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Des signes se détachent de la blancheur de la page comme des oiseaux attirés par la lumière. En cet instant, le poème est un paysage que survole le regard. Bientôt, d’autres signes s’adjoignent à cette convocation initiale et gravitent quelques instants encore dans l’espace de la réverbération avant de se disperser au loin. Il a suffi d’un point central, lui-même anémique et pauvre reflet, pour que tout s’organise en cercles concentriques et en riches allers-retours. Pourquoi ces mots tournent-ils autour du coeur du poème sans jamais s’y reposer tout à fait ? Pourquoi en ces pages ouvertes le centre est-il « blanc » ? Il arrive assez souvent dans ces recueils qu’un énoncé parle de départ et d’errance, comme s’il y avait un ailleurs de la métaphore, mais déjà le poème nous renvoie à la naissance du regard, au « dernier lieu du silence » et au poète « démuni/morcelé/parmi les cours obscurs de la parole » (FU, 31). Oiseaux, totems et sémaphores sont autant de simulacres qui circulent autour de la verticalité du poème, telles des figures allusives, leurs mondes respectifs toujours divisés « par une ligne imaginaire/mais néanmoins réelle » (FU, 95) entre l’ici et le paysage de l’ailleurs.

L’oeil et ses paysages

Voilà que la circularité impose tout d’abord ses formes et ses termes métaphoriques à cette oeuvre tout entière. L’organisation particulière du paysage poétique, avec ses mouvements en rond et ses lieux d’absence, définit, en effet, une grande part de l’écriture de Michel Beaulieu. Comme l’arbre central si présent dans la poésie québécoise des années soixante, l’énoncé du poème suscite de multiples approches dans l’espace, comme si le langage n’était que tournoiement de signes et de figures, motivé par la vacance paradoxale de son origine. L’oeuvre de Beaulieu abolit ainsi la nécessité du temps, cherchant à mettre fin à l’histoire. Pour se libérer des « chaînes » du passé, il faut, en effet, le soumettre à l’oeuvre d’un espace « apatride », consigné par le seul présent du poème : « je pose mon pas sur terre/et je suis sans lieu » (DE, 58). Ainsi se défont les liens avec le « pays » ; mieux ils se reconstruisent autrement par la seule réflexivité de la langue, tandis que cohabitent dans l’oeuvre l’attraction et le détachement. Car l’écriture poétique oscille entre la reconnaissance des signes familiers et la nécessité de rompre avec la continuité trop facile du sens : « Temps des signes », écrit Jacques Garelli, « où l’essentiel de ce qui se joue déborde les jeux de miroitement du sens, pour se déposer, à vif, dans les plis travaillés du langage [1]. » À Gaston Miron qui, dans « Situation de notre poésie » (1959), invitait la littérature québécoise à témoigner de « notre situation particulière de Canadiens français [2] », Beaulieu répond, un peu à la manière de son contemporain Gilles Hénault, par une certaine dépolitisation du signe poétique et des espaces sémiologiques qu’il est appelé à représenter. C’est ce signe « apatride » qui permettra de fracturer les atavismes, sans pour autant les nier. Une subjectivité intense naîtra de cette incertitude. Par quelle brèche fraternelle, créée de toutes pièces dans le tissu de la mémoire et dans les « plis du langage », le poème peut-il pénétrer l’espace et aller au-delà du premier regard ? La réponse est dans la circulation même des métaphores et dans la fonction sémaphorique assignée au poète.

L’analyse portera donc sur les figurations du signe, en tant qu’inscription et mouvement, dans les premiers recueils poétiques publiés par Michel Beaulieu entre 1965 et 1970 aux Éditions Estérel, notamment Le pain quotidien (1965), Apatride (1966), Mère (1966) et Érosions (1967). Il sera question également dans cette étude de certains textes inédits de la même époque, repris plus tard dans Desseins, rétrospective « définitive » et partielle publiée en 1980. Pendant cette période où il est très actif dans les milieux de la jeune poésie québécoise, Beaulieu cherche à se détacher des références au territoire sans toutefois rompre avec la nécessité de représenter un espace. Aux images d’emprisonnement et de dépossession, présentes en contrepoint dans ces premiers recueils, s’opposent la verticalité stratégique du poème et les mouvements de survols qui structurent la conscience subjective. Rien ici du dualisme aliénant et de la « psychopathologie » que Jean Le Moyne avait observés dans son analyse du « conditionnement religieux » des Canadiens français au second chapitre de ses Convergences [3]. En restituant le sujet à sa centralité dans le langage, Beaulieu cherche à se dissocier entièrement de ce diagnostic paralysant. Partout, l’oeil de l’observateur établit la mesure de sa distance par rapport à un point de départ fictif. Dans un texte de Kaléidoscope, recueil postérieur à la période de l’Estérel, Beaulieu imagine d’ailleurs l’éclatement de l’espace qu’imprime sur la page le tracé du crayon. Ainsi l’écriture peuplerait le territoire du visible à la manière d’une main ouverte et tutélaire :

l’étoile explose

à l’extrémité du crayon

dispersant sa poussière

asymétrique à des distances

que l’oeil imagine

en perçant les fenêtres.

FU, 72

Le mouvement centrifuge permet de définir l’objectif primordial de la poésie, servante du regard et créatrice de distance. Au centre, se présentant comme une potentialité anthropomorphique fondatrice, le poème-sujet s’érigerait comme une colonne fragile sur laquelle des inscriptions seraient gravées et autour de laquelle une volée de signes en mouvement circulerait sans cesse. Nous serions dans le plus pur univers iconique. Là se trouverait la rupture avec le concept même d’aliénation.

Ce qui nous guide donc dans la lecture de ces oeuvres qui servent de préalables à une modernité poétique que Beaulieu pressentait certainement, c’est la notion apparentée du simulacre que Jean Baudrillard décrira de façon magistrale dans des textes aujourd’hui très connus. Lorsqu’il écrit Simulacres et simulation, ouvrage central où il élabore une théorie du signe dans le contexte de la pensée moderne, Baudrillard prend d’abord pour ancrage la représentation de l’espace dans les cartographies imaginaires de Jorge Luis Borges [4]. Cette première référence à une territorialité libérée de ses entraves n’est pas le fruit du hasard. Borges est un maître du simulacre et, en ce qui nous concerne, de la structure ascensionnelle de la métaphore spatiale. C’est donc par le biais d’un renoncement au territoire de la présence que s’institue, dans la pensée de Baudrillard, la nécessité du symbolique. Si le simulacre nous importe aujourd’hui, c’est qu’il se définit, en effet, par la « négativité opérationnelle » qu’il impose au réel. Chez Borges comme chez beaucoup d’autres écrivains du milieu du xxe siècle, l’espace n’est vraiment représentable que par les objets et les êtres en mouvement qui l’habitent. Le territoire affectif de l’origine s’abolit alors dans les fictions et les gestes toujours changeants qui en constituent dorénavant la mythologie transitoire.

Cette « machinerie visible des icônes [5] », entraînant un subtil processus de distanciation, renvoie à une dynamique de l’absence dont nous retrouvons justement les termes dans l’écriture poétique de Michel Beaulieu de même que chez plusieurs poètes québécois de la fin des années 1960, dont Gilles Hénault et surtout Nicole Brossard [6]. Ces poètes du signal sont inspirés non par la scission du sujet mise en oeuvre par Miron, par exemple, mais plutôt par les écrits de Jacques Brault — et par-delà Brault l’oeuvre fondatrice de Saint-Denys Garneau —, chez qui le sujet poétique est traversé par la pauvreté ontologique de son origine. Aucun « défaut de parole » ne vient entraver la recherche de la communication. À Miron, « perdu au milieu de signes inatteignables » et « en position d’humilité devant la langue [7] », ces poètes opposent une esthétique enracinée dans les potentialités des signes, lettres, mots et métaphores en tant qu’instances du visible et du révélé. C’est pourquoi l’époque de transformation qu’a pu être la révolution tranquille marque déjà à leurs yeux l’entrée de la culture québécoise dans l’orbite du simulacre — copie d’une image absente —, dans la mesure où, pour arriver à déconstruire les anciens pouvoirs idéologiques, il a fallu soumettre l’espace-temps historique à une langue qui parlerait désormais par sa négativité et par son irradiation formelle autour de la disparition de toutes les certitudes. L’oeuvre poétique de Michel Beaulieu est singulièrement marquée par cette exigence, tirant du seul champ symbolique, hors de tout dogmatisme, la légitimité socio-politique du poème.

Dès les premières publications, cette oeuvre difficile emprunte alors au signe linguistique son extraordinaire richesse transgressive et sa capacité de redessiner, à partir d’une langue reconquise, le territoire de l’origine. À la manière de Brault dans les premières strophes de La poésie ce matin, le poète incertain n’a d’autre appartenance que son itinérance, signe parmi les signes, alors qu’il va « mendiant la liberté de silence [8] ». De la même façon, dans Érosions par exemple, Beaulieu se fait l’écho d’une fracture primitive « où dort un silence trop peu fortifié » (ÉR, 35). Toute énonciation découle de cette vulnérabilité en son amorce. Dans Mère, le poète explore de façon plus particulière la distance asymptotique qui sépare le sujet du lieu politique de sa naissance. Faut-il revenir au point de départ ? La réponse est assurément non, même si cette origine maternelle hante le présent :

celle qui nuit aux songes celle

qui renforcit le profil des fenêtres

et de l’espace sent que ne périt pas

qui n’est pas né je le répète.

DE, 215

L’élan paradoxal du poème se recroqueville alors obscurément sur cette absence de patrie, territoire et naissance radiés du même souffle, auxquels il a fallu renoncer pour se reconstituer ailleurs comme sujet de parole et comme vigile sur le peuple des signes. Ce sujet-là ne mourra pas puisqu’il a renoncé à sa naissance et à son histoire (« ne périt pas/qui n’est pas né »). L’enjambement de ces vers est symbole de séparation et d’ouverture. De son « antre », le poète dépourvu de son nom « découd l’ordre précis du devenir » (DE, 217) et en assure ainsi la pérennité.

La poésie de Beaulieu est donc, dans ces recueils, essentiellement réfractaire à toutes les formes historicisées de l’homogénéité. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, dans l’une des études qu’il consacre dès le milieu des années soixante-dix à l’oeuvre poétique de Beaulieu, Pierre Nepveu fasse état de la difficulté de textes qui, selon lui, présentent une surface dure et inhospitalière devant laquelle le lecteur reste souvent désorienté et impuissant. Cette étrangeté est cruciale, pour Nepveu, car l’oeuvre de Beaulieu se distingue justement par son parti pris du symbolique. L’essayiste conclut que l’écriture poétique chez cet écrivain ne désigne presque jamais une continuité claire et rassurante. Les poèmes, comme des isolats, « ne font que s’obstiner dans la durée de la suite [9] », alors qu’ils deviennent les témoignages de la détermination du poète à énoncer le monde dans sa fragmentation première. Ne faut-il pas que le sens se retourne sur lui-même de façon à mettre fin aux miroirs de la ressemblance et à l’histoire désespérante qu’ils répercutent jusqu’à l’épuisement ? Tout dans le langage du poème est affaire de dissociation. Dans Érosions, Beaulieu en appelle à une transformation profonde de la signification :

viendra-t-il un temps de cendre

quand des mains aux violentes nervures

le sens tournera.

ÉR, 23

Ce déplacement giratoire — le sens tourne sur lui-même — que module la main tendue de l’écrivain confère à la poésie une fonction introspective basée sur le dépouillement des notions de territoire et de présence. Plus que tout autre en ces années de mutation idéologique, Beaulieu entend rompre avec une histoire répétitive devant laquelle il faut à tout prix ériger en système la lucidité et l’équivoque.

Dans L’écologie du réel, une dizaine d’années plus tard, Pierre Nepveu insistera à nouveau sur la modernité de l’oeuvre de Beaulieu et sur la rupture qu’elle impose à la tradition lyrique nationaliste. Tout se passe comme si l’écrivain, pourtant bien réel, parlait à partir d’une absence, alors que s’étale dans l’orbite du poème « les propos presque monotones d’une conscience qui dissout la durée, d’un sujet qui ne semble presque jamais un ici-maintenant [10] ». Cette remarquable analyse décrit parfaitement les tensions scripturales chez Beaulieu. La déconstruction du sujet politique ne signifie pas pour autant sa condamnation ; au contraire, au-delà de cette négativité qui lui tient lieu désormais d’origine, le sujet est apte à se reporter entièrement dans sa dimension iconique. Comme en une succession de « cerceaux sur la sphère immobile » (DE, 227), il s’abolit dans le paysage réfracté que surplombe son regard.

Dans Le pain quotidien, les métaphores de la pierre monumentale et de la stèle se répètent presque à chaque page. Au centre d’un espace fortement marqué par les forces giratoires de l’écriture, un sujet christique reprend maintes et maintes fois le récit de sa mise à mort : « cent fois je recommence mon geste/cent fois crucifié » (DE, 47). Dans le poème intitulé « Droit à la parole », l’image du supplicié demandant à boire est associée à l’errance urbaine, préfigurant de façon spectaculaire le Jésus de Montréal du cinéaste Denys Arcand. Hors de toute revendication, Le pain quotidien marque la mise à l’écart du sujet historique en tant que lieu où se constitue en dogme l’immobilité de la tradition.

Dès cette époque, Beaulieu met en scène un sujet énonciateur en rupture avec les modes de représentation du passé. L’écriture, par sa prédilection pour l’arbitraire, oppose à la tradition une « négativité opérationnelle » qui est sa plus grande richesse. Pas de transformation sans cette transfiguration du territoire identitaire en simple paysage ! Réduite au minimum, la narrativité du poème fait place à des constructions concentriques par lesquelles, vulnérable, le sujet énonciateur risque paradoxalement sa centralité. En témoignent trois vers remarquables de « Lettre des saisons », poème en trois volets que Beaulieu reprend dans Desseins : « c’est d’ailleurs que nous irons/dans le noeud de l’inaltérable/lumière » (DE, 105 ; je souligne). Quelle est la curieuse syntaxe de cet « ailleurs » à partir duquel le parcours de la lumière s’annonce ? On pourrait parler d’un simple « paysage », mot sans importance, si ce n’était que, dans l’oeuvre de Beaulieu, le paysage est la forme même de la conscience subjective. N’est-il pas ce « contraire d’un lieu » auquel Jean-François Lyotard attribue une « force dissolvante » qui mettrait fin à la nécessité du récit [11] ? Le paysage s’allongerait ainsi au-delà du regard, faisant de l’oeil non le point de départ, mais la structure vigilante qui lui offre cohérence et légitimité. De là se mettrait à opérer le système des signes, libérés de leurs contraintes historiques, comme un espace en mouvement.

Si cette poésie semble soudainement si « moderne », au diapason d’un présent qui ne cesse de se déployer comme un lacis d’impressions fugitives, c’est qu’elle présente une réflexion sur la spatialité particulière créée par le rapport entre une subjectivité attentive à son histoire et les territoires mouvants où elle se mesure dans la distance instaurée par le langage. Gilles Marcotte rattache d’ailleurs les premières oeuvres de Beaulieu à l’émergence d’une génération d’écrivains chez qui le rapport au réel passe par une forte intentionnalité du signe poétique. En ce sens, cette écriture s’apparente à celle de Gilles Hénault et de Gilbert Langevin : « Je lis Hénault, Langevin, Beaulieu, et je suis chez moi, c’est-à-dire qu’ils sont de ceux qui m’ont appris, et continuent de m’apprendre, à lire la poésie [12] », conclut Marcotte. Dans Le temps des poètes, deux ans auparavant, celui-ci avait souligné le travail syntaxique entrepris par Beaulieu et en avait admiré la lucidité : « Aucune poésie n’est moins distraite, moins capricieuse que celle-ci [13]. » Marcotte en arrive à penser que le formalisme de l’oeuvre de Beaulieu se construit sur la dissolution des valeurs mises de l’avant jusque-là par la société québécoise.

Dans de nombreux poèmes en annexe de sa rétrospective de 1980, Michel Beaulieu explique amplement cette construction dérivative de l’espace sous la vigilance de l’observateur. L’oeil saisit le réel dans son mouvement, en crée le simulacre :

déjà le regard où l’oeil s’imprègne

matrice rectangulaire châssis

du mouvement pétrifié.

DE, 193

Dans ces vers où se produit une structuration singulière des rapports entre le sujet et le monde, Beaulieu affirme la suprématie de l’espace — « rien de tel et l’espace suffit » (DE, 195) —, alors que l’oeil-matrice devient explicitement le réservoir symbolique à partir duquel les signes de la distance s’envolent, « giclent », imposent une nouvelle souveraineté au langage. En 1966, l’hommage émouvant que le poète destine à sa mère confirme avec force la naissance du sujet de l’énonciation à même la distance qui, dramatique paradoxe de l’espace, l’éloigne et le rapproche de cet « antre » symbolique d’où il parle et où il revient toujours :

il disait ainsi celui qui vint de loin

nul ne sut son nom que d’aucuns lançaient

au centre des travées depuis l’antre où

l’homme informe bouge vers l’épissure des mains.

DE, 211

Ce déplacement vers la « main » de l’écriture à partir de l’« informe » évoque le mouvement d’aller-retour que Jean-Claude Montel décrivait, de façon explicite, dans une série de fragments théoriques publiés dans un numéro de la Nouvelle Barre du jour en 1985 : « Plus on s’éloigne de l’origine », avançait-il, « et plus on est à même de saisir les gestes reprenant et restituant ces marques “lourdes” d’identité que le regard a perdues [14]. » Dans un autre fragment, Montel évoque la profonde rupture qu’institue le regard du sujet sur le monde observable : « à la question : qu’y a-t-il de caché là-dessous ? La réponse est : rien. L’origine se désagrège en une infinité de petites unités territoriales flottantes, de petits bouts de sens [15] ». Ces propos, s’apparentant à la démarche poétique entreprise par Beaulieu dès 1965, témoignent avec clarté des fondements théoriques qui animent alors une écriture tournée vers la circulation pure des signes en l’absence de toute centralité historique. Sans aucun territoire de prédilection, le poète est celui qui émet des signaux dans l’espace, comme autant d’oiseaux virevoltant autour d’un point imaginaire. Empruntant sans doute le terme au recueil de Gilles Hénault, Beaulieu fait de l’écrivain, surtout à partir d’Apatride en 1966 et d’Érosions en 1967, un sémaphore, un porteur de signes, « issu d’une enclave de terre friable » (DE, 141) que nul sujet politique ne peut venir réconcilier.

Oiseaux, totems et sémaphores

L’écrivain est souvent à sa fenêtre. C’est ainsi que Beaulieu nous le dépeint. Le monde s’étale devant lui, tandis que son regard encadre et recense le visible. Voilà les premiers indices d’un regard actif et distanciateur que représente à divers moments la forme multiple et aérienne de l’oiseau. Entre 1965 et 1970, Beaulieu est fasciné, sans égard à sa possible transcendance, par la valeur surplombante du signe poétique et par ses qualités réverbérantes. Certes les mots ne sont pas étrangers aux choses qu’ils représentent, mais leur régime, toujours en mouvement, parfois même disloqué, répond à d’autres règles qui échappent à la censure des instances dominantes. Leur vérité radicale s’oppose au mensonge qui colore le récit historique et lui confère une opacité décourageante. Au contraire, l’écriture poétique est appelée à produire une matière « diaphane » par laquelle le message se donnera à lire de manière indirecte ou oblique.

Parmi les tracés et les simulacres mis en jeu par le poème, le tournoiement des oiseaux permet de construire une série d’images fortes associées à la fonction sémaphorique de l’ouvrage poétique. Figures hiératiques du regard et de la distance dans l’espace, les oiseaux rythment l’écriture de leurs battements incessants. Leur présence transversale chez Beaulieu accentue l’impression de vacuité du territoire assigné à l’origine, car tout se reporte sur l’étendue de liberté provisoire qui s’offre maintenant à l’oeil. L’ouverture habitée par la mouvance symbolique, à partir d’un point d’ancrage vidé de toute centralité, est cruciale :

deux oiseaux bec fin traversent obliques

d’invisibles linceuls verticaux

en bout de pieux quelques cormorans fichés

l’un libre au-dessus de l’horizon la vague

se préparaient d’imminentes noces

le vide et le vent l’air et le néant.

ÉR, 28

Le mariage du vide et de la population toujours changeante des signes devient le principe même du poème. Dans Érosions, reprenant en des termes plus aigus certains éléments de Mystère de la parole d’Anne Hébert, Beaulieu assujettit la figure de l’oiseau au regard déconstructeur d’un observateur absent. L’intrusion de l’intertexte hébertien dans de nombreux poèmes de ce recueil témoigne de la lecture très particulière qu’en fait Beaulieu dès 1967. Revêtant l’apparence de l’oiseau, lui-même travaillé par les forces dissociatrices du simulacre, le poète à l’étrange « profil aquilin » n’est pas tant marqué par la hantise de la mort, telle qu’elle est décelée chez Hébert, que par la silhouette de l’aigle-phare, éclairant le paysage de son regard tranchant.

Dans certains poèmes d’Apatride, un homme se tient toujours au bord du rivage les yeux tournés vers le large. Il capte, main tendue, le mouvement excentrique de l’envol et surtout du survol. L’ombre des textes d’Anne Hébert plane encore littéralement sur l’espace de l’énonciation :

je fus quelconque enfant dépossédé du monde

un jour tard viendra j’en reprendrai possession

comme au prisme du soleil oeil noir le faucon

fond bras planté au lit que fleuve inonde.

DE, 130

Dans les cercles concentriques autour d’un point aveugle qui est l’oeil lui-même, un paysage s’organise, ponctué de divers symboles empruntés à la Nature. Des oiseaux messagers servent alors de silhouettes allusives qui sillonnent l’espace créé par le langage. Ce sont là les fragments d’une subjectivité active qui s’appréhende par le faisceau de son regard attentif sur le monde.

Dans ces recueils d’avant 1970, l’écriture de Beaulieu n’est pas exempte de métaphores, comme on l’a souvent dit des ouvrages subséquents. Bien au contraire, l’espace observable est rempli à satiété de signes passagers qui entretiennent avec le sujet regardant un ensemble de relations obscures. Une narration devrait être possible, mais en aucun moment chez Beaulieu un tel récit n’affleure. Aussi a-t-on souvent l’impression d’avoir affaire à de l’iconique pur, comme si, esthétisée à l’extrême, la poésie était justement devenue le lieu d’une rupture ritualisée avec le monde. Surtout ne rien dire qui puisse concéder quoi que ce soit à l’histoire ! Encadré par l’expérience déstabilisante de la ville, le personnage déambulateur créé par le poète se perd dans le foisonnement des signes qui virevoltent autour de lui.

La main de l’écrivain dispose donc sur la page des éclats de sens comme autant d’« astres souverains qu’elle porte/à bout de bras » (DE, 151). Chacun des textes tend à se déployer selon la profondeur du regard de l’observateur placé en position centrale, vigile inquiet dans l’espace incertain et mobile qui émane de lui. Certes, il arrive que la distance nouvellement créée suggère un symbolisme rassurant que l’engagement du poète vient confirmer : « mes mains frémiront de tes mouvements souterrains/[…]/le chêne fleurira au seuil natal de nos greffes » (DE, 51). Mais ce « rêve échevelé » ne dure pas. À divers moments, le regard fait violence à la fermeture de l’histoire. Les mains, à l’avant-poste de l’écriture, « vont devant/prévenir l’espace » (DE, 121). Elles indiquent à la fois la tendresse et la séparation, puisque le signe se rapporte autant à la rupture qu’à l’amour. Voilà que la poésie met en scène la matière du regard, sans que l’oeil puisse établir hors de tout doute les liens occultes qui sont le fait de son désir.

Maintes fois, dans les premiers écrits de Michel Beaulieu, une femme apparaît à même le paysage convoqué par le regard et elle détient provisoirement une existence pronominale ; mais le fantasme du rapprochement par l’amour ne fait qu’exacerber les dislocations dont témoignent l’écriture poétique et, en particulier, la métaphore. La femme épouse à son tour la forme de l’oiseau, car elle n’est, en fin de compte, qu’un signe de plus interpellant le regard :

viendra-t-elle

ma douce

et ses grandes ailes déployées

comme des cerfs-volants

d’enfants.

DE, 38

Le rythme ascensionnel du signe emporte cette matière de l’amour vers les formes brutes du langage, seul espace de convergence pour cet « apatride » qu’est le poète saisi par « l’agonisante frayeur du vide » (DE, 56).

S’ouvrant de façon inusitée sur la particule « non », au milieu d’une négativité dont le lecteur comprendra bientôt la fin, Érosions évoque par ailleurs la nécessité du « cri », libéré de ses entraves :

non puisque trop de murs ont cerné ces cris

mûris de tant de sueur piégés meurtris

ces cris d’os déchirés à travers la plaie

ces cris horizontaux pourtant verticaux.

ÉR, 13 ; je souligne

En attendant « que chacun s’en aille/noyé dans son silence » (DE, 104), l’écriture émanant de la main tendue reste, pour Beaulieu, un univers improbable peuplé des figurations du départ et de l’envol. Dès lors, l’oeil du poète transcende les meurtrissures du passé. Il dessine un nouvel horizon symbolique, une émanation de la conscience où tout circule. Sa présence est radicalement verticale, s’érigeant au milieu du monde et de la multitude des signes qui l’habitent. La forme poétique elle-même, associant l’horizontalité du vers et la verticalité du poème, indique la voie structurale à suivre.

À l’époque de l’Estérel, surtout en ces années charnières que sont 1965-1967, la poésie de Michel Beaulieu est enfin une réflexion sur l’inscription. L’action transformatrice du poème est alors de l’ordre du totémique :

Naît l’oeil d’entre les totems

Plateaux hauts fourneaux

Souffle ténu parmi les fils

Du couteau si bien qu’en la césure.

ÉR, 14

La perspicacité du regard et ses capacités transgressives tiennent à la verticalité des figures de la subjectivité. Pas de « césure » sans ce sujet tranchant érigé au milieu des choses comme un maître de la coupe et de l’inscription.

Fascinés par l’axe totémique en leur centre, les textes de Beaulieu font appel à de nombreuses autres images de la verticalité : le monument, la stèle, la statue de pierre, l’effigie, le mur sont autant de surfaces sur lesquelles quelqu’un inscrit un texte. Ce geste de l’inscription convoque explicitement la commémoration ou le deuil, car il n’y a plus rien à l’origine que ces mots gravés dans la dureté de la matière, là où un regard se construit en cercle ou en faisceau autour d’une inquiétude :

on veillait en cerceau

de petits suicidés de pierre

le feu des lichens burinait

les fronts plissés totémiques

ombres en leurs ornières

durcies à la mémoire d’os.

ÉR, 57

Nous sommes dans l’observable, le visuel, le lisible. La matière tellurique, évoquant l’âge de pierre, commémore la disparition et la fossilisation d’un passé aujourd’hui associé à une « séculaire stagnation » (DE, 17). Seule l’écriture garantit le détachement nécessaire au travail de la lucidité. Une nouvelle verticalité figurative — un totem — s’impose, afin que soit transformé le rapport à la mémoire. Le « pays », assez souvent évoqué dans les oeuvres de Beaulieu avant 1970, suppose ainsi un dépaysement fondamental. La distanciation souhaitée entraîne une dramatisation du visible. Certes, le territoire natal doit être nommé, mais il faut aussitôt se défaire de son emprise. Devant soi, des lignes de fuite s’ouvriront aussitôt :

que la terre fuit sous mon pas avide

et toute trace dans ma main aride

sécheresse de ton coeur démultiplié

je te nomme sans te reconnaître.

DE, 67

Ce passage important de Pour chanter dans les chaînes nous permet de mieux comprendre la confrontation de l’un et du multiple, puisque le processus de la nomination, penchant toujours vers la métaphore, affirme la disparition stratégique du réel et la fracture de la « mémoire enchaînée » (DE, 183).

Dans Le pain quotidien en 1965, on ne voyait que désenchantement et le poète n’arrivait guère à reconnaître sa pleine et souveraine subjectivité. Aucun surplomb n’était possible, tant se poursuivaient ici les conditions de l’emprisonnement idéologique dénoncées dans Pour chanter dans les chaînes, publié un an plus tôt. Trop pris, même épris de sa posture politique, l’écrivain ne savait pas encore construire l’univers libre des signes auquel il aspirait. Comme le personnage désabusé du Cassé de Jacques Renaud, récit qui est tout à fait contemporain, le poète marchait dans la ville, seul, affrontant au détour des rues et des places le regard inquisiteur des passants. Il se sentait écrasé par la lourdeur d’un paysage minéral qui s’imposait à sa conscience comme un barrage opaque. Nulle lumière ne semblait pénétrer pour le moment cette scène de contestation et de colère. Le pain quotidien était une oeuvre profondément façonnée par les courants contestataires étudiants alors en pleine évolution au Québec et en Amérique du Nord. Elle proclamait la nécessité de l’engagement social du poète sans fournir les termes scripturaux et esthétiques qui rendraient possible une nouvelle subjectivité agissante.

Avec Érosions, Beaulieu met en place diverses représentations de la fracture (échancrure, déchirure, cassure) qui autorisent le déploiement d’un espace ouvert à la circulation incessante des figures iconiques : « Dans sa forme même suscitée par une opposition radicale entre la fuite de tout et la fermeté tendue de l’écriture », écrit Gilles Marcotte, la poésie de Beaulieu « rend manifeste la structure cachée des événements [16] ». Ce qui faisait obstacle est désormais mis en mouvement, empruntant dès lors des tracés circulaires que souligne avec insistance l’écrivain. Fracassées, les masses telluriques engendrent l’envol des signes :

contact à la cassure des bras peu

plus de couleurs mouvements flous

à travers le visage derrière

le plafond les murs mouvants vitres

qui tournoient tournoient ondulantes

au signal de ces éclats pétrifiés.

ÉR, 26

Le poème exprime catégoriquement son refus de la linéarité, les vers s’érigeant par juxtaposition, telles des verticalités produites de toutes pièces à partir de l’horizontalité de la ligne. Leurs ensembles forment des coupes transversales qui permettent de voir les armatures du sens et leurs bordures signifiantes. Chez Beaulieu, cette géométrie signalétique de la poésie rompt avec l’homogénéité apparente de la tradition. Autour de ce merveilleux belvédère qu’est le poème, le paysage des objets et des êtres s’étend à perte de vue, ponctué par une matière multiple et mouvante.

Pour Beaulieu, le poète est donc un sémaphore, un producteur de signes dans l’espace : « le sémaphore aux bras tordus du totem/défile sur la mer l’instant de sa grandeur » (ÉR, 31). La présence fugitive de l’homme totémique témoigne d’un monde scindé. Mais cette scission n’est pas tragique, puisqu’elle suscite des dislocations positives dont la poésie rend compte dans sa forme même. Tout est dans le regard qui reconnaît et dissémine les figures du langage. Ses vertus constructrices permettent de déplacer les lieux de pouvoirs et d’exploiter les fonctions transgressives du poème. Tenant littéralement les signes à distance, l’écriture du poème est la recherche de cette « échancrure » libératrice qu’est le paysage observé. Figure prophétique empruntée sans doute à l’oeuvre d’Hénault, le sémaphore est le créateur d’un espace symbolique autre. Il est à la fois l’artisan et le spectacle vivant du producteur de signes, se tenant droit au milieu de l’espace, offrant à tout hasard une lecture de l’avenir.

En ces années particulièrement importantes, Michel Beaulieu attribue à la poésie une fonction totémique au sein de la culture québécoise en transformation. Or le totem est ici dépouillé de ses dimensions religieuses et même anthropologiques. Le poète fait plutôt valoir son esthétisation dans le cadre d’une posture moderne où, pour parler comme Edgar Morin, d’« énormes pans du monde s’arrachent à la transcendance pour reprendre vie dans l’esthétique [17] ». Cette modernité transversale du signe dont se réclame Michel Beaulieu ouvre partout des brèches sur le vide, car elle produit une extase, une sortie de soi par la force des signes jaillissant de partout. Le poète lui-même se prend au jeu des simulacres qui se produisent dans l’étalement de son regard. Colonne signalétique du vivant et système de relations, la verticalité du totem renvoie aux définitions strictement culturelles de la littérature. À ce titre, la courte expérience des Éditions Estérel représente dans l’oeuvre de Beaulieu une riche transition vers la reconnaissance des enjeux purement iconiques du poème. Dans ces oeuvres charnières, l’écrivain propose l’émergence d’une subjectivité nouvelle, verticale, intentionnelle et totémique, à même les potentialités du signe.