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Cet article [1] se propose de réfléchir au genre des Mémoires de famille d’Élizabeth-Anne Baby [2] (1803-1890) à la croisée des Mémoires et du livre de raison. Il serait tentant de lire ces Mémoires de famille comme le contrepoint féminin des Mémoires de son cousin, Aubert de Gaspé, publiés trois ans auparavant. Pourtant, à y regarder de près, les deux oeuvres présentent peu de ressemblances, en dépit de leur titre commun de Mémoires. Même une fois la part faite des convenances propres à la société patriarcale du xixe siècle, qui contraignaient les femmes à l’effacement, le sujet mémorialiste chez Éliza-Anne Baby est d’une tout autre nature que chez Aubert de Gaspé. En fait, chez elle, c’est très clairement le nous qui l’emporte sur le je, si bien d’ailleurs que Henri-Raymond Casgrain (1831-1904), le fils de la mémorialiste, éprouvera le besoin, dans la réédition de 1891, d’ajouter une biographie de sa mère.

Cette constatation de l’effacement du sujet donne à penser que cette oeuvre s’apparente au livre de raison, tel qu’il se pratiquait depuis le xive siècle en France. Cela dit, les Mémoires de famille se distinguent aussi du livre de raison par le fait qu’ils émanent d’un seul auteur.

Et de fait, la mémoire familiale dans l’oeuvre de Baby, bien qu’elle soit très présente dans l’introduction consacrée au premier Casgrain venu en Amérique, cède rapidement le pas à la figure du mari qui est le véritable protagoniste de ces Mémoires de famille. L’essentiel du propos, comme l’a bien vu Antonio Lechasseur [3], vise à réhabiliter la mémoire de Charles-Eusèbe Casgrain décédé plus de vingt ans auparavant, en 1848, dans une forme qui rappelle celle du mémoire justificatif et à la faveur de laquelle la veuve cherche à disculper son défunt mari des soupçons de trahison qui pesaient sur lui en raison du rôle qu’il joua dans la répression des Révoltes des Patriotes.

Pour étudier ce texte méconnu [4], nous nous proposons d’en reconstituer d’abord l’histoire éditoriale de 1869 à 1891 ; puis, nous examinerons successivement deux de ses facettes constitutives : le genre des Mémoires et celui du livre de raison.

L’histoire éditoriale des Mémoires de famille

Il existe un manuscrit autographe de 164 feuillets des Mémoires de famille, ainsi que deux éditions, l’une publiée en 1869, l’autre, en 1891 [5]. Or, entre ces trois états du texte, on relève un certain nombre de variantes sur lesquelles il convient de s’interroger. D’abord, il faut souligner que le titre de l’oeuvre d’Éliza-Anne Baby est en réalité double : Mémoires de famille. C. E. Casgrain en 1869 et Mémoires de famille. L’honorable C.-E. Casgrain en 1891. Les liens unissant les deux parties de ce titre, Mémoires de famille d’une part et (L’honorable) C.-E. Casgrain d’autre part, ne vont pas sans poser de problème d’interprétation, d’autant que le manuscrit autographe, pour sa part, donne pour seul titre « Mémoires de famille » (voir figure 1).

Figure 1

Mémoires de famille. Vie de l’Honorable C. E. Casgrain écrite par son épouse née Élizabeth Anne Baby. Présenté à la Bibliothèque de l’Université Laval de Québec par l’abbé R. E. Casgrain ptre 1909. 1866. Chapitre premier [p. 1].

Musée de la civilisation, collection du Séminaire de Québec, fonds Henri-Raymond Casgrain. P14/O-476. Photographe : Nicola-Frank Vachon, Perspective

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Dans les deux éditions, la page de titre mentionne Rivière-Ouelle comme lieu d’impression et plus précisément la maison que s’était fait construire Charles-Eusèbe Casgrain, pompeusement baptisée « Manoir d’Airvault » du nom de cette commune de Poitou dont l’ancêtre des Casgrain était originaire [6]. Or, ces éléments bibliographiques sont manifestement des fictions éditoriales destinées à renforcer la mention qui se trouve tout au bas de la page, à savoir « Édition essentiellement privée ».

Par ailleurs, le nombre comparable de pages (254 en 1869 et 275 en 1891) ne doit pas faire illusion, car le format de la seconde édition est beaucoup plus grand (26 cm) que celui de l’édition princeps (14 cm), si bien que l’édition de 1891 est en réalité sensiblement augmentée. Alors qu’en 1869 on trouvait un prologue relatant la vie du premier Casgrain à s’établir en Nouvelle-France, six chapitres consacrés à Charles-Eusèbe Casgrain et un appendice réunissant divers documents, l’édition de 1891 reprend ce contenu, en y ajoutant neuf chapitres sur Éliza-Anne Baby.

En outre, à plus petite échelle, dans l’édition de 1891, on note un certain nombre d’ajouts et de variantes qu’il serait fastidieux de relever ici de façon exhaustive. La variante sans doute la plus importante concerne l’ouverture des Mémoires de famille, qui éclaire le rôle de Henri-Raymond Casgrain dans la genèse de l’oeuvre. À en croire l’édition de 1869, c’est lui qui aurait suggéré à sa mère d’entreprendre pareil projet d’écriture :

C’est à la demande de votre frère Raymond, mes chers enfants, que j’ai entrepris de tracer ces lignes. Je voudrais par là mettre sous vos yeux les vertus et les exemples que votre père a laissés après lui. Vous apprendrez en les lisant que le bon chrétien fait aussi le bon citoyen [7].

Dans l’édition de 1891, toutefois, même si la demande du fils est encore évoquée, le véritable rôle d’instigateur du projet revient désormais au curé de Varennes, alors que cette mention est absente du manuscrit autographe :

C’est à la demande de votre frère Raymond, mes chers enfants, que j’ai entrepris de tracer ces lignes. Déjà depuis bien des années, un excellent ami de la famille, M. l’abbé Primeau, ancien curé de Varennes, qui avait intimement connu M. Casgrain, et conservé pour lui la plus haute estime, m’avait sollicitée d’écrire sa vie. « Les plus jeunes de vos enfants, me disait-il, n’ont pas eu l’avantage de connaître leur père ; quelques-uns, quoique plus âgés, n’étaient pas assez réfléchis pour apprécier ses qualités ; les plus grands aimeront à voir revivre son souvenir. »

J’ai suivi son conseil et je veux mettre sous vos yeux les vertus et les exemples que votre père a laissés après lui. Vous apprendrez, en lisant ces pages, que le bon chrétien fait aussi le bon citoyen. Puissiez-vous, après les avoir lues, être pris du désir d’imiter ce beau modèle [8].

Il est difficile de savoir si cet ajout a été voulu par la mémorialiste elle-même, décédée au moment de la publication de cette seconde édition, ou si, après coup, Henri-Raymond a cherché à rectifier les faits, sous la pression de ses frères. En tout cas, son frère aîné, Philippe-Baby (1826-1917), dans son Mémorial (1898), en citant de mémoire l’ouverture de l’oeuvre de sa mère, propose une tout autre version, dans laquelle l’abbé Casgrain ne joue plus aucun rôle :

Mes chers enfants, dit-elle, en commençant les pages qu’elle nous a laissées, c’est à vous que sont adressées ces lignes. La pensée d’écrire ce qui va suivre ne s’était jamais offerte à mon esprit, lorsqu’un ami [en note infrapaginale : feu M. l’abbé Primeau, curé de Varennes], revêtu d’un caractère sacré, me suggéra l’idée de ne rien laisser ignorer de ce qui se rattachait à la mémoire de votre père. Alors je résolus d’écrire ces pages pour votre instruction et votre agrément. Elles serviront à faire revivre dans ceux d’entre vous qui ont eu le bonheur de connaître votre bon père, le souvenir de ses vertus, et dans ceux qui étaient trop jeunes pour l’apprécier, elles le leur montreront comme un modèle digne d’être étudié et imité [9].

Il est certain que ces Mémoires de famille constituèrent une entreprise familiale, parce que, d’une part, selon une note du manuscrit autographe, ils auraient été dictés par la mère au fils René-Édouard (1839-1917), à partir du 21 novembre 1865 et tout au long de l’hiver 1866 [10], et que, d’autre part, son autre fils Henri-Raymond a vraisemblablement servi d’intermédiaire entre sa mère et l’imprimeur. On remarquera que les éditions sont d’une qualité exceptionnelle qui exclut qu’elles aient été imprimées à Rivière-Ouelle, comme en témoignent l’encartage d’un tableau généalogique dans l’édition de 1869 et la reproduction de photographies de Charles-Eusèbe Casgrain et de la mémorialiste dans l’édition de 1891. D’ailleurs, ces reproductions nous fournissent un premier indice quant à l’imprimeur des Mémoires de famille. Sous la légende des deux photographies se trouve la mention suivante : « DESBARATS & CIE, GRAV. ET IMP., MONTRÉAL ». Et de fait, George-Édouard Desbarats [11], après avoir été imprimeur à Québec et à Ottawa successivement, fit fortune à partir de la fin 1869 à Montréal, en mettant au point un procédé de reproduction de photographies pour les journaux appelé similigravure. Or, c’est précisément ce procédé qui est utilisé dans l’édition des Mémoires de famille en 1891, si bien que l’on peut en conclure que le livre a été imprimé par Desbarats, à Montréal. Ce dernier était d’ailleurs un des éditeurs de l’abbé Casgrain. Pour l’édition de 1869 des Mémoires de famille, il s’agit là encore du même imprimeur, qui était toutefois alors installé à Ottawa et qui avait avait publié les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé en 1866.

Quant à la mention « Édition essentiellement privée », il s’agit là aussi d’un simple subterfuge éditorial [12]. Si, de fait, dans l’interpellation de son lecteur, la mémorialiste s’adresse à ses enfants, comme on l’a vu dans l’ouverture, si l’abbé Casgrain, dans la réédition de 1891, prétend également adresser la biographie de sa mère à ses frères et soeurs, et si Philippe-Baby Casgrain prend soin de mettre sur la page de titre de son Mémorial une mention semblable, à savoir « Édition intime », il reste que les deux éditions des Mémoires de famille ne sont pas, loin s’en faut, exclusivement privées. La meilleure preuve en est que la mémorialiste montre qu’elle a bien conscience que ses Mémoires, une fois publiés, sont susceptibles de tomber dans des mains étrangères. Elle prend d’ailleurs la peine de s’adresser à cet éventuel intrus :

Une pauvre tasse de lait fut la cause de tout ce remue-ménage ; et si quelque malin lecteur vient à jeter les yeux sur ces pages (destinées à mes enfants seulement), sans doute il va s’empresser de dire qu’un verre d’eau de vie eût été préférable dans cette occasion pour M. Casgrain.

MDF, 45

Par ailleurs, Henri-Raymond Casgrain n’hésitera pas à offrir un exemplaire des Mémoires de famille à son amie Thérèse Blanc-Bentzon, romancière, traductrice et critique littéraire [13]. Le caractère « essentiellement privé » de la diffusion imprimée sert visiblement à contourner deux interdits du xixe siècle : le tabou consistant à parler de soi et celui qu’il y a, pour une femme, « reine du foyer », à entrer, par la publication, dans la sphère publique, au risque de devenir une « femme publique ». Il y a enfin une dimension nettement rhétorique dans la revendication du caractère privé ou intime de ce type d’écrit, à savoir l’impression que la vérité s’y donne à lire sans apprêt, comme s’il s’agissait d’archives idéales pour écrire l’histoire, alors que la visée édifiante et justificative de ce texte nuance à l’évidence cette prétention.

Il reste à tenter une première analyse du titre partiel de l’ouvrage, c’est-à-dire Mémoires de famille. Malgré le très grand nombre de Mémoires publiés tout au long de l’Ancien Régime, depuis Commynes jusqu’aux inédits sortis des archives familiales au xixe siècle, il ne se trouve qu’un seul titre comparable à celui de l’oeuvre d’Éliza-Anne Baby : Mémoires de famille, historiques, littéraires et religieux de l’abbé Lambert, publié en 1822 [14], que la mémorialiste ne connaissait vraisemblablement pas. En fait, plutôt qu’à un genre littéraire déjà constitué, c’est à un cahier héraldique ligné, aujourd’hui conservé dans le fonds Casgrain [15], que la mémorialiste emprunte le titre de Mémoires de famille. C’est en effet à l’automne 1862 qu’Éliza-Anne Baby obtint du Collège héraldique et archéologique de Paris, non seulement la reproduction des armes de son ancêtre Jacques Baby, mais également un cahier de luxe, relié pleine peau, avec une tranche dorée et une page de titre imprimée, dont le titre sera celui des éditions de 1869 et 1891, à savoir Mémoires de Famille par Madame C. E. Casgrain Née Baby. Or, si ce cahier de luxe contient bien des Mémoires de famille, il s’agit de ceux de la famille Baby, restés inédits à ce jour, qu’Éliza-Anne rédigea de 1862 jusque vers 1865 (voir figure 2). Conçus comme les Mémoires de famille imprimés, ce texte manuscrit de 319 feuillets est toutefois plus long, plus détaillé et met l’accent sur la généalogie des Baby, plus illustre que celle des Casgrain [16]. À la fin de 1865, lorsque la mémorialiste entreprit la rédaction de Mémoires équivalents consacrés cette fois à la famille de son mari, elle reprit tout naturellement le titre du cahier héraldique de 1862. Or, l’édition de 1869 montre bien que l’expression « Mémoires de famille » ne désigne pas encore un genre, dans la mesure où l’imprimeur retiendra plutôt « C. E. Casgrain » comme titre courant, comme s’il s’agissait d’une biographie à la manière de celles qu’écrivit Henri-Raymond. En 1891, cependant, le titre courant sera « Mémoires de famille » comme si, de fait, il existait désormais un genre appelé les Mémoires de famille. C’est que, dans l’intervalle de plus de vingt ans qui sépare les deux éditions va se produire, dans l’historiographie française, une redécouverte majeure, celle de la tradition des livres de raison, dans le prolongement de laquelle Henri-Raymond Casgrain et son frère Philippe-Baby chercheront à inscrire l’oeuvre de leur mère, pour lui conférer un caractère pionnier et précurseur.

Figure 2

Mémoires de famille par Madame C. E. Casgrain née Baby. [1862-1865]. [Chapitre premier, p. 1].

Musée de la civilisation, collection du Séminaire de Québec, fonds Henri-Raymond Casgrain. P14/O-475. Photographe : Nicola-Frank Vachon, Perspective

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Les mémoires d’une contemporaine, cousine d’Aubert de Gaspé

Aubert de Gaspé, dans ses Mémoires, justifiait le récit de sa propre vie en se le représentant comme un simple cadre servant à relater le destin de ses contemporains, d’où le titre de travail de Mémoires des contemporains, auquel renoncera finalement l’auteur [17]. De cette parade à l’accusation d’égotisme subsiste une trace évidente dans ce qui fait office de préface au chapitre premier : « Si j’osais risquer un Irish bull (un calembour irlandais), je dirais que mon plus ancien contemporain étant moi-même, je dois d’abord m’occuper de mon mince individu [18]. » Et en réalité, même si le mémorialiste ne se prive pas de raconter ses souvenirs de façon disparate, il reste qu’il fait la part belle à ses contemporains, à qui il accorde souvent la préséance, si bien que certains passages, en particulier les chapitres IX et XV, ressemblent à de véritables galeries de portraits. De tels Mémoires étaient une invitation, adressée justement aux contemporains, à poursuivre dans la voie tracée.

Il ne fait aucun doute que les Mémoires de famille d’Éliza-Anne Baby procèdent en partie du même désir de répondre à l’appel implicite d’Aubert de Gaspé, et cela, d’autant plus que les Mémoires de son cousin l’évoquaient explicitement dans deux passages. La première occurrence se trouve au chapitre X dans la célèbre anecdote mettant en scène le philosophe athée Volney, terrorisé par l’imminence d’un naufrage, et madame Dupéron Baby, qui reste stoïque devant la perspective de la mort. Or, cette héroïne ordinaire de la foi est la grand-mère d’Éliza-Anne Baby, ce qu’Aubert de Gaspé rappelle au passage de façon tout à fait gratuite, car sa cousine n’intervient d’aucune façon dans l’anecdote [19]. L’autre occurrence, au chapitre XV, met en scène la cousine dans une sorte de leçon morale sur la simplicité des nobles, privilégiés par la naissance, et l’arrogance des bourgeois parvenus, d’autant plus soucieux des distinctions sociales qu’ils se rappellent leurs origines modestes. Cette simplicité des grands est incarnée par Sarah Lennox, fille du duc de Richmond et épouse de Peregrine Maitland, lieutenant-gouverneur du Haut-Canada [20].

De fait, nombreuses sont les convergences entre les Mémoires d’Aubert de Gaspé et les Mémoires de famille d’Éliza-Anne Baby. Donnons un seul exemple de ces ressemblances que l’on pourrait multiplier entre les deux mémorialistes : la manière que tous les deux ont d’évoquer la première rencontre avec leur futur conjoint. Les deux mémorialistes s’attachent davantage à évoquer le cadre social où se déroule la scène — dans les deux cas un bal à Québec — que les qualités intrinsèques de la future épouse ou du futur mari. Aubert de Gaspé rappelle ainsi que le gouverneur Craig, malgré sa mauvaise réputation, avait le bon goût d’organiser de remarquables fêtes champêtres où s’ébrouait l’élite de Québec :

Soixante ans se sont écoulés depuis ce jour où, danseur infatigable, je descendais comme un tourbillon une contre-danse de trente couples. Mes pas qui se traînent aujourd’hui pesamment laissaient alors à peine la trace de leur passage. Toute la jeunesse qui animait cette fête des anciens temps dort aujourd’hui dans le silence du sépulcre : celle même, la belle d’entre les belles, celle qui a partagé mes joies et mes douleurs, celle qui, ce jour même, accepta la première fois pour la conduire à la danse une main qui, deux ans plus tard, devait la conduire à l’autel de l’hyménée, celle-là aussi a suivi depuis longtemps le torrent inexorable de la mort qui entraîne tout sur son passage [21].

Dans le récit de sa première rencontre avec Charles-Eusèbe Casgrain, on dirait qu’Éliza-Anne Baby s’essaie à écrire la même scène, une octave en dessous, en plus banal :

M. Casgrain entrait alors dans sa vingt-quatrième année. Ce fut dans le mois de mai suivant que nous fîmes connaissance. Voici dans quelle occasion : les citoyens de la ville de Québec donnaient un bal d’adieu au gouverneur général, lord Dalhousie, avant son départ pour l’Angleterre. Je reçus une invitation, je m’y rendis. Il y avait foule. Les dames les plus âgées descendirent les premières pour le souper. Quand le tour des jeunes personnes arriva, je descendis avec mon partner. Nous trouvâmes beaucoup de confusion aux tables. Votre père étant assis vis-à-vis de moi, s’aperçut que je manquais d’assiette ; il s’empresse de m’en donner une, et en me l’offrant, de m’adresser quelques mots. La conversation s’engagea, et il me fit la politesse de boire à ma santé, comme c’était l’usage d’alors, puis nous nous séparâmes dans les meilleurs termes ; et le dimanche suivant il me fit sa première visite.

MDF, 35-36

Si manifestement l’auteure des Mémoires de famille connaît les Mémoires d’Aubert de Gaspé, elle s’est aussi intéressée à ses continuateurs, car elle a également lu les « Réminiscences et portraits » de Derome, dont est tirée la citation sur son beau-frère qu’elle attribue à une plume canadienne, sans autre précision (MDF, 49-50 [22]).

Cependant, les Mémoires de famille ne doivent pas tout à Aubert de Gaspé, tant s’en faut. Ils sont hantés par certaines obsessions parfaitement étrangères au mémorialiste de Saint-Jean-Port-Joli, notamment la piété prosélytique. Éliza-Anne Baby prend un malin plaisir à noter avec insistance les conversions de protestants, que ce soit à propos de « Mlle Bradford, fille d’un ministre protestant » (MDF, 18), ou de leur domestique John, qui « a embrassé la religion catholique » (MDF, 29), même si sa conversion, peu avant la mort de son mari, ne sera racontée qu’à l’extrême fin (MDF, 123). Elle-même née d’une mère protestante et envoyée à Québec pour y recevoir une éducation catholique, la mémorialiste devait être particulièrement sensible à ces conversions.

Au total, les liens intertextuels implicites avec les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé ou explicites avec les « Réminiscences et portraits » de Derome ne suffisent pas à faire des Mémoires de famille une oeuvre ressortissant exclusivement au genre des Mémoires. Bien qu’il n’existe pas de définition unique de ce genre relativement informe, il s’agit le plus souvent d’oeuvres qui cherchent à faire de la vie de leur auteur un moment emblématique de l’Histoire et qui offrent un contrepoint à l’historiographie officielle [23]. De ce point de vue, les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé en sont une parfaite illustration, dans la mesure où le mémorialiste cherche à y faire l’apologie de la noblesse et du régime seigneurial à une époque où l’une et l’autre ont disparu et sont l’objet du plus complet discrédit. Sans aller jusqu’à l’introspection propre à l’autobiographie, les Mémoires offrent généralement un autoportrait assez caractéristique de leur auteur, un style, une manière d’être au monde fortement individualisés et reconnaissables entre mille. Dans cette manière de se représenter entre toujours une part de self-fashioning [24] qui n’existe que dans et par l’écriture.

Or, à bien des égards, l’oeuvre d’Éliza-Anne Baby s’éloigne du genre des Mémoires. D’abord, parce que, donnée pour essentiellement privée, elle prétend s’inscrire en marge de la grande Histoire, en adoptant un point de vue familial. Ensuite, parce que la mémorialiste y fait le récit non pas de sa propre vie, mais de celle de son défunt époux. Enfin, parce que, dans ce récit, Éliza-Anne Baby ne cherche pas à contester la doxa de son époque. Elle tâche en fait de s’y conformer, en s’effaçant le plus possible, pour donner la première place à son mari disparu. Ce faisant, elle incarne au mieux un certain idéal de l’épouse et de la mère de famille. Du même coup, il est difficile de distinguer dans ces Mémoires de famille un autoportrait fortement individualisé. On dirait que la mémorialiste s’applique plutôt à incarner les lieux communs de l’époque sur l’écriture des femmes, qu’elle formule à propos des lettres de sa belle-mère : « Il ne faut pas s’étonner de rencontrer peu de style dans cette lettre de Madame Casgrain ; il y a plutôt lieu d’en admirer les beaux sentiments » (MDF, 18) ; « Si [ces lettres] ne sont pas des chefs-d’oeuvre de littérature, elles le sont du moins de sentiments. » (MDF, 19-20)

Cela dit, des marques de subjectivité sont çà et là perceptibles, les rares fois où la mémorialiste se représente comme dérogeant à l’idéal chrétien de l’épouse et de la mère de famille de son temps. C’est le cas lorsqu’elle aborde l’économie domestique, dont elle avoue ne pas avoir eu la moindre notion, alors que toute l’éducation patriarcale, depuis Xénophon, en faisait la vertu cardinale de la femme, « reine du foyer » :

Élevée en enfant gâtée par une excellente parente, ma tante Ross Lewin, je n’avais aucune notion d’économie domestique. Le ciel avait abondamment pourvu mon mari de cette qualité indispensable dans un ménage, et je me suis toujours appliquée à mettre ses leçons en pratique dans le but de lui être agréable.

MDF, 38-39

Toutefois, on a du mal à imaginer la manière d’être au monde de la mémorialiste à partir de cet unique trait. Il manque en fait une vision d’ensemble, mais c’est peut-être ce qu’Éliza-Anne Baby nous propose à demi-mot, lorsqu’elle fait le portrait de sa belle-mère Marie Bonenfant Casgrain, sans doute à lire comme un autoportrait. La mémorialiste se projette en effet dans la figure de cette femme qu’elle a à peine connue, décédée le 13 mars 1825, alors qu’elle s’était mariée le 26 octobre 1824 :

D’une intelligence plus élevée que celle de son mari, sa causerie plus sérieuse offrait à la fois le charme de la femme du monde et de la femme pieuse. L’honorable Auguste Quesnel disait de Mme Casgrain qu’elle faisait les honneurs de son salon avec l’aisance et la dignité d’une reine, elle brillait autant par sa haute raison et par la rectitude de son jugement que par l’amabilité et la grâce de ses discours. Mais en même temps elle était aussi bien à sa place, aussi dame à sa cuisine, surveillant ses domestiques, qu’au milieu de la meilleure société. Comme la femme forte dont elle était l’image, rien n’échappait à sa vigilance, et elle possédait le don si difficile et si rare de faire régner l’ordre le plus admirable dans sa maison, sans avoir l’air d’y toucher, comme on le dit communément.

MDF, 54-55

Au fond, le seul endroit où la figure de la mémorialiste se dessine, c’est dans la biographie que lui consacre Henri-Raymond Casgrain dans la réédition de 1891 et qui offre d’elle une représentation qui ressemble beaucoup au portrait qu’elle-même peignait de sa belle-mère. De fait, dans ce texte, le fils réussit à donner plus de relief à cette grande dame en écrivant ce que la bienséance interdisait à la femme et à la mère de famille de dire. L’abbé relate notamment comment, alors qu’elle était jeune fille, sa mère interpréta au piano La Marseillaise devant une assemblée de nobles, farouchement monarchistes et indignés par la Révolution française. M. de Salaberry se serait alors écrié devant tant d’audace : « Vous n’y pensez pas, […] une demoiselle Baby jouer un pareil air ! Songez donc aux scènes sanglantes qui l’ont si souvent accompagné ! » (MDF, 172) Cette forte personnalité, cet esprit frondeur sont passés sous silence dans les Mémoires de famille, où le collectif familial l’emporte toujours sur la subjectivité de la mémorialiste, par exemple dans la longue énumération des quatorze naissances, au milieu de laquelle la mémorialiste écrit : « Encore une naissance, nous n’en sommes cependant rendus qu’à la moitié. C’est celle de votre frère William, arrivée le 5 avril 1837. » (MDF, 75) Or, cet effacement de la conscience individuelle au profit de la famille est l’une des caractéristiques du livre de raison.

Les Mémoires de famille et le livre de raison

Le livre de raison est un genre encore peu étudié en France et pratiquement inconnu dans l’historiographie sur la Nouvelle-France et le Québec du xixe siècle. Si Yvan Lamonde a établi la bibliographie de la littérature personnelle au Québec pour la période qui va de 1860 à 1980, l’équivalent pour les années 1760-1860, promis par Marc Lebel, n’a jamais été publié [25]. À notre connaissance, la seule étude portant sur un livre de raison et datant de l’époque de la Nouvelle-France remonte à 1960 [26]. Par ailleurs, les études littéraires se sont récemment intéressées à ce genre qui était jusque-là l’apanage des historiens, et nous voudrions inscrire notre propre contribution dans le prolongement des études de Luc Vaillancourt et de Colette H. Winn [27].

Apparu dès le xive siècle en France, le livre de raison connut son apogée vers 1600-1650, puis subit un lent déclin qui mena à sa disparition progressive au xixe siècle. L’expression livre de raison a été imposée à la fin du xixe et au début du xxe siècle pour désigner un ensemble de livres généralement laissés sans titre par leur auteur ou désignés comme « papiers » de famille. Il arrive qu’un livre de raison soit aussi appelé « livre de famille », « mémorial », « mémento », « registre domestique » ou « journal ». Si ce type de livre varie beaucoup d’une époque et d’une région de l’Europe à l’autre, il reste qu’il se caractérise, selon Jean Tricard, « par la primauté donnée au collectif familial en ce qui concerne la rédaction comme les lecteurs [28] ». C’est d’ailleurs ce qui a fait dire à Nicole Lemaître qu’il s’agit d’un livre « où le “nous” l’emporte sur le “je” ; [et où] c’est toujours une génération qui écrit, plus qu’un individu, et [qui] écrit pour la génération suivante, afin de thésauriser ses connaissances et d’en faire profiter ses descendants [29] ». Cet effacement du scripteur fait en sorte que le genre est pratiquement incompatible avec l’autoportrait. Enfin, si l’expression livre de raison a été retenue en France, c’est que bien souvent ces livres dressent une sorte de comptabilité (ratio, en latin) des biens et des hommes. Généralement tenus par le pater familias, ils consignent méticuleusement revenus, dépenses, naissances, mariages et décès.

Les Mémoires de famille d’Éliza-Anne Baby répondent manifestement à beaucoup de ces caractéristiques, en particulier pour ce qui est de consigner les naissances, quatorze en tout, que la matriarche note avec un détachement étonnant :

Charles et Philippe naquirent dans cette maison : le premier, le 3 août 1825 ; et le second, le 30 décembre 1826 (MDF, 42) ; Le 24 août 1828 naquit à Québec ma fille aînée, Marie-Elizabeth (MDF, 50) ; Le 6 avril 1830 naquit Auguste, mon troisième fils (MDF, 59) ; Le 16 de décembre 1831 naquit votre frère Raymond (MDF, 68) ; Une nouvelle naissance vint signaler l’année 1833. Le 8 de septembre naquit votre soeur cadette Suzanne (MDF, 69) ; Le 31 juillet 1835 vit naître votre soeur Julie (MDF, 70-71) ; Encore une naissance, nous n’en sommes cependant rendus qu’à la moitié. C’est celle de votre frère William, arrivée le 5 avril 1837 (MDF, 75) ; De retour à son foyer, [Charles-Eusèbe] ne s’occupa plus que de l’éducation de sa nombreuse famille, que la naissance de votre frère René arrivée le 4 février 1839 était venue augmenter (MDF, 97) ; Le 2 juillet 1840 naquit votre frère Alfred, et le 27 avril 1842 votre frère Herménegilde. Rosalie est née le 21 juillet 1844 (MDF, 98) ; Nous étions dans l’année 1846 ; le 27 mai était née votre soeur Adèle, treizième enfant (MDF, 115) ; Votre soeur Marie-Amélie naquit le 29 octobre [1847].

MDF, 122

Cependant, certains traits des Mémoires de famille semblent aussi les éloigner du livre de raison, à commencer par le fait qu’il s’agit habituellement de « papiers » rédigés par le père de famille. Il existe tout de même un certain nombre de cas où lesfemmes ont tenu des livres de raison [30]. Pourtant, en tant que scriptrice des Mémoires de famille, Éliza-Anne Baby ne prend pas le relais de Charles-Eusèbe qui n’a jamais tenu pareil registre. En outre, ces livres de raison traditionnels étaient toujours manuscrits et ne connaissaient pas d’autre diffusion que familiale, ce qui n’a pas été le cas des Mémoires de famille. Ainsi, tout en présentant de nombreuses et évidentes affinités avec le livre de raison, cette oeuvre participe néanmoins d’un paradoxe, puisque Éliza-Anne Baby y entretient seule une mémoire collective qui ne s’inscrit pas dans la durée.

Mais quel rapport ces Mémoires de famille ont-ils avec un genre, le livre de raison, qui, en 1869, appartenait déjà à l’histoire ? Comment et par quels intermédiaires Éliza-Anne Baby a-t-elle pu découvrir cette pratique ancienne ? En fait, à l’époque où les Mémoires de famille furent publiés pour la première fois, des historiens français s’attachaient à recenser et à éditer des livres de raison conservés dans les archives familiales. L’âge d’or du livre de raison comme objet d’histoire a été précisément les années 1860-1880 [31]. Cette redécouverte était le fait d’historiens nostalgiques de l’Ancien Régime, qui aspiraient à restaurer l’ordre et la solidité de la famille d’avant la Révolution. Pour ces érudits, le livre de raison n’était pas qu’un objet de curiosité appartenant au passé ; certains, comme Charles de Ribbe (1827-1899), appelaient de leurs voeux la résurrection de cette vieille tradition familiale, en offrant même des modèles et des outils, dont on peut considérer le cahier du Collège héraldique comme un précurseur : « Un livre de famille vient d’être publié par nous d’après les modèles anciens et il est accompagné d’un registre de pages blanches qui permettra de rétablir dans les foyers de notre temps la coutume du livre de raison [32]. » Les deux figures de proue de ce mouvement historiographique étaient Frédéric Le Play (1806-1882), auteur notamment de L’organisation de la famille (1871), et Charles de Ribbe, auteur, entre autres, du Livre de famille (1879).

Cette mode du livre de raison traversa-t-elle l’Atlantique et eut-elle un écho au Québec ? La réponse est manifestement affirmative [33], à en juger d’après le Mémorial de Philippe-Baby Casgrain. Dans son avant-propos, le fils d’Éliza-Anne Baby explique que son intention, en publiant ce livre, ne procède pas seulement d’un intérêt historique, mais qu’il veut aussi contribuer, par là, à restaurer l’autorité paternelle, mise à mal par l’individualisme américain, et cela, même au Québec [34]. Il dresse d’ailleurs un constat assez affligeant de la préservation de la mémoire familiale au Québec, dans des termes qui sont clairement ceux de l’école de Le Play et Ribbe, d’ailleurs cités explicitement auparavant :

Je suis loin de vouloir blâmer mes devanciers d’avoir négligé de tenir des livres de raison et d’écrire des mémoires de leurs temps.

Dans un pays nouveau, immense, hors de la civilisation, à une époque où tout était à créer, et au milieu de besoins incessants, ils avaient bien autres choses à faire qu’à s’écouter vivre et à tenir la plume [35].

Dans ce grand désert de livres de raison, l’auteur rend évidemment hommage à sa mère, la seule exception à la règle, point de départ de sa propre entreprise [36].

Dans la biographie de sa mère, l’abbé Casgrain, quant à lui, choisit une épigraphe qui vise à l’inscrire comme une pionnière du renouveau du livre de raison :

Autrefois les femmes, jeunes et mères, avaient l’habitude d’écrire leur mémorial. Les familles avaient ainsi leur histoire. Ces archives domestiques transmettaient aux enfants les souvenirs, les traditions, les vertus, les exemples des ancêtres. Rien ne se perdait, rien ne s’oubliait de leur noble vie [37].

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Les deux frères ont beau chercher à l’unisson à faire de leur mère le précurseur d’un mouvement de redécouverte, une question demeure : la matriarche avait-elle même une vague notion de ce qu’était le livre de raison ? À notre connaissance, la première publication qui marque véritablement sa résurgence est l’édition de la Généalogie de Messieurs du Laurens que Charles de Ribbe publia en 1867 sous le titre d’Une famille au xvie siècle et que Henri-Raymond Casgrain connut sans doute dès sa parution en raison de ses voyages en France et de son intérêt marqué pour la famille, sa dernière oeuvre inachevée étant La vie de famille [38]. L’intérêt de ce texte est qu’il fut, comme les Mémoires de famille, entièrement écrit par une seule femme, Jeanne du Laurens. L’introduction que signe l’érudit présente de troublantes ressemblances avec le projet d’Éliza-Anne Baby. Ainsi, à propos de l’auteure de cette Généalogie, Ribbe écrit ce qui suit et que la mémorialiste semble avoir repris presque littéralement à propos de sa belle-mère, bien qu’elle l’appliquât peut-être aussi à elle-même :

Un membre de cette famille du Laurens, une simple femme qui n’avait certes pas et ne pouvait avoir la moindre ambition littéraire, s’était trouvée assez habile à tenir la plume, pour tracer la peinture la plus éloquente et la plus exacte, la plus naïve et la plus pittoresque, des beaux exemples dont elle avait été témoin chez les siens [39].

Au reste, la description que Ribbe donne de la Généalogie pourrait sans aucun doute s’appliquer aussi aux Mémoires de famille :

Elle avait esquissé non seulement un curieux tableau de moeurs, mais presque un spécimen de monographie de famille. Cette famille était la sienne, nul ne pouvait mieux la connaître et la décrire. Elle avait compris qu’il n’y a pas au monde de preuve plus saisissante de la toute-puissance du bien que le spectacle d’une famille formée, élevée, établie, unie par la loi du devoir ; création merveilleuse où la main de Dieu est visible, où se traduisent en faits tous les grands principes, et tous les grands sentiments de foi, de vertu, d’honneur, de sacrifice, dont les sociétés vivent alors même qu’elles paraissent les oublier et les renier [40].

Par-dessus tout, il semble qu’Éliza-Anne Baby ait trouvé une légitimation à son entreprise, en cours de rédaction, dans l’invitation implicite de Ribbe, chez qui elle a vraisemblablement puisé son projet de peindre son défunt mari comme un bon citoyen et un bon chrétien, voire comme la preuve incarnée que « le bon chrétien fait aussi le bon citoyen », dans le passage cité auparavant et qui fait écho à ce qu’on trouve dans la préface de l’édition de la Généalogie :

Regrettons que beaucoup de femmes, dans le passé, n’aient pas eu la même inspiration et ne nous aient pas transmis plusieurs documents de la même valeur. Elles, les reines du ménage, la providence du foyer, que n’auraient-elles pu et dû nous dire sur la vie, les moeurs, l’ordre de la famille, et sur les vertus qui, dans les siècles de foi, formèrent de vrais citoyens avec de parfaits chrétiens [41] !

Comme la mémorialiste le rappelle en cours de rédaction, cette double facette — bon citoyen, bon chrétien — de son défunt mari a naturellement fourni le plan des Mémoires de famille :

Mes chers enfants, je le répète encore en commençant ce récit : j’ai eu l’intention de mettre sous vos yeux et de faire revivre dans vos coeurs les vertus dont votre père vous a donné l’exemple. Vous avez pu vous en convaincre, en lisant les chapitres précédents [I à IV], qu’il était bon citoyen ; il me reste maintenant à vous le montrer bon chrétien. C’est la partie la plus douce de mon oeuvre, et la plus importante pour votre instruction.

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Aubert de Gaspé et Éliza-Anne Baby, dans leur manière de recueillir l’héritage littéraire de l’Ancien Régime, communient sous deux espèces, chacun à sa manière : lui, sous l’espèce des Mémoires aristocratiques tels que les avaient illustrés la reine Marguerite ou le duc de Saint-Simon ; elle, sous l’espèce du livre de raison tel qu’il fut idéalisé par les nostalgiques de la famille traditionnelle d’avant la Révolution.

Dans cette étude de l’appartenance générique des Mémoires de famille d’Éliza-Anne Baby, il resterait évidemment à aborder la biographie du défunt mari. À y regarder de près, ce n’est pas tant une biographie qu’une apologie de Charles-Eusèbe Casgrain que sa veuve propose à ses enfants et aux éventuels « malins lecteurs » que nous sommes. Elle n’y raconte pas simplement sa vie de façon neutre, mais anticipe toujours les objections des détracteurs, par une prolepse permanente. C’est là incontestablement que se manifeste l’influence de l’abbé Primeau, mise en évidence tant dans la réédition de 1891 que dans le Mémorial de Philippe-Baby Casgrain. En effet, Charles-Joseph Primeau (1792-1855), curé de Varennes de 1834 à sa mort, était de son vivant surtout connu pour s’être opposé farouchement aux Révoltes des Patriotes, au point de s’acquérir la réputation peu enviable d’« ennemi des paroissiens [42] ». On comprend ainsi mieux pourquoi il a pu inciter la mémorialiste à réhabiliter la mémoire de son mari, car réhabiliter Charles-Eusèbe Casgrain, c’était aussi le réhabiliter, lui, curé de Varennes.

Ainsi, sur le refus de son mari de suivre les Patriotes, la mémorialiste ne cesse de montrer que, malgré son nom, le parti de Papineau n’avait pas le monopole du patriotisme et que, tout opposé qu’il était aux Patriotes, Charles-Eusèbe n’en était pas moins animé de sentiments patriotiques :

Les années 1837 et 1838 fournirent à votre père l’occasion de se montrer conséquent avec les principes qu’il avait émis pendant son séjour au parlement. Ce n’est pas qu’il blâmât tout ce qu’on entreprit alors pour obtenir de l’Angleterre le maintien de nos droits, ni qu’il fût l’ennemi des intérêts des Canadiens. Non ; mais aussi rempli de vrai patriotisme que tous ceux qui se retranchaient derrière ce mot, il voulut seulement essayer d’autres moyens plus en rapport avec ses sentiments, et obtenir par la douceur ce que d’autres voulaient arracher par la violence.

MDF, 82

L’éclairage particulier que la mémorialiste jette sur son défunt mari, en donnant à comprendre le citoyen qu’il a été à partir du parfait chrétien qu’il a cherché à être, ne surprendra personne, dans la mesure où l’Évangile a toujours enseigné, d’une part, à rendre à César ce qui appartient à César et, d’autre part, à tendre l’autre joue :

Conservateur modéré, il s’efforça de montrer, dans toutes les occasions, que soumis à l’autorité établie, qu’il avait acceptée franchement en entrant au parlement canadien, il devait plutôt chercher l’intérêt de notre pays dans les moyens de conciliation que dans les mesures de violence.

MDF, 64

C’est dans cet entre-deux que les Mémoires de famille se révèlent particulièrement efficaces comme réhabilitation de Charles-Eusèbe Casgrain, c’est-à-dire par la perspective privée et familiale qu’ils donnent sur le personnage public, en montrant que cet homme n’était pas pacifiste par opportunisme ou intérêt, mais parce qu’il aspirait par-dessus tout à vivre en paix avec sa famille à la campagne, en gentleman farmer qu’il était.

La mémorialiste réussit ainsi à combler l’hiatus entre le genre des Mémoires, qui donne à voir la vie d’un individu comme emblématique de la grande Histoire, et le genre du livre de raison, qui se limite à la sphère familiale et à la petite histoire, en justifiant du même coup l’apparent oxymore du titre de l’oeuvre, Mémoires de famille.