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L’écriture des femmes a très souvent été visitée sous l’angle de la dualité : rapports mère/fille, corps/écriture, homme/femme, sexe/genre, nature/culture. Pour briser un peu cette géométrie pratique mais un rien contraignante, deux ouvrages récents posent le triangle comme assise à l’écriture au féminin.
Julie Brunet, dans son essai éclairant intitulé Histoires de grands-mères. Exil, filiation et narration dans l’écriture des femmes migrantes du Québec [1], s’attarde aux trois générations de femmes qui peuplent les romans Le bonheur a la queue glissante, La dot de Sara et La mémoire de l’eau, respectivement d’Abla Farhoud, de Marie-Célie Agnant et de Ying Chen. Le titre annonce bien la place que prendra l’aïeule dans les imaginaires des trois écrivaines, refaçonnant le sens de l’expression populaire « c’est des histoires à ma grand-mère » à laquelle elle adresse un clin d’oeil, pour la faire passer du statut d’histoire à dormir debout à celui d’histoire à revoir.
Comme le remarque judicieusement Brunet, les études sur la migrance ont longtemps évacué la question du rapport du personnage féminin à son milieu d’adoption. Terre d’accueil plus libérale en général et surtout plus permissive pour les femmes que le lieu d’origine, l’Amérique — ici le Québec plus spécifiquement — occasionne des chocs culturels d’un autre ordre que ceux auxquels fait face le personnage masculin qui a moins à gagner, lui, de l’exil. Toutes ces femmes vont vivre différemment le déplacement, dans une relation triadique plutôt que duelle, « tendance marquante au sein du corpus migrant » (8). Les générations s’organisent ainsi en triangle dont les mères, les filles et les petites-filles assument tour à tour la base et l’équilibre.
Le découpage habile de l’essai règle la question de l’indissociable emboîtement fille/mère/grand-mère (les filles qui deviennent mères, les mères qui deviennent grand-mères, les petites-filles qui deviennent les mères métaphoriques de leurs grands-mères). Trois chapitres eux-mêmes répartis en autant de sections encadrent l’analyse de chaque roman afin de créer un effet de rythme en triolet particulièrement efficace. L’auteure présente d’abord le problème de « l’héritage empoisonné », c’est-à-dire la tradition de méfiance qui s’installe souvent entre la mère et la fille : elles-mêmes victimes d’une société répressive, les mères risquent de demeurer des mères patriarcales et de reproduire l’ordre des choses de la société qu’elles ont fuie : ou, au contraire, elles peuvent pousser les filles, qui pousseront ensuite leur propre fille, à « faire mieux ». Comment se règlera la matrophobie, cette peur de devenir sa propre mère, selon Adrienne Rich citée par Brunet (27), dans une société d’accueil où il serait possible de faire autrement ? Comment comprendre ces relations mère(s)/fille(s) qui ne sont plus « à lire sous l’angle de l’oedipe mais comme le socle de l’identité féminine » (22) ? Bien soutenue par les avancées théoriques de Françoise Couchard, Lori Saint-Martin, Nini Herman et Roseanna Dufault Lewis entre autres, la réflexion de Brunet met en relief les déchirements des « filles » migrantes, pressées de rejeter l’héritage maternel en bloc, toutes à cette « aversion » pour « le destin de [leur] mère » (39) dont elles souhaitent faire table rase.
La deuxième partie de l’ouvrage s’attarde à la « généalogie reconstituée » entre les grands-mères et leurs petites-filles qui, « à distance des traditions patriarcales, permet le rattachement du sujet femme à une lignée qui incarne non plus la répression mais le désir et la liberté » (47). Ce sont les travaux de Leon et Rebeca Grinberg sur les liens d’intégration spatiale, temporelle et sociale qui guideront cette fois Brunet dans l’analyse du renversement qui s’opère au fond de tout être alors que le temps fait (ou ne fait pas) son oeuvre dans le processus d’adaptation des nouveaux arrivants. Plus encore, les grands-mères, à qui les mères ne veulent surtout pas ressembler, trouvent sur les petites-filles une nouvelle influence à exercer : « [S]’identifier à un grand-parent est l’équivalent de se fantasmer comme le parent de son propre parent […] ; c’est en somme inverser les rôles et prendre la place du parent en se soustrayant à son autorité. » (56) Étrange et intéressant paradoxe : les grands-mères, pourtant encore subjuguées par les lois patriarcales de leur pays d’origine, permettront à leurs petites-filles de connaître ce lieu exotique sans le risque d’en subir la répression et tireront aussi profit de cette relation. Ainsi, la narratrice de La mémoire de l’eau, « qui rejette le modèle de féminité traditionnel incarné par Lie-Fei, sait toutefois reconnaître, sous l’apparente docilité de son aïeule, le désir d’être libre et de mettre fin à la transmission de ce modèle » (56). Dans Le bonheur a la queue glissante, « non seulement [l]es petits-enfants ont-ils la patience nécessaire pour comprendre et se faire comprendre de leur grand-mère mais ils prennent aussi le temps de lui apprendre les rudiments de la langue française, d’élargir donc, le champ de ses possibilités, ce que n’avaient jamais fait le père, le mari ni les fils de Dounia » (61). La dot de Sara, qui pose « l’héritage familial et culturel » comme base « des principales discordes entre Marianna et Giselle » (66) trouve une résolution chez la petite-fille qui « apprécie les histoires de [sa grand-mère] et la presse, chaque soir, de lui raconter » (67) sa vie dans ce pays qu’elle découvre par la parole, une parole qui, deuxième paradoxe, était refusée à la principale intéressée.
Le troisième chapitre reprend l’idée de transmission grand-maternelle par l’analyse des ressources narratologiques mises en place. Ici encore, les trois romans affichent, malgré des narrations autodiégétiques, des différences à souligner : chez Farhoud, la grand-mère s’irrite de l’insistance de sa fille qui la bombarde de questions pour documenter un livre qu’elle écrit, créant « une sorte de combat entre une (grand-)mère et sa fille pour la possession de l’autorité discursive, un corps-à-corps entre deux perspectives narratives dont l’une cherche à étouffer l’autre » (85) ; dans La dot de Sara, beaucoup plus sereinement, « s’emboîtent, dans la voix de Marianna, différentes voix appartenant à sa généalogie féminine élargie […]. [P]lus la grand-mère est libre — et plus elle possède d’autorité discursive — et moins la distance qui la sépare des femmes est grande » (91).
Bref, le grand mérite de cet essai réside dans sa capacité à mettre en relief la différence des enjeux narratifs de trois romans qui racontent au fond la même chose. Cette similitude est d’ailleurs presque gênante pour Le bonheur a la queue glissante et La dot de Sara qui, lus à la suite, tiennent plutôt du témoignage romancé que de l’oeuvre romanesque. En en exaltant ainsi les subtilités, le travail de Brunet arrive à point pour les sauver de l’impression de déjà vu qu’ils dégagent de prime abord.
Dans un tout autre ordre d’idée, Jane Everett [2], du Groupe de recherche sur Gabrielle Roy de l’Université McGill, nous offre l’édition de la correspondance en anglais entre la romancière et l’écrivaine d’origine montréalaise Joyce Marshall, qui fut pendant plusieurs années la traductrice de Roy. Relation privilégiée, binaire certes, mais convergeant vers ce qui deviendra vite au fil des pages la base d’un triangle symbolique dont la pointe serait l’oeuvre de Gabrielle Roy. Les deux femmes en viennent à nouer une véritable amitié à partir de leurs échanges sur les traductions que Marshall propose à Roy, complicité qui se nourrira aussi des commentaires sur les lectures réciproques qu’elles feront des oeuvres de l’autre. Les lettres penchent d’abord souvent vers ce que l’expression, désormais consacrée, nomme la société d’admiration mutuelle : « Dear Joyce, [y]our work is that of genius — almost » (6) ; « Dear Gabrielle, […] I have been meaning to write to congratulate you on your elevation to the peerage [3]. » (18) Elles invitent aussi, comme toute correspondance, à un voyage dans le temps. Echangées entre 1959 et 1980, à l’époque héroïque précédant l’ordinateur, Internet et toutes les facilités informatiques qui vont de soi aujourd’hui, à l’époque des interurbains considérés comme un luxe (!), elles rappellent la patience qui présidait à toute entreprise épistolaire avec les délais de livraison, les missives perdues, les lettres qui se croisent et qu’il faut reprendre, etc. Assez discrètes sur papier en ce qui concerne leurs vies privées, mais plus dissertes en personne (xviii), les lettres racontent aussi l’évolution d’une amitié qui s’exprime assez librement mais dont on sent qu’elle demeure bien sagement circonscrite dans les limites du dicible. Y avait-il là un calcul pour la postérité ? Éternelle question, quand on lit cette correspondance. Au départ, on croirait à l’entière spontanéité de l’entreprise, mais une remarque apparemment anodine de Marshall nous fait douter :
Incidentally, there is a great interest in manuscript material these days ; the younger writers are hoarding every scrap of paper and in some cases selling them all to universities. I am told by a young man who has opened a very good second-hand bookshop near here that you and I might have got ourselves a little money by preserving (and selling) the manuscripts of our translations as annotated by you, the corrected galleys etc. etc. Perhaps we should keep that in mind another time and provide future delight to scholars [4] !
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Tout le plaisir est en effet pour nous, qui pouvons avoir ainsi accès à des réflexions tour à tour enthousiastes et inquiètes sur la société que les deux femmes traversent. À cet égard, le Parti québécois a nourri les passages les plus tourmentés de la correspondance, du côté de Marshall surtout. Elle écrit, à la veille des élections de 1970 où les premiers députés péquistes sont élus :
I got so alarmed last night in bed that I assured myself that if separation took place I would never visit Quebec again as I wouldn’t be able to bear having to show a passport in order to be admitted to my native place. And then I said : No, I will go and I will walk around flatfootedly talking English at the top of my voice — like the worst and crassest sort of tourist there is ! Ah, well, it’s not funny. But I’ll be glad when Wednesday is over [5].
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Ce « Ah, well » récurrent chez Marshall, résume une impression d’impuissance dans la confidence et dans une façon de se livrer totalement qu’on ne retrouve pas chez Roy, toujours plus circonspecte. Novembre 1976, qui consacre la popularité du parti souverainiste, n’arrange pas les choses : « [A]ll those people screaming, laughing, jumping up and down in their joy at the thought of getting away from me [6] … » (187) Réaction adolescente peut-être, mais révélatrice dans la mesure où c’est la politique — ou les questions de pouvoir en général — qui suscitera les passages les plus émotifs de cette correspondance.
L’essentiel de l’échange reste toutefois l’oeuvre que les deux écrivaines bâtissent côte à côte : ensemble, elles travaillent, peaufinent les traductions ; c’est ainsi qu’on apprend que La rivière sans repos a failli devenir Restless River (56) (titre que j’aurais choisi, si on m’avait consultée) plutôt que Windflowers. Elles commentent les démêlées avec les éditeurs, les préfaces oiseuses, les propositions d’émission de télévision sur Roy, « le jeune homme sensible et sympathique [7] » (154) (François Ricard) qui vient d’écrire un livre sur Roy. Le tout, enfin, invite à s’étonner d’un élément qui brille par son absence. Rarement sinon jamais, elles n’évoquent, sous l’angle du féminin s’entend, les obstacles auxquels elles ont dû faire face en tant que femmes. Est-ce à cause de leur position privilégiée dans l’institution littéraire (on ne badine pas avec Gabrielle Roy ni avec Joyce Marshall) ? Est-ce parce que la correspondance, ou du moins ce qui nous en est transmis, fait l’économie de leur vie privée, donc émotive et sentimentale ? Allez savoir. Au-delà de cette indifférence devant leur condition de femmes — posture qui doit rasséréner un lectorat soulagé peut-être d’échapper pour une fois aux-affaires-de-filles — le silence des auteures sur ce détail ne laisse pas d’intriguer.
Il faut souligner enfin l’excellent travail éditorial de Jane Everett : les choix judicieux d’édition, le nombre relativement restreint de renvois en note (incidemment, la note 136 est manquante) comme la courte mention d’une orthographe fautive de Roy (dont on se rend compte qu’elle est contaminée par le français !) allègent le texte tout en préservant chez le lectorat l’impression que rien d’essentiel ne lui aura échappé. Patiemment, Everett a vérifié ses sources, identifié les gens (souvent des personnages dans la force du terme), qui peuplent et hantent les lettres. Connaissant l’oeuvre de Roy de fond en comble, elle signale, au besoin, où l’on peut retrouver dans les textes les lieux fictifs ou les protagonistes mentionnés dans les lettres. Avec une minutie remarquable, elle a comparé les traductions et traqué les erreurs auxquelles font allusion les épistolières.
Les annexes complètent la lecture en illustrant par l’exemple les difficultés rencontrées par Marshall dans ses traductions, qui propose alors à la romancière un choix de termes possibles ; on retiendra, en particulier, la réponse que fait Roy à Marshall qui cherche l’équivalent anglais de l’expression frappe-à-bord, parce que le passage donne la mesure de la réflexion sous-tendant chaque choix lexical :
[F]rappe à bord : a vicious stinger, alights bites without giving notice. Hence the superb picture of the French Canadian name. It’s a black fly with gold somewhere on the wings, I think. Of the family of the oestrus spe. Some dictionnaries [sic] mention the botfly or gad-fly. Friends at the university spoke of la mouche à merde […]. A much hated insect. Could we figuratively go as far as call it a sting-on-the-sly. Some also call it cow-flies, but I think this is improper. Botfly seems the nearest [8].
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Gageons qu’on ne se fera plus piquer de la même façon par les frappe-à-bord l’été prochain…
Il n’était peut-être pas nécessaire de préciser que les deux écrivaines avaient en commun, outre l’écriture, des problèmes d’hémorroïdes ni que Pierre Elliott Trudeau, évoqué dans une lettre datée de 1980, était alors premier ministre du Canada, mais d’aucuns pourraient justifier ces précisions par une volonté de montrer le côté humain des écrivaines dans le premier cas et de pallier, dans le second, les lacunes de la mémoire historique à très court terme des générations actuelles. Il reste de la lecture de ces lettres l’impression d’avoir parcouru un pan important de l’histoire littéraire, de l’histoire tout court, mais aussi et surtout de l’histoire de la traduction. Marshall fait remarquer d’entrée de jeu combien cette profession était nouvelle au Canada en 1968 (29). L’ouvrage met ainsi en lumière les implications créatrices, intuitives et émotionnelles de ce métier qui tisse, entre la traductrice et sa traduite, des liens d’un ordre différent et inédit.
Parties annexes
Notes
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[1]
Julie Brunet, Histoires de grands-mères. Exil, filiation et narration dans l’écriture des femmes migrantes du Québec, Montréal, Les Cahiers de l’IREF, no 13, 2005, 110 p.
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[2]
Jane Everett (dir.), In Translation. The Gabrielle Roy-Joyce Marshal Correspondence, Toronto, University of Toronto Press, 2005, 271 p.
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[3]
« Chère Joyce, votre travail relève du génie — presque » ; « Chère Gabrielle, je songeais à vous écrire pour vous féliciter d’avoir été reconnue par vos pairs. » Je traduis l’ensemble des citations reproduites.
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[4]
« Incidemment, il y a un grand intérêt pour les manuscrits en ce moment ; les plus jeunes écrivains accumulent tous leurs brouillons pour les revendre aux universités. Un jeune homme, qui vient d’ouvrir une très bonne librairie d’occasion près d’ici, m’a dit que toi et moi pourrions nous faire un peu d’argent en conservant (et en vendant) les manuscrits de nos traductions que tu as annotés, les épreuves corrigées, etc., etc. Peut-être devrions-nous garder cela à l’esprit une autre fois, pour les plaisirs futurs des chercheurs ! »
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[5]
« J’étais tellement angoissée hier dans mon lit que je me suis fait la promesse que si la séparation se produisait je n’irais plus jamais au Québec parce que je ne supporterais pas d’avoir à montrer mon passeport pour être admise dans ma ville natale. Et après je me suis dit : non, je vais y aller et je vais me promener en parlant anglais à tue-tête sans aucune délicatesse — comme les pires et les plus grossiers touristes qui soient ! Mais bon, ce n’est pas drôle. Je serai heureuse quand mercredi sera passé. »
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[6]
« [T]ous ces gens qui crient, qui rient et sautent de joie à l’idée de se sauver de moi… »
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[7]
Traduction de : « [T]he young man […] sensitive and sympathetic. »
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[8]
« [U]n insecte piqueur vicieux qui mord sans crier gare. D’où l’image superbe du nom canadien-français. C’est une mouche noire avec du doré quelque part sur les ailes, je crois. De la famille des oestres. Certains dictionnaires mentionnent la botfly (la mouche à chevreuil) […]. Des amis à l’université parlent de la mouche à merde […]. Un insecte détesté. Pourrions-nous aller jusqu’à la nommer, au sens figuré, sting-on-the-sly (qui pique sournoisement). Certains l’appellent aussi cowflies (la mouche à vache) mais je crois que c’est inapproprié. Botfly (la mouche à chevreuil) semble le plus près. »