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Introduction

La relation entre agriculture urbaine et engagement des citadins a été largement investiguée ces dernières années. Elle a révélé la pluralité de motivations politico-idéologiques des pratiques potagères dans les villes, mais également la multiplicité des approches conceptuelles pour les aborder : justice sociale, environnementale et alimentaire (McClintock, 2018 ; Reynolds et Cohen, 2016), guérilla jardinière (guerrilla gardening) (Reynolds, 2009), valeurs démocratiques (Zask, 2016), formes de résistance (Paddeu, 2021), mécanismes de contestation (Granchamp et Glatron, 2021) ou encore droit à la ville et constitution de communs (Deville et Nagib, 2022 ; Tornaghi, 2012). Cette réflexion sur l’engagement a également concerné celle du chercheur, la place de l’activisme académique (scholar activism) anglo-saxon dans la recherche francophone (Salomon Cavin et al., 2021) ou la proposition d’une recherche plus critique sur les pratiques jardinières (Tornaghi, 2014).

Les micro-végétalisations de l’espace public constituent un terrain particulièrement intéressant pour analyser « l’agriculture urbaine militante » (Nagib, 2018) que l’on pourrait en l’occurrence qualifier de micro-militantisme quotidien. Je fais l’hypothèse que, d’une part, les micro-espaces végétalisés que la ville néolibérale a intérêt à déléguer aux habitants (Ernwein et Tollis, 2017) peuvent être considérés comme des « petits cris d'émancipation » (Holloway, 2019) qui visent à transformer la ville et les relations quotidiennes que les citadins ont avec elle et, d’autre part, l’institutionnalisation de ces micro-espaces n’en retire pas la dimension militante.

Dans cet article, j’interroge ainsi cette émancipation dans sa relation à l’institutionnalisation des micro-végétalisations de l’espace public (Biase et al., 2018). Plus explicitement, je soulève les questions suivantes : les micro-végétalisations des espaces publics sont-elles des pratiques quotidiennes qui transforment la relation entre les citadins et la ville ? Et s'il existe différents cadrages institutionnels des micro-végétalisations des espaces publics, serait-il possible d'identifier des contenus militants qui poussent les citadins à s'impliquer dans ces pratiques ?

Croisant les résultats de terrains de recherche immersifs effectués entre 2021 et 2022 à Lausanne, en Suisse romande, je mets en évidence trois cadrages interprétatifs différents des relations entre institutionnalisation et engagements habitants : 1) le cadre officiel de la conformité entre l'action publique et les actions des citadins, 2) le cadre post-officiel des actions spontanées institutionnalisées a posteriori par le permis de végétaliser, 3) le cadre alter-institutionnel où l'intervention des citadins s'est pérennisée sans autorisation. Ces trois types de relations illustrent trois figures différenciées de l’action citadine face au processus d’institutionnalisation des pratiques de végétalisation : 1) l’adhésion quand la politique publique répond à l'intérêt du citadin à jardiner la ville, 2) l'indifférence face au permis de végétaliser, dans la mesure où l'action (et la motivation) du citadin n'est pas conditionnée, ni gênée par la collectivité publique et 3) le refus du cadrage institutionnel (la non-acceptation d’un permis de végétaliser) comme essence de la pratique militante pour jardiner (librement) la ville.

La première section de l’article propose un cadre conceptuel pour penser les micro-interventions jardinières dans l’espace public comme des actes militants. La section suivante présente le contexte des micro-végétalisations participatives à Lausanne. La troisième section est divisée en trois parties, dans lesquelles je présente et discute les différents cadrages et figures précédemment évoqués. Et la quatrième section, enfin, est dédiée au cas de l’artiste-activiste zurichois Maurice Maggi. Je reviens ensuite dans une section conclusive sur les principaux objectifs et résultats de l’article.

Cet article est le résultat d'une recherche qualitative qui comprenait des observations et écoutes de terrain, des recueils photographiques, des entretiens et des échanges d'expériences intellectuelles, culturelles et politiques entre le chercheur et les acteurs, valorisant la construction mutuelle des connaissances (Thiollent, 2011) et respectant l'anonymat des interviewés. J'ai mené une trentaine d’entretiens semi-directifs entre septembre 2021 et août 2022, avec différents acteurs – citadins pratiquant le jardinage urbain, gestionnaires publics et représentants associatifs – impliqués dans le jardinage urbain à Lausanne. Des questions ouvertes ont été adaptées pour comprendre leurs pratiques quotidiennes, notamment leur relation avec l'espace public, le temps consacré au jardinage, leur relation avec les plantes, ainsi que leur éventuelle position politique concernant l’acte de jardiner la ville. J'ai procédé à l'analyse discursive des données obtenues, en enregistrant les entretiens avec l'autorisation des participants, ce qui m'a permis de transcrire ultérieurement des extraits de leurs discours (anonymisés). Parmi l’ensemble des interviewés, cependant, trois situations ont spécifiquement mis en évidence le processus récent de micro-végétalisations urbaines, ce qui a permis de développer l'analyse relative aux trois cadrages évoqués précédemment. Le résultat de cette recherche pointe la pluralité des formes de militantisme à partir des micro-matérialisations jardinières. Bien que se concentrant principalement sur le cas lausannois, j’y inclus l’exemple de Maurice Maggi, militant zurichois connu en Suisse grâce à ses interventions de guérilla jardinière depuis les années 1980. Il illustre en effet un exemple pionnier de militantisme jardinier en Suisse. La relation de ce pionnier permet d’éclairer à bien des égards l’expérience lausannoise.

La micro-végétalisation de l'espace public comme militantisme

En quoi est-il pertinent d’identifier les micro-végétalisations de l’espace public comme militantisme ? Face à l’évidence des préoccupations socio-environnementales majeures, ces initiatives constituent des engagements locaux à l’échelle des habitants (Tracey, 2007). Ces pratiques jardinières sont marquées par des préoccupations telles que la réappropriation des espaces publics, le renforcement des liens sociaux et la promotion de la biodiversité urbaine.

On touche là aux limites de ce que l’on peut entendre par engagement ou militantisme. Cette définition, je la pose d’emblée comme ouverte et englobante notamment à partir de réflexions et de recherches que j’ai pu mener ces dernières années. Le militantisme constitue une large catégorie d'analyse, impliquant « diverses formes d'organisation, de mobilisation et d'action » des citadins des différentes classes sociales et s’associent à différentes idéologies (Souza et Rodrigues, 2004). Le militantisme inclut diverses actions, depuis les revendications directes et concrètes jusqu’aux questions complexes sur l'organisation politique, économique et culturelle d'une société. Ils peuvent aussi être de différentes natures, tels que ceux spécifiquement urbains (le militantisme de quartier, par exemple) ou ceux qui ne sont pas exclusivement centrés sur les villes, comme les mouvements écologistes (Souza et Rodrigues, 2004).

La plupart des militantismes ne visent pas à prendre le pouvoir, mais plutôt à influencer et à transformer le pouvoir (Holloway, 2019 ; Jasper, 2014). Les militantismes naissent de la prise de conscience des individus de leur droit à participer aux décisions quotidiennes, incluant de nouvelles lectures utopiques sur l'espace urbain (Souza, 2000). Ainsi, ils assurent le processus d'élargissement des expériences, s'enrichissent par leurs débats et favorisent les avancées politiques par l'action (Carlos, 2011). À cet égard, Jasper (2014) précise que la démocratie est à la fois un objectif et un moyen du militantisme, offrant même de manière minimale une protection contre les actions coercitives de l'État, la participation aux décisions gouvernementales, la responsabilité de l'État pour ses actions, la transparence dans le processus décisionnel gouvernemental et la garantie du bien-être socio-économique.

Concernant l'action militante, il faut souligner la centralité des espaces publics en tant qu’« arènes » (ou « structures politiques »), c'est-à-dire lieux où se déroulent des actions stratégiques (Arendt, 2012). La (ré)occupation des espaces publics devient une forme de revendication du droit à la ville (Harvey, 2015 ; Lefebvre, 1968). Ici, l'occupation des espaces publics s'insère dans le processus de végétalisation urbaine. Ses agents amènent dans le champ de la pratique quotidienne une série de questions politico-idéologiques sur les enjeux habitants de jardiner l'espace urbain.

Dans ce processus, la végétalisation urbaine menée par les citadins peut simplement se décrire comme une pratique d'appropriation « tranquille et silencieuse » de l'espace public (Manier, 2012), dans la mesure où elle n'a pas toujours vocation à attirer l'attention, mais à occuper une partie de l'espace public où il est possible de développer des pratiques jardinières et d’établir un contact avec la nature à l'échelle locale. Même si ces citadins se considèrent pour certains comme des militants en raison de leurs actions, ils ne veulent pas s'identifier comme des agitateurs sociaux, en préférant l'anonymat et attendant paisiblement le bon moment pour cueillir ou admirer leurs plantes (Nagib, 2018). La ville devient un « monde », mais toutes les petites parcelles de jardin, une fois comptées ensemble, peuvent devenir quantitativement expressives (Gorgolewski et al., 2011).

Les expériences jardinières peuvent évidemment être plus radicales. Parmi les actions militantes les plus emblématiques en faveur du jardinage urbain, caractérisées par l'absence d'autorisation préalable d'intervention, se distingue la « guérilla jardinière » (Reynolds, 2009), populaire dans de nombreux pays et dont la pratique a inspiré la reproduction de jardins partagés et de micro-jardins dans nombreuses villes. Les « micro-révolutions » ou « révolutions tranquilles » (Manier, 2012 ; Holloway, 2019) entretiennent des affinités étroites avec le jardinage urbain militant (Reynolds, 2009). Je propose d’élargir la dimension utopique en intégrant l’échelle des micro-actions quotidiennes : dans chaque petite action locale, il y a l'ambition de revendiquer la transformation de l'espace public (et de la ville) par son appropriation jardinière (Nagib, 2020).

Cette question d'échelle suppose que la société ne se transforme pas uniquement à partir de commandes qui viennent d'en haut, mais de sa base, d'où émane la conscience collective (Mongeau, 1998). De petites initiatives locales, qui au premier abord peuvent sembler négligeables et déconnectées de la totalité, expriment une créativité citoyenne basée sur leurs actions transformatrices et en même temps une expression de résistance collective. Concevoir les changements souhaités à petite échelle autorise une perspective alternative à la logique macroéconomique, qui réduit les actions sociales à leur viabilité et à leur pertinence économique (Schumacher, 2010).

L'interprétation de l'appropriation citoyenne d'un micro-espace public à partir de son expression militante constitue pour moi un laboratoire d'autonomie politique (Charvet et Laureau, 2018). Au sein de cette micropolitique et de ce micro-militantisme, nous naviguons vers le champ de la subjectivité de la sensibilité, de l'intelligence et du désir en faisant face aux enjeux planétaires par des actions s’inscrivant modestement dans la vie domestique quotidienne, celle du voisinage et de l’éthique personnelle (Guattari, 1989).

La politique des micro-végétalisations de l'espace public à Lausanne, Suisse

La Ville de Lausanne permet à tout citadin d'intervenir directement dans des micro-parcelles de l'espace urbain qu’elles soient propriété de la Commune de Lausanne ou Domaine public communal, plus précisément des pieds d'arbres, des pelouses et des bacs installés sur les trottoirs ou les espaces imperméabilisés (Ville de Lausanne, 2022a). Ce type d'intervention est appelée « jardin de poche » et fait l'objet d'un « permis de végétalise » pour une durée d'un an renouvelable. Ce dispositif correspond à l’institutionnalisation d’expériences ponctuelles lancées dès 2014 en référence explicite au cas parisien (Ville de Lausanne, 2022a, 2018 ; Meyer, 2021).

Adoptant la méthode « en ligne » qui caractérise l’ère numérique actuelle (Biase et Ricci, 2018 ; Biase et al., 2018), la demande pour un jardin de poche se fait sur la plateforme Lausanne Participe à travers la présentation du projet de végétalisation. Des représentants du Service des parcs et domaines de la ville de Lausanne (SPADOM) visitent ensuite le terrain et évaluent si le projet est conforme aux normes de sécurité, s’il n'y a pas d'autres utilisations identifiées de l'espace et si des travaux ne seront pas réalisés à court terme. Lorsque le permis est accordé, le récipiendaire se voit proposer un cours de jardinage biologique ainsi que du terreau, des graines de plantes indigènes, et le cas échéant, des bacs de culture. Il s’engage à entretenir le lieu jardiné, à maintenir un couvert végétal au sol tout au long de l'année, à ne pas cultiver de plantes comestibles en pieds d'arbres pour des raisons sanitaires, à ne pas déranger les autres usagers de l'espace public, à bannir les espèces exotiques envahissantes ainsi que les produits chimiques, en respectant les principes du jardinage biologique (Ville de Lausanne, 2022b).

La place accordée à la micro-végétalisation urbaine est de plus en plus grande dans le contexte des villes européennes et fait partie de l'ensemble des politiques jardinières participatives promu au cours de la dernière décennie (Deschamps, 2019 ; Biase et al., 2018 ; Bartoletti et Faccioli, 2016). La question de la végétalisation urbaine entre dans le spectre des stratégies politiques (Biase et Ricci, 2018) en mettant l'accent sur la promotion de la biodiversité urbaine (Ansart et Boutefeu, 2013), les relations entre humains et non-humains (Blanc, 2008), les réponses aux problèmes climatiques à l'échelle locale (Kuttler, 2008) et la promotion de l'agriculture urbaine non commerciale (Nagib, 2018). À Lausanne, cette politique est largement plébiscitée par la population comme le souligne ce.tte chef.fe de projet du SPADOM :

« Des espaces pour jardiner répondent à une vraie demande, qui n’est pas nouvelle, mais qui me semble aller plutôt en augmentant. Le fait est que la demande excède largement l’offre. Le service des parcs et domaine engage de gros efforts pour en créer davantage et diversifier les approches, pour répondre au mieux à cette demande ». (Information reçu par email d’un.e chef.fe de projet du SPADOM, 2021.)

Les trois cadrages de la micro-végétalisation de l'espace public lausannois

Concernant le processus de micro-végétalisation de l'espace public à Lausanne, je présenterai ensuite la diversité des cadrages associés à cette pratique en cours dans la ville, en centralisant le contenu militant dans l'analyse de trois situations différentes. Bien que découlant de processus d'actions généalogiquement autonomes, chacune de ces situations révèle une sorte de réceptivité au dispositif du permis de végétaliser, qui encourage depuis 2014 la micro-végétalisation participative des espaces publics. Les cadrages suivants visent à comprendre comment il est possible d’associer militantisme et pratiques jardinières à partir de cas particuliers et représentatifs par rapport à la manière d’agir des citadins, à la réponse institutionnelle à chacune de ces situations et au résultat de la relation entre les citadins et la ville.

1er cadrage : y aurait-il un militantisme institutionnalisé ?

Le contexte lausannois pointe vers le protagonisme de la Ville dans le processus de végétalisation participative. Bien que le dispositif du permis de végétaliser soit plus récent, la collectivité publique menait depuis 1996 une politique de promotion des jardins partagés (Ville de Lausanne, 2022c). Les jardins de poche sont donc une nouvelle étape de ce modèle de végétalisation.

Bien que le SPADOM ait identifié ponctuellement des actions jardinières spontanées dans l'espace public depuis les années 1990, il n’y avait pas de mouvements ou de collectifs locaux organisés à cet effet. La Ville a fait attention à l'évolution du mode de vie lausannois pour proposer une alternative aux traditionnels jardins familiaux, cherchant des références dans d'autres contextes (Girard et Lachavanne, 2015), comme ce qui se passait dans les villes françaises et les actions des guérilla jardiniers (Green Guerillas) à New York :

« Ce qui a commencé comme un mouvement subversif lancé par la base est devenu entretemps une stratégie efficace de participation à l’aménagement de l’espace. Les jardins urbains témoignent aujourd’hui d’une recherche de qualité de vie en ville et d’un style de vie durable auquel se rallient les autorités. Les jardins y participent à plusieurs titres, par une production écologique, mais aussi par l’idéal d’une société qui fonctionne de manière participative et qui préserve les ressources. Le jardinage est une activité sociale qui – par opposition à la planification par le haut – accorde la priorité à la dimension humaine » (Bucher, 2015)

Avec la création des « plantages » (nom donné aux jardins partagés lausannois), la Ville a constaté l'adhésion de la population à cette initiative en observant où il y avait de demandes afin de reproduire ce modèle de jardin partagé dans le territoire communal. Le SPADOM comprenait que ça devrait être une demande des citadins, conscients de la nécessité de s’engager quotidiennement dans l'entretien des jardins et depuis 2008, il y a la création d'un plantage par an (Ville de Lausanne, 2022c ; Girard et Lachavanne, 2015).

L'anticipation de la Ville dans le processus de création et de promotion des plantages s'inscrit dans un modèle de politique participative où une consultation publique préalable est menée auprès des habitants des quartiers pour savoir si ce type de jardin est une demande locale. En même temps, cette action publique tend à présenter un contrepoint à l'argument de la privatisation de l'espace public, où la municipalité peut faire valoir que la création de chaque plantage est le résultat d'une demande des habitants du quartier. Sur le terrain, le discours des citadins semble corroborer cette perspective.

Le cas lausannois révèle une inversion du processus communément observé dans d'autres contextes en Europe et dans les Amériques (Paddeu, 2021 ; Nagib, 2020 ; Reynolds, 2009) où des collectifs ou mouvements militants, le plus souvent via guérilla jardinière, occupent les espaces publics et se battent pour la reconnaissance de leurs initiatives auprès des municipalités. À Lausanne, la Ville qui a pris les devants et présenté une politique publique afin d’engager la population dans la végétalisation participative. Il est courant aussi que des associations de quartier entretiennent les jardins de poche afin d’encourager des activités collectives, soutenus par le discours de renforcement du lien social, de promotion de la biodiversité et de reconnexion avec la nature, mais l'enjeu principal est l’investissement pérenne des citadins : « Il manque pas de soutien, mais des gens qui mettent la main dans la terre » (Entretien avec un.e membre d'une association de quartier qui entretien des espaces jardiniers et potagers, 2021).

Les actions de jardinage gérées par les associations créent une relation étroite entre la Ville et les habitants, dans laquelle le cadrage institutionnel via le permis de végétaliser se traduit par un premier appui technique sous la conduite du SPADOM. Ce modèle de végétalisation participative ne doit évidemment pas être exempt des approches critiques concernées aux politiques néolibérales, suggérant que la fonction d'entretenir les espaces verts soit déléguée aux citadins et puisse exonérer la collectivité publique des travaux qu'il leur appartiendrait d'effectuer (Ernwein et Tollis, 2017). L’engagement des citadins est en effet la condition fondamentale du succès de ce type de politique publique, totalement dépendant de leur intérêt et dévouement quotidien à l'entretien des jardins (Nagib, 2020).

Les deux perspectives ne s'invalident pas, mais se complètent et permettent d’identifier l’existence d’un militantisme assez diffus autour de ce cadre de jardinage participatif de plus en plus fréquent dans différents contextes. C'est-à-dire qu'il existe un militantisme autour de la question du jardinage urbain qui répond aux intérêts politiques de différents acteurs, qu'il s'agisse des habitants d'un quartier ou encore des responsables de la conception et de la mise en œuvre des politiques publiques. Des entrevues menées suggèrent que le personnel du SPADOM est sensible à la question environnementale, non seulement parce que ces professionnels remplissent leur fonction lors de la mise en œuvre des politiques publiques en vigueur, mais aussi parce qu'ils sont sensibilisés par les propositions en cours, comme ce cas illustratif où un.e enquêté.e ne se sentait pas à l'aise de s’auto-déclarer « militant.e » en raison du rôle qu’il ou elle exerçait en tant que fonctionnaire, mais que dans le cadre de sa vie privée, il ou elle pourrait certainement identifier une posture militante dans ses actions quotidiennes.

Il est également à noter que depuis 1996 la ville est gouvernée par la gauche lausannoise. Des alliances entre roses, vertes et rouges ont assuré une continuité programmatique : de 1996 à 2022, Lausanne a eu quatre syndics différents dont trois du Parti socialiste suisse et un des Verts. Les plantages et les permis de végétaliser s'inscrivent dans ce récit de la politique institutionnel. Ces partis et leurs représentants finissent par soutenir l'existence d'un contenu militant dans la démarche du jardinage participatif, où les politiques publiques mises en œuvre tendent à refléter des idéologies plus alternatives et à ouvrir davantage d'espace à la participation des citadins. Ces derniers soulignent :

« [Il faut mettre à disposition] des petites facilitations pour que les gens se permettent de se faire lancer [dans le jardinage] et apprennent, petit à petit, à faire ses propres expériences, jusqu'au moment que les expériences deviennent positives et tu es envie de continuer […]. Il y aura de plus en plus de gens formés à ça, d'ici 5 ou 10 ans » (Entretien avec un.e citadin.e qui participe à la démarche de végétalisation participative lausannoise, 2021)

« Quand j’ai planté sur le bac, c’était un moment magique pour moi parce que […] c’était génial à quel point ils étaient reconnaissants, […] ce que j’ai adoré c’était que la reconnaissance, mais que les gens, ils sourient, ils avaient l’air contents […] ça a été vraiment cette idée de cultiver l’espace public dans le sens des relations et interactions sociales » (Entretien avec un.e citadin.e qui a obtenu un permis de végétaliser, 2022)

La Ville a pris l'initiative de proposer des politiques publiques pour l'implication des citadins dans le processus de végétalisation urbaine, élargissant les instruments de la démocratie participative et garantissant un certain soutien matériel à la pérennité des initiatives. Cependant, ces actions de la collectivité publique ne seraient pas fructueuses sans l'implication des citadins qui voient dans la végétalisation des espaces publics un outil de transformation de la ville et du mode de vie urbain. Cette relation entre engagement individuel et politiques publiques suppose également que la municipalité revoie périodiquement ses propres stratégies et la manière dont elle publicise ses actions et dialogue avec la société, notamment en ce qui concerne la végétalisation participative et la promotion de la biodiversité urbaine.

2e cadrage : l’action spontanée (et militante) institutionnalisée

À l'intersection de deux importantes voies de circulation dans le quartier lausannois familièrement connu sous le nom de « Sous-Gare », situé entre la Gare et le lac Léman, une série de pieds d'arbres bien entretenus attrapent le regard du passant. Pour ne laisser aucun doute, une petite affiche clouée autour des troncs des arbres avertit : « Merci de respecter les plantes ».

Martina [nom fictif] porte des gants jetables et, avec ses outils de jardinage, s'accroupit pour entretenir tous ces petits jardins sur les trottoirs près de son appartement, ne comptant que sur l'aide occasionnelle de ses petits-enfants et rappelant qu'il faut apporter de l'eau, un des travaux les plus durs car il n'y a pas de robinet à côté. Cette retraitée de 69 ans se consacre à ses jardins de poche depuis 2017, date à laquelle tout a commencé spontanément et sans aucun encadrement institutionnel.

C’était en 2021 que la Ville a finalement identifié cette jardinière et a officialisé son action en accordant un permis de végétaliser, selon la directive institutionnelle actuellement en vigueur : « Ils sont venus parce qu’ils ont vu qu’il avait des plantes et ils voulaient savoir qui c’était » (Entretien avec Martina, 2022). À cause des petites affiches qu'elle accroche autour des arbres, un jardinier du SPADOM est allé la chercher au café qu'elle fréquente habituellement. La Ville n'a pas tardé à lui envoyer des cartes avec le plan de rues et les treize pieds d’arbres dont elle s'occupe, en plus de lui présenter le règlement du permis de végétaliser et de lui offrir de la terre propre.

Martina n'hésite pas à dévoiler sa posture militante, tant en ce qui concerne la pratique du jardinage de l'espace public que dans ses positions idéologiques au sens plus large. Les deux choses sont indissociables dans le cadre de sa perception politique de la réalité et dans la mesure où cette micro-végétalisation de l'espace public se révèle comme une expression matérielle de son militantisme : « J’ai un acte politique d’approprier de l’espace public d’une manière positive, bien sûr, je trouve que c’est un acte politique, pacifique, plus pacifique que ça ! C’est chez moi ! » (Entretien avec Martina, 2022).

Outre sa position critique sur les enjeux géopolitiques et géoéconomiques mondiaux, Martina souligne qu'elle milite « […] surtout pour les services publics, l’espace public, le bien commun c’est mon principe » (Entretien avec Martina, 2022). Elle respecte les déterminations de la Ville concernant l'implantation des jardins de poche, comme ne pas faire pousser de plantes comestibles au pied des arbres. Elle espère également qu'il y ait un caractère pédagogique dans ses actions de jardinage et reconnaît le travail de Ville.

Le cas de Martina révèle que la micro-végétalisation de l'espace public est un moyen par lequel elle peut matérialiser ses idéologies et ses utopies qui vont bien au-delà des pieds d’arbres qu’elle s'occupe. L'institutionnalisation de son action ne constitue pas une condition essentielle (ni une motivation) pour qu'elle se mette à jardiner les trottoirs du quartier. Elle n'a pas non plus été incitée à jardiner en raison d'un modèle d'aménagement en cours par la collectivité publique (Ramos, 2018). Cela ne la fait toutefois pas s'opposer au dispositif du permis de végétaliser. Martina reconnaît l'effort de la collectivité publique en matière de politique environnementale urbaine. De ce point de vue, la micro-végétalisation menée par Martina illustre la réappropriation pacifique de l'espace public et de manifestation d’une liberté d’agir, en même temps qu’un exercice de citoyenneté (figures 1 et 2).

Figures 1 et 2

Les pieds d’arbres jardinés par Martina

Les pieds d’arbres jardinés par Martina

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Figure

En haut, on lit : « Merci de respecter les plantes ». En bas, on peut voir la taille des pieds arbres qu'elle jardine. Lausanne, Suisse. Photos prises par l’auteur de l'article, mai 2022.

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Dans chacune des petites actions de Martina (jardiner, prendre un café avec ses voisins, le drapeau palestinien accroché à son balcon, le débat intellectuel avec un chercheur qui la trouve sur le trottoir, et cetera), elle réaffirme ses opinions politiques et son regard critique sur les défis du monde actuel. Dans le cas de Martina, jardiner l'espace public symbolise une petite « utopie concrète » (Bloch, 1991) matérialisée de manière aussi spontanée que la biodiversité qui s'ajoute à chacun des pieds d’arbres auxquels elle se consacre quotidiennement.

3e cadrage : l’action alter-institutionnelle – guérilla jardinière à la lausannoise

Pauline [nom fictif] possède un riche portfolio professionnel dans le domaine du journalisme et des communications et elle ne manque pas d'expériences qui nécessitent de mettre les mains dans la terre. Depuis quinze ans, elle possède un lopin de terre dans un jardin familial, mais son initiative la plus emblématique a débuté en 2017 et se voit depuis son salon est une parcelle bien entretenue d'environ 7,5 mètres carrés.

Cette parcelle actuellement très fleurie était autrefois un espace réservé aux chiens pour se soulager. Après la décision officielle qu'il appartenait aux citadins de collecter les crottes de leurs animaux de compagnie, la Ville a décidé de supprimer cette toilette canine. À sa place, les services municipaux ont déversé de la terre, mais l'espace est resté non végétalisé. C'est alors que Pauline a introduit dans cette nouvelle parcelle disponible juste en face de son immeuble une bouture de mirabellier, issu de son jardin familial. Mais les jardiniers de la Ville ne tardèrent pas à venir planter des berbéris, un buisson épineux qui éloignerait probablement les chiens. Le même jour, elle est allée leur parler et a demandé un petit lopin de terre pour jardiner. La discussion est parvenue au responsable du service de jardinage, qui lui a officieusement libéré pas plus d'un mètre carré pour qu'elle puisse réaliser ses interventions floristiques.

Quelques mois plus tard, tous les berbéris introduits par la Ville ont séché et ont fini par mourir. Lorsque le service de la ville est revenu pour entretenir la parcelle, Pauline a de nouveau demandé aux jardiniers de la laisser cultiver dans l'espace, mais cette fois elle a réclamé la moitié de la superficie totale. Une fois qu'une autre autorisation informelle a été accordée, Pauline et sa voisine « comparse de jardinage » ont occupé l'intégralité de la parcelle. Un autre voisin a également rejoint la paire et a apporté des rosiers. Ce petit espace public relativement stérile a finalement été peuplé d'une dizaine d'espèces de fleurs, qui colorent généralement le paysage jusqu'en décembre.

La Ville a alors annoncé qu'elle supprimerait cet endroit et mettrait à sa place des bancs réservés aux personnes âgées. Pauline et sa voisine ont décidé d'écrire une pétition. Pour elle, l'enjeu central n'était pas de critiquer le projet des bancs, mais de bien parler du jardin : « L'argument était qu'il y avait une campagne de végétalisation [en ville] et que ce jardin avait le droit de continuer à exister » (Entretien avec Pauline, 2021). Pauline a recueilli 86 signatures auprès des habitants de la rue.

La Ville a accepté les arguments de la pétition, renonçant à installer les bancs à la place du jardin, mais en soulignant que les habitants devaient prendre en charge l'entretien de la parcelle dans un processus de formalisation équivalent à un permis de végétaliser. Pauline a cependant refusé d'accepter cette formalisation :

« Il fallait signer une charte de 18 pages, qu'on s'engageait dans beaucoup de choses, mais on avait aucun droit. La Ville se réserve tout le temps le droit de supprimer l'endroit. [...] On s'est dit qu'on allait pas répondre [...], on allait pas se faire récupérer par un système qui se sert de nous, on sait bien que rien est pérenne dans cette ville. [...] On voulait faire sauvage » (Entretien avec Pauline, 2021)

Il s'agit d'un cas exceptionnel de guérilla jardinière à Lausanne, qui sort notamment de la norme compte tenu de l'encadrement systématique des activités horticoles par la commune. Dans cette initiative spécifique, le militantisme se révèle comme un mécanisme visant à restaurer la biodiversité urbaine dans un micro-espace dédié au jardinage, à la coopération entre voisins et au processus d'occupation citoyenne de l'espace public. Le militantisme se traduit aussi par le refus de l'institutionnalisation de l'action. Pauline a végétalisé une friche abandonnée et en a assuré l'entretien quotidien, mais a imposé comme condition le caractère informel de ce type d'occupation.

La passivité apparente de la Ville peut d’autre part être facilement justifiée par le résultat esthétiquement positif de l'action de guérilla jardinière, le soutien apporté par le voisinage (comme en témoigne le nombre de signatures sur la pétition) et parce que les habitants des environs eux-mêmes ont trouvé une solution à un espace précédemment inutilisé. Même s'il y a eu une plus grande tolérance de la part de la collectivité publique, cela n'enlève rien au contenu symbolique de ce petit jardin militant, qui illustre un cas de résistance pacifique pour l’appropriation et la résinification de l'espace public (figure 3).

Figure 3

Le petit espace vert biodiversifié créé par Pauline. Lausanne, Suisse. Photo prise par l’auteur de l'article, octobre 2021.

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Le cas de Pauline illustre enfin une position plus contestatrice par rapport au dispositif du permis de végétaliser, abordant la rupture avec l'institutionnalisation concernant l'acte de cultiver l’espace public et une opposition aux réglementations qui imposent des comportements rigides ou standardisés aux citadins. Comme a déjà souligné Reynolds (2009), la guérilla jardinière ne consiste pas seulement à enfreindre les conventions, il s'agit d'enfreindre les règles.

Maurice Maggi : guérilla jardinière made in Suisse

Outre l'expérience lausannoise et les trois cadrages précédemment présentés, les interventions de l'artiste-activiste Maurice Maggi, figure emblématique de la guérilla jardinière à Zurich, revêt une importance symbolique dans la relation entre militantisme et micro-végétalisation de l'espace public en Suisse. Ses actions, persistantes depuis des décennies, allient militantisme et métier, ce qui singularise sa relation avec la ville, les habitants et d'autres acteurs locaux.

Cette section vise à compléter les trois cadrages précédemment évoqués. Bien que les micro-végétalisations de Maurice Maggi n'aient pas directement influencé les cas lausannois, elles illustrent sa vision du monde à travers ses interventions, révélant une convergence des discours et des pratiques dans les différents contextes suisses. Son cas contribue à étayer l’analyse principalement en raison de deux facteurs clés : sa renommée en tant que référence dans la relation entre militantisme et jardinage urbain en Suisse et la continuité temporelle et spatiale de ses actions associées à la micro-végétalisation urbaine, enrichissant ainsi les exemples précédents, notamment en ce qui concerne les actions spontanées des citadins dans l’espace public.

Par ailleurs, le cas zurichois peut également aider à comprendre les particularités de chaque contexte urbain par rapport au processus de micro-végétalisation de l'espace public, en plus d’apporter des éléments qui suggèrent l’imbrication des différents cadrages présentés dans cet article, ce qui atteste de la pluralité des formes d’action militante dans le domaine du jardinage (Reynolds, 2009 ; Tracey, 2007).

Vers l'expérience zurichoise

C'était une journée nuageuse et froide. En quittant la gare de Zurich, je dois enfiler toutes les couches apportées dans le sac à dos. La marche jusqu'au Kunsthaus [musée des beaux-arts de Zurich] cependant suffit pour me réchauffer. Au milieu d’un ensemble de trois bâtiments d'époques et de styles architecturaux différents dédiés à l'art, la grande star de la ville était la nouvelle annexe du musée conçue par David Chipperfield. C’est là que Maurice Maggi, pionnier de la guérilla jardinière en Suisse, m’a donné rendez-vous.

On a parcouru ensemble chaque salle du nouveau bâtiment jusqu’au dernier étage, où l'exposition collective intitulée Earth Beats : Images changeantes de la nature se situait. Y étaient présentées des œuvres d'art traitant du changement climatique actuel et dans la protection de la nature. Maurice Maggi y présentait une installation de « nature vivante ». C'était un îlot vert à l'intérieur de cet immense et impressionnant complexe dédié aux arts, avec des espèces sauvages, spontanées et comestibles, reproduisait ce qu'il fait habituellement dans l’espace public.

Les premières interventions de Maurice Maggi à Zurich remontent à la première moitié des années 1980, alors que le terme « guérilla jardinière » n'était pas encore connu en Suisse. Lui-même dit n'avoir jamais rien lu sur ce type d'intervention avant d'avoir commencé ses actions, même si plus tard les cas new-yorkais sont devenus célèbres.

Lorsqu'il a commencé à semer des graines de rose trémière (Alcea rosea) le long des chemins qu'il parcourait à pied, il travaillait comme jardinier dans une grande entreprise et se demandait pourquoi des milliers de francs suisses étaient dépensés pour un type de service stérile, ce qui peut être déduit comme la production de paysages botaniquement peu diversifiés. Maurice Maggi a baptisé ses interventions militantes « graffiti de fleurs » (Blumengraffiti). De son point de vue, la terminologie « guérilla jardinière » était une sorte d'étiquette à la mode. Et il préfère aussi jeter les graines directement sur le sol que de fabriquer les fameuses boules ou bombes de graines, qui créent un riche substrat qui n'est pas réel car le sol urbain est souvent pauvre.

Dans les années 1980, il se rend compte que ses actions sur les plates-bandes et les pelouses de Zurich ont commencé à attirer l'attention car il était d'usage d'enlever toutes les mauvaises herbes et de jeter de l'herbicide sur le terrain. Pour lui, c’était une posture avant-gardiste et une sorte de militantisme si cela conduisait à ce que la Ville et les gens changent de mentalité. Dans les années 1990, selon lui, les mentalités commencent à changer et, dans les années 2000, « graffiti de fleurs » devient un terme qui lui est directement associé.

Actuellement, la promotion de la biodiversité urbaine est l'un des enjeux centraux du discours de Maurice Maggi, même s’il dit que dans les années 1980 la biodiversité n'était pas à la mode. Il y a des décennies, l'impact principal de ses actions était la floraison des roses trémières, mais aujourd'hui il attire l'attention sur le fait que la ville est devenue l'espace qui accueille les plantes et les animaux qui cherchent refuge en raison de l'agriculture chimique et des monocultures pratiquées à la campagne. Selon lui, la ville abrite de nouveaux habitats et refuges de biodiversité. Dans le même temps, les plantes sauvages et spontanées acquièrent une place centrale dans ce processus de végétalisation urbaine, dans la mesure où il ne faut pas beaucoup d'efforts pour obtenir des résultats positifs en biodiversité qui peuvent également être utilisés à des fins alimentaires.

L'espace public à Zurich est le domaine d'activité principal de Maurice Maggi car, pour lui, c'est là qu'on peut se rencontrer, s'asseoir ou boire une bière. Après le déjeuner, il m’emmène voir quelques quartiers de la ville où il a matérialisé son graffiti de fleurs. Notre promenade relativement longue traverse des espaces publics qui semblent délaissés par la Ville, où des bancs ont été placés au milieu des terrains arides et sans aucun attrait scénique pour les gens. Selon Maurice Maggi, ces espaces-là sont exactement ceux où les graffitis de fleurs autorisent une transformation esthétique. Mais il reconnaît que la pression sur les espaces publics augmente chaque année et il ne cache pas le malaise avec la municipalité, qui n'aurait toujours pas accordé la reconnaissance voulue à son travail, même si le Kunsthaus a déjà prouvé que son travail est de l'art et si la grande majorité des gens aiment et reconnaissent ce qu’il fait.

Les authentiques graffitis de fleurs de Maurice Maggi sont une expérience de longue durée qui depuis 40 ans occupe les rues zurichoises, où des roses trémières deviennent une forme de protestation contre la stérilisation du sol urbain (figures 4 et 5). L'artiste jardinier et cuisinier de 66 ans continue toujours à jardiner sans autorisation les plates-bandes délaissées de la ville comme manière de revendiquer des espaces publics plus agréables aux gens. Avec son propre style de jardinage de guérilla, Maurice Maggi brise les schémas de monotonie du paysage urbain et invite d'autres citadins à participer à un acte absolument pacifique mais toujours subversif.

Figures 4 et 5

Les graffitis de fleurs

Les graffitis de fleurs

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Figure

Là où prédomine un urbanisme routier, avec des friches entourées de grandes avenues, Maurice Maggi transforme les espaces stériles de la ville avec des plantes spontanées, qui remplissent le sol où avant il n'y avait pas de végétation. Les bancs, peu utilisés, commencent à devenir une invitation au repos pour les passants tandis qu'une petite rose trémière donne déjà son signe de grâce. Zurich, Suisse. Photos prises par l’auteur de l’article, novembre 2021.

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Conclusion

Ni l’institutionnalisation ni l'informalité ne définissent ou n’excluent la dimension militante. Le processus de propagation de la micro-végétalisation comme modèle de démocratie participative démontre que les modes d'action sont variés et les revendications subsistent quelles que soient les réglementations en vigueur. Le militantisme en question relève d’un modèle urbain dont les formes de micro-végétalisation présentées sont ses moyens d’existence et sa spatialité, dans la mesure où c'est la matérialisation de ces pratiques jardinières dans l'espace public qui exprime (publiquement) les revendications et positions politico-idéologiques des citadins qui s'y impliquent, et peut même combiner action militante et métier au fil du temps, comme le montre le cas de Maurice Maggi.

L'espace public urbain est donc la centralité des actions de micro-végétalisation et aussi la centralité des résultats de ces actions : c'est là que s'opèrent les matérialisations jardinières, en même temps que c'est où celles-ci sont identifiées, utilisées, vécues et reproduites par les citadins. Cependant, il y a une pluralité des types de relations entre les citadins et la collectivité publique. À part les réglementations qui peuvent assurer une plus grande rigidité et standardisation de la manière de jardiner les espaces publics, les matérialités existantes révèlent la malléabilité institutionnelle nécessaire pour traiter chaque cas particulier.

La végétalisation participative de l'espace public ne peut donc être analysée isolément de l'organisation spatiale qui la crée (Tornaghi, 2012), c'est-à-dire qu'elle peut se présenter à la fois comme une plateforme politique de la ville néolibérale et comme une critique des citadins aux enjeux actuels, en exprimant leurs idéologies dans les bacs à jardiner et les pieds d’arbre fleuris. En ce sens, ces micro-végétalisations deviennent des actes militants, plus peut-être comme discours dans le champ symbolique et social, que comme effets matériels en termes de réduction d'impact réel (Zaccaï, 2015). Autrement dit, ces micro-interventions peuvent produire des résultats socio-environnementaux à plus grande échelle (dans toute la ville, par exemple) lorsqu'il y a des matérialisations quantitativement significatives dans l'espace urbain, mais même si elles sont analysées individuellement, elles ne perdent pas leur contenu symbolique en tant que formes alternatives d'appropriation sociale de l'espace public.

Plus globalement, on ne doit pas ignorer que le processus de micro-végétalisation participative tend à favoriser le contact direct de la population urbaine avec la terre et augmente la possibilité d'engagement des citadins dans les pratiques jardinières, une fois que les petits espaces comme les pieds d'arbres et les bacs sont mieux adaptés à la disponibilité de temps que la plupart des citadins peuvent disposer pour ce type d'activité, en plus d'offrir une alternative simple et gratuite à ceux qui n'ont pas d'espace à l'intérieur de leur maison pour matérialiser un jardin ou un potager : « C'est un peu frustrant si les gens récoltent ce que l'on sème, surtout quand c'est pas prêt à manger, mais c'est aussi une démarche pédagogique d'utilisation de l'espace public » (Entretien avec un.e citadin.e qui a obtenu un permis de végétaliser, 2022).

Ces micro-espaces octroyés via un permis de végétaliser sont aussi un terrain d'expérimentation pour les nouveaux jardiniers urbains. C'est une façon d'avoir un premier contact avec les plantes, de suivre leur croissance, de tester les types de consortium d'espèces les plus appropriés, et cetera : « Les gens se sentent moins gênés de jardiner dans un bac, il y a des gens qui ont peur de demander une parcelle [dans les plantages ou jardins familiaux] sans aucune connaissance en jardinage » (Entretien avec un.e citadin.e qui participe à la démarche de végétalisation participative lausannoise, 2021).

Les actions de micro-végétalisation peuvent passer encore inaperçues pour de nombreux citadins. La dimension infime des micro-jardins devient évidente dans l'ensemble d'actions similaires ou dans la concentration de ce type de micro-matérialisation dans une certaine portion du territoire urbain (dans une même rue, avenue ou quartier). Il s'agit évidemment d'un militantisme beaucoup plus silencieux, plus éloigné des formes classiques de protestation, telles que les manifestations de rue ou de partis politiques. Il s'agit d'un militantisme qui matérialise des fragments utopiques de ville, où les citadins mettent les mains dans la terre et se sentent acteurs d'une transformation qui s'opère à l'échelle locale. S'engager dans un petit jardin finit par concrétiser une partie des changements souhaités dans une portion de l’espace dont les dimensions correspondent à la capacité et au temps de performance de chacun : « [Il faut] commencer petit et c'est pour ça que je me suis dit : "c'est le jardin de poche" » (Entretien avec un.e citadin.e jardinier.ère, 2022).

Dans les cas présentés, les contenus des motivations qui aboutissent à la matérialisation de la micro-végétalisation de l'espace public ne sont pas absolument apolitiques. Cela ne signifie pas qu'il y ait nécessairement une implication directe de ses acteurs auprès des partis politiques ou des mouvements sociaux structurés, mais c'est une cause (ou une posture) militante qui est le moteur propulsif de leurs matérialisations. En considérant les acteurs impliqués dans le processus de micro-végétalisation de l'espace public comme des sujets singuliers qui revendiquent à leur manière et dans leur dimension spatiale (à petite échelle) l’essence du politique (Checker, 2011) et produisent des (petites) solutions aux crises actuelles, l'acte de jardiner un pied d’arbre ou un bac sur le trottoir prend une dimension militante en tant que pratique orientée vers un objectif commun de transformer l'espace urbain et le resignifier idéologique et esthétiquement, comme le révèlent les cas lausannois et zurichois.

La micro-végétalisation urbaine implique le sentiment que les personnes ont la capacité de provoquer une transformation de leur environnement immédiat puisque la dimension spatiale permet aux citadins de comprendre leur rôle dans la vie quotidienne. Si l'individualisation de ces micro-actions jardinières est surmontée, cela peut être un moyen d'établir la compréhension sociale sur la capacité de faire les choses. Selon Holloway (2019), le pouvoir de faire est toujours un pouvoir social, puisque notre « faire » fait partie d'un flux social du « faire », c'est-à-dire que notre capacité à faire est toujours une interrelation de notre activité avec l’activité des autres. Le pouvoir de faire n'est donc jamais individuel, n'existant pas à l'état pur, mais toujours une activité sociale.