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Cet article examine les pratiques de traduction en lien avec les contextes dans lesquels elles s’exercent. Il porte plus particulièrement sur Louis-Mathieu Langlès, figure importante de l’orientalisme au moment où celui-ci se développe à Paris, à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles. Pendant cette période clé, où l’orientalisme accède au statut de discipline, Langlès joue un rôle de premier ordre à plusieurs titres : comme conservateur des manuscrits orientaux à la Bibliothèque nationale/impériale/royale à Paris[2] ; comme fondateur de l’École spéciale des langues orientales vivantes, qu’il dirige depuis sa création en 1795 et où il enseigne le persan jusqu’à son décès en 1824 ; comme collectionneur de livres et détenteur de ce qui, à l’époque, représente la plus importante bibliothèque privée sur l’Orient ; et comme écrivain et traducteur de nombreux textes sur le sujet.

Le caractère mouvant de l’orientalisme au début du dix-neuvième siècle, lorsque la discipline voit son essor, se reflète dans l’existence d’approches méthodologiques, de visées, d’objets et de définitions concurrentes. La diversité des fonctions exercées par Langlès – à la fois traducteur, écrivain, scientifique, éditeur, biographe, critique, conservateur, professeur, bibliophile[3] – place cet agent au coeur de la discipline en émergence. Si le fait que Langlès ait abordé toutes ces fonctions ou pratiques (que l’on pourrait qualifier de distinctes) selon une même approche suggère la présence d’une disposition sous-jacente, les commentaires très diversifiés que son oeuvre suscitera indiquent aussi la présence de divisions internes et de perspectives concurrentes dans le champ, chacun des commentateurs proposant sa propre définition de l’orientalisme selon la position qu’il/elle occupe au sein de la nouvelle discipline.

Daniel Simeoni : la pratique du traducteur

Les écrits de Daniel Simeoni portent, en grande partie, sur l’histoire des disciplines des sciences humaines : leur émergence, leur interaction, la façon dont elles cherchent à se définir et à se distinguer les unes des autres en occupant un espace qui leur est propre (voir par exemple Simeoni, 2007b). Il s’agit clairement de questions importantes pour la traductolologie, qui se sont posées dès l’émergence de cette discipline, au milieu des années soixante-dix, et qui continuent de préoccuper les traductologues[4]. La façon dont Daniel Simeoni a abordé et exploré ces questions est, dans une large mesure, inspirée de la pensée de Pierre Bourdieu et fait notamment appel aux notions de champ et d’habitus[5]. Son étude des traductions en anglais de Freud, de Weber et de Bourdieu adopte un cadre théorique explicitement bourdieusien et vise à déterminer « the effects—lexical, stylistic, argumentative, substantial—related to the habitus and even to the hexis[6] of those involved, induced by the practice of translating construed as the transferring and re-presenting of social-science informational capital beyond its original home setting » (Simeoni, 2000b, p. 404).

En s’intéressant à la pratique du traducteur, et à la relation de celle-ci à la position du traducteur dans le champ, Daniel Simeoni cherchait à doter la traductologie d’un objet spécifique qui permettrait à cette discipline de « se distinguer » et d’être ainsi reconnue dans le champ des sciences humaines (Simeoni, 1995). L’exploration la plus poussée qu’il ait offerte de la pratique du traducteur (à partir de ces concepts) est sans doute celle qu’on peut lire dans « The Pivotal Status of the Translator’s Habitus ». Il y développe la thèse controversée selon laquelle la « servitude » serait « l’attitude par défaut des traducteurs » (Simeoni, 1998, p. 8), mais il explore aussi, ce qui est plus intéressant à mon sens, en quoi la notion d’habitus peut enrichir l’étude des pratiques de traduction et, inversement, en quoi les pratiques de traduction peuvent nous amener à repenser la notion d’habitus.

Translating being a form of writing, we ought to be able to say on this basis that becoming a translator is a matter of refining a social habitus into a special habitus; on condition, that is, that the field of translation were construed as a specialized field, in the same way that the literary field in nineteenth century France could be read as a structured system in which the participants knew of one another and occupied positions understandable in terms of those occupied by their most direct competitors[7].

ibid., p. 19

La « condition » exprimée ici étant cruciale, Daniel Simeoni poursuit la réflexion, se demandant si la traduction possède réellement les caractéristiques d’un champ spécialisé, compte tenu de sa nature foncièrement hétérogène : « [...] straddling different fields, either within a single culture, or even more so, across cultures » (ibid., p. 20). Dans « Anglicizing Bourdieu », il reprend cette question, interrogeant à quel point ce « transpositionnement culturel » (straddling) ne serait pas un aspect essentiel de la pratique du traducteur. La nature transculturelle de la traduction n’est pas le fait du traducteur seul, dans la mesure où cette pratique engage toujours une multiplicité d’agents (auteur, éditeur, réviseur, etc.) ainsi que « [...] whatever perception of the readership all concerned may have entertained [...] » (Simeoni, 2000a, p. 78). Dans ce processus de « transpositionnement culturel », l’habitus de l’auteur et celui du traducteur entrent en contact, mais ne sont pas homologues : « Operating as it were at an unconscious level in the habitus of the translator, target norms will have the upper hand: Phenomenologically, the translator’s habitus overrides the writer’s by default » (ibid., p. 71). Bourdieu lui-même avait abordé cette question lors d’une conférence prononcée en octobre 1989 :

Le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu’ils n’emportent pas avec eux le champ de production – pour employer mon jargon – dont ils sont le produit et que les récepteurs, étant eux-mêmes insérés dans un champ de production différent, les réinterprètent en fonction de la structure du champ de réception, est générateur de formidables malentendus.

Bourdieu, 2002, p. 4

Il s’agit donc de savoir si la traduction, qui s’exerce à travers les champs et les cultures, générant des mécompréhensions – sans pour autant s’y réduire – peut être considérée comme constituant un champ à part entière, à un moment précis dans un contexte donné, ou si elle contribue plutôt à la formation d’autres champs ayant leurs propres sujets et disciplines et qui, à leur tour, façonnent l’habitus du traducteur.

Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan

En 1821, Louis-Mathieu Langlès publie ce que lui-même et d’autres considèrent comme la pièce maîtresse de son oeuvre : Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan[8]. Ces deux folios de plus de 250 pages chacun comprennent trois cartes de l’Inde à trois moments précis de son histoire récente – en 1605, année du décès de Akbar le Grand, en 1707, année du décès de l’empereur Aurangzeb, et en 1812 alors qu’une bonne partie du territoire est, directement ou indirectement, sous domination britannique – ; 144 pages d’informations géographiques ; un discours sur la religion, les lois et les coutumes des Hindous ; un récit historique de 40 pages ; 144 planches représentant des monuments de l’Inde situés en dessous du vingt et unième parallèle[9], des évènements historiques et faits d’armes, des portraits, des ornements, etc. Le projet initial, décrit en 1810 dans Magasin encyclopédique (IV, p. 231-238), était plus ambitieux. Il incluait les régions du nord de l’Inde (en particulier Delhi et Bihar) jusqu’à l’Himalaya. Avant sa publication sous forme de livre, Monuments est diffusé à partir de décembre 1811 en fascicules dont chacun comporte six planches et plusieurs pages de texte. Le vingt-sixième et dernier fascicule paraît en 1821. En préface du folio, Langlès mentionne ce délai de dix ans entre la publication du premier fascicule et celle de l’ensemble de son travail, faisant allusion aux perturbations occasionnées par les campagnes napoléoniennes[10] :

Toutes mes notes étoient rassemblées et classées, une bonne partie du texte étoit même rédigée, et l’on avoit déjà préparé un grand nombre de dessins et de gravures, lorsque des catastrophes aussi extraordinaires que les exploits qui les avoient provoquées, paralysèrent momentanément toutes les grandes entreprises littéraires, et bien d’autres encore.

Langlès, 1821, p. 1

Éloigné de ses sources anglaises en raison des évènements militaires sur le continent et au-delà, Langlès profite de la période de paix suite à l’exil de Napoléon pour renouer des relations avec ses correspondants et pour obtenir « quelques-uns des ouvrages orientaux publiés en pays étrangers pendant la guerre et qui pouvaient manquer à ma collection » (Langlès, 1821, p. 1). Cependant, ces publications sont si nombreuses et les données pertinentes à son projet, si vastes qu’il doit exclure de son oeuvre tout ce qui porte sur le nord de l’Inde[11].

Monuments est une compilation[12] de sources anciennes et modernes sur ce que l’on sait, à l’époque, de l’Inde, laquelle est devenue l’objet de nombreuses études, en particulier à partir des années 1770. Langlès se donne pour mission d’offrir aux lecteurs français un panorama le plus exhaustif possible des écrits sur l’Inde, et ce, dans le but de raviver leur intérêt pour une région du monde que la France a définitivement perdu sur le plan politique, mais qui demeure – du moins en 1810, lorsque le projet initial est dévoilé – une source possible de commerce et d’échanges. Ce faisant, il poursuit le travail qu’il a entamé à titre d’éditeur scientifique, de réviseur et de traducteur de deux volumes rassemblant une sélection de textes de Asiatic Researches publiés en 1805 par la Asiatic Society of Calcutta[13].

L’approche adoptée par Langlès dans Monuments ainsi que dans d’autres publications apparaît comme essentiellement utilitariste, centrée sur ce qui est susceptible de servir les intérêts de la nation sur les plans du commerce, de la diplomatie et de la stratégie politique. C’est cette même approche qui conduit à la création de l’École spéciale des langues orientales vivantes en 1795, à partir du rapport de Lakanal[14] dont, selon toute vraisemblance, Langlès est l’auteur[15]. Le premier article de loi concernant l’École se lit comme suit : « Il sera établi dans l’enceinte de la bibliothèque nationale une école publique, destinée à l’enseignement des langues orientales vivantes, d’une utilité reconnue pour la politique et le commerce ». Le rapport de Lakanal insiste sur l’importance des langues orientales vivantes (le persan, le turc, l’arabe, le malais et le tartar de Crimée) par rapport aux langues (comme le sanskrit, le prâkrit, zend, les langues bibliques, etc.) qui intéressent essentiellement les religieux ou les savants et dont l’étude ne peut se faire que « dans ce recueillement profond qui n’est pas compatible avec les agitations qui accompagnent inévitablement les grandes révolutions » (« Rapport de Lakanal » dans Documents [...], 1872, p. 28). En comparaison, l’étude des langues orientales vivantes est, dit-on, d’une utilité immédiate à l’État, pour des raisons commerciales et scientifiques à n’en pas douter, mais aussi afin d’aider la France à mieux défendre ses intérêts politiques sur le continent asiatique :

Il est instant d’en assurer l’enseignement, parce que sans elles il est impossible de négocier avantageusement avec les naturels de l’Asie. D’un autre côté, les savants et les artistes tireront de différents ouvrages orientaux, sur l’astronomie, la chimie, la médecine, des matériaux précieux pour les arts et les sciences. Enfin, parce qu’il est nécessaire d’éclairer les nations étrangères sur les calomnies répandues avec profusion contre nous par les Allemands et les Anglais ; car les pamphlets émis par les presses de Batavia et de Calcutta ont nui davantage à la révolution française, dans ces régions lointaines, que l’artillerie de toutes les puissances liguées pour nous asservir.

ibid., p. 28-29

Ces arguments énoncés en faveur de la fondation de l’École spéciale font écho à ceux exprimés dans un discours intitulé « De l’importance des langues orientales pour l’extension du commerce, les progrès des lettres et des sciences », prononcé par Langlès en 1790 devant l’Assemblée nationale. À cette occasion, Langlès insiste sur les effets négatifs que la méconnaissance des langues orientales pourrait avoir pour la France, notamment en regard de ses rivales européennes :

[...] la stagnation du commerce de l’Asie, chez nous, à qui il ne manque absolument que la connoissance des langues pour le faire avec autant de facilités que d’avantages, tandis que nos voisins étendent d’autant plus le leur, qu’ils se livrent d’avantage à ces mêmes langues.

Langlès, 1790, p. 12

Les Britanniques entre autres, avec leurs politiques et pratiques expansionnistes, ont bien compris l’importance d’étudier ces langues et savent mettre à profit ces connaissances.

Les mêmes motifs d’intérêt et de gloire qui animent les Anglois devroient nous exciter à les imiter ou même à les rivaliser. Nous les voyons, avec une étonnante indifférence, étendre sans cesse leurs domaines dans l’Inde ; ils sont sur le point à chaque instant de nous en expulser, et nous ne songeons pas à nous y raffermir et à partager avec eux les richesses de cette superbe contrée.

Langlès, 1790, p. 15

Derrière la fondation de l’École spéciale et les arguments de Langlès se dessine donc une vision, empruntée au modèle britannique, où la connaissance de l’Orient est au service d’intérêts nationaux, une vision qui est clairement aux antipodes d’une autre vision reposant sur des considérations ésotériques ou savantes. L’opposition entre langues vivantes et langues mortes renvoie donc à deux conceptions assez distinctes dans le champ des études orientales, tel qu’il se développe à l’époque. La récente École spéciale, mettant l’accent sur les langues vivantes, incarne la première conception tandis que le Collège royal (dont l’influence continue de s’exercer et qui deviendra le Collège de France), institution où l’on enseigne les langues mortes, incarne la seconde. La réception de Monuments dépendra en grande partie de cette division opposant les lecteurs pour qui la connaissance de l’Orient n’est qu’un moyen d’atteindre d’autres fins, à ceux pour qui cette connaissance est une fin en soi.

À l’occasion de la parution des deux premiers fascicules de Monuments, Magasin encyclopédique publie en 1812 une longue critique de Pierre-René Auguis (II, p. 161-198)[16]. Auguis félicite Langlès d’avoir entrepris une étude sur l’Inde et souligne que celle-ci pourrait offrir de nouveaux modèles pour la France (notamment en architecture[17]) où les références ne vont souvent pas au-delà de la Méditerranée. Il reconnaît même que cette oeuvre invite à remettre en question des préjugés, notamment ces « admirations exclusives qui refuseront de trouver des beautés là où elles ne reconnoîtront pas l’empreinte de l’Italie ! » (Auguis, 1812, p. 162). En effet, ajoute le critique, selon Langlès, les monuments de l’Inde ont sans doute été une source d’inspiration pour les Égyptiens et donc, indirectement, pour la Grèce et l’Italie elle-même : « Pourquoi les Indiens n’auroient-ils pas donné à l’Egypte les arts que celle-ci transmit à la Grèce qui les prêta à l’Italie de qui nous les avons reçu ? » (ibid., p. 181). Auguis se montre également positif quant à l’aptitude de Langlès à réaliser son projet, citant à l’appui les « Travaux de la Classe des beaux-arts pour l’année 1811 »[18] de l’Institut de France, qui reflètent bien, selon lui, l’importance de l’entreprise de Langlès et le fait que celui-ci possède toutes les compétences requises pour la mener à bien :

Un pareil ouvrage est tellement dans les attributions et les convenances de M. Langlès, qu’il doit suffire d’en indiquer l’objet et d’en nommer l’auteur pour inspirer la confiance : le genre de ses études, ses relations avec les membres de la Société Asiatique de Calcutta, le trésor inappréciable des manuscrits orientaux dont il est le conservateur à la Bibliothèque impériale, et sa propre bibliothèque, sont des moyens aucun autre homme de lettres ne semble pouvoir réunir en France pour une pareille entreprise.

ibid., p. 188

Loin des clichés que l’on trouve souvent dans les publications portant sur les contrées lointaines, écrit Auguis, le travail de Langlès est novateur et offre une réelle contribution à l’avancement du savoir :

Nos auteurs de voyages pittoresques devroient bien suivre l’exemple de M. Langlès ; nous serions enfin débarassés de tous ces textes explicatifs, qui n’expliquent rien, de tant de gravures qui ressemblent à tout, excepté à l’objet qu’elles devroient représenter, de tant de vues où l’on ne voit rien, en un mot, de tant de charlatanismes par souscription.

ibid., p. 191-192

Trois ans plus tard, une autre recension, plus courte, paraît dans Magasin encyclopédique (II, 1815, p. 228-234). Elle vise vraisemblablement à raviver l’intérêt pour la publication des fascicules, à la fin des campagnes napoléoniennes et à une époque où l’Orient suscite un regain d’intérêt. Signée A. L. M. (Aubin-Louis Millin de Grandmaison, l’éditeur de Magasin), cette recension porte sur les quatre premiers fascicules. Son auteur souligne que le volume pourrait mettre en lumière une partie du monde encore trop méconnue en France. Il fait également remarquer que le volume comprend des planches qui ont été publiées précédemment, à un prix beaucoup plus élevé, par les Daniell et qui sont accompagnées d’un texte que seul Langlès pouvait composer. Comme dans la critique d’Auguis, ce sont les qualités propres à Langlès, et celles de sa collection, qui garantissent le caractère exceptionnel de Monuments :

Le texte qu’y joint M. Langlès y ajoute un grand intérêt, et personne n’étoit plus propre que lui à bien remplir cette tâche ; la belle bibliothèque qu’il a rassemblée, les connoissances que des travaux longs et constants lui ont acquises, font qu’aucune particularité ne lui échappe, et il les fait toutes observer.

Millin, 1815, p. 229

Quatre recensions suivent la publication de l’ensemble de l’oeuvre en 1821 : une en avril 1822, portant sur le volume 1 et rédigée par Jean-Pierre Abel Rémusat, qui succédera à Langlès comme conservateur des manuscrits orientaux à la Bibliothèque nationale après le décès de celui-ci en 1824 ; une deuxième, signée Édouard Gauttier, paraît également en avril 1822[19] ; une troisième, portant sur le volume 2, est rédigée par Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy[20] et publiée en février 1823 ; une quatrième, anonyme, paraît en 1823 dans The Port Folio. Les différences importantes qu’affichent ces recensions – la première, extrêmement critique, étant celle d’un orientaliste reconnu et rival de Langlès ; la seconde, émanant aussi d’un orientaliste, mais dont la vision est proche de celle de Langlès et qui entretient avec lui des liens personnels ; la troisième, rédigée par un spécialiste de l’histoire de l’art et de l’architecture ; la quatrième, très élogieuse et reflétant le point de vue d’un lecteur informé – indiquent les diverses façons dont le travail, la carrière et l’influence de Langlès sont perçus et reçus à l’époque, les différences de lectorat et, au-delà, les contradictions et contestations internes au champ de l’orientalisme, alors que celui-ci est en train de se constituer. Ces différences se cristallisent autour de la définition de l’objet et de la raison d’être de ce champ du savoir.

La recension publiée en avril 1822 dans le Journal des Savans (p. 220-232) et rédigée par Abel-Rémusat (c’est ainsi que Jean-Pierre Abel Rémusat a signé son texte), professeur de langue et littérature chinoises au Collège de France depuis 1814, est extrêmement critique, pour ne pas dire hostile, et reconnaît peu de mérites à l’ouvrage[21]. Laissant de côté le deuxième volume, avec ses planches et discussions sur les monuments de l’Inde susceptibles d’intéresser avant tout les artistes et les antiquaires, Abel-Rémusat se concentre exclusivement sur le premier qui comprend des faits géographiques et historiques ainsi qu’un discours sur la religion, les lois et les coutumes des Hindous. Pour composer ces différents textes, note le critique, Langlès…

a tiré des mémoires de MM. Ward, Crawfurd, Colebrooke, de ceux de la société asiatique de Calcutta, et de beaucoup d’autres, sans parler des manuscrits orientaux, les notices qu’il a cru nécessaire d’y ajouter, soit pour compléter l’utilité de son ouvrage aux yeux des artistes, soit pour l’étendre aux gens de lettres et même aux gens du monde.

Abel-Rémusat, 1822, p. 221-222

Ce qui est important ici, en plus de l’énumération des sources presque exclusivement britanniques de Langlès, c’est le fait que pour Abel-Rémusat, les lecteurs potentiels des Monuments ne sont pas des spécialistes. À plusieurs reprises, Abel-Rémusat insiste sur les lacunes du travail de Langlès et sur son manque de sérieux. Ainsi, incapable de lire les textes sanskrits qui auraient été essentiels à la réalisation de son projet, Langlès ne peut donner d’informations géographiques antérieures à la période mongole. En fait, écrit le critique avec mépris, le seul mérite de la partie portant sur la géographie réside dans le fait que l’auteur a rassemblé des données provenant de différentes sources. En ce qui a trait à la religion, aux lois et aux coutumes des Hindous, Abel-Rémusat met en doute plusieurs affirmations de Langlès, par exemple, que les habitants de l’Égypte ancienne et les Éthiopiens connaissaient une route de l’Inde, que des premiers arrivants avaient agi en conquérants auprès des indigènes et avaient manipulé la loi à leur avantage, que les Pariahs étaient les descendants de populations aborigènes. Abel-Rémusat oppose l’opinion de Langlès aux travaux et réflexions des « hommes instruits » (Abel-Rémusat, 1822, p. 224) et, ce faisant, il exclut implicitement Langlès de ce dernier groupe. Ces remarques et bien d’autres jalonnant le texte, le ton général d’Abel-Rémusat ainsi que ses allusions aux sources (essentiellement britanniques) de Langlès témoignent des dissensions au sein du champ en émergence. Les dernières pages de la critique ont pour objectif principal de réfuter les thèses de Langlès sur le bouddhisme et sur les origines africaines de Bouddha. On touche ici au principal domaine d’expertise d’Abel-Rémusat, un sujet sur lequel il peut se prononcer avec autorité et où il a tout intérêt à avancer et défendre ses idées. Il cite d’ailleurs un article qu’il avait publié deux ans plus tôt et reproche encore une fois à Langlès de se baser sur des sources britanniques :

Je ferai encore observer, au sujet du bouddhisme, que les auteurs anglais n’offrent, pour l’histoire de cette secte célèbre, que des renseignemens tout-à-fait insuffisans, et que ceux même qui l’ont le plus étudiée, n’en parlent que sur le témoignage des Brahmanes, fort suspects en pareille matière. Il ne faut donc pas s’étonner si l’exposition des dogmes bouddhiques que M. Langlès leur a empruntés, n’est ni aussi complète, ni aussi satisfaisante que celle du système brahmanique.

ibid., p. 229

On peut interpréter la critique exprimée ici comme une tentative visant à définir l’orientalisme français, mais aussi à le différencier de l’orientalisme britannique qui jouit d’une plus grande tradition. Rappelons que cette critique paraît en 1822, l’année même de la fondation à Paris de la Société asiatique, la première en son genre dans une capitale européenne[22], société dont Abel-Rémusat est le membre fondateur et premier secrétaire. Langlès, bien que reconnu comme l’« indianiste officiel » (Lévi, 1932, p. 343) de la période, ne sera jamais membre de cette société. Au fil de la critique d’Abel-Rémusat se dessine le désir de définir les questions légitimes du champ et les réponses, le désir de définir aussi quelles sont les sources fiables (ou plus précisément d’affirmer la supériorité des sources françaises sur celles de la Grande-Bretagne). Il s’agit en somme de définir et de baliser le champ de l’orientalisme même. Si les Britanniques furent les « premiers » orientalistes, au moins à l’époque moderne, à l’aube du dix-neuvième siècle en Europe, c’est la France qui s’impose comme le centre de la recherche sur l’Orient. Dans sa critique de l’anglophilie de Langlès, Abel-Rémusat tente d’affirmer implicitement la suprématie de Paris[23].

La deuxième recension de Monuments, signée par Édouard Gauttier, paraît aussi en avril 1822, dans Revue encyclopédique (XIV, p. 321-332). Gauttier a alors 23 ans et il est secrétaire adjoint à l’École spéciale des langues orientales vivantes dont Langlès est l’administrateur. Il a déjà traduit de l’anglais des textes sur l’Afrique et s’apprête à publier une édition de la traduction des Mille et une nuits d’Antoine Galland, pour la toute jeune Société de traduction. En 1829, il entreprendra une carrière de diplomate et deviendra vice-consul de France pour la Grèce puis consul de France à Alexandrie (Messaoudi, 2008, p. 246)[24]. Si Gauttier commence par mentionner les travaux sur l’Inde produits par les Anglais – artistes, indianistes, voyageurs, etc. –, c’est pour souligner ensuite (tout comme le fera Quatremère de Quincy) le caractère unique de la contribution de Langlès : « [...] aucun d’eux n’a pu ou n’a osé présenter un tableau complet du pays dont il a décrit quelques parties » (Gauttier, 1822, p. 322). Le fait que Monuments rassemble des écrits provenant de différentes sources – une faiblesse aux yeux d’Abel-Rémusat – apparaît ici comme une réalisation importante, fruit des compétences et qualités propres à Langlès :

il appartenait à un homme supérieur, placé, pour ainsi dire, de manière à embrasser tous ces travaux d’un seul coup d’oeil, de réunir et de coordonner les immenses matériaux accumulés de toutes parts, et d’élever un immense édifice dont toutes les parties fussent proportionnelles et symétriques. C’est ce qu’a fait Langlès.

ibid., p. 322

Et Langlès a pu le faire grâce à sa connaissance des langues orientales, son rôle à la Bibliothèque nationale, les richesses de sa collection privée, ainsi que son intérêt pour et son travail de longue date sur l’Inde. La recension évoque ensuite les divers thèmes couverts par Langlès : les relations entre l’Égypte et l’Inde, le développement de l’Inde sous domination anglaise et sa perte concomitante par la France, les contradictions apparentes de la société hindoue, le système indien de divinités, une condamnation du fanatisme religieux et de la condition des femmes dans la société hindoue. Dans toute sa critique, Gauttier adopte un ton reflétant bien la sympathie qu’il éprouve tant pour Langlès que pour son travail.

La troisième recension de Monuments, signée par Quatremère de Quincy et publiée en février 1823 dans un numéro du Journal des Savans (p. 92-100), ne porte que sur le volume 2 que le commentateur qualifie de « bel et important ». Ce volume contient des planches représentant les monuments de l’Hindoustan, accompagnées de descriptions. Ces planches sont dans une large mesure celles des Daniell. N’y voyant pas là une faiblesse, le critique note plutôt que Langlès a rendu service aux lecteurs français en mettant ces planches à leur disposition. Qui plus est, Langlès ne s’est pas contenté de reproduire le travail des Daniell, note le critique, puisque les planches représentant les monuments modernes érigés par les Britanniques ne figurent pas dans le volume et que d’autres, provenant de sources différentes, ont été ajoutées. Le volume offre ainsi au lecteur un plus large éventail de l’art et des monuments de l’Inde. En plus – et on touche sans doute ici, selon le commentateur, la principale qualité de l’ouvrage –, Langlès a accompagné ces planches de ses propres descriptions et commentaires :

MM. Daniell n’ont accompagné leurs planches d’aucune description, d’aucun commentaire, d’aucun renseignement [...]. M. Langlès a donné un nouvel intérêt à son ouvrage et aux planches qu’il leur a empruntées, par la méthode qu’il a suivie de placer en rapport avec chaque gravure, un texte dans lequel il a répandu toute sorte de connoissances et de notions relatives, soit à l’histoire, soit à la géographie, soit aux traditions, soit aux doctrines religieuses de l’Inde, soit à l’analyse critique de ses allégories.

Quatremère de Quincy, 1823, p. 99

Que Langlès ne procède pas de façon systématique est vu d’un bon oeil : « Mais le célèbre orientaliste, comme je l’ai déjà dit, n’a voulu se livrer à aucun système. Cette discrétion est le propre des véritables savans » (Quatremère de Quincy, 1823, p. 99). Parce qu’il offre des exemples de l’art et de l’architecture indiennes, Monuments sera donc utile aux artistes et ornementalistes, même si l’on n’en sait encore pas assez sur l’histoire de ces monuments et les dates auxquelles ils furent construits. L’absence d’information à ce sujet empêche de comparer ces monuments à ceux d’autres peuples et de se prononcer sur l’éventuelle influence des monuments de l’Inde sur ceux de l’Égypte. À ce titre, Quatremère de Quincy semble contredire explicitement la critique d’Abel-Rémusat, puisqu’il souligne au contraire que Langlès n’offre aucune réponse, et laisse donc ouverte la question des influences :

Quoique le célèbre orientaliste semble seconder cette opinion par celle des communications qu’il croit avoir pu exister entre l’Abyssinie et l’Inde, on lui doit la justice de dire qu’il ne prononce rien d’absolu sur ce sujet.

ibid., p. 95

En fait, le commentateur aurait apprécié que Langlès se prononce sur cette question, mais il voit dans la prudence de Langlès le désir de ce dernier de se conformer à ce qu’il considère comme les critères garants d’un vrai savoir scientifique :

Mais M. Langlès a cru dans doute qu’il valoit mieux mettre sous les yeux du public les pièces du procès, que d’entamer des controverses que dédaigne le vrai savoir, c’est-à-dire, celui qui ne veut s’appuyer que sur des faits.

ibid.

Quatremère de Quincy, qui a publié en 1803 un essai intitulé « De l’architecture égyptienne » dans le cadre d’un concours commandité par L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1785[25], avait pour sa part pris position au sujet des liens entre les architectures de l’Inde et de l’Égypte, rejetant toute influence présumée de l’une sur l’autre : « L’une paroît être presque en tout l’opposé de l’autre » (ibid.). Se positionnant toutefois à l’extérieur du champ de l’orientalisme, Quatremère de Quincy ne ramène pas cette différence de point de vue à une question de compétence ou de méthode scientifique.

Enfin, la recension anonyme parue dans The Port Folio (XVI, Philadelphia : 1823 ; p. 252-256) commence par affirmer que Monuments constitue la toute première publication brossant un portrait d’ensemble de l’Inde. Selon le commentateur, les travaux précédents n’étaient que parcellaires et réalisés par des spécialistes ou par des amateurs poursuivant chacun des objets et objectifs distincts. Langlès a donc eu l’initiative de rassembler ces études éparses afin de présenter au lecteur quelque chose de plus complet. Le critique souligne à son tour les compétences spécifiques de Langlès, compétences essentielles à l’accomplissement d’une telle tâche. Il voit lui aussi d’un oeil favorable le fait que l’auteur ait su puiser dans une variété de sources :

[...] one man alone, a man of superior talent, placed in a situation which enabled him to take in with a single glance, to collate, compare, and digest into one body all the materials which had been furnished by so many and such able writers, has succeeded in forming them into one beautiful and symmetrical edifice. M. Langles is the person to whom we allude. Possessed of a thorough knowledge of the principal languages of Asia, he had also the advantage of being placed at the head of the French depot of oriental MSS., and as he had for a long time directed his inquiries to the state of Hindostan, he was everyway qualified to succeed in the arduous task which he has undertaken.

Anon., 1823, p. 252

Les différentes réactions qu’a suscitées le travail de Langlès reflètent la nature des changements qui affectent l’orientalisme en France au début des années 1820, notamment le passage d’un champ axé sur la défense des intérêts commerciaux et politiques de la nation vers un champ plutôt réservé aux spécialistes. Si l’on se réfère à l’extrait du rapport de Lakanal (précédemment cité) portant sur la différence entre les langues orientales vivantes et mortes, on pourrait avancer que, la période des grandes révolutions semblant désormais révolue, la mise en valeur d’approches et d’intérêts plus strictement savants devient possible. C’est ce que suggère la fondation de la Société asiatique – par de Sacy, Abel-Rémusat et d’autres – en 1822, un an après la création de la Société de géographie, création dans laquelle Langlès a joué un rôle clé. Le fait que Langlès ne devienne pas membre de la Société asiatique, alors qu’il occupe une position centrale dans le développement de l’orientalisme à Paris, signale un changement dans le paysage orientaliste, changement qui se poursuivra lorsque les membres plus littéraires du champ (les « fleuristes ») perdront du terrain au profit des philologues.

Louis-Mathieu Langlès, traducteur

En 1787, à l’âge de 23 ans, Langlès publie son premier travail, une traduction d’une version persane des Instituts politiques et militaires de Timour[26]. Comme dans la plupart de ses écrits subséquents, y compris Monuments, sa traduction est accompagnée d’un vaste appareil paratextuel : une lettre dédicacée à L’Académie royale des inscriptions et Belles-Lettres ; une longue préface ; un texte de 90 pages sur « La vie de Timour » tiré des écrits de plusieurs auteurs orientaux ; 113 pages de tableaux géographiques et historiques ainsi qu’une table des matières détaillée. Ces ajouts représentent plus de soixante pour cent du volume total de l’ouvrage. La traduction elle-même est assortie de copieuses notes du traducteur. Le texte persan, accompagné d’une traduction anglaise de William Davy, avait été publié par Clarendon Press en 1781. Tout en félicitant Davy d’avoir offert la première traduction en langue européenne[27], et suggérant par là même la réception que son propre travail de pionnier en français devrait mériter, Langlès souligne les différences entre sa traduction et celle de Davy. Non seulement a-t-il mieux compris le texte persan, mais sa traduction est moins servile, et donc plus lisible :

M. le Major Davy y a joint une Traduction Angloise assez exacte, mais qui, par cette exactitude même, est souvent inintelligible pour quiconque n’entend pas la Langue originale. Quelques contre-sens que nous croyons avoir découverts, et que nous avons essayé de relever ; plusieurs passages obscurs éclaircis, et des restitutions faites dans le texte Persan, enfin les Notes dont nous avons parsemé notre Ouvrage, suffisent pour nous mettre à l’abri de l’inculpation de plagiat.

Langlès, 1787, p. 6

Au cours de sa carrière, Langlès se fera à plusieurs reprises accusé de plagiat ou reproché de ne pas reconnaitre suffisamment les travaux dont il s’inspire. Ces accusions seront bien souvent injustifiées, mais il est intéressant de voir que Langlès soulève lui-même la question dans sa première publication, comme si le fait même de traduire était automatiquement suspect et susceptible de soulever ce type de critique[28].

Le dernier écrit de Langlès, publié à titre posthume en 1825, l’année suivant son décès, s’intitule Analyse des mémoires contenusdans le XIVe volume des AsiatickResearches[29]. L’importance des articles parus dans le quatorzième volume de Asiatick Researches justifie, selon Langlès, la publication de cette analyse en français, d’autant que ce volume n’est pas facilement accessible en Europe. Mais il y a une autre raison à cette publication : Langlès souhaite témoigner publiquement sa gratitude à l’Asiatic Society of Calcutta, dont il est membre honoraire et dont les travaux sur l’Inde l’ont toujours intéressé[30]. Analyse est, en un sens, le prolongement de Recherches asiatiques, la traduction en deux volumes des mémoires de l’Asiatic Society publiée en 1805 et à laquelle Langlès avait grandement participé. Dans Analyse, Langlès fait remarquer à propos du volume précédent : « Je m’y livrai avec d’autant plus de zèle, que l’Inde, depuis longtemps, est le principal objet de mes études [...] (1825, p. vi) ». En fait, les écrits des membres de l’Asiatic Society, et ceux d’autres spécialistes, voyageurs et missionnaires britanniques qu’il a été le premier à faire connaitre aux lecteurs français ainsi que les manuscrits orientaux dont il a la conservation, influenceront l’ensemble de son oeuvre, en plus de constituer une part importante de sa riche collection privée[31].

Analyse n’est pas une traduction au sens où on l’entend généralement aujourd’hui : les 489 pages de l’original sont comprimées en 96 pages en français, auxquelles s’ajoutent une préface, une annexe et des notes. Dans l’annexe, Langlès offre sa propre traduction, assez littérale et en trois pages, de la traduction anglaise par Raja Rammohun Roy de Ishopanishad, un des textes du Védanta, considéré comme un texte sacré de l’hindouisme. Mais si Analyse n’est pas une traduction à proprement parler, elle constitue quand même un type de pratique traductionnelle en ce qu’elle représente, en français, le contenu des textes anglais. Elle anticipe aussi la « contre-pratique » (évoquée par Daniel Simeoni dans sa discussion sur Bourdieu) qui a pour but de compenser les inévitables « mécompréhensions » qu’engendre la traduction et, par le fait même, qui révèlent l’acte et la position du traducteur :

The history of translational practices, since Jerome first set the frame for all Western attempts at appropriating figures of authority, has caused the cultural status of translators to founder as they were made to believe at every stage of the process that their proper place was at the back. Counterexamples such as the Ciceronian practice four centuries before the Hyeronimian turn, or translating in twice or three times as many words as the original (as is common on the fringes of the Empire even today), paradoxically provide directions for a renewed practice of translation. Iconoclastic as it may appear, the rationale for such a counterpractice is not easily dismissed: it might lead to an improved circulation of knowledge across borders.

Simeoni, 2000a, p. 82

Favoriser la « circulation du savoir par delà les frontières », c’est précisément l’objectif que Langlès affirme poursuivre lorsqu’il publie Analyse. Qui plus est, cette entreprise s’affiche comme en étant une de traduction – dans le cas présent une traduction qui réduit l’original de quatre-vingts pour cent – dans le titre de la préface (« Préface du traducteur ») ainsi que dans celui de l’appendice (« Appendice du traducteur »). Que Langlès voie Analyse comme une traduction, et que la notion même de traduction puisse inclure des pratiques autres qu’un exercice de transposition linguistique exacte et exhaustive, n’est en aucun cas inhabituel chez lui. En effet, ses publications – qu’elles soient qualifiées ou non de traductions – englobent toutes un large éventail de pratiques. Par exemple, Recherches asiatiques – dont Langlès a rédigé ou lourdement révisé la traduction (voir n. 12) – comprend de copieuses notes (la plupart de Langlès) qui augmentent, contestent et parfois contredisent le texte en train d’être traduit. Ainsi, un article de William Jones, orientaliste britannique de renom et président de l’Asiatic Society of Calcutta, intitulé « Sur les dieux de la Grèce, de l’Italie et de l’Inde » [« On the Gods of Greece, Italy, and India »] publié dans le volume I, contient 52 pages de traduction et 87 pages de notes composées par Langlès. Dans la même veine, « Sur la littérature des Hindous, Mémoire traduit du Sanskrit », un article anonyme, comprend 50 pages de notes pour 14 pages de texte. De toute évidence, le rôle du réviseur/traducteur n’est pas mis en sourdine. Langlès rivalise avec les auteurs pour se positionner, se tailler un espace discursif afin d’attirer l’attention du lecteur, commentant les propos de ces auteurs et s’accordant le dernier mot. Il ne craint pas non plus de contester et de corriger les textes qu’il traduit, substituant parfois ses propres visions ou références à celles de l’original. Ainsi, dans la note de la page 51 (volume II de Recherches asiatiques) portant sur la langue des Tartars, Langlès affirme son autorité sur celle de Jones :

[...] il me semble que, dans toute cette discussion, M. Jones a oublié d’établir une distinction bien importante et bien réelle entre les Moghols ou Éleuths (Tatârs occidentaux), et les Mantchoux ou Nieutché (Tatârs orientaux). Ces différens Tatârs emploient à-peu-près les mêmes caractères ; mais leurs langues n’offrent pas plus de ressemblance que les traits de leur physionomie. [...] Pour se convaincre de cette grande dissemblance entre les langues, il suffit de comparer le Dictionnaire mantchou-français que j’ai publié, et la partie turke du Dictionnaire de Meninski [...].

Langlès, 1805, p. 51

Même si Langlès manifeste en général une grande admiration pour le travail des spécialistes britanniques qu’il cite, au point de se le faire reprocher par ses compatriotes, il n’hésite pas à indiquer les points sur lesquels il est en désaccord, y compris lorsqu’il s’agit de Jones. Par exemple, lorsque Jones évoque une « embassy from Justin to Khakàn, or Emperor » dans son discours « On the Tartars »[32], Langlès fait remarquer :

[...] je n’ai trouvé dans aucun de ces auteurs la circonstance mentionnée par M. Jones. Je suis loin de concevoir le plus léger doute sur son exactitude ; mais on est fâché qu’il n’ait pas indiqué ses sources.

Langlès, 1805, Volume II, p. 54, n. “b”

Pareillement, un passage de « Remarks on the Island of Hinzuan or Johanna » de Jones est reproduit dans la traduction, tel qu’écrit par Jones, puis corrigé par Langlès en note de bas de page. Jones écrit : « The words jedd and jeddah in Arabic are used for a male and female ancestor indefinitely » et Langlès de préciser en note: « On pourroit, à certains égards, accuser M. Jones d’un peu d’inexactitude ». Puis il corrige le passage (et l’orthographe) de Jones :

Je crois donc qu’il faut restituer ainsi le passage dont il s’agit : ‘Djedd pour le masculin et djeddah pour le féminin, s’emploient pour désigner indistinctement un ancêtre du côté paternel ou du côté maternel’.

Langlès, 1805, Volume II, p. 157, n. “a”

Les commentaires de Langlès prennent une tournure plus nationaliste dans « On the Chinese », lorsque Jones cite un texte chinois « [...] entitled Lùn , of which I possess the original with a verbal translation ». En note, Langlès fournit une version latine du passage cité par Jones et ajoute :

Je n’ai transcrit ici la version latine des Jésuites, publiée par le P. Couplet en 1687, que pour démontrer que c’étoit bien là la version littérale dont M. Jones avoit fait usage. Je me suis déjà aperçu plus d’une fois que ce savant profitoit des travaux des Français, sans leur rendre la justice convenable. Ma haute estime pour ses rares talens, je dirai même l’admiration que m’inspirent le nombre, la variété et la profonde érudition de ses ouvrages, ne m’empêchera jamais de communiquer au lecteur les observations qui me paroîtront justes et décentes.

Langlès, 1805, Volume II, p. 411, suite de la note “a” introduite p. 410

En corrigeant et en reprenant une autorité aussi reconnue que William Jones, Langlès revendique le droit à une reconnaissance et à un statut égaux à la fois pour lui même, en tant que traducteur et orientaliste, mais aussi, dans ce dernier exemple, pour sa nation. Les différentes interventions de Langlès dans, et en relation avec, ces textes indiquent que selon son approche, les distinctions entre auteur et traducteur, ou entre l’écriture originale et la traduction, sont totalement caduques.

Au fil de sa vie, Langlès a publié près de vingt traductions. Plusieurs d’entre elles, du persan, de l’arabe ou de l’anglais, sont de nature littéraire : Contes, Fables et Sentences (1788), Fables et contes indiens (1790), un extrait du recueil d’histoires et de poèmes persans intitulé Gulistan (1796), et divers contes arabes (1814). La plupart des autres traductions sont des récits de voyage traduits plus souvent de l’anglais et portant sur des régions aussi diverses que la péninsule arabe, la Birmanie, le Sri Lanka, la Russie, le Japon, l’Indonésie, la Perse, l’Afrique, la Chine et l’Inde. Ces traductions ont en commun de contenir, invariablement, de nombreuses notes infrapaginales rédigées par Langlès et d’être accompagnées de « notices », « mémoires », « notes » et autres paratextes de ce genre[33]. Le traducteur élucide ainsi le contenu des textes, ajoute de nouveaux détails à ceux fournis par l’auteur, et prend position par rapport aux idées et constats mis de l’avant dans le texte à traduire. En ce sens, la traduction, même quand elle reproduit précisément l’original, interagit avec celui-ci ; cet engagement reflète une posture qui ne relève ni de la neutralité ni de la servitude.

Bien que Langlès signe Analyse à titre de traducteur, il arrive qu’il adopte dans ses traductions d’autres désignations, ce qui indique le caractère fluide des distinctions entre ces différentes pratiques. Par exemple, dans Voyages de C. P. Thunberg au Japon, il signe une « Préface du rédacteur », mais dans Voyage chez les Mahrattes il rédige une « Préface de l’éditeur ». Différents volumes semblent donc appeler différentes fonctions et rôles de sa part, même lorsqu’il s’agit de textes qui s’apparentent à des traductions au sens strict. Finalement, l’oeuvre de Langlès engage toujours une multiplicité de pratiques, indépendamment du titre qui peut figurer sur la couverture. Dans la préface aux Voyages de C. P. Thunberg au Japon, il explique comment il a abordé le travail de traduction :

Les nombreuses occupations de M. Thunberg ne lui laissant point un seul moment pour rédiger son ouvrage, il a été obligé de publier ses précieux matériaux bruts et tels qu’il les avoit rassemblés. Persuadé que le désordre et les répétitions du texte original ne manqueroient pas de rebuter des lecteurs aussi susceptibles que mes concitoyens, j’ai entrepris de classer les matières, et d’établir des divisions de parties et de chapitres.

Langlès, 1796, p. iv-v

Mais Langlès prétend avoir procédé ainsi tout en respectant le message de l’auteur, sans changer ni supprimer quoi que ce soit, pas même les faits les plus anodins. Il ajoute :

Cette scrupuleuse fidélité que je me suis prescrite, et dont je ne crois pas m’être écarté, m’a coûté d’autant moins, que je me suis permis tantôt de suppléer au laconisme de mon auteur, tantôt de le contredire dans des additions et dans des notes, qu’on distinguera aisément de son texte ; il ne seroit pas juste de le rendre responsable de mes erreurs littéraires et théologiques[34].

Langlès, 1796, p. v

Rigoureusement fidèle dans son interprétation du texte original, tout en le commentant et en ajoutant des éléments, y compris ses propres hypothèses et conclusions, Langlès met le texte « en circulation », il le met en relation avec d’autres textes, des textes souvent difficiles d’accès ou peu consultés, des textes qui traversent rarement les frontières :

Je n’ai rien avancé dans mes additions et dans mes notes, que sur des autorités dignes de figurer auprès du savant dont je suis l’interprète, et je me suis attaché à consulter des ouvrages étrangers peu communs en France et non traduits, tels que les Mémoires de la société de Batavia, qu’aucun de nos écrivains n’a encore compulsés ni cités ; ceux de la société asiatique de Calcutta, qui ne sont guère plus connus. Je me félicite d’avoir eu le courage de parcourir les anciennes Lettres latines des Missionnaires sur les Indes, dédaignées par la plupart des savans qui ont fait des recherches sur ces contrées. Ils y auroient cependant trouvé des observations curieuses qui ne peuvent être que le fruit d’une très-longue et très-intime habitude avec les naturels.

Langlès, 1796, p. x-xi

L’objectif de Langlès, dans ces différentes traductions, procède d’une visée utilitariste de l’orientalisme, visée qui a conduit à la fondation de l’École spéciale des langues orientales vivantes. Par conséquent, dans les écrits publiés entre 1787 et 1796, il cherche à offrir à la nation des informations utiles sur les plans politique, commercial et culturel. Sa « Préface » aux Ambassades réciproques (1788) renvoie à des évènements politiques contemporains : les récentes guerres avec les Britanniques ; la mise en accusation et le procès de Warren Hastings, ancien Gouverneur général de l’Inde ; les relations avec Tipu-Sultan, allié des Français contre les Britanniques. Langlès amorce sa préface en ces termes :

Nos dernieres guerres avec les Anglois, l’affaire malheureuse de M. Hastings, et l’arrivée des ambassadeurs de Typou-Sulthan fixent note attention sur l’Inde, et désormais tout ce qui regarde cette contrée, ne nous sera plus tout-à-fait indifférent : il paroît même que certains Princes Indiens vont jouer un rôle dans le système politique de l’Europe. J’ai donc cru ne pas pouvoir choisir de moment plus favorable pour publier cet ouvrage ; la circonstance lui donnera peut-être, aux yeux du public, un mérite qu’il n’auroit pas eu dans d’autre tems. Car on cherche maintenant à connoître, non-seulement les usages des cours orientales, mais encore les vues politiques de leurs souverains, et même les préjugés qui les dominent.

Langlès, 1788, p. i-ii

Langlès considère que sa traduction a un rôle à jouer dans les évènements politiques que ses lecteurs et lui sont en train de vivre. Dans une autre traduction publiée la même année, Contes, Fables et Sentences, il renoue avec le thème de l’intérêt national, mais cette fois plus particulièrement en lien avec le commerce. Dans son « Discours préliminaire », il cite l’exemple des Britanniques :

Je ne m’étendrai pas ici sur l’importance des langues orientales pour les progrès du commerce. Il est certain qu’aucune nation ne peut négocier avec avantage dans l’Asie, à moins qu’elle ne connaisse l’arabe et le persan. C’est une vérité frappante que nous ne soupçonnons même pas, mais dont l’exemple des Anglais suffit pour nous convaincre.

Langlès, 1788, p. xxxiv

Langlès prend ensuite en exemple le soutien actif que le gouvernement britannique et la East India Company ont apporté à l’étude des langues orientales, affirmant que cela a donné à la Grande-Bretagne un avantage sur la France. Dans sa « Préface du traducteur » à la Description du Pégu (1793), il insiste à nouveau sur les différences entre la Grande-Bretagne et la France et déplore la méconnaissance que les représentants de la France ont des langues, de la géographie, des coutumes et des usages des pays dans lesquels ils sont affectés. Il voit dans cette lacune le prolongement des politiques de la France prérévolutionnaire :

Le lecteur apprendra peut-être avec étonnement que ces connoissances manquent à presque tous nos consuls et autres agens diplomatiques, tant en Asie qu’en Afrique. Les Droguemans font absolument toutes les négociations ; et par une injustice bien digne de l’ancien régime, mais qui ne devroit plus subsister depuis la révolution, le Drogmanat qui devroit être le séminaire de tous nos diplomates des pays étrangers ne conduit à aucune place, quelque soit le talent de ceux qui l’exercent. La destruction d’un abus aussi impolitique que ridicule ranimeroit bientôt chez nous le goût de l’instruction et rétabliroit notre commerce d’Asie.

Langlès, 1793, p. 9-10, n. 1

En 1796, en préface aux Voyages de C. P. Thunberg au Japon, Langlès note l’intérêt de l’auteur pour de menus détails relatifs au commerce, détails qui « [...] doivent acquérir à nos yeux, dans les circonstances présentes, un nouveau degré d’intérêt ; car notre alliance avec les Hollandois, les seuls Européens admis au Japon, pourroient [sic] nous ouvrir les portes de ce royaume » (Langlès, 1796, p. v). Il poursuit avec une discussion sur les points communs entre les religions orientales et celles de l’occident, discussion qu’il abrège afin de justifier les notes sur des sujets plus « utiles » qu’il a, par ailleurs, ajoutées au texte :

J’ai cru devoir abréger ces discussions théologiques et cosmogoniques pour des objets d’une utilité plus sensible, et même plus réelle, tel que l’état politique des îles de la Sonde, leur population, leurs productions, l’industrie des habitans, et leurs langues, si nécessaires pour le commerce, et cependant si peu connues en France [...].

Langlès, 1796, p. x

Vers la toute fin du dix-huitième siècle, la France n’est plus en position d’espérer une relance de ses intérêts politiques et commerciaux en Inde. Les préfaces aux traductions de Langlès reflètent cette nouvelle donne. La traduction et le lourd appareil paratextuel trouvent alors une autre justification : des questions d’intérêt général, un soutien aux lecteurs qui sont peu familiarisés avec l’Inde. Ainsi, dans sa préface au Voyage de l’Inde à la Mekke (1797), Langlès distingue les lecteurs de sa traduction de ceux de la version anglaise de Francis Gladwin : « Pour moi, dont le travail est destiné à des lecteurs moins familiarisés que les Anglais avec l’histoire de l’Inde, j’ai cru devoir être encore plus sévère que M. Gladwin, et n’extraire absolument que ce qui me paraîtroit d’une utilité réelle et d’un intérêt général » (p. xv-xvii). On trouve une remarque similaire dans Voyage pittoresque de l’Inde (1805) : « Je ne parlerai pas ici des notes que j’ai cru devoir ajouter à cet ouvrage pour en faciliter l’intelligence à des lecteurs bien moins familiarisés que ne le sont les Anglais avec l’histoire, la géographie et les moeurs de l’Hindousan » (p. ix-x). Langlès ne justifie plus ses interventions en invoquant la promotion du commerce et des échanges entre la France et l’Inde, car cela n’est plus possible.

Enfin, la réédition en 1814 des Voyages de Sind-bâd le marin (publiés un an plus tôt dans une édition de la grammaire de la langue arabe de Savary, préparée par Langlès) s’adresse à un lectorat plus restreint et spécialisé. La visée traductive de même que la méthode demeurent utilitaristes. Langlès écrit dans sa « Préface » :

Comme c’est, je crois, le premier ouvrage publié jusqu’à présent en arabe vulgaire, j’espère qu’il pourra être de quelque utilité aux jeunes orientalistes qui se destinent à la carrière du drogmanat, et qui sont dans le cas de parcourir l’Arabie, la Syrie, l’Égypte ou les États Barbaresques. C’est dans cette intention que j’ai fait tous mes efforts pour rendre ma traduction très-littérale ; je l’ai encore revue en entier et bien soigneusement, dans cette réimpression à laquelle j’ai fait quelques corrections, afin de serrer mon texte d’aussi près que le permettent les prodigieuses et innombrables différences qui existent entre les langues Arabe et Française. Fidèle observateur de l’ordre des idées, de tours des phrases originales, j’ai conservé la signification propre de tous les mots, de manière à procurer aux littérateurs qui ne savent pas l’arabe, la facilité de lire textuellement un ouvrage écrit dans cette langue.

1814, p. xvii-xviii

Des considérations pratiques continuent de sous-tendre la traduction, mais les lecteurs potentiels ne font plus partie du grand public, la langue traduite est l’arabe et non plus l’anglais, et la région dont il est question n’est plus l’Asie, mais le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient.

Conclusion

La période pendant laquelle Langlès a publié, soit de 1787 à 1825, coïncide presque exactement avec la naissance et le développement de l’orientalisme en France[35]. À l’époque, Paris s’impose comme le centre pour les spécialistes du domaine[36], et la collection de manuscrits orientaux à la Bibliothèque nationale est sans pareil en Europe. À titre de fondateur et d’administrateur de l’École spéciale des langues orientales vivantes et de conservateur des manuscrits orientaux, Langlès occupe une position centrale, position qui le met en contact avec des figures telles que Friedrich Schlegel et Franz Bopp qui remercieront Langlès de mettre généreusement cette collection ainsi que sa bibliothèque privée à leur disposition[37]. Cependant, à mesure qu’elle prend son essor, la discipline prend une tournure plus spécialisée et plus philologique que littéraire ; elle s’éloigne également des intérêts commerciaux et politiques de la nation. Pendant cette période, et en dépit des diverses formes de reconnaissance qu’il reçoit[38], le travail de Langlès fait aussi l’objet de critiques. On reproche à l’auteur son manque d’exactitude, ses spéculations et même sa tendance à s’approprier le travail des autres sans en rendre compte. Une attaque anonyme (attribuée à Abel-Rémusat) paraît en 1814 dans Lettre écrite de Lintz, puis une autre paraît l’année suivante dans Grande exécution d’automne, no. 2. L’orientaliste Julius von Klaproth signe cette attaque, mais seulement à titre de traducteur. Puis Langlès sera, comme on l’a vu, pris à partie dans la recension extrêmement critique de Monuments par Abel-Rémusat publiée en 1822. À la fin de sa vie, Langlès n’est plus une figure centrale dans le champ de l’orientalisme, tel qu’il est en train de s’imposer. Ainsi, lorsque la Société asiatique voit le jour à Paris en 1822, il n’en devient pas membre[39].

L’année de la fondation de la Société asiatique, une annonce paraît dans la Revue encyclopédique (juillet 1822, p. 213-214) et dans le Journal des savans (août 1822, p. 506-508) au sujet de la création d’une Société de traduction. Le prospectus, aussi publié séparément (Paris, Imprimérie de Fain, sans date, quatre pages, dont la version est citée ici), est signé par quatre-vingt-dix-neuf des écrivains et scientifiques les plus en vue à l’époque, dont Langlès, et souligne la création d’associations similaires en Allemagne et en Grande-Bretagne. Le prospectus contient les remarques habituelles sur le rôle de la traduction dans la diffusion des textes étrangers et l’abolition des frontières linguistiques. On y souligne aussi que l’association, en encourageant la traduction de travaux dans tous les domaines, contribuera à rehausser la qualité de ceux-ci : « C’est à perfectionner ce moyen précieux que nous voulons consacrer tous nos soins » (p. 2). Le but principal de l’association ne semble toutefois pas tant de favoriser l’institutionnalisation du champ en tant que tel, que de servir les intérêts économiques des auteurs. Les enjeux économiques sous-tendant la création de l’association priveront du même coup la traduction de toute autonomie, la reléguant explicitement à un rôle subsidiaire :

Il est surtout une considération qu’il importe de faire valoir, parce qu’elle tient aux principes de la justice, principes trop souvent méconnus, en ce qui regarde les propriétés littéraires. Les traductions sont une sorte de contrefaçon qui ne rapporte aucun bénéfice à l’auteur ; tandis qu’elles devraient contribuer à augmenter sa fortune en même temps qu’elles étendent sa réputation.

p. 2

La traduction – et les traducteurs, quoique de façon implicite puisque le prospectus ne les mentionne pas – sont réduits au statut de serviteurs des auteurs :

Le voeu le plus ardent que nous ayons à former, c’est qu’il s’établisse dans tous les pays civilisés des sociétés semblables, et que bientôt les littérateurs français trouvent dans les capitales étrangères, comme les étrangers dans celle de la France, des réunions d’hommes disposés à accueillir et à récompenser leurs travaux au moment même où ils les auront conçus.

p. 2-3

Bien qu’à première vue la création de telles associations de traduction en Europe à l’époque puisse apparaître comme l’indice de la constitution d’un champ autonome, en fait elle ne fait que confirmer l’absence de reconnaissance qui accompagne la pratique de la traduction ainsi que son résultat. L’intérêt de pure forme porté au rôle de la traduction dans la diffusion des savoirs est éclipsé par le désir des auteurs de récupérer la part des recettes que peuvent générer ces publications – lesquelles sont perçues comme des contrefaçons –, une part dont ils considèrent avoir été jusque-là injustement privés. En tant que signataire de ce prospectus, Langlès partage cette vision de la traduction. Malgré une approche qui lui a permis d’engager un véritable dialogue avec les textes étrangers qu’il a traduits, la pratique et la vision traductionnelles de Langlès, dans ses différentes formes, tout comme sa pratique et sa vision de l’orientalisme, demeurent fondamentalement utilitaristes par nature. Ses traductions se définissent par la visée qu’elles servent. C’est cette visée qui a déterminé la nature de sa pratique, et non un quelconque habitus de champ.