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Cambridge, 19 Avril 1909
Cher Monsieur & Ami,
Vous ne vous trompez pas en croyant trouver en moi une réponse sympathique et fraternelle à vos confidences. J’ai été vraiment touché de la confiance que vous me témoignez, et tout ce que vous m’avez dit de vos épreuves, de vos tristesses, je l’ai compris et partagé. Oui, je le sais, il y a des séparations qui arrachent le coeur, et dont le souvenir attriste toute la vie. Il y a des souffrances intimes qu’on cache aux yeux indifférents, mais dont la plaie est toujours ouverte… Et je sais aussi qu’il n’y a pour certaines douleurs nulle consolation humaine, et que les mots qu’un ami, même le meilleur, dirait pour les adoucir sembleraient une cruauté et une ironie. La seule chose qu’on puisse faire alors, c’est de faire appel en soi à l’invincible espoir que tous nous portons en la bonté, l’ordre et la beauté finale des choses ; c’est de se dire que nos souffrances ont un dessein caché, qu’elles font partie d’un tout dont l’harmonie nous échappe encore, mais dont Dieu a le secret — Et encore, qu’il est difficile de subordonner à ces pensées d’ordre général la torture personnelle de notre âme, et d’étouffer, pour ne pas troubler le concert du monde, les cris de notre coeur blessé !… Cependant, je le vois et vous en félicite, vous avez fait cet effort d’énergie, et vous avez trouvé dans le travail, et dans la sollicitude pour vos chers enfants, la diversion nécessaire pour ne pas succomber sous le fardeau… Maintenant, il me semble que vous devriez trouver dans les souvenirs de votre bonheur passé une force plutôt qu’une faiblesse… La figure aimée qui vous a été ravie devrait devenir, dans une vie idéale, mais réelle encore, une compagnie très douce et un encouragement toujours présent. Et quant aux autres épreuves, à celles que nous impose la bêtise des hommes et le fait de ne pouvoir leur faire comprendre ni nos idées, ni nos goûts, aux épreuves de l’isolement et de la solitude intérieure, dépassent-elles vraiment les forces d’une âme tant soit peu philosophe et d’une volonté tant soit peu virile ? — En tous cas, cher ami, si la bonne camaraderie de quelqu’un qui a eu, lui aussi, sa large part d’épreuves, peut donner à vos ennuis quelques instants de distraction, mettez-moi à contribution de toutes manières, et comptez de ma part sur une sympathie bien cordiale et bien franche.
Merci pour les trois plaquettes que vous m’avez adressées. Outre l’intérêt que j’ai pris à les lire, elles m’ont permis de me faire une idée plus complète de votre personnalité. Je sais maintenant que vous êtes avocat (un métier, n’est-ce pas ? presque aussi éloigné de la littérature que celui de typographe). Je sais aussi que vous vous calomniez en vous représentant comme un être pétri de paresse, car quand, à la rédaction des factures et des exceptions dilatoires, on joint la correspondance générale des Artisans Canadiens-Français, la composition de traités scientifiques et la poésie, sans compter les mémoires aux sociétés savantes de l’Europe et de l’Amérique, vraiment cela témoigne d’une assez bonne dose d’activité… À propos du Monde des Petits Êtres, je suppose que la publication s’en poursuit encore actuellement. Il est sûr qu’une fois terminé, cet ouvrage sera d’un grand secours pour vulgariser parmi nous la science entomologique… Et je ne m’étonne plus maintenant que vous ayez si bien chanté la « Libellule » : vous aviez commencé par la disséquer avec amour.
Je voudrais ne pas être en reste de confiance avec vous, et vous faire pénétrer aussi un peu dans les détails de ma pauvre vie… Mais à quoi [bon] vous charger du récit d’une existence si vide et si inutile ? — Ce qui m’y décide pourtant, c’est l’idée que peut-être ce récit vous aidera à bénir vos propres désillusions en les comparant aux miennes. En deux mots je vous dirai qu’entré à neuf ans au Petit Séminaire, je n’en suis sorti à dix-sept que pour me cloîtrer dans un couvent, au cours d’un voyage en Europe où j’allais terminer ma philosophie. Dieu sait à quelles hautes ambitions, à quel désir d’abnégation et d’apostolat j’obéissais alors !… Malheureusement, si la foi chrétienne avait pour mon coeur des attraits invincibles, et qu’elle n’a pas encore perdus, mon esprit curieux et chercheur, très positif aussi, sentait chaque jour s’élargir dans la démonstration du christianisme, dans la partie intellectuelle de la foi, des lacunes qui devinrent bientôt des abîmes. On me fit subir à Rome, après un cours déjà fait de philosophie, trois nouvelles années de la scolastique la plus arriérée, la plus vide et la plus desséchée qui se puisse concevoir. Je suis stupéfait quand je songe à la somme de coq-à-l’âne, d’anachronismes, de notions surannées et absurdes, de subtilités d’un autre âge, d’intransigeance étroite et d’ignorance verbeuse qui peuvent s’entasser dans une chaire de philosophie. Je puis dire que je passai ces trois années à contredire intérieurement tout ce qu’on m’enseignait, et à amasser dans mon coeur un mépris et une haine de la scolastique qui ne finiront qu’avec mes jours. Et j’étais menacé tout de suite de quatre autres années de théologie, non pas de celle que vous pourriez croire, d’une théologie qui consisterait à comprendre l’Évangile, à pénétrer les leçons de bonté, d’élévation morale, de Jésus, à rechercher l’adaptation de sa doctrine au siècle où nous vivons ; — oh non ! mais d’une théologie sur le modèle de la philosophie du xiiie siècle, toute faite de questions oiseuses, de distinctions saugrenues, de formules creuses où rien ne parle ni à l’esprit ni au coeur… À ce moment, j’étais encore très pieux, très attaché à la vie religieuse, mais ma foi était déjà en ruines, irrémédiablement perdue, et mes supérieurs le devinèrent si bien qu’ils m’épargnèrent ces quatre années, et me firent revenir de suite à Paris, comme secrétaire du Supérieur Général. Là, je passai dix ans dans la situation la plus anormale et la plus étrange, accomplissant extérieurement tous mes devoirs, et restant encore foncièrement épris des pratiques religieuses qui m’avaient jadis attiré si fortement ; mais, en fait, soutenu par la seule force de cet attrait, et perdant chaque jour les derniers lambeaux de toute conviction intellectuelle. J’étais un religieux assez exemplaire pour qu’on me confiât la direction d’un noviciat, puis celle d’une maison d’exercice ; et, comme un automate, je prêchais, je dirigeais les âmes, j’écrivais pour la défense de ma vocation, espérant toujours que ma bonne volonté extérieure me rendrait la paix au dedans, et, par une espèce de fatalisme mystique, mettant mon état sur le compte de la Providence et me soumettant en aveugle à tous les dégoûts, à toutes les ténèbres. Mais on ne comprime pas impunément un esprit actif et insatiable, on n’étouffe pas non plus un coeur d’homme qui a besoin d’aimer. Au bout de ces dix ans, l’Idéal qui m’avait captivé et suffi si longtemps avait fait place à la plus désolante réalité ; rien, plus rien ne restait de tant d’efforts et de luttes ; je me sentais vaincu, avec la perspective de toute une vie à passer dans le néant de la pensée et du coeur : et je n’avais que vingt-huit ans ! — Alors, sans que je l’eusse cherché, la solution logique et inévitable de ces situations absurdes s’imposa à moi. Ce fut tout simplement un attachement dont je me pris pour une jeune fille belge, attachement qui, par un phénomène assez surprenant, était connu et favorisé par la famille de cette jeune fille, composée de bons et pieux catholiques !… Que voulez-vous ? On m’aimait, je crois, et l’on avait en moi une confiance entière, que d’ailleurs je n’ai pas trompée. Vous devinez qu’une première affaire de coeur, chez un être sevré jusqu’alors de toute affection, était de nature à entraîner toute la vie… Un matin je me séparai de tout mon passé : je quittai sans avertir personne mon couvent où nul ne se doutait de toutes mes tempêtes intimes, et je fus reçu à bras ouverts dans la famille de mon amie… J’avais pressenti une conspiration générale de la part de mes frères en religion, et surtout de mes vieux parents, ignorants de mes épreuves et incapables de les comprendre, pour me faire rentrer dans mes chaînes. Ce fut ce qui arriva. Du Canada, où s’était fondée dans l’intervalle une maison de l’Institut, arriva par le premier paquebot un religieux spécialement chargé de me convertir, et de me ramener avec lui. On m’écrivit de tous côtés des lettres pressantes : mes parents m’envoyèrent des appels désolés et déchirants. Moi, je me raccrochais à ma résolution comme à la délivrance, comme à la vie, et pourtant je sentais que je faisais souffrir tout le monde, et que ma liberté serait au prix du malheur des autres. Enfin, à force d’instances, on me décida à accompagner au Canada le religieux dont j’ai parlé, pour, là, éclaircir et régler ma situation. J’avais un vague espoir que mes parents comprendraient mon état d’âme, et ne me forceraient pas à reprendre un joug devenu impossible et odieux : mais j’avais un pressentiment bien plus fort que j’aurais le dessous dans cette lutte, et quand je dis adieu à ma jeune amie, j’eus la sensation d’une séparation aussi cruelle et aussi définitive que la mort. — En effet, j’eus beau expliquer, plaider et supplier, je m’adressais à des esprits obstinément fermés et à des coeurs sourds. Il n’y avait, à leurs yeux, qu’une cause en jeu, celle de mon âme, entendu à leur façon, et tout glissait sur cette cuirasse. Je résistais, je me cramponnais à mon droit pourtant bien clair de diriger ma propre vie : mais, le soir même de mon arrivée, dans le train qui me conduisait avec mes parents vers mon village natal, quand je vis ces pauvres vieillards récitant pour moi leur chapelet, les larmes aux yeux, je cédai, l’amertume dans l’âme, et me condamnai de nouveau à l’esclavage pour ne pas faire le malheur d’autrui. J’eus à subir, avec un sentiment d’irritation, presque de rage, les réjouissances et les félicitations de tout le monde. Je repris à Montréal la vie religieuse, et alors commença pour moi une nouvelle décade de compression intime et d’ennui. Pourtant, je refusai cette fois de faire le jeu d’un hypocrite, et d’exercer aucun des actes de ministère ecclésiastique : situation nouvelle, qui tout en étant plus conforme à ma conscience, me créait une vie encore plus fausse et plus absurde que la première. On m’employait à la publication de diverses petites revues et j’y consacrais tout mon temps, entièrement étranger du reste au régime de la communauté, traité d’ailleurs par tous avec la plus grande bienveillance. Concevez-vous combien dix années de cette vie ont dû m’être longues et lourdes ? — Le pire de tout, c’est que je n’arrivais nullement de la sorte à satisfaire mes parents, pour qui seuls j’acceptais cette captivité. Je n’étais pas encore converti, et je voyais furtivement couler leurs larmes… Ce fut dans ce temps que je connus Nelligan, et que, pour me distraire, j’écrivis la préface de son livre. J’envoyai aussi aux Débats quelques poésies et quelques nouvelles, la seule expression que j’aie jamais pu donner à ma vocation littéraire qui m’a tourmenté toute ma vie. Pour couper court, après ces dix années, ma résolution était prise encore une fois, et, cette fois, elle ne se heurtait même plus à des oppositions qu’on savait d’avance inutiles. — J’ai libéré ma conscience et regagné ma liberté au prix de mon bien-être et de ma sécurité matérielle. Je suis devenu un ouvrier, un de la grande famille du peuple, et, moi qui croyais avoir tant vu, j’apprends chaque jour quelque chose sur la condition des pauvres et les problèmes qu’elle soulève. Je suis d’ailleurs un paria aux yeux de la société avec laquelle j’ai rompu ; mes parents ne m’écrivent que pour m’accabler de reproches, mes anciens amis ignorent si je suis mort ou vivant. Par un dernier don-quichottisme j’ai adopté une femme excellente, mais que je n’aimais pas, pour la tirer de la misère, et je reste fidèle à cette bonne oeuvre, fermant ainsi à mon coeur ses dernières avenues… Il y a cinq ans que je suis à Boston, et depuis ce temps je n’ai correspondu avec personne ni écrit une seule ligne de prose ou de vers. C’est une atrophie mentale dont je souffre beaucoup, mais il me faut l’excitant, le coup de fouet, pour retrouver mes facultés littéraires, et du matin au soir, je ne fais qu’assembler des lettres pour des annonces de tailleurs et de charlatans : c’est peu suggestif ! — Voyez maintenant, mon cher ami, si votre passé, avec ses douleurs, mais avec ses pures réminiscences, votre présent, avec ses ennuis, mais avec l’estime et la sécurité qui l’accompagnent, ne sont pas un paradis auprès de mon existence vagabonde, où rien n’a jamais abouti… Ne croyez pas d’ailleurs qu’ayant perdu presque tout, j’aie perdu aussi le courage. Non. J’ai appris à me raidir contre le sort, ou, ce qui est la même chose en d’autres termes, à lui obéir docilement. J’ai la conscience d’avoir été de bonne foi dans toutes les sottises que j’ai accumulées, et de l’être encore. Quoi qu’en puisse penser tout le genre humain, il est très vrai que je n’ai plus la foi, que je l’ai perdue sans le vouloir, et qu’il n’est pas en mon pouvoir, ni au pouvoir de personne, de me la rendre. Je suis absolument sûr d’avoir toujours cherché la vérité, de l’avoir aimée passionnément, et de l’aimer encore, toute cruelle qu’elle ait été pour moi… J’ai confiance que les idées qui m’ont causé tant de déboires seront un jour celles de la grande majorité des hommes, et je me dis que mon petit effort obscur aura contribué à l’achèvement d’un nouvel édifice, comme l’antenne d’une fourmi contribue à creuser la galerie gigantesque… Je souffre de mon isolement, du travail rude auquel j’étais peu fait, de la compression imposée à tous mes goûts, du chagrin que je cause à ma famille ; mais je n’ai pas la souffrance de me croire un criminel, et c’est la seule qui abatte et décourage.
Maintenant, cher ami, comment, voulant « en deux mots » vous faire un tracé de ma vie, je me suis laissé entraîner à une telle épître, c’est ce que je puis à peine comprendre. Rien n’était, je vous assure, moins prémédité. Accusez-en le secret plaisir qu’on éprouve à parler de soi, surtout quand par là on soulage, en les exprimant, des émotions longtemps contenues. Je suppose que vous me connaissez maintenant très bien, et je ne puis croire que vous m’en estimiez moins, si, comme j’en suis sûr, vous m’avez compris.
Je suppose que je recevrai ces jours-ci Le Terroir d’Avril. Savez-vous qu’il paraît dans La Presse, sous la signature d’Ernest Tremblay, des Gazettes rimées assez intéressantes ? C’est un peu exubérant et fruste, mais plein de verve : ce ne sont peut-être pas des oeuvres d’art, mais ce sont des jets de nature assez vivants, à mon avis. Un nommé Lapointe envoie aussi des piécettes passablement personnelles. Pourquoi tout ce monde-là n’est-il pas de l’École littéraire ? Dès que je vois un talent quelque part, je voudrais tout de suite qu’il fût des vôtres…
Votre ami bien cordialement,
Eug. Seers
Parties annexes
Note
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[1]
Cette lettre est la sixième envoyée par Dantin à Germain Beaulieu, alors président de l’École littéraire de Montréal et directeur de la revue Le Terroir (1909). À la suite de confidences que lui a faites Beaulieu dans sa lettre précédente, Dantin décide de se confier lui aussi.