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PENSER LA PRESSE FRANCOPHONE DE MANIÈRE « GLOBALE »

Dans le sillage d’un ouvrage que j’ai publié récemment sur la culture médiatique francophone[1], cet article se donne l’ambition d’une perspective large sur les genres médiatiques au xixe siècle, où le Québec occupera une place importante, mais pas exclusive. En effet, ma recherche m’a conduit à considérer l’espace francophone atlantique comme le lieu de circulations et de convergences d’une culture médiatique, en phase avec le grand mouvement de mondialisation qu’historiens et littéraires sont unanimes à situer au coeur du siècle[2]. Pour autant, cette ouverture à la pratique d’un journalisme en français, en Europe et dans les Amériques, ne constituera pas un renoncement à considérer la situation du Québec dans sa spécificité ; je plaiderai qu’au contraire, une telle perspective globale permet de mieux penser les pratiques locales des genres journalistiques au croisement de dynamiques de circulations et d’appropriations. Qu’il s’agisse de la chronique, de l’article de tête (ancêtre de l’éditorial) ou du roman-feuilleton, chacun de ces genres médiatiques est étroitement corrélé à la vague de mondialisation qui touche le xixe siècle et dont historiquement le mouvement romantique s’avère être la manifestation initiale la plus nette sur le plan culturel[3]. En effet, comme l’a montré Alain Vaillant, le mouvement romantique se diffuse à l’échelle mondiale grâce à la circulation des objets culturels — et littéraires en premier lieu — et sous la pression de deux forces complémentaires, l’une tendant à homogénéiser les références et l’autre s’employant à distinguer les particularités locales. Le journal est au centre de ce mouvement international, à la fois intégrateur et particularisant : c’est lui qui, par sa capacité à circuler à une vitesse inégalée dans l’histoire, permet la consécration de cette standardisation culturelle qu’est le romantisme, de même que les déclinaisons « régionales » qui en découlent[4]. En règle générale, ces variantes locales ont souvent été perçues et revendiquées comme « uniques » par les contemporains concernés, puis plus tard par les différentes histoires littéraires, mais il s’avère qu’elles relèvent toutes d’un même processus de globalisation culturelle et — dans le cas des Amériques — d’une dynamique d’invention de littératures nationales[5].

L’histoire du journalisme en France est bien connue, en Belgique et en Suisse également, bien que dans une moindre mesure[6] ; et si le corpus suisse a donné lieu à peu d’études sur les relations entre presse et littérature, les cas français et belge sur ce plan ont été beaucoup arpentés par la recherche[7]. Posons que le cadre européen est relativement bien défriché et tentons de le relier aux diverses zones francophones des Amériques. Car le journalisme en français pratiqué au Québec, aux États-Unis (à New York, en Louisiane, dans le Midwest et à San Francisco), à Mexico, à Rio de Janeiro et même jusqu’à Montevideo en Uruguay, au milieu du xixe siècle, doit être pensé d’abord dans son interconnexion avec l’Europe à partir d’une triple perspective d’ensemble : 1) des séries de migrations, qui démarrent sous la Révolution à la fin du xviiie siècle et se succèdent à travers des régimes politiques qui vont entretenir, jusqu’à la loi française de libéralisation de 1881, des relations toujours compliquées et tendues avec les journaux et les journalistes ; 2) des circulations de plus en plus rapides et de plus en plus intensives des corpus de presse, grâce à la mise sur pied des réseaux de chemin de fer, des lignes maritimes, des réseaux télégraphiques et, à partir de 1866, du premier câble transatlantique, mettant Europe et Amérique du Nord à une minute l’une de l’autre ; 3) enfin, des communautés francophones soudées autour des objets périodiques rédigés en français et puisant largement à une culture du journal qu’à l’origine elles importent d’Europe, et qui peu à peu vont s’infléchir au contact des langues et des pratiques médiatiques dominantes locales.

Ce portrait général ouvre la porte à des enquêtes régionales. Lorsque l’on se penche plus particulièrement sur les divers espaces américains, on constate en effet d’importantes variations de processus et de phases de développement, qu’il convient d’identifier plus finement. Le Québec (ou bien sûr ses entités politiques et administratives correspondantes, comme le Bas-Canada) est à considérer au carrefour d’une histoire liée au déplacement d’hommes de lettres venus d’Europe, de Fleury Mesplet à Jules Helbronner[8] et Paul-Marc Sauvalle[9], en passant par Napoléon Aubin[10], par exemple, et du développement d’une active pépinière locale de journalistes, tels que les chroniqueurs Arthur Buies, Hector Fabre et bien d’autres dont il est question dans le présent dossier. De même, on ne peut envisager les axes de circulations médiatiques américaines sans mentionner le développement de la presse francophone du nord-est des États-Unis, qui survient au travers de diverses migrations économiques[11] ; mais celle-ci n’a donné lieu qu’à une poignée d’études sur ce qui constitue pourtant un immense corpus médiatique et littéraire oublié[12]. Vers 1900, il existait de très nombreux journaux de ces communautés canadiennes-françaises et plusieurs d’entre eux étaient quotidiens ; la seule étude complète sur ce corpus date de 1911[13]. On pourrait aussi mentionner l’extension du système médiatique continental vers le centre du Canada, au Manitoba, où l’on retrouve une étonnante pratique de la chronique « à la française », transplantée dans les Prairies[14] ; ou encore évoquer le vaste corpus, lui aussi bien peu relu, de la Louisiane, où furent lancés les premiers journaux quotidiens francophones en Amérique du Nord — mais qui s’en souvient[15] ? Quant au corpus latino- et sud-américain, il offre des perspectives de découvertes intéressantes sur des presses francophones qui se sont parfois révélées particulièrement actives, notamment à Mexico avec le Trait d’union, que nous venons de mentionner à travers le parcours de Paul-Marc Sauvalle. Ce journal avait été fondé par un autre Français, René Masson, né à Meaux en 1817, émigré d’abord à New York, où il avait fondé Le Franco-Américain (1844-1848), avant de s’installer à Mexico et de lancer le Trait d’union en 1849. De cet hebdomadaire qui devient quotidien à partir de 1856, les dépouillements effectués par Jacqueline Covo montrent qu’il donne régulièrement des nouvelles américaines qu’il fait venir de New York, en recopiant des extraits du Courrier des États-Unis (nous allons en reparler), mais aussi de L’Abeille de La Nouvelle-Orléans et du Courrier de la Louisiane. En outre, on sait qu’il est distribué dans de nombreuses villes du Mexique, ainsi qu’à La Nouvelle-Orléans et à San Francisco[16]. Bref, ce qu’on aurait pu considérer comme un petit journal destiné à quelques centaines de Français vivant à Mexico s’avère en réalité constituer un objet interconnecté au grand système francophone de l’information, tandis que les parcours de Sauvalle et de Masson montrent bien que le journalisme était une véritable aventure qui pouvait se vivre à la mesure d’un continent.

ET LES GENRES MÉDIATIQUES ?

Venons-en maintenant au coeur du sujet. Notre hypothèse de lecture des genres médiatiques est que certains d’entre eux ont la capacité de « raconter » le fonctionnement de ce grand système médiatique francophone que nous venons de présenter rapidement. Une approche historique montre en effet que leur circulation dans l’espace francophone est perceptible à la fois par l’analyse poétique, afin de repérer à même leur contenu et leurs imaginaires les marques de leurs déplacements, et par l’étude « externe » qui permet de recomposer les axes et les trajectoires qu’ils empruntent afin de se rendre jusqu’aux populations de lecteurs dans les Amériques. Au seuil des années 1840, un genre en particulier acquiert une forte mobilité internationale : celui du roman-feuilleton, avec le démarrage foudroyant des Mystères de Paris (1842-1843) d’Eugène Sue. Le grand feuilleton de Sue, diffusé en français, traduit, rapidement imité, connaît un immense succès international ; de nombreux écrivains adaptent localement sa formule sociale[17]. Le Québec n’échappe pas à la rage des Mystères et trouve dans cette matrice médiatique une manière de fixer la réalité urbaine montréalaise de la seconde moitié du xixe siècle[18]. Quant au roman de Sue lui-même, s’il n’est pas reproduit dans un journal de Montréal ou de Québec, c’est sans doute qu’il circule à partir de la version du Courrier des États-Unis de New York, qui avait lancé pour l’occasion, dès février 1843, un supplément littéraire. Le journal new-yorkais est à l’époque le plus important « noeud » du système américain de l’information en français : il reçoit toute l’année des nouvelles de la France et de l’Europe, qu’il redistribue dans de nombreux journaux des Amériques, et il est lui-même très bien distribué[19]. « Il sera fait des dépôts de cette dernière feuille chez nos agents de La Nouvelle-Orléans, des Antilles et du continent de l’Amérique du Sud, chez lesquels nos abonnés de ces pays peuvent se faire inscrire immédiatement », annonce-t-il à ses lecteurs à propos de la Semaine littéraire du 4 février 1842, qu’il est sur le point de lancer. En lisant non seulement les Mystères de Paris, mais aussi les nombreux romans-feuilletons de Dumas, Sand, Féval et bien d’autres, un lecteur du Canada français consommait ainsi un genre médiatique inséré dans un réseau culturel de circulation mondialisée.

Poursuivons notre tour d’horizon de cette poétique « circulatoire » des genres par celui de la chronique. Il s’agit d’un genre souple et littéraire, en tension entre compte rendu de l’actualité, mise en fiction du réel et expression d’une conscience, dont le patron est fixé à Paris à partir de 1836 dans La Presse par Delphine de Girardin[20]. Du fait de sa souplesse et de sa littérarité, la chronique connaît rapidement une capacité de migration et d’adaptation qui la rend apte à contribuer au modelage d’identités locales. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, on la retrouve absolument partout dans les zones francophones d’Europe et des Amériques. Chaque fois le processus d’appropriation est semblable : la chronique permet aussi bien l’expression de la connivence culturelle — francophone et très souvent « parisiano-centrée » — partagée par les écrivains-journalistes d’expression française que les transpositions singulières tournées vers les réalités urbaines, culturelles et littéraires locales. Elle duplique donc en miniature le fonctionnement général du journalisme pratiqué en français, à partir du point de vue particulier de celui qui en adopte les protocoles, suivant que le chroniqueur se situe à Bruxelles, à Paris, à Montréal ou à La Nouvelle-Orléans[21].

Au Québec, le genre de la chronique atteint une certaine maturité vers les années 1870, alors que plusieurs écrivains-journalistes commencent à publier leurs textes dans les colonnes des grands journaux et en proposent des rééditions en volumes. Une des premières chroniques qu’Hector Fabre publie dans Le Canadien, en 1866 (il collabore à ce journal depuis 1863), exprime bien cette émergence locale du genre, pas encore bien fixé dans la page du journal :

La chronique n’a point encore ici, dans les journaux, sa place réservée, où les lecteurs s’attendent toujours à la trouver, beau temps mauvais temps, nouvelles ou point de nouvelles. Si parfois elle se glisse entre les articles politiques et les faits divers, elle n’y reste pas longtemps, s’excuse de sa frivolité comme d’un crime et disparaît. […] Beaucoup de nouvelles se perdent faute d’un chroniqueur. Je voudrais leur offrir un petit coin du Canadien, où elles seront toujours sûres de trouver une modeste hospitalité[22].

Fabre a bien conscience de pratiquer « ici » un genre venu d’ailleurs qu’il adapte aux pages du Canadien.

À la même époque émergent des chroniqueurs qui portent ainsi un regard local sur l’espace urbain du Québec : Évariste Gélinas, Adolphe Routhier (qui pratique une chronique religieuse), Alphonse Lusignan ou encore Napoléon Legendre à Québec[23]. Un peu plus tard, des femmes journalistes feront du genre un outil de légitimation de leur entrée en littérature[24]. Mais le grand praticien de la chronique au Québec, celui qui en effectue l’adaptation la plus fascinante en terre franco-américaine au travers d’un corpus dense et riche, est Arthur Buies, « passeur » de premier plan des usages français. Arthur Buies a effectué deux longs séjours en France, de 1857 à 1862 et en 1867-1868. À la fin des années 1860 et durant les années 1870, ses activités de journaliste sont nombreuses. Il fonde un journal, La Lanterne canadienne (1868-1869), inspiré directement de la Lanterne parisienne de Rochefort, puis un hebdomadaire à Québec, L’Indépendant (1870), deux journaux qui lui permettront de véhiculer ses idées anticléricales et libertaires. Il est ensuite chroniqueur pour plusieurs journaux, au Pays, à L’Opinion publique, à La Minerve, au National, et c’est par cette pratique qu’il expérimente une chronique d’une très grande variété : étude des moeurs politiques et sociales, chronique de voyage et de villégiature, billet d’humeur, flâneries urbaines[25]… Or, la chronique de Buies est ancrée dans le monde local aussi bien qu’américain et français, qu’elle retraduit dans un métadiscours typique du genre.

Dans sa chronique du National, parue le 23 novembre 1872, Buies confie rétrospectivement le récit de son séjour à Paris de la fin des années 1860, ses « illusions », ses ambitions, son échec[26] ; il va ainsi littéralement revivre le scénario balzacien des Illusions perdues et en proposer une forme transposée. Le chroniqueur plonge dans ses souvenirs et, significativement, cette petite fictionnalisation opère un dédoublement entre le narrateur, revenu amer de son expérience, et le « personnage » qu’il observe, encore plein d’illusions : « Paris ! c’est un nom qui donne le vertige et j’étais allé me jeter dans le gouffre. Force m’est ici de faire des révélations pathétiques. J’étais seul, sans appui, ignoré, ignorant le sombre et délicieux enfer où s’engloutissent tous les jours tant de vigoureuses espérances[27]. » Le chroniqueur a le désir de réussir, il est ambitieux, voudrait « étonner [s]es contemporains » et fuir un monde exigu où la littérature n’est pas reconnue, où la langue française elle-même est en voie de s’effacer : « Ne pouvant prétendre à aucune renommée littéraire dans un pays où disparaît de jour en jour la langue de France, je m’exilais, sans espoir de retour, à la recherche d’un nom dans la ville du monde où il est le plus difficile à conquérir[28]. » À cet échec français fera écho un échec américain, également narré par le chroniqueur : il s’agit d’un voyage que Buies effectue à San Francisco, donnant lieu à une série d’articles parus dans Le National en 1874[29]. Buies avait espéré en quittant Montréal pouvoir se faire engager cette fois comme journaliste au Courrier de San Francisco, « un journal qui a fait gagner quelques centaines de mille dollars à son propriétaire[30] ». Malgré l’échec de ce projet, le rayonnement du Courrier de San Francisco dit bien qu’il existait ainsi un possible médiatique et francophone en terre américaine, qui pouvait faire rêver un chroniqueur installé sur les rives du Saint-Laurent, et qui se prolongera plus tard au tournant du siècle dans les nombreux parcours des migrations canadiennes-françaises aux États-Unis[31]. L’expérience de Buies montre ainsi qu’un certain « imaginaire de la vie littéraire[32] » — des ambitions qui ne se réalisent pas, une amertume sur l’état des lettres au Canada — trouvait son lieu d’expression de prédilection dans la chronique et à travers une forme d’imaginaire « spatial » du genre.

Progressivement, comme c’est le cas en France et ailleurs, la chronique au Québec va dériver vers la pratique du reportage, ce dernier étant pourtant très peu connu des historiens et des littéraires[33]. On sentait déjà cette tentation du reportage chez Buies ; elle sera nettement assumée chez des praticiens plus tardifs. Or, là encore, quelques coups de sonde — en attendant une étude exhaustive sur le genre[34] — tendent à montrer que la naissance puis le développement du reportage au Québec se sont effectués en s’adossant à un vaste horizon francophone, dépassant les frontières de la province. L’attention de ce primo-reportage a en effet porté sur l’actualité des grandes zones francophones du continent, notamment la Nouvelle-Angleterre et les espaces de l’immigration canadienne-française, dans le centre et l’ouest du Canada ; et c’est également, on ne s’en étonnera pas, vers Paris et la France que le regard s’est tourné. À l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, La Patrie envoie Françoise (Robertine Barry, chroniqueuse à La Patrie depuis 1879) pour couvrir ce grand rendez-vous international, d’avril à septembre. La journaliste est chargée de représenter, outre son journal, les femmes canadiennes au sein du Conseil international des femmes, qui se réunit dans la capitale française[35]. Les « Lettres de Françoise » qu’elle rédige à cette occasion pour La Patrie tiennent tout à la fois de la chronique mondaine expatriée, de l’actualité culturelle, du récit de voyage et du reportage allant recueillir l’avis des Parisiens durant l’Exposition. Une telle hybridité entre chronique et reportage se répercute matériellement : les « Lettres » se présentent sans illustrations, publiées au coeur du journal sur deux ou trois colonnes ; elles ont tout de la chronique à cet égard. Mais à plusieurs reprises, le texte de Françoise est précédé de la mention « (Service spécial de « La Patrie ») », avec certaines variantes proches ; ce paratexte tire cette fois les articles vers le reportage. Pour Françoise, il s’agit bien d’une forme de libération du genre de la chronique qu’elle pratiquait jusque-là, une chronique essentiellement féminine, familiale, mondaine et souvent fictionnalisante. Le décentrement parisien engendre la constitution d’un regard immergé dans une étrange capitale cosmopolite, prise d’assaut par les délégations étrangères. En multipliant les découvertes, en arpentant les boulevards où elle relève les bruits de toutes ces voix exotiques, en présentant à ses lecteurs les étonnantes installations de l’exposition, Françoise pratique bien une forme de reportage qui nous semble neuve dans la presse québécoise.

Les États du Nord-Est américain sont également l’objet d’articles qui oscillent entre chronique sociale et grand reportage. C’est le cas de Jules Fournier, journaliste à La Presse à partir de 1903, puis reporter au Canada de 1904 à 1908, pour le compte duquel il effectue une série sur les francophones de la Nouvelle-Angleterre et leurs conditions de vie. Intitulée « Chez les Franco-Américains », la série paraît en dix-huit articles du 30 octobre 1905 au 18 janvier 1906. Fournier cherche à capter « l’existence journalière » de ces populations à travers « de longues interviews » effectuées sur place, insistant sur les « sources » et les « témoignages » récoltés, comme il l’indique dans le premier article. Le désir du journaliste d’aller au contact des réalités des Franco-Américains est bien l’un des traits essentiels du grand reportage. L’attention se tourne aussi vers l’ouest du Canada : jeune journaliste entré à La Presse en 1905, Gilbert Larue est envoyé en reportage, à partir du mois de juin 1910, auprès des communautés francophones de la Saskatchewan, du Manitoba et de l’Alberta. Intitulé « Nos francophones dans l’Ouest Canadien », le reportage jouit d’une place enviable dans le journal. Il est fréquemment publié en première page, au rythme d’une ou deux livraisons par semaine environ (sauf au tout début, où le rythme est plus rapide), et est toujours accompagné de nombreuses photographies. La Presse exploite ainsi l’ensemble du dispositif sémiotique caractéristique du genre : illustrations nombreuses, titres-bandeaux qui traversent la page, désignation du journaliste comme « envoyé spécial de La Presse au pays des Prairies », etc.

Des dépouillements plus approfondis devraient permettre de relever d’autres occurrences ; j’ai retracé de nombreux petits reportages sur les diverses réalités francophones nord-américaines dans la Revue moderne des années 1930[36], qui permettent ainsi d’établir un lien entre les premières expérimentations au début du siècle et les reportages qu’effectuera Gabrielle Roy dans les régions francophones du Canada[37]. Si le reportage, qu’elle pratique au tournant des années 1940, constitue bien un lieu d’expérimentation pour la romancière qu’elle deviendra bientôt avec Bonheur d’occasion (1945), il est néanmoins possible, on le voit, de rattacher la journaliste à un filon poétique oublié des genres journalistiques. Après son voyage en Europe et son installation à Montréal, la Franco-Manitobaine va ainsi explorer la vie des francophones de plusieurs régions du Canada pour le compte du Bulletin des agriculteurs et du quotidien Le Canada[38]. Ces reportages, qui la mènent de Saint-Boniface, petite ville francophone manitobaine de son enfance, jusqu’aux confins de l’Alaska, ne sont pas sans faire écho à « Nos francophones dans l’Ouest canadien » de Gilbert Larue. Dans « Les gens de chez nous[39] », elle retrouve, au fond de l’Alberta, dans des paroisses de paysans canadiens-français, la vitalité des communautés francophones, soudées autour de leurs journaux : « Là, les victoires sont gagnées, consolidées […] en hebdomadaires qui se nomment La Survivance ou La Liberté et le Patriote. » Des chroniques de voyage d’Arthur Buies aux articles de Gabrielle Roy, le grand reportage au Québec semble s’être développé en accordant une grande importance aux multiples facettes de la réalité francophone. Ce phénomène présente quelques éléments comparables aux reportages coloniaux que l’on pouvait lire à la même époque dans les presses française et anglaise, où certains grands reporters se muaient en « héros de l’Empire » et exploraient les contrées les plus lointaines afin d’y porter ou d’y retrouver les traces de la civilisation occidentale[40]. À une échelle bien entendu beaucoup plus réduite, le monde francophone — surtout au sein du mouvement colonial nord-américain — constituait, à partir du Québec, un petit « empire » francophone à explorer, permettant l’articulation dans les reportages de connivences historiques, culturelles et linguistiques.

DÉCLIN, OUBLI… ET RENAISSANCE NUMÉRIQUE

Les genres journalistiques au Québec se sont donc développés au coeur d’un écosystème médiatique francophone qui dépassait largement les frontières de la province. Un effet d’amnésie n’a pourtant pas manqué de se produire : comme nous l’avons montré en début d’article, l’étude de la presse francophone nord-américaine hors Québec apparaît généralement comme le parent pauvre des recherches en histoire culturelle et littéraire de la presse. Alors que les objets médiatiques étaient particulièrement mobiles au xixe siècle, les chercheurs sont en quelque sorte conditionnés à découper les corpus rétrospectivement en fonction de frontières qui n’avaient pas l’importance qu’elles ont désormais. Mais l’oubli provient aussi du déclin inexorable d’un système qui a fait peu à peu de Montréal la grande capitale médiatique en français du continent, et de Montréal et Paris les deux pôles incontournables sur l’axe atlantique. Alors qu’au milieu du siècle des villes comme New York (le Courrier des États-Unis) et La Nouvelle-Orléans (le Courrier de la Louisiane, L’Abeille de La Nouvelle-Orléans) constituaient des zones de transit majeures de l’information en français, elles ont subi une perte d’influence qui s’est confirmée au tournant du siècle. L’enquête de Réginald Hamel sur la Louisiane montre qu’à partir de 1860, la presse anglophone connaît un décollage foudroyant, tandis que stagnent la presse unilingue francophone et la presse bilingue, qui déclinent rapidement à partir de la fin du siècle[41]. Par ailleurs, les technologies modernes de communication — télégraphe, câbles, téléphone — sont aussi bien une occasion supplémentaire de lier les francophones entre eux que de diminuer leur importance stratégique dans un système interconnecté, où l’influence du monde anglophone est écrasante. Si le Courrier des États-Unis était incontournable au coeur du siècle, c’est qu’il cumulait des avantages stratégiques notables vis-à-vis du marché québécois (vitalité de la communauté francophone au sein d’une ville — New York — à l’économie en expansion, présence sur la façade atlantique qui ouvre directement au réseau transocéanique) qui ne seront plus aussi importants le siècle avançant en raison des liaisons maritimes plus régulières entre Montréal et l’Europe, du développement du marché québécois de l’information, des liaisons par télégraphes, etc. Le Courrier s’éteint en 1938 après avoir connu des années difficiles à partir du début du xxe siècle. En Nouvelle-Angleterre enfin, le pic migratoire est atteint autour de 1900[42]. Le Québec et le Canada connaissent depuis la fin du siècle précédent une phase d’expansion économique très importante, qui contribue à développer le marché intérieur et les exportations. Par contrecoup, les travailleurs québécois éprouvent beaucoup moins le besoin de partir aux États-Unis. Un autre mouvement migratoire aura lieu dans les années 1920, mais la crise économique de 1929 y mettra fin brutalement. Dans ce contexte, les journaux francophones ne disparaissent pas encore, mais ils ne se développent plus au même rythme qu’à la fin du xixe siècle. On constate alors un phénomène d’acculturation, qui va s’accélérant à partir de 1900 : les journaux francophones de la Nouvelle-Angleterre délaissent progressivement les nouvelles du Québec pour s’intéresser davantage à la réalité américaine. « Vers 1900, écrit Yves Roby, si ce n’était la langue, on pourrait parfois confondre certaines pages de la presse francophone de la Nouvelle-Angleterre avec les journaux américains[43]. » Pour les journaux francophones, cet intérêt pour les nouvelles locales constitue une stratégie afin de contrer la baisse du lectorat, moins intéressé par les actualités québécoises. Même si le déclin n’est pas soudain (il y a encore six journaux quotidiens dans les années 1920, puis cinq dans les années 1940[44]), Montréal et le Québec vont donc s’imposer dans le paysage médiatique francophone du continent. En 1914, les tirages totaux au Québec (périodicités quotidienne, hebdomadaire, bi- et trihebdomadaire confondues, titres anglais et français cumulés) sont d’un peu plus d’un million d’exemplaires pour une population qui dépasse deux millions d’habitants[45]. Au début des années 1930, La Presse tire à près de 160 000 exemplaires, Le Soleil à près de 50 000[46]. Des journaux comme La Presse et La Patrie sont pourvus de moyens inégalés dans le reste de la francophonie nord-américaine ; ce sont de véritables petites industries de l’information. Cela se ressent dans leur présentation matérielle : vers 1914, La Presse est un journal de 20 pages en semaine, de 36 pages le samedi[47]. Il n’y a pas d’équivalent ailleurs sur le continent.

Pour retracer cette histoire littéraire largement oubliée lorsque l’on sort du Québec et dans laquelle les genres médiatiques, on le voit, ont joué un rôle de structuration important, une chance est pourtant à notre portée : celle de la numérisation des collections de journaux que l’on voit se multiplier à travers le monde. Les grandes institutions de conservation ont entrepris de mettre sur pied des portails consacrés à la presse ancienne, qui est entrée dans une phase de patrimonialisation. Une page de Médias 19 réunit une grande partie des collections numériques disponibles sur différentes bibliothèques en ligne, classées par zones francophones[48] ; elle permet de prendre la mesure de l’importance du système de l’information en français au xixe siècle et de sa nouvelle accessibilité numérique. Nul doute que notre conception des poétiques journalistiques — et de l’étude des genres tout particulièrement —, des trajectoires de journalistes, de la mobilité des corpus, et même des découpages chronologiques traditionnels en histoire littéraire de la presse doit s’adapter à la « remédiatisation » de la presse ancienne à l’écran. De nouvelles questions de recherche émergent grâce aux outils numériques, et parmi elles celle, de toute première importance, de la mesure plus fine des déplacements de corpus (réimpressions et citations, et même phénomènes de « viralité » dans les circulations d’articles[49]). Il deviendra ainsi plus aisé de prendre en compte les proportions d’articles repris par exemple entre la presse new-yorkaise francophone du milieu du xixe siècle et la presse québécoise de la même époque. De cette étude qui permet aussi de réfléchir à la notion d’« auteur en réseau » (« network author[50] »), on peut espérer qu’elle corrige une distorsion typiquement littéraire dans la perception des corpus anciens (chercher à tout prix du nouveau) et qu’elle fasse émerger des figures d’auctorialité collectives dont la valeur sera à considérer. En effet, il n’est pas certain que la pratique du recopiage ait souffert à l’époque d’une image dégradante, tout tendant à montrer selon les travaux de Ryan Cordell que les contemporains appréciaient — comme c’est le cas aujourd’hui dans la culture numérique — cette « viralité » qui donnait à chacun l’assurance de se situer au coeur des flux de l’information. Sans préconception de ce qu’il faut chercher, sans recherche biaisée de mots-clés, les algorithmes peuvent laisser entrevoir de belles découvertes sur une culture de la réimpression/circulation dans le monde francophone. De même, les analyses de « topic modeling » laissent penser qu’on pourra, sur la question des genres médiatiques, obtenir des formes de modélisation de la page du journal à travers le temps : quels genres s’imposent dans les journaux, quelle place y occupent-ils, avec quels effets de popularité, de déclin, d’évolution[51] ? Il est difficile et laborieux de répondre rigoureusement et sur de longues périodes à de telles questions avec les méthodologies traditionnelles de dépouillement, mais la détection automatique des marqueurs génériques ouvre la voie à la récolte de données objectives qui viendront soutenir les analyses qualitatives. On le voit, l’analyse des corpus numérisés de la presse québécoise et francophone a de beaux jours devant elle, et elle relève d’une histoire générale de la mondialisation médiatique.