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Cet ouvrage réalisé sous l’égide du Conseil supérieur de la langue française (anciennement le Conseil de la langue française) est imposant à plusieurs égards. Rédigé par une équipe de plus de quatre-vingts spécialistes, il présente l’évolution linguistique en l’articulant de manière systématique et rigoureuse à l’histoire générale du Québec (démographique, politique, culturelle et sociale). Divisé en quatre grandes périodes (1608-1760, 1760-1850, 1850-1960, 1960-2000), il constitue une synthèse intelligente, neuve et pédagogique de l’évolution linguistique au Québec. La richesse de l’information est remarquable, en particulier dans les trois premières parties qui proposent un tableau extrêmement nuancé de l’évolution linguistique depuis les débuts de la Colonie jusqu’à la Révolution tranquille.
Parmi les chapitres les plus intéressants, signalons ceux qui décrivent l’origine des premiers colons. Selon le linguiste Raymond Mougeon, ceux-ci parlaient déjà français avant d’arriver en Nouvelle-France, contrairement à ce qu’on avait cru jusqu’à récemment. Ce fait explique en partie la relative homogénéité de la langue parlée dans la colonie. Un autre linguiste, Jean-Denis Gendron, décrit de façon précise le français de l’époque, réputé « sans accent » selon le témoignage de nombreux voyageurs. On y apprend par exemple que des usages populaires, comme « c’moment-ici » (encore en vigueur aujourd’hui, notamment chez notre premier ministre sortant), étaient courants à Versailles, mais non à Paris. La « pureté » du français disparaît toutefois avec la Conquête et l’anglicisation des élites canadiennes. Plusieurs chapitres décrivent les rapports difficiles (Claude Poirier parle d’une « langue qui se définit dans l’adversité ») du français avec l’anglais après 1774, que ce soit dans les journaux, dans les textes législatifs, dans l’assemblée de 1791, dans les manuels, dans l’affichage public ou dans le discours général. On voit bien se dessiner, d’une analyse à l’autre, la dimension politique des combats linguistiques, depuis le conflit entre le Mercury et Le Canadien au début du dix-neuvième siècle jusqu’à la Charte de la langue française votée en 1977 (la loi 101). Peu à peu se développe un sentiment de honte à l’égard du français parlé au Québec. Certains emprunts sont pourtant exquis, comme le fait de se « souhaiter la pinouillère » (d’après Happy New Year), mais le ver est dans le fruit. En 1841, Thomas Maguire est le premier d’une longue série d’auteurs de manuels destinés à redresser la situation (le sien s’intitule Manuel des difficultés les plus communes de la langue française adapté au jeune âge et suivi d’un Recueil des locutions vicieuses). Les Anglo-Saxons commencent après 1850 à parler du « French Canadian patois » et l’image s’impose au point que les journaux sont inondés de lettres et d’articles dénonçant les mauvais usages. Des écrivains et des journalistes comme Arthur Buies, Louis Fréchette ou Jules-Paul Tardivel mènent tour à tour d’intempestives campagnes de purification linguistique. Chantal Bouchard montre bien toutefois que l’autodépréciation continue de croître jusqu’au milieu du vingtième siècle. C’est précisément ce sentiment de honte qu’exprimeront les écrivains « joualisants » des années 1960.
D’autres aspects de cette vaste enquête permettent de mieux comprendre la logique sociale d’une telle autodépréciation. L’analyse déjà citée de Claude Poirier montre bien la prise en charge de la langue par le peuple (en l’absence d’une élite suffisamment nombreuse). Dans le même sens, le développement malaisé de l’instruction publique obligatoire contribue aussi à conforter l’image d’une société qui parle mal sa propre langue. L’élite lettrée réclame et obtient finalement davantage d’écoles, mais le débat sur la maîtrise de la langue semble « perpétuel ». Il suffit de regarder du côté des écrivains pour constater à quel point un tel malaise est présent d’une génération à l’autre. Il est même assez frappant d’observer avec quelle ferveur les écrivains québécois participent à un tel débat à chaque époque. Ils sont littéralement obsédés par la question linguistique, au point que Lise Gauvin invente à leur propos la notion de « surconscience linguistique ». La langue, la littérature et la conscience identitaire, on le voit dans presque chacun des chapitres de cet ouvrage, ne sont jamais dissociables au Québec.
La dernière partie de l’ouvrage (1960-2000), qui est de loin la plus longue, pose davantage de difficultés que les trois premières. La dimension institutionnelle tend à prendre de plus en plus de place au détriment de la description des pratiques proprement dites. Cette partie tend à considérer les choses de haut ou à citer des statistiques difficilement interprétables. Les analyses si riches que l’on trouve dans les trois premières parties laissent place à des réflexions plus vagues, sauf sur certains points précis comme la loi 101, qui fait l’objet de trois chapitres solidement documentés. Par ailleurs, la perspective devient beaucoup moins critique et frôle même parfois l’autocélébration, comme dans ces lignes qui sont censées donner une vue d’ensemble objective de la période : « Dans la foulée du rapport Parent, on met en place un système d’éducation original et polyvalent, doté des infrastructures les plus modernes, ce qui amène le Québec à se classer (en 1996) en tête des pays de l’OCDE pour l’espérance de scolarisation. Enfin, en moins d’un quart de siècle, poètes, écrivains et artistes, dans une explosion de création jusque-là inconnue, donnent libre cours à la parole et chantent le Québec sous toutes ses formes. » Il est difficile, lisant de tels propos enthousiastes, d’oublier que cet ouvrage est financé par le gouvernement du Québec.
Cela dit, on apprend mille choses dans ce livre qui vise un public assez large et qui devrait être utile pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du Québec, quel que soit leur domaine de spécialisation. On s’aperçoit en effet que la langue est un des fils conducteurs les plus solides pour comprendre la logique des changements qui marquent l’histoire du Québec. En cela, ce livre complète bien des ouvrages de référence comme l’Histoire du Québec contemporain (Boréal). Ajoutons qu’il est superbement illustré et que la langue y est, comme de juste, toujours soignée.