose aussi, comme un devenir anthropologue, une curiosité sans mesure pour l’altérité, un désir de « rencontrer tous les peuples de la Terre ».

À propos de son père « féministe avant l’heure », Madeleine écrit : « C’est bien beau, un tel père, mais ça ne fait pas à lui seul une société entière[9]. » En effet. Au moment de mettre en forme cet entretien, la Russie a envahi l’Ukraine, ramenant la question de l’attaque au premier plan de la pensée politique mondiale. Attaque qui a pourtant toujours déjà été là. Devant ce point de non-retour et ses conséquences dévastatrices, la lecture de l’ouvrage Les femmes et la guerre, récit qui relate les déplacements internationaux de Monique Durand et Madeleine Gagnon au cours de l’année 1999, s’impose. Du Liban au Kosovo, en passant par la Palestine et le Pakistan, Madeleine rencontre des femmes victimes de la guerre et écrit à partir de là. Elle en arrive à la prémisse que la guerre va se perpétuer tant que l’on ne reconnaîtra pas son ancrage pulsionnel : « Il faut chercher plus loin, dans une contrée que les humains n’ont pas osé explorer, au fond d’eux-mêmes, où l’innommé gît[10] []. » Cette quête qu’elle adresse à tous les humains implique – pour un temps – la dissolution des catégories hommes/femmes et bourreaux/victimes dans la mesure où c’est davantage de la reconnaissance de la responsabilité de chacun·e qu’il est question : « Anna, tant que nous, femmes, n’aurons pas rencontré, au creux des territoires obscurs qui abreuvent nos chairs, nos soifs mortifères, la guerre va se poursuivre, même si nous n’en sommes pas les artisanes, même si nous en sommes le plus souvent victimes. Nous ne sommes pas innocentes. Il pleut en nous des fureurs sous la cendre[11]. »

Toujours, chez Gagnon, l’inconscient – l’innommé, la part obscure en chacun – est pris comme donnée centrale à l’exercice de la pensée. Non comme point de butée, comme aporie, mais comme territoire à explorer, encore et encore, à examiner, à disséquer afin de mieux comprendre les contradictions de l’humanité et la soif d’autodestruction qui lui est inhérente. D’où l’importance primordiale et prépondérante qu’aura la psychanalyse dans le développement de son oeuvre.

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VOIX ET IMAGES Vous nous parlez de la famille comme nid de couleuvres et comme nid de douceurs ; cela nous rappelle que la psychanalyse a été déterminante dans votre parcours. Quel a été votre rapport à la psychanalyse ?

MADELEINE GAGNON Il a été très important. C’est le domaine dans lequel j’ai le plus longtemps étudié. J’ai étudié les sciences connexes, pour mieux comprendre l’humain. Il y a des choses avec lesquelles je n’étais pas d’accord. Mais pour ne pas être d’accord et l’écrire, il fallait étudier beaucoup.

VOIX ET IMAGES Quand vous êtes arrivée à l’UQAM, en 1969, la psychanalyse avait-elle des titres de noblesse ?

MADELEINE GAGNON Pas du tout. Les seuls profs qui s’y intéressaient, on était tous amis. On avait inscrit cette approche dans le programme. Le Département était divisé en différents groupes qui correspondaient à des disciplines…

VOIX ET IMAGES La sociologie, la psychanalyse, la linguistique. C’est encore comme ça aujourd’hui.

MADELEINE GAGNON Au début, ceux qui étaient du côté de la psychanalyse, on passait un peu pour des dingues. Mais ça, je l’avais tellement vécu dans ma vie… Le rapport à la psychanalyse, pour la majorité des gens, était ardu, difficile, et même pénible. Ça ne m’étonnait pas. À l’UQAM, au début, j’étais plus jeune que certains étudiants qui revenaient aux études, c’était très difficile. Il fallait se battre pour imposer son autorité. La seule façon de se battre, c’est d’être compétente et d’avoir lu, pour pouvoir enseigner par la suite. Pas se battre physiquement, ça, c’est sûr. Mais il fallait se battre quand même.

VOIX ET IMAGES Il y a eu beaucoup d’amitiés qui sont nées de votre implication syndicale, au SPUQ, dont vous avez d’ailleurs été première vice-présidente de 1978 à 1980.

MADELEINE GAGNON Oui. Il y avait ma collègue Anne Gagnon, je l’aimais beaucoup. Elle est morte plutôt jeune. Elle trouvait que ma façon de voir la psychanalyse était trop intellectuelle. D’ailleurs, les gens qui s’intéressaient à la psychanalyse quand j’étais jeune prof étaient les mêmes qui se préoccupaient du syndicat. C’est drôle, hein ? C’était les plus fidèles au rendez-vous pour les affaires syndicales.

VOIX ET IMAGES Donc pour l’esprit de communauté, d’une certaine manière.

MADELEINE GAGNON On n’appelait pas ça comme ça à l’époque. J’aurais trouvé l’expression intéressante, mais on n’appelait pas ça comme ça. On aurait pu dire : l’esprit syndical, la communauté des syndicats… Franchement, j’ai beaucoup écrit là-dessus, mais là, résumer ça aujourd’hui…

VOIX ET IMAGES C’est un croisement intéressant qui s’exprime dans cette anecdote, entre l’individuel et le collectif, l’intime et le politique. Un croisement travaillé dans plusieurs de vos oeuvres, d’ailleurs – je pense par exemple à Retailles écrit avec Denise Boucher. Et puis pourquoi l’enseignement ? Est-ce que c’était une activité vitale, une activité qui assurait un certain salaire ?

MADELEINE GAGNON Oui, c’était ça. Il fallait que j’élève mes deux fils. J’étais séparée et j’avais la garde légale. Il fallait que je gagne ma vie. C’était ça. Il fallait que je gagne ma vie. Et ma seule façon de gagner ma vie, c’était de travailler dans ce que je connaissais le mieux. Le plus. J’ai enseigné pour pouvoir être autonome et élever mes enfants. C’était pour ça au début.

VOIX ET IMAGES Et en même temps, vous avez pris un risque quand vous avez décidé de quitter l’UQAM en 1982, pour voyager, créer, et plus tard revenir à l’université comme chargée de cours, à Rimouski notamment.

MADELEINE GAGNON Oui, ça, c’était un risque un peu fou. On me le disait. Mes collègues me le disaient. Je n’oublierai jamais, il y en a un qui pleurait, mes collègues étaient découragés. Ceux qui m’aimaient me disaient : « Tu es en train de faire une folie, tu ne t’en aperçois pas, mais tu es en train de faire une folie. Et ce qu’on peut faire, c’est te le dire. Tu n’auras pas les moyens de te payer cette folie-là. » Moi, je répondais que ça faisait partie de ma vie de prendre ce risque-là.

VOIX ET IMAGES Ce risque-là, à quelle nécessité répondait-il ? Quitter l’UQAM pour aller où, pour faire quoi ? Qu’est-ce qui vous appelait ?

MADELEINE GAGNON C’était pour me donner du temps. J’avais la garde légale de mes deux fils. Je n’habitais pas ici, j’habitais dans un grand appartement sur l’avenue du Parc-La Fontaine. Mes collègues avaient raison : j’ai eu des difficultés financières pour rien. C’était pour me payer la liberté, mais ça coûte cher, la liberté. Ça coûte très cher. Donc j’ai abouti ici, ce n’est pas si mal, je suis bien ici. Je suis même très bien, sinon je serais partie. Tous mes collègues ont fait plus d’argent que moi, ça, c’est sûr. Je l’ai payé cher. Mais j’ai voyagé plus que mes collègues. Je suis allée en France, c’était le pays qui m’intéressait le plus. J’y suis allée souvent. Je suis allée aux États-Unis, j’ai épousé un Américain, et ma belle-famille était américaine. Mes fils ont la double nationalité. Je leur ai toujours dit qu’ils étaient libres de choisir. C’était très important pour moi que mes fils soient heureux. Ils connaissent leur histoire, ils connaissent leurs grands-parents des deux côtés. C’est un savoir qu’ils ont, de naissance. C’est un savoir… j’allais dire « plus important » que le savoir que je les ai aidés à acquérir. Leur père, c’est un catholique, Irlandais d’origine. Il n’était pas pratiquant quand moi je l’ai connu. Mais il était croyant quand même. Moi aussi je l’étais, on avait la même religion.

VOIX ET IMAGES Est-ce que vous croyez encore ?

MADELEINE GAGNON J’ai toujours vécu avec l’esprit du doute. Toujours. Depuis toujours.

VOIX ET IMAGES Est-ce que ce n’est pas ça, la foi : l’esprit du doute ?

MADELEINE GAGNON Probablement. J’aurai l’esprit du doute jusqu’à la fin. Jusqu’à mon dernier souffle.

VOIX ET IMAGES Dans votre oeuvre, on pourrait dire que l’écriture est le lieu de résolution de ce doute. Vous citez souvent Edmond Jabès dans vos textes publiés en revue, et cette expression plus précisément : « Dieu est la métaphore du vide. »

MADELEINE GAGNON C’est un des auteurs que j’ai le plus aimé lire. En vieillissant, surtout. Il y a des auteurs pour tous les âges de la vie… Qu’est-ce que vous regardez ?

VOIX ET IMAGES J’étais justement en train de regarder votre Pléiade, au loin, et je voyais le nom de Mallarmé.

MADELEINE GAGNON Vous avez de bons yeux ! Moi, j’avais de très bons yeux, et comme tout le reste, ça s’en va. La vue baisse, tout simplement. Mallarmé a ouvert la porte à plusieurs intellectuels au Québec. La porte de la poésie. C’est un grand savant de la poésie, Mallarmé, il en a aidé beaucoup.

VOIX ET IMAGES Vous dites « savant de la poésie » et ça me fait penser qu’il y a là une posture semblable à l’oeuvre que vous avez construite, au croisement de différents savoirs, mais aussi de différents genres. Dans plusieurs livres, notamment L’instance orpheline, l’écriture théorique inspire l’écriture littéraire, et vice versa. Vous avez défendu ces croisements, ces passerelles mystérieuses, dans votre oeuvre et dans votre enseignement. Vous êtes d’une certaine manière une pionnière de ce qu’on appelle aujourd’hui la « recherche-création » à l’université.

MADELEINE GAGNON Probablement qu’on pourrait appeler ça comme ça, oui. Il y en a qui les étudient, ces passerelles-là, et j’aime les lire. Ces années-ci, j’ai arrêté de lire les nouveaux penseurs de la poésie. Je les reconnaîtrais tout de suite si j’allais les entendre dans des colloques. Mais je n’y vais plus. Je n’ai pas la force physique d’y aller. Sinon j’irais. Tant que j’avais la force physique, je suis allée voir et entendre ceux qui pensaient avec l’écriture. Je dirais ça comme ça. Oui. Pour ça, il faut de la force, il faut voyager, prendre des autobus, des taxis, il faut marcher. Il n’y avait rien à mon épreuve pour aller entendre les gens qui pensaient autrement l’écriture ou la poésie.

VOIX ET IMAGES Vous êtes en tout cas entourée de plusieurs livres, ici…

MADELEINE GAGNON J’ai beaucoup lu. Il y a beaucoup de livres dans ma chambre aussi. J’ai dû donner les deux tiers de ma bibliothèque. J’avais le choix entre rester ici, où ce n’est pas grand, ou là où j’étais. Je pense que ce changement-là a été une erreur dans ma vie. Oui, quitter cette maison de ville, sur Parc-La Fontaine. J’étais propriétaire des trois étages, c’était un triplex. À un moment donné, j’ai été dépassée par la situation matérielle. C’est tout simplement ça. Je n’étais plus capable. Je ne vivais avec personne qui aurait pu m’aider. Être propriétaire, c’est compliqué. Ici, je ne suis pas propriétaire, personne ne peut m’attaquer. Je serais capable de me battre pour garder mon lieu de vie.

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Au fil de l’entretien, une filiation de plus en plus nette se dessine entre nos postures intellectuelles et celle de Madeleine, nos parcours dans l’institution universitaire et le sien. Tout comme elle, nous enseignons à l’université, écrivons des livres et sommes pétris de psychanalyse. Tout comme elle, nous cherchons sans relâche les passerelles mystérieuses qui abreuvent l’écriture aux sources vives du sujet, exercice que nous plaçons sous l’égide de la recherche-création. Voilà que tout à coup, ça nous apparaît clair : nous sommes les héritier et héritière de cette écrivaine n’ayant reculé devant rien – pas même la précarité financière, pas même la famille, pas même l’aventure – pour nourrir son oeuvre. Parlant de sa situation matérielle parfois incertaine, elle écrit : « [L]’écriture exige plutôt, et seulement, une chambre en soi. Que dis-je, une chambre ? Une vaste maison remplie de couloirs entre les chambres où l’on peut déambuler tout à l’aise[12]. » Ce qui impose une limite à la pensée, c’est moins l’espace que le temps, « le temps qu’il [faut] sans cesse dérober aux heures normales[13] ». Ainsi le narrateur du Vent majeur rêve-t-il d’une « éternité sans fin et coulante comme la mer » qui ne serait pas « coupée de mort en plein milieu[14] ».

Alors que nous sommes assis devant sa table de travail où s’entassent les papiers pêle-mêle et les vieilles lettres auxquelles il ne faut plus répondre, représentation idéale de cette chambre en elle, nous dénichons un poème inédit qu’elle nous permettra de lire à voix haute (p. 33) et aussi de publier ici (voir p. 37). Un poème en parfaite cohésion avec l’ensemble de son oeuvre, tissé en courtepointe autour de son désir, au plus près de son expérience actuelle du monde. À ce moment, l’émotion nous submerge. C’est là, à ce moment précis, alors que tout vit et que tout s’efface, que la grande Madeleine finira par nous parler d’amour.

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VOIX ET IMAGES Dans votre autobiographie, vous écrivez avoir dû vivre « la bataille du nom[15] » ; c’est un enjeu qui m’intéresse beaucoup, le nom propre. Vous apparaissez en 1970 dans le premier annuaire de l’UQAM sous le nom « Madeleine Mahony ». Vos premiers textes théoriques et littéraires sont publiés sous le double nom de « Gagnon-Mahony », qui est votre patronyme et celui de votre mari de l’époque. Pouvez-vous nous en parler ?

MADELEINE GAGNON J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Au moment où je signais mon premier livre, je me suis demandé : « Est-ce que je garde Gagnon ? » Ça ne se faisait pas à l’époque. J’ai fait le compromis : Mahony-Gagnon, ou Gagnon-Mahony. Mes collègues savaient ça. Pour toutes les femmes, la question du nom se posait. Je ne sais plus aujourd’hui comment elle se pose. Ça nous a obligées, les femmes, à réfléchir à la question du nom. En prenant le nom du mari, on changeait d’identité, d’une certaine façon. Il y a eu plusieurs disputes à cause de ça. Mais au moins, on a pu le vivre. On l’a vécu. L’autonomie, c’est rempli de risques. Le choix de l’autonomie. Dans un sens, c’est plus facile pour une femme de se poser la question du nom. Le nom du père, le nom de la mère, les grands-parents, les origines… C’est plus facile, dans un sens, parce que c’est nécessaire. Tandis que les hommes peuvent vivre toute leur vie avec leur nom sans se poser la question. En général, ils ne sont pas intéressants, ceux qui ne se posent pas de questions.

VOIX ET IMAGES Ce n’est pas évident, l’arrangement hétérosexuel, surtout depuis une posture féministe. J’ai devant les yeux le mot « amour », entouré sur ma feuille. Vous parlez souvent de l’amour. C’est même le titre du recueil qui rassemble plusieurs de vos textes théoriques : Toute écriture est amour. C’est un terme important pour vous ?

MADELEINE GAGNON Oui, ça revient souvent, « amour ». Toute écriture est amour, oui.

VOIX ET IMAGES Qu’est-ce que l’amour ?

MADELEINE GAGNON C’est compliqué. C’est complexe. C’est riche. C’est beaucoup.

VOIX ET IMAGES « L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » : vous mettez cette phrase de Lacan dans la bouche du narrateur de votre roman Le vent majeur, qui voit là « un baume sur d’invisibles plaies béant dans la nuit sidérale des coeurs[16] ».

MADELEINE GAGNON C’est vrai.

VOIX ET IMAGES Donc, l’amour, c’est une non-rencontre dans la rencontre…

MADELEINE GAGNON Oui, exactement. Ça me rappelle le discours des mystiques. N’importe quel mystique aurait pu dire ça : « c’est une non-rencontre dans la rencontre ». Toute la vie est comme ça.

VOIX ET IMAGES C’est terrible…

MADELEINE GAGNON Oui, c’est terrible. C’est la condition humaine. Et puis c’est peut-être pour ça qu’on s’est beaucoup attachés (« on », c’est-à-dire ceux qui pensent comme ça… qui pensent que le manque est central)… Et ce sera comme ça jusqu’à la fin de nos jours. Chacun a sa façon de l’expliquer. Il y en a qui sont très révoltés, jusqu’à leur dernier souffle. Et d’autres qui perdent la raison. Il y en a. Je pense que, pour accepter de mourir, il faut perdre la raison d’une certaine façon. Il faut accepter de ne pas tout comprendre et de ne pas tout pouvoir expliquer. Ce n’est pas facile. Mourir est très difficile.

VOIX ET IMAGES Depuis vos débuts en poésie, votre écriture cherche à cerner la mort. Dans Lueur, vous dites que l’écriture « émerge de la mort même[17] », vous dites aussi que l’écriture vous a permis de faire « la connaissance […] de la mort dans la vie[18] ». Vous mentionnez qu’« à proximité de la mort/l’oreille est touchée/par de l’inouï[19] ». L’écriture semble répondre à une nécessité vitale. Votre table de travail est d’ailleurs remplie d’écriture manuscrite. Vous avez une belle écriture…

MADELEINE GAGNON Oui, merci. Je dis « oui » parce qu’on me l’a tellement dit. On appelait ça « la main d’écriture ». J’avais une belle main d’écriture.

VOIX ET IMAGES Nous parlions du manque, il y a un instant, le manque inhérent à l’écriture. Et là, je vois vos papiers… Avec les nouvelles technologies, n’y a-t-il pas quelque chose de primordial qui se perd ? La rature n’est pas conservée. On efface, mais on ne conserve pas les traces de ce qu’on manque. Alors qu’à l’écrit, il faut biffer, ça reste. Je ne sais pas si vous êtes d’accord, mais il y a un temps de l’écriture, on ne peut pas écrire plus vite que le langage. Il y a une certaine vérité dans « la main d’écriture ».

MADELEINE GAGNON Le manque est central. Le manque, c’est central dans l’écriture et c’est central dans la vie. Le manque, chez les psychanalystes, exprime le désir. Il y a un moins qui correspond à un plus. Il faut trouver. Il faut que chacun trouve le sien : ce qui lui manque, et puis ce qui lui est donné en surplus. Et peut-être que ce serait l’écriture justement, pour moi. Mais pour d’autres, c’est autre chose. Pour les architectes, je ne sais pas ce que c’est – de ma fenêtre on voit constamment des bâtiments en construction.

VOIX ET IMAGES Il y a des oeuvres comme la vôtre qui essaient de l’ouvrir, ce manque, de le border, de faire avec, et il y a des oeuvres qui peut-être veulent le cacher ou le recouvrir, le contourner. Il y a des sujets qui ne veulent rien en savoir, du manque, qui ne veulent pas le rencontrer. C’est une rencontre difficile.

MADELEINE GAGNON Oui, exactement, c’est très difficile, mais il faut maintenir le manque jusqu’au bout. Pour moi. Finalement, on ne peut parler que pour soi. C’est ça, il faut parler pour soi.

VOIX ET IMAGES J’ai devant les yeux une autre phrase d’Edmond Jabès qui concerne le manque et l’écriture, une phrase que vous avez convoquée dans votre premier entretien à Voix et Images il y a presque 40 ans : « L’écriture commence là où la parole se termine. »

MADELEINE GAGNON Oui, c’est vrai… Et puis pas vrai, dans un sens. Parce que la personne va mourir. Sa parole va mourir en même temps qu’elle.

VOIX ET IMAGES La parole se termine, mais pas l’écriture, non ?

MADELEINE GAGNON L’écriture meurt aussi, mais il y a une trace. Ça aide l’écrivain à accepter sa mort, cette trace. Mais ce n’est jamais une acceptation totale, complète, pure. Ça ne se peut pas.

VOIX ET IMAGES Ce serait comme une disparition du sujet, il y a une résistance dans le sujet à accepter son abolition. C’est intéressant, ce que vous dites : ce qu’on a de plus par rapport au manque. Être capable de reconnaître ce qui nous est offert en surplus. C’est l’éthique. Le manque peut devenir extrêmement embêtant pour l’humain. On peut s’y complaire.

MADELEINE GAGNON C’est une question qui va se poser tout le temps.

VOIX ET IMAGES On ne s’en débarrasse pas…

MADELEINE GAGNON On meurt avec. Mais ce n’est pas tout le monde qui a les capacités de conserver le manque jusqu’à la fin. C’est tout à l’envers sur ma table. Je suis obsédée par ça.

VOIX ET IMAGES Il ne faut pas… Est-il possible que votre retrait de l’institution universitaire, dont nous avons parlé plus tôt, ait été lié à votre rapport très incarné à l’écriture ? Les gens qui sont pleinement dans l’écriture, qui se soumettent à elle, à son exigence, sont peut-être moins soucieux de l’institution littéraire. C’est une hypothèse, je ne sais pas ce que vous en pensez.

MADELEINE GAGNON L’institution brime, dans tous les domaines. C’est même vrai pour la médecine. Même si elle est nécessaire. On vit avec sa nécessité… Quand une chose s’institutionnalise, c’est aussi le début de sa mort. L’université est un de ces lieux où le manque s’enseigne. Ils sont nécessaires, ces lieux, mais ce n’est pas facile de tenir le cap. Ce n’est pas facile… Moi, si j’enseignais encore, j’aurais intitulé mon prochain cours « Le cap ». C’est comme ça que je fonctionnais. Je faisais ça spontanément…

VOIX ET IMAGES « Cap au pire » : Laurance à côté de moi a le titre de ce livre de Samuel Beckett tatoué sur le bras. Ça résonne, le cap…

MADELEINE GAGNON Beckett, c’est un de ceux dont je me sens le plus proche.

VOIX ET IMAGES Même chose ici.

MADELEINE GAGNON Beckett, c’est une pensée du vide.

VOIX ET IMAGES Est-ce que vous nous permettez de photographier ce poème daté du 12 août, sur votre table de travail ? Nous aimerions beaucoup publier un texte inédit dans le dossier de la revue.

MADELEINE GAGNON Oui, bien sûr. Qu’est-ce qui est écrit ?

VOIX ET IMAGES Je peux vous lire ça tranquillement, c’est magnifique :

[Lecture du poème « Lundi 12 août » disponible en page 37]

Vous nous émouvez, Madeleine.

MADELEINE GAGNON Ça vous fait pleurer ?

VOIX ET IMAGES Oui !

MADELEINE GAGNON Parce que c’est vrai ?

VOIX ET IMAGES Oui !

MADELEINE GAGNON En général, les choses vraies nous font pleurer, même quand on les vit. La mort… Il n’y a pas de mort glorieuse. Les croyants pensent qu’il y a des morts glorieuses.

VOIX ET IMAGES Bien sûr, c’est leur manière de la supporter.

MADELEINE GAGNON Oui, et c’est correct comme ça. Plus jeune, j’étais plus sévère. On était entourés par la religion. On est nés là-dedans. On était entourés de ça. Mais moi, j’ai eu la chance d’avoir des parents qui croyaient à ce que j’écrivais. Ils savaient que ce n’était pas facile. Mais j’ai eu cette chance-là.

VOIX ET IMAGES C’est un risque. À creuser ces questions de la mort et du manque, à les investir, on joue avec les limites de la folie. Ce n’est pas tout le monde qui ose y penser. Pour la majorité des gens, c’est comme l’air et l’eau. Mais à force de remettre en question les fondements de la subjectivité, ça peut devenir dangereux pour la raison.

MADELEINE GAGNON Oui, absolument. Il faut se tenir. Il faut bien se tenir. Il y a toutes sortes de façons de bien se tenir. Je pense encore à mon image de la passerelle. C’était à côté de chez moi, la passerelle. On a appris ça très jeune. Les bébés ne pouvaient pas y aller seuls, c’était dangereux. Quand on pouvait enfin la traverser, c’était signe qu’on avait grandi. J’ai une photographie de mon frère Paul-André et moi. Paul-André avait un an de plus que moi. On abordait la fin de la passerelle, en se tenant par la main. On était assez loin pour se faire photographier. Ma mère disait toujours : « N’oubliez pas les mains ! » Les plus grands devaient tenir les plus jeunes par la main. De l’autre côté, c’était le village. Mon père a été le premier à se faire construire une maison, qui était ma maison, de notre côté du village.

VOIX ET IMAGES Donc de votre côté de la passerelle, il y avait seulement la maison familiale. La franchir, c’était aller vers l’autre…

MADELEINE GAGNON Vers l’extérieur, vers le monde… Et pour ça, il fallait traverser l’eau, la rivière, le lieu de tous les dangers.

VOIX ET IMAGES Parce qu’on pouvait tomber de la passerelle, dans l’eau ?

MADELEINE GAGNON Il y a eu des accidents. Tous les ans, il y avait des accidents. Un jour, j’ai vu ma mère partir de la maison et courir. Elle avait encore son tablier pour faire la cuisine. Elle avait vu le médecin traverser à pied le long de la rivière de notre côté à nous, et après, elle a vu le curé. Donc elle est partie comme une balle, très vite, puis moi, je l’ai suivie. On n’avait pas le droit d’aller tout seul au bord de la rivière, ni de notre côté ni de l’autre, d’ailleurs. Je l’ai suivie, puis j’ai assisté à la mort d’une de mes amies, elle s’appelait Orietta. Ils lui ont donné les derniers sacrements, lui ont fait une croix ici, l’ont bénie. Et il y avait du silence. Elle s’était noyée dans la rivière. On peut se noyer, on peut mourir. Pour moi, ça a été très important dans ma vie. La rivière, qui était un lieu de plaisir, de beauté, devenait aussi un lieu de mort.

VOIX ET IMAGES Ce lieu de plaisir et de mort, c’est bien la rivière Matapédia ?

MADELEINE GAGNON Oui, c’est la Matapédia.

VOIX ET IMAGES « Je prononce ce mot que j’aime, Matapédia, je dis le mot que j’aime, je l’écris dans ma tête, c’est facile, c’est beau[20]. »

MADELEINE GAGNON On apprenait à l’école que c’était la plus riche, la plus grande, la plus belle de tout le Québec.

VOIX ET IMAGES Ça l’est encore un peu…

MADELEINE GAGNON La Matapédia, c’est une grande rivière. Elle se jette dans la Restigouche. La Restigouche finit par se jeter dans la mer.

VOIX ET IMAGES Merci beaucoup, Madeleine.