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The Bilingual Text propose une étude historique et théorique de l’auto-traduction littéraire en Occident, sans pour autant prétendre élaborer une nouvelle théorie de la traduction. Les auteures suggèrent toutefois que la prise en considération du bilinguisme littéraire pourrait apporter un nouvel éclairage à une discipline qui – paradoxalement – a longtemps ignoré ce phénomène. Si la critique littéraire et la théorie de la traduction ont jusqu’ici mis l’accent sur les dissemblances entre textes originaux et textes traduits, les auteures proposent le paradigme inverse, c’est-à-dire placer les similitudes au coeur de leur étude descriptive. En effet, poursuivent-elles, le texte bilingue auto-traduit bouscule les préceptes classiques (et monolingues) de la théorie de la traduction : les oppositions binaires auteur/traducteur, original/traduction, noble/subalterne ne tiennent plus dans ce contexte. En revanche, la notion d’interculture sociolinguistique de Pym (1998) selon laquelle le traducteur ne se situe pas entre deux cultures (position pour le moins inconfortable et en tout cas connotée négativement), mais présente plutôt une ubiquité sociolinguistique, est plus utile pour appréhender le phénomène d’auto-traduction. Le concept de lecture stéréoscopique proposé par Marylin Gaddis Rose (1997) et celui de correspondance fonctionnelle de Federov (cité dans Oseki-Dépré 1999) complètent le postulat de Pym et constituent l’architecture théorique de cet ouvrage.

The Bilingual Text suit un découpage chronologique en trois parties : la première correspond aux périodes du Moyen Âge et de la Renaissance, la seconde à l’époque pré-moderne, et la dernière couvre le Romantisme et les périodes moderne et contemporaine. Chacune est découpée en quatre chapitres : les trois premiers sont consacrés à une réflexion théorique thématique ou à une sous-période historique et le quatrième présente des études de cas illustrant la période historique en question et les concepts théoriques développés dans les chapitres précédents. Les auteures de l’ouvrage, Marcella Munson et Jan Walsh Hokenson, sont toutes deux professeures de français et de littérature comparée à la Florida Atlantic University.

Première partie : Moyen Âge et Renaissance, l’âge d’or du bilinguisme

C’est à partir du modèle de translatio horizontal et vertical de Stierle (1996) qu’Hokenson et Munson présentent l’évolution du concept de traduction à travers les âges. Le Moyen Âge a été plutôt marqué par la prédominance de l’axe vertical, soit du haut (le latin, transcription du verbe divin) vers le bas (le vernaculaire). L’axe horizontal, qui illustre une simultanéité de mondes et de discours pluriels, caractérise davantage la Renaissance et la traduction intervernaculaire. Les auteures soulignent d’ailleurs le parallèle de contexte diglossique entre époque médiévale et époque (post)coloniale; le latin, considéré comme une langue universelle à même d’exprimer toute pensée, bénéficiait en effet d’un statut hiérarchique nettement supérieur aux vernaculaires de l’époque. Les textes auto-traduits du Moyen Âge n’étaient pas conçus pour avoir une existence autonome, mais devaient être appréhendés comme un tout, avec leurs deux versions; ils s’adressaient donc à un lectorat résolument bilingue. Les auteures précisent par ailleurs que la notion contemporaine d’auteur ne pouvait pas se concevoir à l’époque médiévale, car seule la parole divine pouvait être mise sur un piédestal. Dans ce contexte, le traducteur médiéval avait plus de latitude et représentait un auteur parmi tant d’autres, davantage associé à un rhétoricien ou à un orateur avec pour mission de faire évoluer un texte de départ. Les auteures soulignent que la langue ne reflétait pas une identité sociale au Moyen Âge, période caractérisée par un multilinguisme territorial. Ce faisant, elles récusent la définition du bilinguisme donnée par Baggioni (1997) comme une maîtrise équivalente de deux langues et cultures.

À la Renaissance, on assiste à une amélioration du statut des vernaculaires accompagnée d’un effritement progressif de la dominance du latin. L’Italie humaniste fait un retour aux sources en ajoutant le grec et l’hébreu à l’étude des langues classiques. La conquête du Nouveau Monde favorise un mouvement de traduction soit intervernaculaire soit latin-vernaculaire (par exemple, castillan/quechua ou latin/quechua). Parallèlement, les poètes de la Pléiade militent pour un enrichissement du français-langue-du-roi et contribuent à faire de ce vernaculaire une langue littéraire à part entière; enfin, le mouvement de la Réforme remet en question l’autorité du latin et demande un meilleur accès aux textes sacrés avec des traductions de la Bible en vernaculaires. L’activité traduisante comprend la pratique d’imitation poétique – du style et du statut de l’auteur, sur le principe de la mimesis d’Aristote – considérée comme un moyen d’enrichissement d’une littérature vernaculaire en plein développement. C’est à cette époque d’ailleurs que prospère l’auto-traduction.

La relativité selon Oresme

Docteur en théologie et évêque de Lisieux, auteur du premier traité médiéval d’économie De moneta (1356), Oresme auto-traducteur s’inspire d’Aristote pour véhiculer des idées démocratiques sur la monnaie comme bien public et non comme propriété de la couronne. Les versions côte à côte attestent du manque de maturité linguistique du français de l’époque : la présence de nombreux néologismes et paraphrases dans le Traictié des monnoies (publié entre 1358 et 1366) témoigne de l’indigence du français de l’époque par rapport au latin. Dans son oeuvre bilingue, Oresme établit un parallèle entre monnaie et mot, tous deux moyens d’échange à valeur hautement arbitraire et variable. Ce faisant, il souligne le pouvoir du traducteur comme (d)évaluateur potentiel, pouvant apprécier ou déprécier une oeuvre. Avec ce traité bilingue, Oresme attaque subtilement le souverain qui déprécie l’or, ainsi que les poètes de l’époque pratiquant l’inflation verbale. Oresme auto-traducteur s’érige ainsi en arbitre de la parité des signes, tant linguistiques que monétaires.

D’Orléans : l’axe horizontal par excellence

Poète acclamé du XVe siècle, Charles d’Orléans fut emprisonné pendant de longues années en Angleterre lors la guerre de 100 ans. Il a traduit ses poésies lyriques du français vers l’anglais, illustrant parfaitement l’axe traductif horizontal de Stierle. À cheval entre deux périodes (Moyen Âge et Renaissance), d’Orléans a été rejeté du canon anglais à son époque, parce que ses poésies étaient considérées comme « médiévales » (lire « datées ») et ses poèmes anglais des versions françaises (lire « de seconde main »). Les versions anglaises tranchent tellement avec leurs jumelles françaises que certains critiques y voient différentes personnalités à l’oeuvre (Galderisi 2002 parle de distance diachronesthétique). Hokenson et Munson n’y décèlent cependant aucun signe de schizophrénie, mais plutôt un héritage littéraire double. De plus, poursuivent-elles, le bilinguisme de d’Orléans atteste des liens de filiation entre la France et la couronne d’Angleterre, et ses auto-traductions fournissent un précieux témoignage des liens entre formes poétiques françaises et anglaises de l’époque et leurs influences mutuelles.

Le moi florilège de Rémy Belleau

Poète du groupe de la Pléiade, auteur-traducteur du français vers le latin, Rémy Belleau a été sans aucun doute influencé par le manifeste de Du Bellay pour la défense de la langue française. Belleau a auto-traduit sa poésie pastorale française en latin pour assurer une diffusion plus large de son oeuvre dans le reste de l’Europe, en pratiquant l’imitatio, c’est-à-dire en s’inspirant du canon latin. Les intertextes des deux versions, tous deux d’inspiration latine, se complètent tout en s’opposant : Virgile et la sagesse de la nature dans la version latine et l’art militaire d’Ovide dans la version française. Le texte français souligne discrètement le combat que Ronsard et le groupe de la Pléiade mènent pour enrichir le vernaculaire français, tandis que la version latine illustre la mémoire collective, c’est-à-dire le continuum du latin vers les langues romanes.

Deuxième partie : période pré-moderne et enrichissement des vernaculaires

Le français détrône progressivement le latin comme lingua franca et devient également une interface traductive. Ajoutée à la pratique des belles infidèles, cette prépondérance du français contribuera plus tard à alimenter le mouvement de protestation du Romantisme allemand. De plus, on assiste à des luttes intestines au sein des États-nations pour l’imposition d’une langue nationale unique. Les auteures évoquent deux facteurs ayant contribué à accélérer le phénomène de production littéraire bilingue. Elles soulignent d’une part que les conditions d’édition en France étaient moins bonnes que celles offertes par exemple en Angleterre et que les écrivains de l’époque n’hésitaient pas à auto-traduire leurs oeuvres pour les imprimer ailleurs qu’en France. D’autre part, poursuivent-elles, l’exil des Huguenots, des Juifs ou encore des Jésuites a contraint tout un groupe de population à s’auto-traduire.

Les voix satiriques de John Donne

L’anglais John Donne, pasteur protestant d’origine catholique, a écrit deux oeuvres bilingues. Il écrivait d’abord en latin, visant un public érudit. Ses auto-traductions attestent du rôle central que Donne a joué dans les débats de l’époque entre autorités papale et royale. Son Conclaue Ignati/Ignatius his Conclave (1611), par exemple, est un texte satirique à l’égard des Jésuites conspirant pour réimposer une langue – latine – unique (l’image de la tour de Babel leur est associée et illustre leur arrogance). La double version de Donne constituerait donc un pied de nez au projet monolingue des Jésuites.

Sor Juana Inès de la Cruz : une avant-garde féministe transatlantique

Inès de la Cruz, enfant illégitime née d’une femme criolla au Mexique vers 1648, est visiblement entrée dans les ordres pour échapper aux contingences domestiques et avoir le droit de s’instruire. Son oeuvre poétique visait à affirmer la place de la femme à partir d’une trame narrative syncrétique (mélange de mythologie païenne et de figures religieuses). Le poème présenté par Hokenson et Munson, Epigramma, présente une version espagnole deux fois plus longue que sa jumelle latine. Moins affirmatif qu’en latin, le texte castillan est également plus féminin et fait davantage allusion aux lignées familiales, un thème central dans la Nouvelle-Espagne. Les deux versions ont en commun le thème de la femme dans la théologie catholique.

Les coulisses de la traduction chez Carlo Goldoni

Ce dramaturge vénitien du XVIIIe a partagé sa vie entre l’Italie – dont il a réformé le théâtre en mettant fin aux scénarios improvisés et en introduisant le genre socio-réaliste – et la France où il a été le directeur des spectacles de la Comédie italienne de Paris. La pièce présentée ici, Le Bourru bienfaisant/Il Burbero di bon cuore, s’inscrit – selon les auteures – dans les canons respectifs de l’époque, Goldoni étant extrêmement soucieux des attentes des différents publics. La version française s’inspire nettement de Molière (genre, intrigue, voire le nom de certains personnages); dans sa contrepartie italienne, les liens familiaux et affectifs sont plus marqués et les répliques plus vives. Cette oeuvre bilingue fusionne le genre aristocratique de Molière et le genre populiste de la Commedia del Arte, assurant à Goldoni une pérennité au-delà de la Révolution française. Certains critiques, tels que Fido (1984), lui ont cependant reproché de n’avoir de place nulle part et de relever d’un no man’s land; d’autres ont avancé qu’il trahissait les deux nations à la fois; enfin, d’aucuns (Bosco, 1993) ont fait remarquer les gallicismes dans son italien, langue qu’il ne maîtrisait pas aussi bien que le vénitien, sa langue maternelle. Hokenson et Munson rétorquent que les détracteurs de Goldoni défendent un certain concept (romantique) du bilinguisme selon lequel on ne peut avoir de génie que dans sa langue maternelle. Soulignons en passant que les auteures affirment à la page 118 que Goldoni reflète la pratique traductive des belles infidèles, mais avancent étonnamment à la page 130 que le dramaturge semble plus proche de la transposition culturelle des modernes que de ses contemporains prônant les belles infidèles.

Troisième partie : l’appréhension du langage aux époques romantique, moderne et contemporaine

Le grand débat du XIXe a trait à la controverse toujours actuelle : le langage est-il une convention sociale ou un don (de Dieu)? Est-il un outil de communication d’idées universelles ou davantage un moyen de production de la pensée? Pour les auteures, la Révolution française représente un tournant dans l’histoire du langage et des langues, avec d’énormes répercussions sur la production littéraire bilingue qui descend en flèche. C’est l’époque de la construction des États-nations autour du principe « un pays, une langue », principe qui privilégie une production monolingue. Les partisans les plus radicaux du Romantisme allemand, notamment Schleiermacher, affirment que l’on ne peut avoir de génie que dans sa langue maternelle. Au XXe siècle, les courants du structuralisme et du modernisme ont tous deux éludé la question du bilinguisme, et il a fallu attendre l’avènement du postcolonalisme, notamment Bhabha qui pose qu’aucune langue-culture n’est « pure », pour enfin offrir un cadre d’étude propice à ce phénomène. Dans le contexte culturel palimpsestique du sujet postcolonial, le bilingue est enfin reconnu comme une catégorie à part entière. Le XXe siècle connaît d’ailleurs un retour en force de la production littéraire bilingue, tout d’abord en raison des nombreuses vagues d’exil politique (entre/pendant/après les deux Guerres mondiales), puis avec le mouvement de décolonisation. Mais, fait curieux, seules les moitiés monolingues de ces écrivains sont perçues de part et d’autre des frontières, alors que ces derniers se réclament des deux mondes littéraires à la fois et ne revendiquent qu’un seul territoire : la littérature. Nabokov est par exemple considéré comme un auteur américain aux États-Unis et comme un auteur russe, digne successeur de Pouchkine, en ex-URSS. Les bilingues littéraires, affirment Hokenson et Munson, n’obéissent qu’à un seul principe de traduction : le style, qui transcende les langues; les exemples qui suivent illustrent bien leur propos.

Les bilingues du XXe : de Tagore à Ferré

L’Indien Tagore et l’Allemand Georges constituent cependant deux contre-exemples de la thèse du style translingual : les auto-traductions de Tagore vers l’anglais sont des pastiches de vers édouardiens et s’insèrent dans le moule stéréotypé du colonialisme, rare illustration de l’écrivain qui n’« habite » pas l’autre langue. Celles du polyglotte Georges présentent également une perte stylistique (notamment ton et rythme) lors du passage du français vers l’allemand. Ces deux auteurs illustrent bien le fossé entre original et traduction tel que présenté dans la plupart des théories de la traduction.

Chez le poète italien Ungaretti, chef de file des modernistes, il est difficile de distinguer les versions premières de leur traduction. Les deux versions obéissent à une même esthétique de mise en page singulière (horizontale pour le français et verticale pour l’italien) à laquelle Ungaretti avait été initié en France par Mallarmé, et elles présentent une même densité phonique (les deux titres se font écho sur un jeu de mots sonore).

Nabokov – l’un des rares à renouveler le style russe si l’on en croit Berberova – a pour sa part écrit un essai sur la traduction, The Art of Translation, qui défend le principe de traduction littérale, mais ses traductions et auto-traductions constituent un parfait contre-exemple de sa thèse. Sa traduction d’Alice in Wonderland vers le russe est telle que les vers anglais de Caroll deviennent une véritable parodie de Pouchkine ou de Lermontov, tandis que Guillaume le Conquérant se transforme en Vladimir Monomakh de Kiev. Si sa pratique auto-traduisante (de l’anglais américain au russe) est superlative et amplifiante tant sur le plan stylistique que narratif, on retrouve néanmoins le même idiolecte stylistique dans les deux versions : syntaxe exubérante, sonorités élaborées et lexique extravagant.

Julien Green présente quant à lui deux styles distincts : épuré et précis en français, informel en anglais américain. Ses textes reflètent les normes stylistiques des canons respectifs de l’époque, chaque registre de langue remplissant la même fonction de part et d’autre des frontières. La personnalité ventriloque de Green se lit dans le paratexte de ses éditions bilingues : « Julian Green traduit par Julien Green ». Green pratique une écriture du seuil, liminale, où religion (invisible) et homosexualité (indicible) sont évoquées sans jamais être nommées : sa pratique auto-traductive tend à l’économie de suggestion dans les deux langues.

Le projet moderniste d’écriture de Becket – dégraisser la langue au maximum – se reflète dans sa pratique auto-traductive. Selon la combinaison de langues, Becket pratique une stratégie traductionnelle amplificative (de l’anglais vers le français) ou réductive (combinaison inverse), et ce, systématiquement. Les auteures nous rappellent que le modernisme a fracturé la relation mimétique entre monde et langage et que le projet littéraire moderniste constitue une entreprise de rupture. Les écrivains modernes reviennent aux pratiques traductives du Moyen Âge (inventio), donnant libre cours à leur exubérance pour réécrire leur texte pour un tout autre public.

C’est avec l’exemple de Rosario Ferré, Portoricaine s’affirmant « née en espagnol » avant que son île ne devienne territoire états-unien, qu’Hokenson et Munson concluent cette dernière série d’études de cas. L’originalité de Ferré est de voir la traduction comme une tâche historique et non seulement comme une entreprise littéraire. Ferré ne croit pas en la possibilité de traduire une identité culturelle, mais elle considère néanmoins son activité d’auto-traduction comme un mal nécessaire, ne serait-ce que pour la population portoricaine exilée. Ses auto-traductions vers l’anglais semblent cependant destinées à un public non portoricain dans la mesure où elle ajoute des informations qui, sans toutefois figurer en notes de bas de page, sont visiblement d’ordre documentaire. Ce faisant, elle envoie clairement un message à ses lecteurs états-uniens : étrangers dans son île.

Hokenson et Munson concluent que l’écrivain bilingue a visiblement plus de choses en commun avec ses pairs qu’avec les théoriciens de la traduction qui mettent l’accent sur les pertes encourues et le fossé séparant original et traduction. Ces écrivains s’épanouissent « à travers » (across) et non « entre » les langues-cultures. Les écrivains bilingues sont tous animés du même désir : retravailler le texte pour leur nouveau lectorat (mais, ajoutons-nous, n’est-ce pas ce qui sous-tend naturellement le travail de tout traducteur?). Les auteures appellent à reconsidérer la traduction sous un angle non plus vertical, mais horizontal et, le fil directeur de ces textes étant constitué par l’idiolecte translingual de l’écrivain bilingue, à envisager les différentes versions comme une bidiscursivité. Hokenson et Munson, s’appuyant notamment sur Kristeva (1988) et Derrida (1996), dénoncent la non-validité du concept de nation linguistique, et ce, d’autant plus que le XXIe siècle voit le bilinguisme remonter en force.

L’originalité de cet ouvrage réside sans aucun doute dans un portrait minutieux et richement documenté de l’écrivain bilingue à travers les âges. Comme les auteures l’annoncent dès le sous-titre, l’accent est mis sur l’histoire et la théorie. Toutefois, les traductologues tiqueront peut-être parfois sur certaines interprétations de la théorie de la traduction. On peut notamment s’étonner de l’affirmation suivante : « [d’Orléans’ translations] ressemble instead what Venuti called ‘foreignizing translations’, that is, adaptative and recreative » (p. 58). Le découpage des principaux courants contemporains de la théorie de la traduction (p. 151 et suivantes) ne manquera pas non plus de surprendre et on aurait pu s’attendre à voir figurer les noms de quelques grands théoriciens du fonctionnalisme, tels que Vermeer & Reiss ou encore Nord, dans la mesure où la correspondance fonctionnelle fait partie du cadre conceptuel de l’ouvrage. D’autre part, il n’aurait pas été inutile que les auteures établissent une distinction plus nette entre écrivains postcoloniaux et écrivains auto-traduits (produisant deux textes distincts), car ces deux groupes ne constituent pas le même objet d’étude, en dépit des similitudes qu’ils peuvent présenter. Enfin, si les auteures avancent dans l’introduction que le phénomène est resté longtemps en marge de la théorie de la traduction, il faut néanmoins signaler qu’il suscite un intérêt non négligeable à l’heure actuelle : Julio-César Santoyo[1] a en effet recensé en 2005 plus de 260 références sur le phénomène de l’auto-traduction. Signalons d’ailleurs que le nom de Santoyo ne semble pas figurer dans la bibliographie ni dans le corps de l’ouvrage, alors qu’il a lui-même écrit dix articles ou chapitres de livre sur la question, notamment sur Ferré, Nabokov, sor Juana Inés de la Cruz et Tagore, et qu’il a abordé ce phénomène sous un angle historique à plusieurs reprises.

Cependant, nous saluons les ponts que jettent Hokenson et Munson entre le rôle de traducteur et celui d’écrivain bilingue. En effet, en mettant l’accent sur les gains qu’offre le texte traduit, et surtout en insistant sur les similitudes plutôt que les dissemblances, elles invitent les traductologues à envisager le produit traduit sous un angle nouveau, et à voir le lien qui unit les différentes versions comme dialogique. L’élargissement de telles réflexions sur la littérature bilingue devrait d’autre part permettre aux traducteurs de gagner en assurance, en autonomie et pourrait contribuer à revaloriser leur statut.