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Un jour, alors que je demandais à un linguiste spécialiste de l’inuktitut s’il parlait cette langue couramment, ce dernier m’a répondu : « You don’t have to be a caribou to be a caribou biologist ». Cette boutade d’un goût douteux, que je n’avais pas trouvée très drôle mais inquiétante de la part d’un collègue, m’est revenue à l’esprit à la lecture du bouquin de Valeria Zotti sur le traitement des québécismes dans les dictionnaires bilingues français-italien. Pourquoi? Elle m’est revenue à l’esprit sans doute parce que je crois que, malgré ses qualités, l’ouvrage de Zotti aurait eu à gagner si l’auteure avait retenu les services d’un collaborateur, locuteur natif de la variété québécoise du français.
Cette étude de la lexicographie bilingue, publiée dans la collection Biblioteca della ricerca. Linguistica – collection dirigée par Giovanni Dotoli, directeur du grand projet lexicographique auquel collabore Zotti – propose une réflexion sur la variation lexicale synchronique trans-étatique du français dans la lexicographie bilingue, autrement dit du traitement des variétés de français hors-Hexagone, tout particulièrement de la variété québécoise. L’ouvrage représente la version revue et légèrement augmentée d’un chapitre de la thèse de doctorat de l’auteure, soutenue en 2005. Cela expliquera sans aucun doute pourquoi le titre annonce un ouvrage sur le français québécois, quand il s’agit en réalité du traitement des québécismes (c’est-à-dire des particularités lexicales du français québécois) dans trois dictionnaires italien-français. De plus, le corpus utilisé porte sur le français québécois et l’italien; donc, l’auteure a choisi délibérément d’étudier et de critiquer le traitement de cette variété lexicale dans une perspective de décodage du français québécois par le locuteur italien.
Préfacé par Jean Pruvost, l’ouvrage traite de lexicographie bilingue et francophonie, du français québécois, du québécisme, de l’intégration des québécismes à la lexicographie bilingue et des failles de la description, pour se conclure sur un essai d’aménagement morphosyntaxique et socioculturel.
Dans la première partie, l’auteure décrit la situation du français dans le monde, description qui comprend une carte de la francophonie, agrémentée de statistiques. Elle y présente la toile de fond qui permettrait d’expliquer la présence de variétés de français, lesquelles, à des degrés variables, assument une part d’autonomie par rapport à la langue de référence, c’est-à-dire le français parisien (pour peu que cette variété existe). C’est en fonction de cet aspect contrastif entre les variétés régionales et la variété de référence que se déclineraient les variétés de français. Par conséquent, le contact entre les variétés et la langue de référence fait sourdre les différences, et c’est précisément du traitement de ces différences en lexicographie bilingue dont il est question dans l’ouvrage de Zotti. L’auteure aurait pu expliquer d’entrée de jeu les fonctions virtuelles multiples du dictionnaire bilingue. En effet, le dictionnaire bilingue peut servir au moins quatre fonctions, soit une fonction d’encodage et de décodage, tant pour les utilisateurs de langue A que ceux de langue B. Grosso modo, la fonction du dictionnaire bilingue est relative à sa « directionnalité ». Zotti résume un peu rapidement la fonction des trois dictionnaires qui constituent son corpus, c’est-à-dire :
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Il Boch. Dizionario Francese-Italiano Italiano-Francese;
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DIF, Dizionario francese-italiano italiano-francese;
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Il Nuovo Dizionario Garzanti di Francese. Francese-Italiano italiano-francese.
Les titres à eux seuls montrent clairement que ces ouvrages s’adressent à un lectorat italien. Donc, l’utilisateur francophone pourrait ne pas y trouver l’outil dont il aura besoin pour décoder ou encoder entre le français et l’italien. Cette fonction non avouée des dictionnaires italiens pourrait avoir un effet considérable sur le traitement des régionalismes, particulièrement des régionalismes de langue française. En effet, comme on le verra plus tard, il est difficile de reprocher aux dictionnaires de ne pas remplir la fonction qu’on souhaiterait qu’ils remplissent, à plus forte raison si les auteurs de ces dictionnaires ne prétendent nullement à ces fonctions.
Au sujet de l’aménagement morphosyntaxique, on peut se demander si le dictionnaire bilingue est bien le meilleur outil pour expliquer les particularités grammaticales d’une variété linguistique particulière. Certes, il existe des dictionnaires de langue, comme le Multidictionnaire de Marie-Éva de Villers, qui y parviennent très bien, et on peut présumer que tout projet d’intégration du contenu grammatical pourrait s’inspirer d’ouvrages comme le Multidictionnaire, ces ouvrages que Zotti qualifie, on ne sait pourquoi, d’outils « de spécialiste » (p. 23).
Le propos fait parfois sourciller, comme lorsque l’auteure affirme qu’en français québécois, on trouve de nombreux mots dont le genre est différent de la norme parisienne. Par exemple, en français québécois, on dirait plutôt *une avion, ou encore *une autobus. Or, l’auteure omet de mentionner que ces cas sont fautifs au Québec comme ailleurs. Même chose du côté des particularités graphiques que l’auteure dit influencées par l’anglais, comme canoé (Nota : qu’on se le dise, au Canada, on parle de canot et non de canoé, avec accent aigu ou tréma), ou encore coquetel (qui devrait s’écrire cocktail, bien entendu, selon l’auteure).
L’auteure cite amplement les travaux du professeur Lionel Meney et son dictionnaire français-québécois. Or, lorsqu’on sait à quel point le dictionnaire de Meney a été critiqué et est controversé au Québec et ailleurs, on s’attendrait à ce que l’auteure cite Meney avec prudence, ou encore en expliquant la controverse qui entoure ses travaux. L’auteure fait l’économie de toute distinction à l’égard des usages et des registres, laissant le lecteur croire que, dans toutes les sphères de la société québécoise, on prend toujours une avion pour quelque part. Exemple amusant, l’auteure indique que la locution « à chaque X » est un écart à la norme parisienne, propre au français québécois, alors qu’elle l’utilise elle-même à la page suivante (p. 82) « … à chaque année… ». Il s’agit sans doute d’une petite coquille. Malheureusement, ce n’est pas la seule.
Zotti ouvre ensuite sur l’utilisation des corpus informatisés par les lexicographes, indiquant au passage que les dictionnaires qui ont précédé l’ère informatique étaient rédigés instinctivement, ce qui ne manque pas d’étonner. On utilisait certes d’autres moyens pour compiler les données lexicales, mais on ne travaillait pas pour autant à l’aveuglette. L’informatique a permis le traitement et la consultation de quantités phénoménales d’information, ce qui était jusqu’à présent sinon impossible, du moins très difficile. C’est sans doute ce que l’auteure aura voulu dire.
Après ce petit détour technique, on revient au traitement des particularités lexicales du français québécois dans les dictionnaires bilingues. L’auteure note que l’inclusion de ces particularités se fait lentement, ce qui étonne car les dictionnaires de langue française, à partir desquels la nomenclature française des dictionnaires français-italien est extraite, les incluraient plus rapidement. En effet, lorsqu’on regarde le tableau comparatif présentant le traitement des québécismes dans les trois dictionnaires en question, on s’étonnera de trouver des mots comme abattis, abrier et achaler dans les versions 2007, mais pas dans les versions de 2000. Reste à savoir si la nomenclature des versions 2000 était extraite des dernières versions des dictionnaires de langue française. On pourrait aussi se demander ce qui a amené les lexicographes des trois dictionnaires bilingues à admettre certaines entrées en même temps. Une étude à ce sujet pourrait permettre de révéler l’origine du phénomène, voire la maternité (ou la paternité) de la nomenclature. On notera aussi que le corpus comprend le verbe zire, comme dans l’expression faire zire, qui n’est pas québécois, à notre connaissance, mais purement et strictement acadien.
Pour conclure, l’auteure propose une lexicographie bilingue nouveau genre, une lexicographie qui tiendrait compte des variétés linguistiques et de leurs registres dans une langue comme dans l’autre. Au lieu d’avoir une partie servant à expliquer l’autre (donc des dictionnaires qui ne remplissent qu’une fonction de décodage), cette nouvelle lexicographie, que l’auteure appelle bi-langue, permettrait le décodage et l’encodage à partir des deux langues et dans les deux langues. On peut imaginer que, dans ces dictionnaires, les lexicographes chercheraient à faire se correspondre les registres, ce qui en revanche donnerait à l’utilisateur-locuteur d’une langue x une image plus juste de la langue y.
Malgré les points faibles, l’ouvrage de Zotti ouvre des pans de recherche qui paraissent fort intéressants et qui vaudraient la peine d’être explorés plus en détail. C’est du moins l’opinion de l’humble caribou que je suis.