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Introduction

Le conflit entre humains et espèces animales, associé aux prédateurs marins se nourrissant de poissons capturés par les pêcheurs, comportement appelé « déprédation », est global et implique souvent de forts enjeux socio-économiques et écologiques (Lewison et al., 2004; Read, 2008; Lewison et al., 2014; Tixier et al., 2021a). Si la sévérité de ce conflit a augmenté, parfois menaçant la conservation des prédateurs et/ou la viabilité de l’activité de pêche, les solutions durables de mitigation sont encore limitées. Ceci est essentiellement dû à un manque de connaissances sur les mécanismes socio-écologiques du conflit et d’approches de recherches transdisciplinaires.

Afin de comprendre cette déprédation, il est primordial de mettre en place une collecte de données sur le terrain par des agents formés spécifiquement pour ce travail. Seul un suivi sur le long terme peut permettre d’appréhender ce phénomène de déprédation et son évolution. Cette étude, propose un exemple de mobilisation des acteurs à long terme autour d’un objectif commun d’atténuation du conflit pêcherie/prédateurs marins. À partir de cette synthèse, les succès et les échecs des stratégies utilisées sont discutés de manière à identifier les orientations prioritaires des futurs efforts nécessaires à la coexistence pêcherie/prédateurs marins.

Nous utilisons ici le conflit associé à la déprédation des orques (Orcinus orca), des cachalots (Physeter macrocephalus) et dans une moindre mesure des otaries (Arctocephalus sp.) sur les captures de la pêcherie des îles Kerguelen et Crozet comme un cas d’étude démontrant i) l’importance de suivis à long terme des activités de pêche, des interactions des prédateurs avec les engins et des populations de prédateurs pour comprendre le conflit dans la dimension socio-écosystémique ; ii) la nécessité des approches coopératives impliquant scientifiques, pêcheurs et gestionnaire dans la recherche de moyens d’atténuation. Ce document vise à rendre compte des recherches effectuées dans cette zone.

L’administration des Terres australes françaises (TAF) est responsable de ces territoires, elle emploie directement les observateurs de pêche et les déploie sur les navires opérants à Kerguelen et Crozet. Le MNHN (Muséum national d'Histoire naturelle) a pour rôle de mettre en place et de suivre l’ensemble des protocoles scientifiques qui constituent le programme d’observation des pêcheries australes, il analyse les données et produit un avis scientifique annuel, destiné au gestionnaire, qui contient les limites de captures préconisées ainsi que des recommandations afin de limiter l’impact de la pêcherie sur l’écosystème (captures accessoires et accidentelles, rejets, et cetera). Le MNHN forme les observateurs aux différentes méthodes (photo-identification, prélèvement, observation, mesure, comptage et autres) et à la saisie des données dans un format électronique développé spécifiquement pour cette pêcherie.

Les observateurs de pêche collectent les données scientifiques en mer, ils ont également une fonction de contrôle en faisant appliquer la réglementation à bord et assurent ainsi la conformité des navires dans ces eaux, ce qui est rarement le cas dans les programmes d’observations. Les pêcheurs collectent les données d’effort de pêche (positions des palangres, dates et heures de pose et de récupération, nombre d’hameçons), de capture (poids et nombre pour chaque espèce) et le capitaine les saisit ensuite dans un format électronique mis à disposition de l’observateur quotidiennement. Leur connaissance du milieu et leur capacité à proposer des innovations sont indispensables dans les échanges avec les scientifiques et le gestionnaire.

Historique

La flotte d’exploration de pêche de l’Union soviétique a découvert, au tout début des années 1970, un stock vierge de colin de Kerguelen (Notothenia rossii) ce qui a conduit à la mise en place d’une pêcherie au chalut de fond de grande ampleur (Duhamel et al., 2005). Cette pêcherie « libre » a rapidement fait baisser les stocks de poissons et un changement s’est opéré pour se reporter vers d’autres espèces. La création en 1978 d’une Zone économique d’exclusivité a mis fin à la pêche libre. Au milieu des années 1990, les stocks ayant encore diminué, une espèce jusqu’ici considérée comme une capture accessoire, la légine (Dissostichus eleginoides), devient la cible principale. Les chalutiers français remplacent alors rapidement les soviétiques et la technique de la palangre (lignes d’hameçons de plusieurs kilomètres posés au fond) fait son apparition à Kerguelen. La technique du chalut capturant une proportion trop importante de juvéniles, une transition vers la technique de la palangre va s’opérer au début des années 1990 jusqu’à la disparition du chalut au début des années 2000.

L’archipel de Crozet, resté quasi vierge de toute pêche en raison du caractère accidenté des fonds qui empêche le passage du chalut, va alors s’ouvrir aux palangriers. En quelques années, ce passage du chalut à la palangre a donc deux conséquences importantes :

  • les captures, accrochées à des hameçons, sont désormais accessibles aux orques et aux cachalots,

  • la palangre pouvant être déployée sur des fonds accidentés, la zone de Crozet, où réside une population d’orques, contrairement à Kerguelen, s’ouvre aux interactions.

Parallèlement à ces changements dans la pêcherie, le nombre d’observateurs scientifiques embarqués a augmenté à la fin des années 1990 pour atteindre un taux de couverture de 100% (un observateur à bord de chaque navire pendant toute la campagne de pêche) au début des années 2000, rendant possible la collecte exhaustive de données sur l’ensemble de la flottille.

Cette valeur de couverture de 100% n’est atteinte que par trois des dix-sept Organisations régionales de gestion des pêcheries (Ewell et al., 2020) et est possible dans les cas des ZEE (Zones économiques exclusives) des TAAF (Terres australes et antarctiques françaises) du fait du faible nombre de navires et de la volonté de l’administration de gérer ces territoires à fine échelle. Cette volonté s’inscrit également dans le cadre de la Convention de conservation des ressources marines vivantes antarctiques (CCAMLR) (figure 1), où la plupart des navires possèdent deux observateurs à bord en permanence.

Figure 1

Projection stéréoscopique montrant les frontières de la zone CCAMLR (traits rouges) et l’emplacement des zones importantes de déprédation / Stereo projection showing the boundaries of the CCAMLR zone (red lines) and the location of major depredation areas

Projection stéréoscopique montrant les frontières de la zone CCAMLR (traits rouges) et l’emplacement des zones importantes de déprédation / Stereo projection showing the boundaries of the CCAMLR zone (red lines) and the location of major depredation areas
CCAMLR, [En ligne], URL : https://gis.ccamlr.org/

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Rapidement, les observateurs embarqués ont spontanément consigné les premières données et pris les premières photos de ces interactions entre les captures effectuées par les engins de pêche et les mammifères. Ces informations ont permis au MNHN, responsable du suivi scientifique, de mettre en place des protocoles standardisés qui seront déployés sur l’ensemble des navires dans le cadre du Programme d’observation écosystémique des pêcheries australes (POEPA)[1]. Huit palangriers exploitent actuellement les deux archipels, représentant chaque année environ 30 campagnes de pêche de trois mois chacune.

Les taux d’interactions (nombre d’engins de pêche remontés en présence de mammifères déprédatants divisé par le nombre total remonté) avec les orques atteignent plus de 50% à Crozet contre 25% au Chili, 12% à Prince Edward et Marion, moins de 10% en Géorgie du Sud, Heard et aux Falklands. Ces valeurs sont de 75% pour les cachalots à Crozet, environ 55% à Kerguelen et au Chili, 45% aux Falklands, 30% en Géorgie du Sud, 10% à Prince Edward et Marion (Tixier et al., 2019). Face à ces taux records, les acteurs, scientifiques, pêcheurs et gestionnaires, ont immédiatement pris conscience de l’ampleur de ce phénomène, ce qui a été le moteur pour la mise en place rapide du programme. Le MNHN a développé les protocoles permettant l’acquisition des données en collaboration avec les armements et le gestionnaire. Les pêcheurs ont facilité le travail des agents en mer et le gestionnaire a permis le déploiement des observateurs sur l’ensemble des navires. Les discussions entre ces acteurs ont permis la mise en place rapide du programme d’observation sur la déprédation, nécessaire pour comprendre et quantifier le phénomène.

Progrès technologiques

En 1997, le premier carnet de pêche électronique était développé à l’initiative d’un observateur embarqué, rendant possible la saisie des données en mer sur les navires équipés d’ordinateurs. Des ordinateurs portables ont ensuite été mis à disposition des observateurs au début des années 2000 par l’administration des TAF. Toutes les données sont ainsi saisies en mer depuis le début des années 2000 dans un carnet de pêche électronique (Gasco et al., 2023) et sont ensuite compilées dans une base de données (PECHEKER) développée et hébergée par le MNHN (Martin et al., 2021).

De la même manière, les premiers clichés d’orques et de cachalots pris en mer au moyen de matériel photo personnel (au format argentique) par plusieurs observateurs ont été remplacés par du matériel numérique fourni par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de Chizé puis par l’administration des TAF. Un travail de photo-identification a été ainsi mis en place au début des années 2000, il consiste à reconnaitre chaque individu grâce aux marques, cicatrices et forme de l’aileron (orques) ou de la caudale (cachalot).

Quelles données sont récoltées ?

Les données suivantes sont récoltées pour chaque palangre, pour les orques et les cachalots :

  • La présence ou l’absence de l’espèce : si la ligne n’est pas observable pour des conditions de visibilité (météo, luminosité), cette information est également reportée pour la distinguer des observations d’absences réelles (« vrais » zéros). Ces données permettent de connaitre les palangres impactées ou non.

  • Le nombre d’individus présent autour du navire si le comptage peut être effectué. Ces informations, quand elles sont disponibles, permettent de quantifier l’impact des orques et des cachalots.

  • Le temps écoulé entre le début de la remontée de la palangre et l’arrivée des premiers individus, afin de quantifier la proportion de la palangre impactée pendant sa remontée.

  • Les interactions entre les individus et la ligne et entre espèces.

Par ailleurs toutes les observations opportunistes d’autres espèces de mammifères sont également reportées (Gasco et al., 2019).

Deux protocoles de photo-identification sont également en place :

  • Un état des lieux global et rapide (10 minutes) consistant à faire un maximum de photos d’un maximum d’individus présent autour du navire afin de connaitre les groupes d’orques impliqués.

  • Un état des lieux plus systématique (30 minutes) quand les conditions météo le permettent et consistant à faire des photos de tous les individus afin d’alimenter les catalogues d’identification et connaitre l’évolution des marques.

La formation des agents de terrain est assurée par le MNHN et comprend un volet important sur la déprédation, elle inclut des travaux pratiques de photo-identification en projetant des vidéos prises à Crozet. Environ 1000 palangres sont déployées par saison de pêche (de septembre à août) à Crozet et 3000 à Kerguelen. Le nombre de palangres non observées et observées avec présence ou absence de cachalots et d’orques pour les zones de Crozet et Kerguelen est présenté à la figure 2. Depuis le début du programme, près de 250 000 photos d’orques ont pu être collectées par les observateurs.

Figure 2

Nombre de palangres non observées et observées en présence ou absence de mammifères (Cachalots et orques) pour les ZEE de Crozet et Kerguelen / Number of longlines not observed and observed in the presence or absence of mammals (sperm whales and killer whales) in the Crozet and Kerguelen EEZs

Nombre de palangres non observées et observées en présence ou absence de mammifères (Cachalots et orques) pour les ZEE de Crozet et Kerguelen / Number of longlines not observed and observed in the presence or absence of mammals (sperm whales and killer whales) in the Crozet and Kerguelen EEZs

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Les otaries représentent une part très faible des observations, en diminution et localisées dans le temps (pendant la reproduction) et dans l’espace (au sud de Kerguelen) (Gasco et al., 2019).

Résultats et mitigation

Combinées, les données collectées pendant plus de 20 ans ont permis d’améliorer les connaissances sur plusieurs compartiments du socio-écosystème stressé par le conflit. Les analyses ont révélé que les niveaux de déprédation à Crozet et Kerguelen étaient parmi les plus élevés au monde avec environ 500 tonnes de poissons prélevées par les cétacés sur les palangres par an. En moyenne, les taux de déprédation (la proportion de captures accrochées aux hameçons et retirées par les mammifères) sont de 30% à Crozet et de 6% à Kerguelen, ce qui représente entre 250 et 300 tonnes de légines par saison (Tixier et al., 2020).

Sur le plan socio-économique, ce volume représente un manque à gagner annuel de 10 millions d'euros pour les pêcheurs et induit une augmentation de l’effort de pêche avec des coûts sociaux et financiers importants pour compenser les pertes. La pêcherie étant basée sur un système de quotas annuels par navire, la réduction des rendements de pêche causée par la déprédation engage les pêcheurs à augmenter le nombre de jours de pêche et le nombre de palangres qu’ils doivent déployer pour atteindre ces quotas. Cet effort supplémentaire n’est pas encore quantifié dans la pêcherie et aucun système de compensation financière n’est en place. Sur le plan écologique, la déprédation mène potentiellement à des changements dans le rôle des orques/cachalots en tant que prédateurs supérieurs dans l’écosystème en facilitant l’accès à une espèce en la remontant en surface, prise sur un hameçon (Clavareau et al. 2020, 2023).

Par ailleurs, l’effort de photo-identification (photos permettant de reconnaître individuellement les cétacés) produit par les contrôleurs a permis de mettre en évidence que : i) le comportement de déprédation s’est progressivement propagé au sein de la population d’orques de Crozet, jusqu’à atteindre 100% des individus en 2014 (Amelot et al., 2022), ii) certains groupes se sont spécialisés dans ce comportement, capables de suivre les navires sur environ 100 kilomètres (Auguin et al., 2024), iii) la déprédation, en permettant aux orques de capturer des proies à moindre coût énergétique, favorise leur reproduction (Tixier et al., 2015a), iv) la déprédation les expose à des pratiques illégales et létales (armes à feu) de la part de pêcheurs opérant illégalement ce qui a largement contribué au déclin de la population aujourd’hui menacée (Guinet et al., 2015; Tixier et al., 2017; Tixier et al., 2021b). Enfin, les recherches menées en collaboration avec les pêcheurs ont permis d’identifier des changements dans leur pratique pour mieux éviter la déprédation, ainsi que de tester plusieurs dispositifs d’atténuation (protection des captures, répulsifs) (Bavouzet et al., 2011; Tixier et al., 2015b).

Plusieurs stratégies permettent de diminuer les interactions avec les orques et cachalots :

  • Utiliser des palangres courtes pour diminuer le temps passé au même endroit et ainsi les probabilités pour le navire d’être détecté (Tixier et al., 2015c).

  • Manœuvrer le navire de façon à limiter le bruit (Richard, 2019).

  • Cibler des périodes et des lieux avec une probabilité d’interaction plus faible (Tixier, 2012).

Quand les mammifères sont autour du navire, la déprédation peut être limitée en :

  • Augmentant la vitesse de remontée de la ligne pour diminuer le temps d’accès aux poissons (Tixier et al., 2015c).

  • Effectuant une fuite sur une distance de plus de 100 kilomètres pour que les mammifères perdent le navire (Tixier et al., 2015c; Janc et al., 2018).

Plusieurs tentatives de pêche au casier ont été menées à l’initiative des pêcheurs afin de tester cette technique et s’affranchir de la déprédation, mais les essais, trop parcellaires, ne permettaient pas de conclure. Une campagne nommée ORCASAV a été montée en 2010 en collaboration avec les scientifiques (CNRS, MNHN, IFREMER) afin de tester à plus grande échelle la faisabilité et la viabilité de cette technique de capture. Les résultats ont montré que si la déprédation était solutionnée, le niveau de capture des meilleurs modèles de casier n’était pas suffisant pour atteindre le seuil de rentabilité (Gasco et al., 2010).

Au début des années 2010, un des armements a testé un répulsif acoustique nommé ORCASAVER. Un protocole a ensuite été mis en place en collaboration avec les pêcheurs afin de collecter des données sur l’effet observé sur les mammifères et répondre de façon objective à la question de son efficacité. L’inefficacité de ce système a pu être démontrée et son utilisation, potentiellement néfaste pour les mammifères en raison de l’intensité du signal émis, abandonnée (Tixier et al., 2015b).

La photo-identification a permis de montrer que les individus observés à Crozet effectuaient des voyages jusqu’à Kerguelen (Tixier et al., 2016, 2021b), 1300 kilomètres plus à l’est, faisant craindre un déplacement des taux de déprédation de Crozet à Kerguelen. Sur l’avis des scientifiques, le gestionnaire a mis en place, d’une part une obligation pour les navires d’effectuer une route plein nord en partant de Crozet avant de mettre le cap sur Kerguelen afin d’éviter la possibilité de suivi par des individus et d’autre part l’arrêt immédiat de la pêche en présence d’orques à Kerguelen dans un périmètre autour du point de contact.

Notre expérience, acquise par le biais de la mise en place rapide de la collecte de données, a pu être partagée avec d’autres acteurs travaillant dans les eaux de la Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique (CCAMLR). Un guide décrivant la photo-identification a été élaboré (Gasco et al., 2013) et présenté à la CCAMLR. Suite au groupe de travail organisé par COLTO (Coalition of Legal Toothfish Operators) auquel les auteurs ont participé en mars 2016 à Punta Arenas (Chili), un guide de la collecte de données a été produit (Gasco et al., 2016). La présentation et la publication des résultats obtenus pour les zones de Kerguelen et Crozet ont montré l’importance de nos travaux et ont conduit à la mise en place par la CCAMLR de protocoles de collecte de données sur la déprédation après leur adoption au cours des ateliers de travail SISO (Scheme of International Scientific Observation) qui se sont tenus à Buenos Aires (Argentine) en juillet 2017.

Conclusion

L’exemple de la pêcherie à la légine des archipels de Kerguelen et Crozet démontre l’importance des connaissances scientifiques dans le développement de solutions à la déprédation. Dans cette pêcherie, les efforts de recherche ont permis des avancées majeures dans la compréhension des mécanismes socio-écologiques déterminant l’établissement et l’intensité de la déprédation des orques et des cachalots sur les légines capturées par les pêcheurs sur les palangres. Ces avancées n’auraient pas été possibles sans une collecte à long terme de données de qualité par des agents de terrain formés pour ce travail, ainsi que la collaboration entre le gestionnaire (employeur des agents), les organismes scientifiques (mise en place des protocoles, acquisition et analyses des données) et les pêcheurs (connaissance du terrain et contribution au programme) (Tixier et al., 2022). Les données ont permis de détecter et de mesurer les impacts de la déprédation sur les trois composantes principales du socio-écosystème stressé par le conflit : les coûts socio-économiques pour les pêcheurs et leur activité, les effets positifs et négatifs du comportement sur les populations de cétacés (en mettant notamment en lumière le déclin de la population d’orques en grande partie causé par des interactions avec une pêcherie illégale persistant dans la région), et la pression de pêche accrue sur les stocks de poisson. Cette pression est aujourd’hui prise en compte dans les modèles d’évaluation de stock permettant ainsi de mieux conseiller le gestionnaire sur les limites de capture pour les saisons à venir. Combinées à des efforts de développement de solutions technologiques (casiers et répulsifs par exemple), les données collectées par les agents de terrain ont également permis d’identifier les aspects de la pratique de pêche pouvant influencer les niveaux de déprédation, et ainsi produire des recommandations aux pêcheurs en matière de stratégies pouvant les aider à éviter les interactions avec les orques et les cachalots.

Toutefois, si la pêcherie de Kerguelen et Crozet bénéficie de niveaux de suivi et de connaissances sur la déprédation élevés par rapport à ceux d’autres pêcheries confrontées au même phénomène, le conflit associé au comportement persiste et la situation de coexistence durable entre pêcheurs et prédateurs marins n’est pas encore atteinte. Les facteurs pouvant expliquer ce constat incluent : i) les solutions technologiques d’atténuation de la déprédation, comme les dispositifs de protection des captures ou les répulsifs, demeurent limitées car remplissant difficilement toutes les conditions nécessaires de mise en œuvre (compatibilité avec le matériel de pêche avec coûts socio-économiques mineurs et sans impact sur les prédateurs marins et leur environnement, et cetera), ii) des manques de connaissances persistent sur des aspects essentiels à la compréhension des mécanismes de la déprédation tels que les facteurs engageant les cétacés à prendre la décision d’aller interagir avec les engins de pêche (distribution naturelle et degré de co-occurrence spatio-temporelle avec les activités de pêche, proies naturellement recherchées et leur disponibilité, distance à laquelle ils détectent les navires, effets individuels tels que l’expérience ou la personnalité, et cetera), iii) le manque d’accompagnement dans la mise en place de changements dans la pratique de pêche visant à éviter la déprédation, avec estimations des coûts socio-économiques et écologiques que pourraient engendrer des déplacements de l’effort de pêche par rapport aux bénéfices d’atténuer la déprédation, iv) la dimension dynamique de la déprédation, avec des cétacés capables d’apprentissage et d’adaptation aux stratégies mises en place par les pêcheurs pour les éviter, et enfin v) la difficulté de produire des recommandations intégrées, prenant en compte les composantes socio-économiques et écologiques de la déprédation, mais aussi les autres volets de la réglementation (comme la réglementation liée à la taille des captures, aux captures accessoires et accidentelles, aux zones, et cetera) que doivent suivre les pêcheurs dans leurs opérations.

Face à ces limites et difficultés, et pour progresser dans l’identification de solutions durables, les efforts de recherche s’orientent aujourd’hui vers des approches transdisciplinaires, à l’interface entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales, articulant les expertises telles que l’écologie marine et les sciences halieutiques, l’éco-anthropologie, la géographie politique et la politique environnementale. Il s’agit de produire une information d’aide à la décision plus complète, au niveau des ajustements possibles dans les pratiques de pêche, mais aussi du mode de gestion du conflit associé à la déprédation. Par ailleurs, de nouvelles voies de collecte de données sont développées, comme des données permettant d’accéder au savoir et à la perception des pêcheurs, et de davantage prendre en compte ces éléments dans les processus de réflexion et de décision sur les adaptations possibles à la déprédation. Parmi ces adaptations, et au-delà de modifications des pratiques de pêche ou du développement de dispositifs technologiques, un travail sur les degrés de tolérance des grands prédateurs marins par les acteurs de la pêche sera réalisé pour examiner les leviers possibles vers une meilleure acceptation du conflit associé à la déprédation, un élément clé à la coexistence.