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Commençons cette recension en utilisant la même citation que celle que l’auteur donne au début de son introduction : « As Michael Cronin writes (2003: 68), translators in the twenty-first century have become important social and political agents ». Cette phrase résume bien le sujet du collectif Representing Translation. Publié par la maison d’édition américano-britannique Bloomsbury, l’ouvrage est classé dans la catégorie « Film and Media », puis dans la sous-catégorie « Media Theory ». Ces précisions nous rappellent que les articles examinent la représentation de la traduction et de l’interprétation dans les médias, en mettant l’accent sur le cinéma.
L’introduction est rédigée par Dror Abend-David, directeur de ce recueil, où il explique que Representing Translation pousse plus loin la réflexion entamée dans le collectif Media and Translation (2014) qu’il a également dirigé et qui est publié chez Bloomsbury. Media and Translation avait pour objectif de créer des liens entre les disciplines de la communication et de la traductologie : deux champs qui étudiaient jusque-là la place de la traduction[1] dans les médias de manière indépendante. Pour revenir à Representing Translation, Abend-David nous rappelle que depuis le début du XXIe siècle, la traduction, les traductrices et les traducteurs sont de plus en plus présents dans les médias, particulièrement au cinéma, à la télévision et dans la publicité. Ces représentations fictives de la traduction démontrent clairement que les traductrices et les traducteurs ne sont pas des personnages invisibles. L’exemple qui, selon nous, résonne le plus avec le public occidental est le film The Interpreter (2005) de Sydney Pollack, où Nicole Kidman tient le rôle principal (nous devons toutefois déclarer notre préjugé favorable : ce film nous a marquée. Alors que nous fréquentions le cégep, son visionnement nous a amenée à nous interroger sur les carrières en traduction et à nous renseigner sur les études dans ce domaine!). Pour les adeptes de séries portant sur la discipline médicale, Abend-David rappelle que lorsque le revêche Dr House a besoin d’une traduction du néerlandais vers l’anglais, il préfère retenir les services d’une effeuilleuse bilingue exerçant son métier en ligne plutôt que de communiquer avec une traductrice professionnelle. Cet exemple illustre parfaitement le statut précaire de la traduction, et le manque de reconnaissance de la profession dans la société. Representing Translation vise l’exploration des cas de figure où la traduction est présentée à l’écran tandis que cette pratique se passe habituellement derrière l’écran, pensons au doublage et au sous-titrage. On y aborde les thèmes de la traduction (des traductrices et des traducteurs) dans le genre dramatique au cinéma et à la télévision; des traductrices et des traducteurs dans le rôle principal; des traductrices et des traducteurs en tant qu’agents, agents doubles et négociateurs; de la traduction (des traductrices et des traducteurs) dans les nouveaux médias; de la traduction et des communications mondiales; de la présentation de textes visuels à l’aide d’autres techniques comme le sous-titrage et l’audiodescription; de la traduction des films multilingues ainsi que de la traduction en publicité (p. ix).
L’ouvrage se décline en neuf chapitres. Pour chacun d’eux, le directeur soumet un titre – court et accrocheur – et rédige une note introductive d’une page. Cette dernière présente et contextualise le texte qui suit, et en plus permet au lectorat de juger de sa pertinence et de son intérêt au regard de ces domaines de recherches. Chaque chapitre ne contient qu’un seul article, une étude de cas articulée sur une vingtaine de pages, proposant son propre titre; ils sont signés d’autrices, un seul est une collaboration autrice-auteur.
Dans les prochains paragraphes, nous proposons de présenter chaque article afin que la personne qui parcourt ce compte-rendu puisse déterminer les thématiques les plus susceptibles de contribuer à sa propre réflexion traductologique. Comme pour tout autre collectif composé d’études de cas, nous croyons que Representing Translation se prête davantage à la consultation des articles selon les préférences qu’à une lecture complète de la première à la dernière page.
Le premier article explore les notions de « traducteur ou traductrice universelle » dans les séries cultes de science-fiction Doctor Who et Star Trek. Erga Heller se penche sur la manière dont les langues étrangères (incluant les langues anciennes et extraterrestres) sont traitées dans ces deux séries. Elle explique également les moyens narratifs mis en oeuvre : le Doctor Who, de la série du même nom, comprend et parle toutes les langues qui existent alors que les autres personnages ont recours au circuit de traduction du TARDIS. Dans Star Trek, on présente l’intelligence artificielle d’une machine à traduire pour rendre toutes les langues orales (un concept qui relève encore de la fantaisie de nos jours, et ce, en dépit des avancées spectaculaires de la traduction automatique neuronale). L’autrice détaille le fonctionnement et l’apparence de cette machine inspirée de la grammaire universelle de Chomsky (p. 7). Malgré leur recours à la traduction automatique, les deux séries illustrent l’importance de l’intervention humaine, les machines étant régulièrement confrontées à l’absence d’équivalences lexicales ou culturelles. Il s’impose de mettre en garde le lectorat potentiel : nous devons souligner que notre ignorance des deux séries a nui à notre compréhension de ce texte.
Le deuxième article, signé par Ying Xiao, aborde la traduction chinoise de l’adaptation cinématographique d’Hamlet de Laurence Olivier. L’autrice commence par un historique des projections étrangères en Chine, puis survole les différentes pratiques de traduction : sous-titres, résumé hors champ et doublage. Elle revient ensuite à Hamlet et explique comment ce film, doublé par le Shanghai Dubbing Studio en s’inspirant de la traduction de la pièce originale effectuée par Bian Zhilin, permet de resituer la tragédie de Shakespeare et son personnage principal au coeur de l’idéologie marxiste. On y insiste sur le rôle clé joué par Sun Doalin qui incarne le personnage d’Hamlet. Sun, figure majeure du cinéma chinois du milieu du XXe siècle, donne vie à la traduction de Bian.
Kayoko Takeda, dans le troisième article, se penche sur l’interprétation au grand écran en analysant la manière dont les interprètes sont représentés dans trois films : Ip Man (2008), The Railway Man (2013) et The Arrival of Wang (2011). Ils mettent en scène des conflits et des guerres où l’interprète y tient soit le rôle principal, soit un rôle important. Dans Ip Man, Li, policier chinois, est forcé d’agir comme interprète pour les militaires japonais, et afin d’aider et de protéger les siens, il module ses interventions. Le deuxième film propose une adaptation cinématographique des mémoires d’Éric Lomax qui fut torturé par les forces japonaises alors qu’il était prisonnier de guerre en 1942. Takashi Nagase agit à titre d’interprète pendant les interrogatoires. Étant donné que l’interprète est présenté par l’entremise des souvenirs de Lomax, celui-ci est perçu comme un facilitateur. De plus, lors de la défaite des Japonais, Nagase se définit en tant que « simple traducteur », la défense classique invoquée par les interprètes accusés de crimes de guerre. Dans le dernier film, production de science-fiction italienne à petit budget, les extraterrestres parlent le chinois. Le personnage principal, Gaia Aloisi, est une interprète sino-italienne. On lui demande d’accepter un contrat gouvernemental secret et urgent. Elle servira d’interprète dans le cadre de l’interrogatoire de Mr. Wang, un extraterrestre aux allures de calmar qui explique avoir appris le chinois parce que c’est la langue la plus parlée sur la planète Terre. L’agressivité de l’interrogateur éveille la sympathie de l’interprète; elle avertit même ce dernier qu’elle ne rend pas les commentaires désobligeants qu’il formule à l’égard de Mr. Wang. Tous ces films présentent des thèmes éthiques, mais seul le dernier met en scène une interprète professionnelle. Ils soulèvent aussi des questions sur la manière dont les interprètes qui travaillent en période de conflit sont perçus : défenseurs, facilitateurs, traîtres. Cette réflexion nous semble d’autant plus pertinente qu’au cours des récentes semaines, grand nombre d’interprètes ayant travaillé pour les forces occidentales ont cherché désespérément à fuir l’Afghanistan après que les talibans aient fait tomber le gouvernement.
Le quatrième article de Chiara Bucaria examine les protestations qui ont été diffusées sur Twitter après la retransmission du premier épisode de la série How to Get Away With Murder par un grand télédistributeur public en Italie et qui a subi la censure en raison d’une relation sexuelle entre deux hommes. Puisque la série a d’abord été doublée et présentée par une chaîne câblée payante, les personnes familières avec la version présentée par cette chaîne ont pu constater la suppression de la scène lors de sa rediffusion. L’autrice explique que les attentes et les réactions des auditoires par rapport aux adaptations audiovisuelles ont changé et que les traductions intégrales sont préférées. D’ailleurs, les médias sociaux comme Twitter permettent d’avoir accès aux préférences et aux perceptions du public. Chiara Bucaria analyse le contenu de divers gazouillis afin de mettre en lumière des points communs.
Dans le cinquième article, Delia Chiaro étudie les amours chez des protagonistes multilingues dans les comédies romantiques, au moment où deux langues se rencontrent provoquant des effets comiques. Lorsque deux personnes qui s’expriment dans des langues différentes deviennent amoureuses, nous sommes généralement en présence d’un coup de foudre (« love at first sight »). En effet, dans ces cas, la communication passe par les yeux, ce qui fait ressortir l’importance du regard et des contacts visuels. L’autrice se penche néanmoins sur le rôle de l’humour linguistique dans les comédies romantiques où des amants de langues et de cultures différentes sont présentés. L’accent est mis sur des films où la langue étrangère est l’italien, ce qui s’explique sans doute par les origines de l’autrice.
« Audio Description for All? » de Iwona Mazur est le sixième du recueil et il traite du rôle que peut jouer l’audiodescription qui vise le grand public alors que l’objectif premier est de rendre accessible des codes sémiotiques visuels aux personnes malvoyantes. L’audiodescription est un procédé de description par le moyen d’un texte en voix hors champ des éléments du contenu visuel pour un film, une série télévisée, une pièce de théâtre, un opéra, une exposition muséale, un événement sportif, entre autres. L’audiodescription peut être effectuée en direct ou être préenregistrée, et décrit par exemple les éléments spatiotemporels, l’action ou les oeuvres d’art. Elle peut aussi s’adresser à des destinataires secondaires, à savoir des personnes voyantes dont les profils sont variés : enfants vivant avec un trouble dys ou un TDAH, des personnes âgées présentant des difficultés cognitives ou simplement des personnes qui éprouvent un problème à suivre un film où l’action se déroule à un rythme effréné. L’audiodescription sert également les apprenants d’une langue seconde, sans oublier les personnes qui écoutent la télévision tout en effectuant d’autres tâches comme le tricot. Ainsi, l’autrice expose en détail les bienfaits de l’audiodescription pour les destinataires secondaires : les bénéfices cognitifs, linguistiques, esthétiques et expérientiels ainsi que sociaux.
Le septième article, écrit par Zoë Pettit, s’intéresse à la traduction dans les films multilingues sud-africains. L’autrice y analyse des stratégies de traduction dans ces films afin d’en dégager les grandes tendances. En effet, comme l’Afrique du Sud compte onze langues officielles, le multilinguisme et le « code-switching » font partie de la réalité quotidienne qui est dépeinte dans le cinéma. Ainsi, l’autrice étudie les versions françaises (sous-titrage et doublage) de quatre films dont les versions originales présentent des dialogues dans des dialectes anglais sud-africains et des langues africaines. Elle cherche à établir les résultats produits par deux grandes catégories de stratégies de traduction, à savoir l’élimination et l’inclusion des éléments multilingues. Sa conclusion rappelle l’importance de la troisième langue (la langue étrangère), car sa présence exerce toujours une fonction.
Ying Cui et Yanli Zhao présentent une antithèse dans le huitième article, selon le directeur Abend-David, puisqu’en publicité, l’accent n’est pas mis sur la traduction, mais bien sur des procédés qui permettent d’effacer l’origine étrangère du texte de départ comme la domestication et la localisation. Ainsi, l’article aborde la traduction publicitaire de l’anglais vers le chinois, par l’étude d’un corpus publicitaire bilingue. L’analyse révèle trois types d’adaptation (ou de localisation) qui sont effectués pour les éléments de contenu et pour les formes d’expression. En matière de contenu, il est question des adaptations pour se conformer aux normes esthétiques chinoises ou aux valeurs chinoises traditionnelles, en plus de question d’ajouts d’imagerie folklorique. Quant aux formes d’expression, on y traite de l’usage de structures à quatre caractères, de l’inclusion de locutions chinoises ou de références à des poèmes chinois et de la simplification de la formulation (pour ce qui touche aux jeux de mots et aux références à des poèmes ou à des chansons anglaises).
Finalement, le neuvième article marque un retour au cinéma. L’auteur du chapitre, Dror Abend-David, s’intéresse à la non-traduction, à savoir l’inclusion de scènes dans une langue étrangère. Il rappelle que le multilinguisme n’est pas un procédé nouveau au cinéma. S’il est présent dans les films depuis les années 1960, depuis les années 2000 la quantité, la qualité et la diversité des dialogues en langues étrangères augmentent. Abend-David analyse deux instances où la présence significative et non stéréotypée du yiddish est attestée : la scène introductive de l’épisode 11, de la 4e saison de The West Wing et la scène introductive du film A Serious Man. Le yiddish étant, selon l’auteur, une langue sans locuteur, son usage est symbolique et est important pour deux raisons : illustrer l’usage des langues étrangères et la fonction dramatique de la traduction. L’analyse approfondie du film A Serious Man permet à Abend-David d’examiner la réception critique et la signification de la scène en yiddish.
À l’inverse d’une monographie qui exposerait les considérations théoriques et historiques de la représentation de la traduction dans les médias contemporains, Representing Translation offre plutôt diverses études de cas qui explorent des situations aussi variées qu’intéressantes, allant du cinéma aux médias sociaux, en passant par l’audiodescription. La représentation de la traduction dans les oeuvres de fiction est de plus en plus étudiée dans la traduction, pensons, par exemple, à The Fictions of Translation (2018) dirigée par Judith Woodsworth. La présence grandissante de traductrices et de traducteurs dans les films, les séries télévisées et les oeuvres littéraires est, à notre avis, une preuve que nous ne sommes plus invisibles, contrairement à ce qu’affirmait Venuti (2017 [1995]). Representing Translation de Dror Abend-David s’inscrit dans cette volonté de mettre en lumière la visibilité des traductrices et des traducteurs en analysant des cas de figure où la traduction est à l’avant-plan au grand et au petit écran.
Parties annexes
Note
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[1]
Nous sommes d’avis que Abend-David utilise « traduction » (translation, en anglais) dans son sens le plus large, à savoir le passage d’une langue à l’autre, ce qui inclut bien sûr l’interprétation, mais aussi la présence des langues étrangères dans les médias.
Bibliographie
- Venuti, Lawrence (2017 [1995]). The Translator’s Invisibility. Londres et New York, Routledge.
- Woodsworth, Judith (2018). The Fictions of Translation. Amsterdam et Philadelphie, John Benjamins Publishing.