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Introduction

La question du succès de l’alexandrin français à partir du XVIe siècle a quelque chose de paradoxal. La manière exacte dont il s’est imposé dans la littérature nationale demeure mystérieuse. L’alexandrin n’a pas toujours eu la place qu’il a occupée par la suite : le XVIe siècle apparaît comme la période charnière de sa conquête progressive. En effet, le vers « par excellence » de la poésie française avant cette période, c’est le décasyllabe. Lorsque Jodelle fait paraître la Cléopâtre captive en 1553, il écrit deux actes en alexandrins : une utilisation aussi massive est une véritable nouveauté. Bien que l’alexandrin ait connu un certain succès dans la traduction de l’italien (les Trionfi de Pétrarque traduits par Symon Bourgouyn vers 1524, par exemple), l’entreprise de Jodelle est inédite dans une pièce originale en langue vulgaire.

Cinquante ans plus tard, le contraste ne pourrait pas être plus saisissant : l’alexandrin est devenu le vers quasi exclusif du dialogue dans la poésie dramatique française[1]. L’aspect le plus étonnant de cette évolution, cependant, reste qu’une transformation aussi radicale des habitudes métriques ne semble pas, à l’époque, faire l’objet d’un intérêt particulier. Les Recherches de la France d’Étienne Pasquier[2] portent témoignage du succès de la Cléopâtre captive. Dans ce compte-rendu pourtant, on ne trouve aucune trace de la nouveauté que représente l’adjonction d’un vers jusque-là réservé à quelques usages très spécifiques. L’étonnement grandit encore, si l’on prend en considération le contexte historique. En effet, d’après Henri Chatelain, le vers qui gagnait le plus en popularité au XVe siècle, jusqu’à redevenir le vers majeur en français grâce aux grands Rhétoriqueurs du début du XVIe (après l’avoir déjà été aux XIIe et XIIIe siècles) était le décasyllabe. Un siècle avant la période qui nous intéresse spécifiquement, l’utilisation du vers de 12 syllabes est, d’après Chatelain, « sporadique » (1974, p. 236). Les poètes qui utilisent de plus en plus l’alexandrin mettent en place une véritable innovation face à laquelle le silence des réactions contemporaines peut étonner, silence qui peut expliquer pourquoi la critique s’est relativement peu intéressée à cette question. Les auteurs ou les théoriciens du XVIe siècle ne fournissant aucune explication directe à l’évolution radicale de ce choix métrique, la difficulté de traiter de cette question vient de n’avoir à proposer que des hypothèses. J’ai déjà eu l’occasion ailleurs de me pencher sur l’importance de la réinterprétation de l’héritage antique dans ce choix et dans cette évolution (v. Denoyer, 2019).

Le travail de G. Peureux (2009) apporte des éléments essentiels de contextualisation. Les études réunies par V. Lochert et Z. Schweitzer (2012) dans Philologie et théâtre – Traduire, commenter, interpréter le théâtre antique en Europe (XVe-XVIIIe siècle) aident à mieux comprendre le contexte de la redécouverte européenne du théâtre antique, notamment les articles de J.-F. Chevalier et de T. Karsenti. Deux articles émettent des hypothèses précises sur l’« apparition » de l’alexandrin. K. Togeby suggère que l’alexandrin a resurgi au cours du XVIe à l’imitation « […] du trimètre ïambique des tragédies antiques » (1967, p. 270). Il précise que c’est la traduction de pièces antiques qui aurait permis la réémergence de l’alexandrin (ibid., p. 271). H. Naïs donne la même origine au phénomène : « La preuve me paraît faite : c’est par la tragédie que l’alexandrin a fait son entrée victorieuse dans la littérature française » (1968, p. 1653). Les idées proposées par Togeby et Naïs ont été renforcées par O. Halévy (2003). Je formule, à la suite de Togeby, Naïs ou Halévy, l’hypothèse selon laquelle les poètes et/ou théoriciens du XVIe siècle ont pu voir l’alexandrin comme le véhicule idéal de la traduction des pièces antiques, de même qu’un compromis acceptable entre les théories des Anciens sur le rythme, et les exigences linguistiques propres du français.

Néanmoins, la dimension politique de ce choix, notamment dans son rapport à la rhétorique, n’a été, à ma connaissance, que peu mise en évidence. Dans les prochaines lignes, j’aimerais explorer cette autre direction possible pour expliquer le succès progressif de l’utilisation de l’alexandrin au théâtre : l’aspect politique. Là encore, il s’agit d’un phénomène assez peu abordé, tant par les observateurs de l’époque que par la critique contemporaine, et dans lequel la traduction joue un rôle majeur, qu’elle porte sur les tragédies elles-mêmes, ou sur des notions de rhétorique directement héritées de l’univers antique. Pour des raisons génériques dont on précisera les spécificités infra, cette étude ne portera que sur le genre tragique, car c’est bien lui qui porte la charge proprement politique qui devient celle du théâtre au temps des humanistes.

L’alexandrin s’est donc sans doute imposé dans le théâtre du XVIe siècle par le biais de la traduction. Le vers de 12 syllabes est « redécouvert » par certains penseurs et poètes du début du XVIe siècle, d’abord pour traduire les grandes oeuvres italiennes de Pétrarque et Dante. Cependant, l’alexandrin est très vite devenu le « rythme » choisi par des poètes comme Bochetel, Lazare de Baïf ou Sébillet pour traduire en français les grands textes du théâtre antique. Cela se fait aussi sous l’impulsion d’une conception nouvelle de la traduction, qui commence à se détourner de l’intérêt pour la seule sententia des oeuvres, et veut désormais prêter une attention plus soutenue aux mots eux-mêmes, à l’exemple d’Érasme dans ses traductions en latin de pièces grecques. Dès lors, le vers de 12 syllabes apparaît comme le parfait outil de traduction : il est l’équivalent syllabique exact de la forme pure du trimètre grec et du sénaire latin[3]. En outre, comme le montrent les critiques de Ronsard à son égard[4], le sentiment de sa proximité avec la prose au XVIe siècle le rend idéal pour traduire des dialogues en recréant le rythme et la dynamique de la conversation. En fait, l’alexandrin paraît être un point d’équilibre : l’histoire de son utilisation en France, dans les chansons de geste notamment, semble le destiner aux sujets graves, aux personnages nobles; la « suspicion » de prosaïsme, évoquée par Ronsard, le renvoie vers le discours, la conversation – aussi l’alexandrin se tient-il sur la crête de ces deux exigences contradictoires. Cela crée des phénomènes stylistiques et poétiques inédits, dont jouent les Baïf, les Bochetel, tant à travers la longueur du vers, qu’à travers son caractère symétrique. Faisant leur le principe de la varietas, ils profitent de la longueur et de la césure pour créer des rythmes plus souples, plus variés que ceux du décasyllabe ou de l’octosyllabe, qui paraissent à leurs yeux souffrir, pour ce qui est de la traduction des trimètres et sénaires en tout cas, d’un manque d’« espace »[5]. En utilisant un vers plus long, les traducteurs gagnent donc d’abord une liberté sémantique, qui leur donne l’impression de disposer d’un plus grand « espace de discours » pour traduire[6]. S’appuyant sur C.-G. Dubois[7], Halévy considère que l’alexandrin, par « sa longueur et sa “souplesse” [installe] la langue d’usage dans les formes poétiques »; ainsi, « l’alexandrin serait lié à l’utilisation des inflexions de la voix dans la langue poétique » (2003, p. 10). De fait, ce triomphe progressif de l’alexandrin dans le théâtre de traduction, d’abord, puis dans les compositions originales, s’accompagne aussi d’une évolution rhétorique, l’alexandrin étant plus souvent associé au pathos tragique et au style vehemens dans les discours de personnages[8]. La réelle importance de l’alexandrin, en fait, est de permettre l’affleurement du discours des personnages – ou plutôt de la violence émotionnelle de ces discours, des bouleversements dont la parole des personnages antiques rend compte. Soudain, à l’aide de l’alexandrin, la parole théâtrale n’a plus pour but de délivrer un message de nature religieuse, mais elle rend compte de l’émotion violente de personnages fictifs. La poésie théâtrale se laisse ainsi envahir par la puissance des affects, qui transforment et forgent les discours.

1. L’alexandrin, un choix politique

L’évolution de la langue française et la redécouverte des tragédies athéniennes ont donc joué un rôle majeur. L’aspect politique de cette évolution me semble implicite, en raison du prestige intrinsèque attaché progressivement à ce vers d’une part, et de son rapport privilégié au genre tragique, éminemment politique, d’autre part.

1.1 L’alexandrin, vers prestigieux

Si le décasyllabe reste le vers le plus employé de la poésie française dans la première moitié du XVIe siècle, l’alexandrin voit aussi se construire en parallèle une réputation de vers « héroïque ». Ce caractère prestigieux se fonde encore dans la préoccupation de la traduction : Jean Lemaire de Belges s’efforce ainsi de traduire en alexandrins des épigrammes latines ou de très courts extraits d’Ovide et Virgile, en hexamètres dactyliques (vers épique des épopées grecques et latines) à l’origine. Halévy commente par exemple la traduction par Jean Lemaire de l’épitaphe latine de Gaston de Foix, composée en vers asclépiades, qui sont eux-mêmes des dodécasyllabes en latin :

la traduction de Lemaire utilise donc sans doute la proximité syllabique entre les deux vers pour transposer le vers asclépiade latin en alexandrin français. Mais cette transposition n’est pas uniquement technique. […] elle est également une façon d’utiliser le prestige de la métrique latine pour construire une forme française aussi solennelle que les compositions antiques.

2003, p. 289

Pur équivalent syllabique, l’alexandrin donne à la traduction un lustre particulier, tout autant par la rareté même du vers en ce début de siècle, que par sa proximité avec l’original. C’est le même raisonnement qui, d’après Halévy, pousse d’autres auteurs à traduire l’hendécasyllabe italien de Dante ou Pétrarque par un vers plus long :

Cet effort de fidélité [au texte italien] appellerait plutôt le décasyllabe. Accompagné d’une rime féminine, celui-ci possède en effet la même structure métrique que les hendécasyllabes de ces poèmes. Mais la langue et la versification italiennes permettent davantage de contractions qui rendent l’expression plus dense […]. Les deux traducteurs utilisent donc l’alexandrin pour conserver la densité du texte italien.

ibid., p. 304[9]

Comme le formule Halévy, un décasyllabe français à terminaison féminine imiterait très bien la structure métrique du vers italien, où la césure, notamment dans l’épopée, tombe très majoritairement sur la quatrième ou la sixième syllabe, comme dans le vers français de dix syllabes. Pourtant, pour des raisons linguistiques, les traducteurs du début du siècle se sont tournés vers l’alexandrin[10]. Ce faisant, ils ont aussi donné à ce vers tout le prestige dont jouissaient les grands poètes italiens en France à cette période, et l’alexandrin a pu être ainsi associé à Dante et Pétrarque qui furent pour les humanistes de si puissants modèles. Le rayonnement du vers de 12 syllabes peut aussi s’expliquer, ajoute Halévy, par l’influence d’Alessandro Pazzi de’ Medici, qui avait publié en 1524 une traduction en italien de trois tragédies grecques, Oedipe Roi, Iphigénie en Tauride et le Cyclope :

désireux de trouver un équivalent italien du trimètre ïambique, il invente pour les répliques de ses pièces des dodécasyllabes sans rime ni césure qui transposent selon lui à la fois le prosaïsme du trimètre ïambique et le nombre de syllabes de sa forme pure.

ibid., p. 318

Bien que nous n’en ayons pas la preuve formelle, il est tout à fait possible que Baïf ait eu connaissance de cette tentative, et qu’il ait décidé de s’en inspirer pour ce qui est la première traduction intégrale d’une tragédie grecque en français et en alexandrins : Électre. Pour conclure sur cette question de la gloire attachée à l’alexandrin, je renvoie aussi aux conclusions d’Halévy sur l’alexandrin comme vers de la représentation royale, notamment chez François Ier (ibid., v. pp. 181 sq.). Le roi a beaucoup utilisé ce mètre encore rare à son époque, pour tous types de poèmes et tous types de tons, « [c]ette variété fonctionnelle suggér[ant] que le vers exprime moins le contenu du poème que la dignité royale du poète » (ibid., p. 187), le roi contribuant ainsi à l’« émergence d’une véritable fonction idéologique du vers » (ibid., p. 182), en apportant à l’alexandrin tout le prestige de la dignité royale.

1.2 Le genre tragique, vecteur de politique

La tragédie possède une portée politique qui ne souffre, dès le XVIe siècle, aucune contestation. J’entends ici politique en un sens très large : tout ce qui concerne la représentation et la discussion des enjeux de pouvoir. La tragédie peut ainsi être politique dans ses thématiques, bien sûr; ses conditions de représentation, notamment à Athènes, l’inscrivent également dans un cadre qui rejoint les enjeux politiques au-delà même de la seule fiction théâtrale. Cette valeur est évidente dans l’Antiquité et, lorsque les penseurs du XVIe siècle redécouvrent le genre, ils ne peuvent qu’y être sensibles, surtout dans le cas de la tragédie grecque. On retrouve sous la plume de nombreux auteurs la définition de la tragédie comme un genre dévolu à la représentation des hauts personnages, c’est-à-dire de ceux qui exercent le pouvoir[11].

La tragédie grecque est liée de manière intrinsèque au fonctionnement politique et religieux de la cité; elle est représentée pendant les fêtes de Dionysos, devant les Athéniens rassemblés. Les sujets traités, pour la plupart d’ordre mythique, font souvent référence à l’organisation même de cette cité. Dans la tragédie, dit P. Vidal-Naquet dans un entretien avec B. Mezzadri,

c’est un fait incontestable que la cité se met en question elle-même. Elle ne se représente pas directement – ce qu’elle fait dans la comédie : dans la comédie vous avez une représentation directe –, mais elle procède à cette espèce de questionnement qui est la grandeur de la tragédie.

1999, p. 43

Le problème qui se pose en réalité aux humanistes qui redécouvrent la tragédie est moins l’aspect essentiellement politique des textes, que la viabilité éventuelle de cet aspect à l’époque où eux-mêmes vont tenter de les traduire ou d’en créer de nouvelles en se basant sur le modèle athénien. L’évidence de la valeur politique des tragédies ne peut plus avoir cours à une époque où les institutions et les structures politiques de la cité grecque n’existent plus. À une question de Mezzadri sur la difficile représentation du choeur antique à notre époque, Vidal-Naquet répond : « On ne peut pas ressusciter le dialogue entre la cité et le théâtre! Il faudrait rendre aussi l’ecclèsia, la boulè : c’est absolument impossible… [sic] » (ibid., p. 45). Il souligne ainsi le rapport inextricable entre la portée politique originelle de la tragédie grecque, et l’organisation de la cité telle qu’elle était conçue. Évidemment, il ne s’agit pas de poser une équivalence stricte entre la représentation contemporaine de tragédies grecques elles-mêmes, et la recréation d’un modèle à l’antique par les humanistes. La phrase de Vidal-Naquet me paraît cependant mettre en relief un problème essentiel : le choeur de la tragédie grecque n’a pas seulement une fonction esthétique, mais sa spécificité se comprend également dans une perspective sociale et politique. L’exemple particulier du choeur me paraît mettre en évidence de manière plus globale le rapport que les humanistes pouvaient entretenir avec la portée politique du genre tragique. La tragédie grecque était bien sûr politique dans la représentation des « hauts » personnages, mais elle l’était aussi à travers bien d’autres dimensions[12]. Les recherches de Vernant et Vidal-Naquet (1972) ont notamment mis en avant une dimension politique des tragédies grecques, et il ne s’agit aucunement de plaquer de manière anachronique des analyses qui furent les leurs sur la réception des mêmes tragédies par les humanistes. Néanmoins, si ces humanistes ont principalement réinvesti la dimension politique de la tragédie à travers le type de personnages représentés, je ne crois pas qu’ils aient totalement ignoré les autres aspects « politiques » de la tragédie antique. Sébillet semble en donner l’idée dans L’Art Poétique François (1910 [1548], pp. 161 sq.). Commentant la propension des Français à s’approprier les formes étrangères, il établit une comparaison entre la tragédie antique et la moralité, qu’il considère comme une adaptation française de ces tragédies. Il ajoute :

Et cela [reprise de la proposition précédente, qui qualifie la manière dont les Français prennent les thèmes et les leçons morales des tragédies] faisons nous aus jeus publiques et solennelz : ésquels, soient en Theatres ou sales, gardons nous encore quelque ombre dés jeus Amphithéatraus et sceniques tant célébrés par le passé. Enquoy véritablement nous sommes loin reculéz de la perféction antique, a cause que la faveur populaire desirée en premiére ambition par lés anciens Grecz et Romains, est morte entre nous, qui avons Monarques et Princes héréditaires : et qui ne nous soucions de gaigner suffrages par spéctacles et jeus de sumptueuses despenses, ains au contraire faisons lés jeus pour y gaigner, et en faire profit. Par ce moien demourans nos jeus actes et entreprises privées, et conséquemment sordides, nous arrestons plus a nous en acquitter, qu’a lés consommer en leur perféction.

ibid., pp.162-163

Dès le XVIe siècle, il semble qu’on avait conscience d’une impossibilité à recouvrir la totalité des valeurs politiques de la tragédie. Le début de la citation indique clairement que, malgré la ressemblance qu’il y a entre la moralité et la tragédie, les spectacles contemporains ne sont que l’« ombre » de leurs glorieux prédécesseurs de l’Antiquité. La distinction entre le théâtre décrit par Sébillet et la « perfection » antique n’est pas, cependant, uniquement due à des critères esthétiques : c’est une raison explicitement politique qui me semble mise en avant par l’auteur. « A cause que » la recherche de l’approbation populaire a disparu des sociétés modernes, la perfection n’est plus accessible. La relative employée par Sébillet (« qui avons Monarques et Princes héréditaires ») semble bien disposer d’une valeur oppositionnelle et causale, qui montre que ce changement de régime politique, « libéré » du besoin de rechercher la « faveur » du peuple, participe au premier chef de l’éloignement vis-à-vis de la perfection antique. L’auteur perçoit que le fait théâtral (tragique) lui-même, en-dehors de la thématique des pièces, est aussi un fait politique majeur, qui sert la société en tant que telle.

La seule manière pour les humanistes de percevoir et de maintenir une valeur politique de la tragédie réside alors dans la nature des personnages représentés : les « hauts personnages », qui exercent le pouvoir. C’est par là que la tragédie humaniste se maintient en tant que « genre politique ». Toutes les définitions de la tragédie au XVIe insistent sur les personnages concernés (à l’instar des théoriciens antiques comme Aristote, Horace – ou de leurs continuateurs comme Donat), le statut social de ces personnages devenant cependant le seul fil par lequel la tragédie humaniste peut « se faire » politique. Dans la préface de sa traduction d’Hécube d’Euripide, Guillaume Bochetel dit ainsi :

aussi ont ils plus amené de proffit aux hommes, d’autant qu’ils ont prins a instruire & enseigner les plus grans, & ceulx la que fortune a plus haultement eslevez, comme princes & roys […] laissant mesmement par escript monumens de si grande utilite, comme l’instruction d’ung bon prince, laquelle se peult tirer des tragedies : car a ces fins ont elles este premierement inventees, pour remonstrer aux roys & grans seigneurs l’incertitude et lubrique instabilite des choses temporelles : afin qu’ils n’ayent confiance qu’en la seule vertu.

2014 [1550], p. 4

Chez Bochetel, non seulement la tragédie représente des princes, mais elle a même pour but premier d’enseigner à des princes comment se comporter selon la vertu, car la fortune capricieuse peut facilement contrarier leurs actions. La qualité spécifique qui fait des personnages représentés de « hauts » personnages, et qui justifie donc leur place dans une tragédie, est une qualité politique. Comme mentionné plus haut, Bochetel ne propose pas ici une nouveauté absolument radicale, mais il s’inscrit indéniablement dans une réflexion européenne d’ensemble sur la théorie de la tragédie. La citation met en évidence une intention didactique et morale qui n’est pas encore celle de Baïf (v. n. 11) : il ne s’agit pas uniquement de représenter les calamités arrivées à de nobles personnages fictifs, mais d’en tirer des leçons pour enseigner aux princes réels à ne pas tomber dans une forme d’hybris :

Ce point de vue est évidemment important si l’on songe au contexte sociopolitique, notamment en France, de l’apparition du genre tragique à l’antique, celui de l’émergence des formes modernes de la monarchie absolue. En donnant accès, sur un mode historico-fictionnel, au monde des Princes qui, à cette époque, organisèrent plus que jamais le spectacle public de leur propre supériorité, la tragédie humaniste propose, dans le domaine littéraire et dramatique qui est le sien, une version exacerbée, mais aussi catastrophique, de cette grandeur, en signe d’avertissement adressé à ces mêmes princes et aux tentations de leur ambitieux orgueil.

Millet, 2008

La conséquence de la grandeur ainsi représentée est la nécessité d’user d’un langage approprié pour la qualité des personnages représentés : un prince, une reine, un roi, ne peuvent parler un langage bas[13]. Cet état de fait découle directement de la réinterprétation du caractère « supérieur » des personnages, d’où l’alexandrin, qui commençait à gagner un prestige politique tout en restant prosaïque : il est utilisé comme vecteur d’une certaine imagerie de puissance, de pouvoir politique. Il me semble donc que les caractères politiques communs de l’alexandrin d’un côté, de la tragédie de l’autre, justifient leur association quasi-inédite jusque-là[14].

Parallèlement, l’autre genre politique majeur, apte à s’emparer de la sphère du pouvoir, l’épopée, se fait relativement discret au XVIe siècle comme l’illustre le fameux « échec » de la Franciade de Ronsard. Cet « échec » me paraît révéler quelque chose d’intéressant sur la manière dont la France du XVIe siècle pouvait sentir son propre rapport à la chose politique. L’aspiration politique de l’épopée est essentiellement d’ordre collectif. L’épopée donne de la chose politique une vision globale : ce n’est plus tel ou tel roi qui est célébré, car, au-delà de l’histoire d’un seul personnage, c’est la généalogie d’un peuple qui nous est contée. Le caractère « national » des épopées a été depuis longtemps identifié et Ronsard, lorsqu’il a pour projet la Franciade, se place dans cette tradition, en voulant raconter l’origine de la royauté française et, par là, la légitimité de tout un peuple.

La tragédie, elle, a un point de vue beaucoup plus « dialogique » sur le politique, et ce dès ses origines : la première tragédie grecque que nous ayons conservée, Les Perses d’Eschyle, se place non pas du point de vue « national » des Grecs, mais au contraire de celui de leurs ennemis. Ce simple exemple nous montre à quel point, politiquement, la démarche de la tragédie diffère traditionnellement de celle de l’épopée : là où cette dernière peut célébrer un triomphe pour la société, le théâtre a plutôt tendance à interroger les fondements mêmes que l’épopée a tendance à bâtir – ainsi l’« épopée » des guerres médiques, sur laquelle est fondée la puissance athénienne à l’époque d’Eschyle, est mise en perspective par l’exposition du point de vue ennemi. La perspective adoptée sur l’histoire est plutôt triomphante, du côté de l’épopée; plutôt problématique, du côté de la tragédie[15]. La forme même qui lui sert de canevas, le dialogue, n’est-il pas le symbole de l’ouverture à l’altérité? Comme le dit Garnier dans la dédicace de Cornélie, la tragédie est un « poeme à mon regret trop propre aux malheurs de nostre siecle » (2002 [1574], p. 27). Pensons par exemple à la Cléopâtre captive de Jodelle qui, en donnant la parole aux vaincus dans le premier acte, propose du triomphe d’Octave une vision complexe. La toute première réplique de la pièce, celle de l’ombre d’Antoine, permet par exemple d’expliquer de quelle manière, en tombant amoureux de Cléopâtre, Marc-Antoine est devenu l’ennemi politique de Rome : « Je luy fis les presens qui chacun estonnerent,/Et qui ja contre moy ma Romme eguillonnerent » (1980 [1553], p. 7, vers 95-96).

Dès la première tragédie originale composée en français, il est symptomatique de constater qu’à l’image d’Eschyle, Jodelle choisit de faire parler les vaincus et de montrer le pouvoir politique du côté de ceux qui en subissent la violence. Cette importance du dialogue, qui permet d’offrir la parole à toutes les parties du corps politique, ne fait que mettre en évidence celle de l’alexandrin qui, comme vers du dialogue justement, et non pas vers des choeurs dans lesquels il n’intervient jamais, met en place un rapport essentiel avec cette vision complexe qu’offre la tragédie politique. Cette absence dans les choeurs est un indice de plus de son importance politique : le choeur est justement le moment où un groupe se rassemble pour porter sur la pièce un jugement commun, où le dialogue n’a plus la même place[16]. L’alexandrin, je crois, devient le vers de la mise en dialogue du politique, dans et par la tragédie.

Pourquoi l’alexandrin plutôt qu’un autre vers? K. Togeby affirme que l’alexandrin au théâtre, avant son émergence dans la tragédie, n’est utilisé que pour dire des poèmes religieux à travers les drames (1967, p. 32). Pourquoi cette préoccupation religieuse ne nous frappe-t-elle pas plus, alors que nous lisons les tragédies du XVIe siècle? Le rapport privilégié entre le vers de 12 syllabes et le discours religieux a-t-il disparu? Je ne crois pas qu’il s’agisse de la dissolution de ce rapport spécifique et privilégié : simplement, au XVIe siècle, l’alexandrin participe au premier plan d’une révolution théâtrale, qui fait sortir cet art du rapport exclusif à la religion, pour embrasser les problématiques politiques. En tant que forme proche du discours, l’alexandrin est peut-être ce qui symbolise le mieux cette inflexion profonde du théâtre du XVIe siècle : le changement de paradigme théâtral qui voit le jour dans la période humaniste trouve dans ce vers souple, prosaïque, l’illustration exacte d’un intérêt soudain réaffirmé pour le monde profane : « Tout le théâtre rejoint désormais la sphère du profane » (Mazouer, 2013, p. 180). Est-ce un hasard si l’alexandrin théâtral, auparavant utilisé surtout pour des thématiques religieuses, devient la forme adoptée par le genre le plus politique qui soit, la tragédie – comme si les auteurs prenaient acte du renversement de l’autorité politique dans la société et offraient le vers senti comme le plus proche du discours, de la rhétorique, non plus à la thématique religieuse, mais bien à la thématique politique? Il y aurait une comparaison complète à faire des références à Dieu et de l’utilisation de l’alexandrin dans un « miracle », le Jeu de St Nicolas (XIIIe siècle) par exemple, et une pièce hétérométrique à forte thématique religieuse, comme Saül le Furieux de La Taille (1572). Un coup d’oeil aux deux pièces me paraît montrer un changement radical : l’alexandrin, auparavant utilisé dans une perspective très religieuse dans le miracle (des prières, par exemple), est consacré aux questions plus « prosaïques » liées à la politique chez La Taille. Mon hypothèse, à confirmer par une étude autrement plus rigoureuse, est donc que, plus la thématique politique prend de place au sein de la tragédie française, plus le discours politique s’impose au sein du théâtre, plus l’alexandrin est utilisé pour exprimer les préoccupations nouvelles du monde profane. On pourrait en quelque sorte parler d’une interférence entre la sphère strictement poétique et prosodique d’un côté, et la sphère politique et rhétorique de l’autre, comme je vais tâcher de l’expliquer.

2. Les rapports entre l’alexandrin de théâtre et le discours politique : retour à l’importance de la rhétorique antique et à son rôle dans la politique

Le recours à l’alexandrin dessine tout un rapport différent à la parole, et non plus seulement l’utilisation d’un outil de traduction. Cela n’est pas étonnant, quand on sait que le XVIe siècle fut aussi le moment d’un regard nouveau sur la rhétorique antique, comme le prouve la querelle du cicéronianisme, qui se déroule entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe, notamment à travers les « débats » entre Érasme et Dolet. H. Naïs met en évidence ce problème et souligne que l’ensemble de ce que nous appellerions plutôt « art poétique » ou « traité de poésie » sont, au XVe et au XVIe siècle, des traités de « seconde rhétorique » : « Reste que [...] le mot de rhétorique sert pour désigner un traité théorique (ou pratique) de poésie » (1977, p. 159). La question se pose alors du rapport entre la poésie et la rhétorique, de la possible tension existant entre le furor divin nécessaire au poète et « l’art de bien parler » que le même poète peut apprendre grâce à divers traités et par l’imitation des Anciens. Comme le formule Naïs :

nous retrouvons la rhétorique, qui est la science permettant de maîtriser toutes les ressources du langage. Or l’oeuvre poétique a pour matériau ce langage. Le poète a donc besoin de connaître toutes les ressources de la rhétorique. Mais il n’est pas question que la poésie se borne à des exercices de ce type, et c’est là que le patronage de Platon prend le relais de celui d’Aristote […]. Lorsqu’il proclame le primat de l’inspiration tout en reconnaissant la nécessité de l’étude, Ronsard détache en partie la « poétique » de « l’art de versifier », et donc de la rhétorique.

ibid. p. 164

La réplique d’un personnage pose des problèmes particuliers vis-à-vis de ce rapport complexe entre rhétorique et poésie. En effet, le discours d’un personnage est censé « imiter », pour reprendre un terme aristotélicien, un discours possible, et donc relever de la technique rhétorique – tout en étant, incontestablement, l’effet d’une ambition poétique, possiblement animé de cette « fureur divine » que Du Bellay ou Ronsard exigent du poète. L’alexandrin théâtral se trouve au coeur des rapports entre poésie, rhétorique et discours; ce point d’équilibre entre les exigences diverses qui traversent le texte de théâtre. C’est à ce niveau précis que se situe, à mon sens, l’interférence entre ces diverses sphères, dont l’alexandrin est, sinon un outil, du moins un symbole.

L’aspect politique dont l’alexandrin se fait une facette essentielle est, bien sûr, d’ordre thématique : les personnages parlent de la chose politique dans le théâtre – et il faudra voir de quelle manière ils en parlent, de quelle manière la chose politique est prise en charge et racontée par l’alexandrin théâtral. Mais il se pourrait aussi que le politique soit attaché de manière plus profonde au vers de 12 syllabes, par l’entremise du discours et de la rhétorique. Ne ressemble-t-il pas à d’autres types de discours, notamment politiques, de manière beaucoup plus frappante que des textes ou des poèmes en décasyllabes, en octosyllabes? Le recours à l’alexandrin dans le théâtre n’est-il pas en d’autres termes le facteur d’une identification plus forte entre la poésie théâtrale et les discours politiques « extérieurs » au texte de théâtre?

2.1 L’héritage des notions de rhétorique

Le rapport entre l’alexandrin et le discours, au sens oratoire et politique du terme, se fait assez facilement, puisque le vers est senti comme particulièrement long par les auteurs du XVIe siècle, habitués au décasyllabe : on ressent une forme de communauté prosodique possible entre la prose et l’alexandrin, communauté d’ailleurs dénoncée par Ronsard (1723). Dans les tragédies de Garnier, par exemple, on observe facilement que l’augmentation dans l’utilisation de l’alexandrin se fait en parallèle de l’imposition progressive du dialogue. Au fur et à mesure du siècle, les tragédies vont comporter de plus en plus de dialogues et vont compter à l’inverse de moins en moins de choeurs[17]. L’alexandrin serait le point de rencontre entre le poétique, le théâtral, la rhétorique et le politique.

L’intérêt pour les rhétoriques antiques ne fait qu’accentuer un mouvement de questionnement sur la ressemblance entre poésie et rhétorique. Dans le dialogue entre ces deux pôles, le théâtre tient une place prépondérante, car sa situation de parole en public semble le placer à la convergence des deux arts. Le premier point commun entre les deux est évidemment la place du discoureur, face à un public. La prose de l’orateur, le prosaïsme de l’alexandrin ne font que renforcer l’impression de ressemblance. C’est d’autant plus vrai que les dramaturges et poètes du XVIe siècle vont reprendre à leur compte la confusion des objectifs de la rhétorique et de la poésie, héritée, notamment, de l’Art poétique d’Horace. F. Dobby-Poirson note que « l’oeuvre dramatique repose sur les mêmes fondements que l’éloquence » (2006, p. 162). La notion latine de prodesse [être utile], chez Horace, renvoie à la nécessité de la preuve chez l’orateur : ce dernier doit prouver, c’est-à-dire avoir une influence directe sur la décision de son auditoire, infléchir sa décision; delectare [plaire] est directement repris de Cicéron, tout comme l’exigence de movere [émouvoir]. Horace affirme l’importance primordiale de l’émotion, en faisant, au même titre que Cicéron qui y voit la victoria de l’orateur, le couronnement final du poète. Le prodesse, capacité pour le discours d’être utile, se retrouve dans la volonté des poètes de voir la tragédie comme une source d’enseignements, notamment pour les princes qui doivent apprendre de ces exemples fameux comment conduire leur vie et leur pouvoir selon la vertu, sous peine de voir la fortune renverser leur bonheur. Garnier n’hésite pas, dans la dédicace des Juives, à dire de sa pièce qu’elle « est un sujet delectable, & de bonne & saincte edification » (2007 [1583], p. 40), mêlant ainsi la nécessité du prodesse, de l’« édification », à celle du plaisir avec l’adjectif « delectable ». L’émotion, le movere, joue enfin un rôle capital dans la définition de la tragédie au XVIe siècle : « la vraye et seule intention d’une tragedie est d’esmouvoir et de poindre merveilleusement les affections d’un chascun, car il faut que le subject en soit si pitoyable et poignant de soy, qu’estant mesmes en bref et nument dit, engendre en nous quelque passion » (De La Taille, 1968 [1572], p. 4).

Les poètes tragiques, enfin, s’approchent plus encore des cadres de la rhétorique par l’utilisation d’un style extrêmement expressif, rempli d’hyperboles, de répétitions à forte valeur émotionnelle, style qui trouve son équivalent dans le vocable des rhétoriciens : le style vehemens, celui que l’orateur adopte dans les moments les plus graves, pour conquérir son public et lui faire admettre la vérité de son opinion (Cicéron l’évoque par exemple dans l’Orateur). Avec le style vehemens, le discoureur est au faîte de son habileté rhétorique. Garant, pour Cicéron, de la croyance et de la conviction que l’orateur entretient par rapport à son propre discours, le style vehemens devient celui des personnages tragiques à l’acmé de la souffrance et des difficultés, s’exprimant « à coeur ouvert », comme dans ce passage de l’acte I de la Cléopâtre captive, où la reine égyptienne regrette la vie irresponsable qu’elle a menée avec Marc-Antoine avant sa défaite contre Octave :

Ha pourrois-je oublier ma gloire et pompe vaine,

Qui l’apastoit ainsi au mal, qui nous talonne,

Et malheureusement les malheureux guerdonne,

Que la troupe des eaux en l’apast est trompee?

Ha l’orgueil, et les ris, la perle destrempee,

La delicate vie effeminant ses forces,

Estoyent de nos maheurs les subtiles amorces!

Jodelle, 1980 [1553], p. 11

Nous ne sommes évidemment pas dans le strict cadre de la traduction ici, mais il me semble que ces éléments divers de « remotivation » de concepts-clés de la rhétorique antique s’inscrivent dans une forme de « transfert culturel » entre des termes, des notions, des discours directement issus de l’Antiquité, et une modernité européenne qui tente de se réapproprier ces éléments à travers un processus d’adaptation qui dépasse, évidemment, le seul cadre de la recréation du genre tragique, mais qui y trouve un terrain d’expression spécifique.

2.2 De l’alexandrin du discours politique à l’alexandrin de théâtre

On peut se demander s’il n’y a pas une indistinction partielle entre l’alexandrin théâtral et le discours politique lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, si le fait que les poèmes à thématique politique aient de plus en plus tendance à partager la même forme métrique que les dialogues de la tragédie n’aurait pas tendance à favoriser justement un rapprochement thématique. En d’autres termes, le partage de l’alexandrin ne mène-t-il pas les poèmes « politiques » à « contaminer » les dialogues de la tragédie? Il est évident, en tout cas, que l’alexandrin supplante au fur et à mesure du siècle le décasyllabe en tant que vers privilégié du discours d’ordre politique : en 1553, le prologue de la Cléopâtre captive de Jodelle, adressé au roi Henri II, est encore en décasyllabes; en 1585, la dédicace de Porcie à Henri III est en alexandrins.

Robert Garnier nous offre une belle occasion de comparaison directe entre ces deux types d’alexandrins, puisqu’il est l’auteur, outre ses tragédies, de poèmes exclusivement politiques, comme l’Hymne à la Monarchie (1567), ou la dédicace de Porcie. Ces textes vont me permettre d’établir un certain nombre de points communs entre le discours proprement politique et celui qui prend place au sein de la tragédie, dans une sorte de « contamination » d’un type de discours sur l’autre. Les ressemblances sont sensibles à très petite échelle dans le texte, au niveau métrique par exemple.

  1. Dans l’Hymne à la Monarchie, Garnier utilise cinq fois le mot « Tyran » : « D’un Tyran débordé la nature ensuivant » ; « Deformerent Tyrans sa splendeur anciene »; « Que les Tyrans felons trament en leurs cités » ; « Combien ces trois Tyrans, ces Tygres affamés » ; « Le Pere estre aus Tyrans par son Filz déclaré […] » (1567, p. 6; p. 7; p. 9 ; je souligne).

  2. On retrouve dans Porcie l’utilisation du terme à plusieurs reprises : « Que le fer de Tyrans precipite là bas »; « Ordinaire tyran de notre affection » ; « Si quelq’un est Tyran, s’il opprime sa terre » ; « […] Meurtrissez-moy Tyrans, abayez à ma mort » (2002 [1568], v. 221, p. 53; v. 782, p.73 ; v. 977, p. 81 ; v. 1696, p. 107 ; v. 1737, p. 108 ; je souligne).

  3. Et, de nouveau, dans Cornélie : « Voyent sous un Tyran nos coeurs abastardis »; « La fureur d’un Tyran pour le faire ton Roy » ; « Decime Brute : Deteste les Tyrans. Cassie : Je ne puis m’asservir » (2002 [1574], v. 20, p. 43 ; v. 1066, p. 99 ; v. 1206, p. 106 ; je souligne).

Sur les cinq occurrences du terme dans l’Hymne à la monarchie, le mot se trouve trois fois mis en valeur à la césure de l’alexandrin. C’est un procédé que nous retrouvons la plupart du temps lorsque Garnier utilise le mot dans l’alexandrin théâtral, où « Tyran » est clairement mis en relief par cette position métrique, notamment dans Porcie. Ce fait métrique n’est pas un hasard : l’Hymne à la Monarchie passe un long moment à s’interroger sur le risque que présente la monarchie de se transformer en tyrannie, d’où une grande importance du mot, et la nécessité de le mettre en valeur par sa position métrique. De même, le thème de la tyrannie a une très forte influence dans Porcie et Cornélie, car ces deux pièces se déroulent à Rome au moment de la transition entre la République et l’Empire, période cruciale où César est considéré par Brutus et Cassius, dans Cornélie, comme un tyran; et Porcie, la femme de ce même Brutus, se place au coeur des mêmes préoccupations politiques. L’interférence entre discours politique, habileté rhétorique et construction métrique/poétique du discours me semble ici jouer à plein : la ressemblance métrique et stylistique entre le discours politique et les répliques de théâtre est le signe, à travers l’alexandrin, d’une interrogation politique.

La convergence entre les deux types de textes, aidée et peut-être en partie permise par l’alexandrin, est soutenue par le parallélisme dans la pensée politique elle-même. L’alexandrin se ferait alors la mise en forme la plus aiguë de la réflexion politique proposée par l’auteur. La tragédie étant déjà un genre politique, l’usage de l’alexandrin, parallèle à son utilisation de plus en plus nette dans les poèmes politiques, ne fait qu’accentuer la convergence de la thématique politique dans le théâtre du XVIe siècle. Là où le théâtre médiéval n’hésitait pas à montrer, à représenter directement les actions, la tragédie humaniste préfère largement raconter les événements, afin d’émouvoir le public et de le rendre sensible à telle ou telle situation. G. Lanson l’avait déjà noté :

Ce qui manquait à notre théâtre et ce que les anciens avaient supérieurement, c’était le style, et par là il faut entendre sans doute la rhétorique, mais avec elle la morale et le pathétique, l’art délicat de relever, de dégager le sens d’un fait, d’une situation, de suggérer ou d’exprimer toutes les nuances de sentiments, de beauté, de vie qui y sont contenues. Faire danser Salomé, ou faire semblant de couper la tête à Jean-Baptiste était facile : le problème auquel l’humaniste disciple des anciens s’attaquait était de rendre sensibles à tous par des mots la séduction de la danse ou l’horreur de la décollation.

1904, p. 13

Dobby-Poirson le dit encore, d’une autre manière :

Parce qu’ils transposeront sur la scène les préceptes des traités oratoires, ils jugeront insuffisants de laisser parler les faits. C’est pourquoi, dans la tragédie pathétique comme dans la plaidoirie, l’appel à la pitié est un temps fort du pathétique, puisqu’il s’agit d’y présenter la vie et les actions passées d’un plaignant, d’un accusé ou d’un personnage menacé, de manière aussi émouvante que possible.

2006, p. 162

Elle remarque que la parole théâtrale en alexandrins n’est pas seulement proche thématiquement du discours politique : elle en devient un substitut à partir du moment où le pathétique issu de l’« art de bien parler » devient déconseillé dans les discours politiques eux-mêmes, au Parlement de Paris par exemple :

les « Remonstrances d’ouverture » du Parlement de Paris réduisent à la portion congrue la part de l’émotion et de l’imagination dans les plaidoiries. L’avocat doit se contenter d’informer les juges sans chercher à les émouvoir, ce qui pourrait nuire à leur objectivité et faire dévier la justice. On proscrit notamment l’exorde pour éviter les tentatives de captatio benevolentiae, et tout ce qui peut influencer le juge : l’improvisation parce que l’orateur s’y échauffe de manière communicative, les effets d’audience qui soulèvent les passions.

ibid., pp. 72-73

2.3 La tragédie, cadre fictif d’une complexité politique

Il ne faut pas, pourtant, considérer l’utilisation de l’alexandrin dans la tragédie comme une marque d’équivalence totale entre le théâtre et la tribune politique. Le caractère fictif de la pièce et des dialogues qui la composent, garantissant la portée poétique de l’alexandrin. L’alexandrin, pour tout ce qu’il doit à la rhétorique, prend dans le théâtre toute sa portée poétique pour permettre de sortir du strict domaine politique et judiciaire, et ainsi donner de la chose politique un aspect beaucoup plus complexe que ne le ferait un poème politique où la rhétorique a pour unique objectif de convaincre l’auditeur ou le lecteur.

Il est particulièrement difficile d’établir ce que pourrait être l’opinion réelle de Garnier sur les événements politiques de son temps, et tenter de trouver trace de cette opinion à travers la parole fictive d’un personnage est un exercice périlleux, d’autant plus que c’est justement son caractère fictif qui rend la parole théâtrale politiquement intéressante. Par le biais de la fable et de différents personnages, l’auteur peut opposer divers points de vue de manière particulièrement convaincante au moyen de la rhétorique. L’alexandrin, forme de plus en plus privilégiée du discours politique d’envergure, donne tout son prestige de rhétorique politique aux répliques des personnages, conférant à leurs tirades l’allure de discours politiques qu’ils ne sont pas réellement. À l’inverse, leur caractère fictionnel permet au dramaturge d’analyser toute une gamme d’opinions, de pensées, et de les faire se confronter sur la scène de théâtre, pour donner de la chose politique une vision complexe. Il ne s’agit pas, comme l’épopée pourrait l’être, de la célébration d’une communauté, mais de l’exploration des débats, des tensions, des questionnements qui l’agitent. L’espace fictionnel de la fable théâtrale lui permet de ne pas prendre parti de manière évidente. Alors qu’un orateur se déclarant pour telle ou telle décision politique apporte sa contribution au fonctionnement du pouvoir (qu’il en est, au fond, l’un des mécanismes), la parole de théâtre permet au contraire de montrer ces mécanismes. Le choix de l’alexandrin : vecteur d’une opinion évidente dans le poème politique, il est au contraire le moteur d’une tout autre complexité politique et morale dans la tragédie. L’alexandrin théâtral emprunte les airs du poème politique pour en faire éclater la simplicité axiologique. L’intérêt de la tragédie n’est pas de déterminer qui a tort ou raison, mais de présenter l’homme face à l’incertitude de la décision politique. Si l’alexandrin théâtral est alors politique, c’est moins parce qu’il est porteur d’une opinion, que parce qu’il permet d’exprimer de manière poétique l’affrontement de toutes les opinions qui finit par former la chose politique elle-même. Comme le formule Jean de La Taille dans son Art de la Tragédie, en parlant du discours religieux, la fonction du poète n’est pas de composer un prêche :

Qu’il n’y ait rien d’oisif, d’inutile, ny rien qui soyt mal à propos. Et si c’est un subject qui appartient aux lettres divines, qu’il n’y ait point un tas de discours de theologie, comme choses qui derogent au vray subject, et qui seroient mieux seantes à un presche […] ».

1968 [1572], p. 6

Le « vray subject » n’est pas le discours théologique, comme il n’est pas, sans doute, la tribune politique elle-même, mais plutôt une réflexion sur le politique et la description de personnages face aux évolutions et aux tourments de ce politique.

Conclusion

L’alexandrin tragique est moins marquant parce qu’il représente de hauts personnages, que par la manière qu’il a de les représenter : ils souffrent, ils sont faibles, tentés par la mort, en proie au doute. L’ambition didactique des dramaturges du XVIe siècle est évidente, mais leur description des personnages princiers a aussi pour conséquence de les présenter comme des êtres faillibles et tout à fait proches de l’humanité à laquelle ils sont censés être supérieurs. C’est pourquoi, beaucoup plus que l’alexandrin des poèmes politiques, celui du théâtre est doté d’une charge pathétique et émotionnelle : l’alexandrin théâtral ne présente pas une opinion elle-même, mais plutôt une émotion, une douleur devant le politique. S’il emprunte la même forme que le poème-discours politique, il a un objectif tout autre, puisqu’il se fait tour à tour le creuset de la parole de tous les personnages, de toutes les opinions. En ne choisissant pas, il met l’auditeur face à la complexité absolue de la chose politique, et lui montre l’envers du décor – à toute décision, à tout acte correspond une somme de discours, de questionnements, dont le déploiement, par le biais d’une rhétorique que la poésie théâtrale utilise, nous montre que la chose politique est en réalité aussi le résultat de l’incertitude et de l’hésitation.