Résumés
Résumé
Cette étude se propose d’examiner les multiples facettes de la théorie de la traduction élaborée par Franz Rosenzweig, à la lumière notamment de son postulat paradoxal selon lequel il n’existe qu’une seule et unique langue qui cependant se réalise et se peut retracer dans chacune des langues, quel que soit le stade ou le degré de leur évolution. Ce postulat est mis à l’épreuve au gré des diverses remarques, observations et notes critiques jalonnant le travail de traduction auquel Rosenzweig s’est lui-même livré, tout spécialement sa traduction d’hymnes et de poèmes de Jehuda Halévi ainsi que sa collaboration avec Martin Buber à une Verdeutschung de la Bible hébraïque. Ce labeur reçoit enfin un éclairage sans doute plus étonnant, mais néanmoins convaincant, en le replaçant dans l’horizon de l’eschatologie messianique qui sous-tend le propos de Rosenzweig, qui fait de la traduction un vecteur de la rédemption.
Mots-clés:
- Franz Rosenzweig,
- hétéronomie,
- langue Une/pluralité des langues,
- pensée dialogique,
- temporalité messianique
Abstract
This paper intends to provide a thorough survey of the multi-faceted claims described in Franz Rosenzweig’s translation theory. A paradoxal axiomatic proposal of his is the notion that there is only one language and, therefore, that this assumption is vindicated in each and every language used by human beings. This stance is tested by the careful scrutiny of manifold observations provided by Rosenzweig in his own work as a translator of Jehuda Halevi’s Diwan and in his collaboration with Martin Buber in a Verdeutschung of the Hebrew Bible. The whole range of this speculative endeavor should be read against the background of the messianic eschatology which informs his most seminal intuitions on the art of translation, whose operation is finally conceived as a vector of redemption, a redeeming drive of the One language.
Keywords:
- Franz Rosenzweig,
- heteronomy,
- One and only language/plurality of idioms,
- dialogical thought,
- messianic temporality
Corps de l’article
Si tout langage est acte de traduction, alors l’impossibilité théorique de traduire dont nous prenons connaissance et acte ne peut avoir pour nous que la signification qu’ont par la suite, dans la vie même, toutes les impossibilités théoriques de ce genre, repérées à ras de terre : dans les compromis « impossibles » et nécessaires dont bout à bout le fil s’appelle « vie », elle va nous donner le courage de la modestie qui d’elle-même exige non pas la chose reconnue impossible, mais celle nécessaire donnée à tâche.
Franz Rosenzweig
Bien qu’encore largement méconnu, Franz Rosenzweig (1886-1929) compte parmi les plus grands penseurs du siècle qui vient de s’achever. D’ascendance juive et d’expression allemande, il fut formé à l’école de l’idéalisme allemand, se distinguant d’abord par une volumineuse thèse intitulée Hegel et l’État, rédigée en 1912-1914 et parue en 1920[1], pour ensuite nous livrer ce qui constitue à proprement parler l’une des oeuvres majeures de la philosophie au XXe siècle, le Stern der Erlösung, l’Étoile de la rédemption, rédigé en partie alors qu’il était en service militaire dans les Balkans au cours de la Première Guerre mondiale et paru en 1921[2]. Rosenzweig y procède à une refonte intégrale de la dialectique spéculative pour la transmuter en une apologie magistrale de l’existence singulière confrontée à l’imminence constante de la mort, projetant ce noyau concret et intangible de la conscience à l’échelle d’une eschatologie messianique pleinement sécularisée, inspirée entre autres par les Weltalter (les Âges du monde) de Schelling[3], où ce dernier posait les jalons, certes encore embryonnaires, d’une philosophie « narrative » (erzählende). Affichant une maîtrise consommée de son propos et une rare profondeur de vision, Rosenzweig parvenait de la sorte à renouveler de fond en comble la perception du concept même de « révélation ». Contre toute attente, Rosezweig dotait alors d’un statut ontologique les trois catégories fondamentales qui structurent la théodicée développée dans le Stern, qui en forment si l’on peut dire l’axiomatique, soit la création (Schöpfung), la révélation (Offenbarung) et la rédemption (Erlösung), qui renvoient respectivement à la profondeur immémoriale du passé, la tension de l’instant présent et la dimension d’ouverture du futur. Il prenait ainsi congé de la gigantomachie spéculative à laquelle finira par s’assimiler le tour épique qu’avait déjà depuis longtemps emprunté la tradition métaphysique qui s’est implantée, suivant une formule forgée par Rosenzweig lui-même, « de l’Ionie à Iéna ».
Formant le troisième volet de son parcours, Rosenzweig se consacrera pendant les douze dernières années de sa vie avec une rigueur et une intensité toujours plus soutenues, en dépit des assauts de plus en plus virulents d’une maladie qui allait éventuellement le river à son lit, à la problématique de la traduction et, de là, à l’étude détaillée du rapport de l’homme au langage et aux langues, concurremment à sa traduction des hymnes et des poèmes de Jehuda Halévi, jusqu’à la mise en chantier, entamée de concert avec Martin Buber, d’un projet de traduction intégrale en allemand, une Verdeutschung de la Bible hébraïque, mais selon les principes gouvernant la scansion et l’accentuation du verset hébreu, sa métrique et sa rythmique originelles. La mort seule pourra le soustraire à ce labeur, lui qui, dans une lettre adressée le 1er octobre 1917 à son cousin Rudolf Ehrenberg, écrivait alors : « Traduire est somme toute le but propre de l’esprit »; et il précisait ainsi sa pensée : « c’est seulement quand elle est traduite qu’une chose devient réellement audible, quelque chose dont on ne peut plus faire table rase. C’est à la faveur seulement de la version des Septante que la Révélation s’est taillée une niche dans le monde, et aussi longtemps qu’Homère n’a pas parlé latin, il n’a pu jouir d’aucune existence de fait. Cela prévaut également pour la traduction d’homme à homme »[4] [ma traduction].
1. Paradigme : Es gibt nur Eine Sprache
Luttant avec une énergie indomptable contre la force d’attraction des nationalismes européens, c’est donc sur le terrain de la langue et de la traduction que Rosenzweig choisit de mener son combat. La notion même de « rédemption », censément rendue caduque avec l’annonce prématurée de la mort de Dieu, va se trouver réactivée, à l’instar de celles de création et de révélation, dans sa conception dialogique[5] du langage, qui introduit et fait valoir d’entrée de jeu un élément de transcendance hétéronomique, marqué par le mouvement de sortie vers l’autre, l’étranger, dont l’appel constitue le sens même de l’élection de l’homme comme être de parole, c’est-à-dire habitant le langage qui l’habite. Or c’est dans la traduction précisément que se joue pour lui et se résout le choix du repli sur soi ou celui de l’ouverture à l’autre, en désignant son opération comme paradigme de la relation intersubjective, qui fait foi de la réalité plurielle des langues et qui leur rend justice en prenant sur soi le passif qu’il lui incombe d’assumer en regard de l’asymétrie relationnelle qui lie le traducteur à l’oeuvre conçue dans une langue étrangère. La rédemption vient de l’autre qui oblige à son insu, qui intime sans qu’on ne puisse rien escompter de lui, car il s’agit d’un exode sans retour.
Le repli sur soi, la tentation d’assimilation unilatérale de l’étranger, appartient à la tangente patrimoniale du traduire qui en fait un outil stratégique au service des forces centripètes de l’atavisme s’attachant au sol et au sang, à l’idéologie du Blut und Boden, dont on connaît trop bien la funeste engeance. Un exemple probant est le sort qu’a subi la traduction de Luther, qui a cessé d’en être une le jour où elle a été annexée au patrimoine et nolisée à divers escients. S’agissant de la Bible, un texte qui ne peut devenir la propriété d’aucun peuple, la canonisation de l’artefact que constitue le texte figé dans telle langue nationale se solde par une clôture, une forme d’enfermement et de pétrification de l’ouverture originelle, indéniable, du texte révélé. Cela vaut pour toute oeuvre commandant une traduction. Comme le souligne Marc Crépon, « pour briser le cercle des appartenances de la langue au peuple, du peuple à la langue et le miroir des identités, il faut ouvrir la langue à ce qui ne provient pas du peuple qui la parle. Cette tâche, c’est celle du traducteur, et elle suppose deux choses : il faut d’abord que la traduction ne laisse pas la langue d’arrivée intacte, il faut ensuite que l’oeuvre traduite ait vraiment le pouvoir d’une transformation "désappropriante" »[6]. C’est ce à quoi en appelle précisément Rosenzweig dans la très belle postface à sa traduction d’hymnes et de poèmes de Jehuda Halévi : « Qui a quelque chose à dire le dira de manière nouvelle. Il devient créateur de langue. Une fois qu’il a parlé, la langue a pris un autre visage. Le traducteur se fait le porte-voix de la voix étrangère qu’il fait entendre par-dessus l’abîme de l’espace et du temps. Si la voix étrangère a quelque chose à dire, il faut alors que la langue, dans le temps d’après, apparaisse autre que dans le temps d’avant »[7].
La vertu émancipatrice, rédemptrice, de la traduction en appelle donc à une translation hétérogène, bref génératrice d’altérité, qui informe cette matrice vivante qui sous-tend la vie du langage qui a dessein et responsabilité d’accueillir l’autre et qui pour ce faire doit user des ressorts insoupçonnés de son capital de ressources expressives. Il y a vraiment métamorphose et mise en oeuvre d’une dynamique centrifuge. À cet égard, les vues de Rosenzweig sur la traduction rejoignent celles que Walter Benjamin formulait déjà dans un essai rédigé à Munich, au mois de novembre 1916, sous forme de « lettre » à Gershom Scholem, et demeuré inédit du vivant de l’auteur, « Sur le langage en général et sur la langue des hommes », où il est entre autres affirmé :
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La traduction vraiment accomplie ne peut se limiter à l’établissement d’une équivalence, d’un calque approximatif des formes où serait encodé le sens de l’original. Elle est plutôt l’occasion d’une régénération absolument inédite des virtualités de la langue où l’oeuvre traduite s’inscrit en libérant les germes de l’esprit qui y éveille une secrète aspiration à la dissolution de toute frontière et à la concordance des langues au sein de l’universel. Dans le Nachwort à sa traduction des hymnes et des poèmes de Jehuda Halévi, Rosenzweig dissocie résolument les fruits de son labeur de toute forme d’adaptation (Nachdichten), notamment du genre de celles qui émaillaient alors le paysage culturel allemand en se targuant d’une vocation pédagogique qui, à force de s’en défendre, finit par céder aux expédients de la manière « française » en matière de traduction, celle des « belles infidèles ». Il prend à témoin, avec une forte dose d’ironie, le cas du grand philologue Wilamowitz[9], le ton pontifiant sur lequel il fait la confidence de ce que « ses traductions, partout prisées, des tragiques grecs en un allemand de pastorale avaient pour objectif de rendre Eschyle plus intelligible à ses lecteurs d’aujourd’hui qu’il ne l’avait été à ses propres contemporains » (L’écriture…, p. 155). Cet élan de mansuétude qui sent le col empesé appelle une question fort simple : « le port d’un cutaway et d’un faux col serait-il vraiment un gain décisif pour l’Apollon du Belvédère? » (Ibid.
Cette curie d’estafette dont le zèle va jusqu’à poncer tout irritant dans la facture même du « message » qu’on a soin de délivrer auprès de ses commettants, bref le bassin des lecteurs virtuels de langue indigène, est le plus lourd malentendu qui puisse peser sur la tâche de la traduction. Rosenzweig est clair là-dessus : « rendre le timbre étranger dans son étrangeté, non pas, donc, assimiler à l’allemand l’étranger, mais plier l’allemand à la langue étrangère » est « non pas quelque chose d’impossible, mais de nécessaire, et qui ne fait pas nécessité dans le seul moment où l’on traduit. La prestation créatrice de la traduction ne peut avoir son lieu que là où la prestation créatrice du langage lui-même a le sien » (Ibid., pp. 155-156).
La langue-hôte doit elle-même encourir une métamorphose, qui ressortit à l’exigence même de son évolution et, par le fait même, au principe de son individuation. Sinon, comme le souligne Rosenzweig, on se condamne à ne rien dire, ne plus rien exiger de la langue, et alors « la langue dont le locuteur n’a rien à exiger se pétrifie en un moyen de compréhension auquel n’importe quel espéranto peut ravir ce qui en justifie l’existence » (Ibid., p. 156). Rosenzweig, nous l’avons lu plus haut, investit le traducteur en qualité de démiurge de la langue, de sorte qu’elle ne sort pas indemne de l’opération qui, à l’insu même de l’intention avouée, vise à libérer en elle des potentialités insoupçonnées.
Il va sans dire que l’idiome inimitable dans lequel se sont profilées les voix des protagonistes de la dramaturgie shakespearienne, et tout aussi bien l’hébreu qu’on a prêté à Isaïe que l’italien ciselé par Dante, ne peuvent que subir le choc de l’après-coup dans le mouvement de translation qui les achemine vers de nouvelles constellations langagières. Mais la translation qui prend acte de l’asymétrie originelle des langues, qui n’est autre que celle de poétiques marquées du sceau de l’unicité, prend appel sur cette différence qui s’entend aussi au sens d’un différer qui oeuvre dans le temps, la déférence du différé qui ouvre l’oeuvre à une postérité inattendue, qui lui est propre dans la mesure justement où elle ne l’attendait pas.
S’il faut faire son deuil d’un jeu d’équivalences strictes entre les diverses nébuleuses sémantiques corrélées au gré de cette opération, c’est qu’il n’y a pas lieu d’en ravaler le sens et la portée au seul profit d’une commutation de signifiants dont l’usage deviendrait de part et d’autre purement aléatoire puisqu’ils se verraient ainsi inféodés à la translation isotrope d’un tuteur transcendantal qui serait le signifié. Non seulement traduit-on de langue à langue, mais on traduit toujours du discours, une forme dont la facture est entre autres tributaire d’une rythmique et d’un tropisme qui l’empêchent de se refermer sur sa propre itération en tant qu’acte de langage. Dans la mouvance de cette translation, pour autant que le traducteur s’applique à en fournir la plus juste mesure, on a plutôt affaire à une co-mutation des idiomes respectifs où la facture singularisée d’une poétique portant la trace de son acte de naissance migre vers un horizon dont le point de fuite épouse un faisceau vertigineux de ressources expressives qui, en retour, telle est la thèse de Rosenzweig, font écho à l’unité foncière de la langue, une langue Une, écrit-il, qui se déploie dans l’unicité respective de chacune des langues mobilisées par la dynamique métissante des cultures. La position de Rosenzweig est ferme là-dessus et affirmée sans équivoque : il n’y a qu’une seule et même langue – Es gibt nur Eine Sprache, une langue une qui court en filigrane de la diversité des idiomes générés au gré de notre transhumance par les facteurs géopolitiques et environnementaux ayant façonné le visage de l’oekoumène où se sont dispersés et implantés les peuples de la terre :
Que dans l’absolu une langue puisse connaître un tel renouveau grâce à une langue étrangère, voilà qui certes présuppose que, comme la langue elle-même a engendré chacun de ses locuteurs, de même aussi tout langage humain, toutes les langues étrangères qu’on a jamais parlées et qu’on parlera jamais sont contenus en elle, en germe du moins. Or tel est le cas. Il n’y a qu’une langue Une. Il n’y a pas de langue dont, du moins en germe, on pourrait démontrer que les idiomatismes ne se retrouvent dans toute autre, fût-ce même dans les dialectes, les formules qui servent aux jeux des enfants ou les tours propres à un état social. C’est sur cette unité en substance de toute langue et, enté sur elle, sur le commandement fait à tous les hommes de se bien entendre que se fonde tant la possibilité que la tâche de la traduction, ce qu’elle peut, ce qui lui est permis, ce qu’elle doit. On peut traduire parce que, en toute langue, potentiellement, toute autre langue est contenue; on a le droit de traduire quand on peut réaliser cette potentialité moyennant défrichage de ces jachères de la langue; et l’on doit traduire pour que vienne le Jour de concorde qui ne peut surgir que dans chacune des langues, non pas dans l’espace vide « entre » elles.
L’écriture…, pp. 156-157
La position de Rosenzweig est tout à fait claire quoiqu’elle n’aille pas de soi pour une oreille peu aiguisée : l’abîme qui s’est creusé entre les langues dans leur migration et leur éclosion diasporique jusqu’aux confins du monde habité n’est aucunement préjudiciel à l’unité profonde qui y transite et que chacune porte en germe. La prégnance de cette langue Une au sein de la diversité des formes langagières est précisément ce que le traducteur a devoir et possibilité d’éveiller. Au « multivers » des langues répond l’universalité de l’ethos qui commande la traduction et lui assigne une responsabilité qui transcende, comme l’écrivait plus haut Benjamin, la simple gestion de signifiants balisant des zones abstraites d’équivalence et de ressemblance.
La thèse de Rosenzweig est affirmée avec force et retiendra notre attention dans les pages qui vont suivre, ne serait-ce que d’en explorer quelques-uns des tenants et aboutissants dans l’examen de diverses occurrences corroborant cette thèse dans le vaste chantier de la traduction.
On peut déjà noter que Rosenzweig ne laisse planer aucune ambiguïté quant à sa conception de la langue Une : il ne s’agit pas de quelque vague réseau filant ses mailles entre les langues, des espèces de noeuds vernaculaires tissant une toile virtuelle où viendraient se greffer les membra disjecta d’une langue idyllique entrant en configuration avec des éléments adventices dans le « vacuum » entre les langues. La mise à l’épreuve du paradigme de la langue Une doit s’accomplir dans la teneur singulière du champ de la signifiance condensée dans l’unicité irréductible de chacune des langues, aussi bien dans la densité sémantique des vocables que dans le tropisme inhérent à la poétique agréée par chacune des langues où l’être humain procède à la mise en discours de son expérience. La traduction tient son mandat d’un pareil effort pour configurer ce jeu d’harmoniques, cette Eintracht comme l’écrit plus précisément Rosenzweig, où il y va ultimement de l’utopie messianique appelée à sceller l’alliance confortant notre commun partage de l’oekoumène.
Il nous est pareillement loisible de déceler une affinité, voire une certaine congénialité entre ce propos et la conception défendue par Walter Benjamin dans son fameux essai rédigé entre mars et novembre 1921, « Die Aufgabe des Übersetzers », et livré en guise de prolégomènes à sa traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire. Il s’agit, on le sait, d’un essai passablement controversé, à quoi n’est certes pas étranger le caractère péremptoire de ses thèses, qui congédient assez cavalièrement nombre de présupposés admis sans autre analyse en divers quartiers faisant profession de vérité en matière de théorie du langage. Pour tout dire, Benjamin dégomme vertement plusieurs idées reçues à ce chapitre. Au premier chef, l’idée selon laquelle l’exercice du langage répondrait à un impératif d’ordre communicationnel. Ensuite, qu’une oeuvre d’art, plastique, musicale ou littéraire, serait destinée à une audience, un public ou un lectorat. Enfin, que la traduction devrait se plier aux deux premiers indicatifs et serait ainsi seulement en mesure de rencontrer son objectif et de se doter de critères habilitant son exercice. En contrepoint, Benjamin évoque cette prégnance intangible, fugitive, de la « pure langue », de la reine Sprache affleurant dans l’harmonie passagère qui répond à la dissymétrie originelle des langues et qu’il incombe au traducteur de ménager en allant quérir l’intention qui sous-tend le « mode de viser » (die Art des Meinens) de l’original pour atteindre au stade de son extinction, qui fait du symbolisant le symbolisé même dans la langue propre où s’opère cette translation. C’est un point certes difficile à saisir en toute clarté et Benjamin ne nous donne guère de chance : la clef est sans doute sa conception de la traduction comme forme – Übersetzung ist eine Form, où il appert que la couche signifiante du langage, qui résiste à toute translation univoque entre les constructions finies auxquelles se prêtent l’une et l’autre langues, devient le symbolisé même dans le « devenir des langues ». On doit donc faire son deuil d’une conception purement véhiculaire, communicationnelle, du langage et, en conséquence, le dilemme posé par l’antinomie présumée entre la fidélité à l’original et la liberté du traducteur se voit de la sorte révoqué. Mais laissons plutôt la parole à Benjamin :
Il reste, dans toute langue et dans ses constructions, hors du communicable, un non-communicable qui, selon le contexte où il se trouve, est symbolisant ou symbolisé. Uniquement symbolisant dans les constructions finies de la langue; mais symbolisé dans le devenir des langues elles-mêmes. Et ce qui cherche à se présenter dans le devenir des langues, à s’y produire même, c’est ce noyau-là de pur langage. Mais si celui-ci, même clandestin ou fragmentaire, est néanmoins présent dans la vie comme le symbolisé même, il ne trouve asile dans les constructions langagières qu’en guise de symbolisant. Si cette ultime essence, qui est là le pur langage, n’est liée dans les langues qu’à la dimension langagière et à ses mutations, dans les constructions langagières elle est grevée par ce qui, dans le sens, est lourd et étranger. S’en délier, du symbolisant faire le symbolisé même, regagner le pur langage configuré dans le mouvement de la langue, telle est la faculté, puissante et unique, de la traduction.[10]
Faute d’en entendre la lettre et de se pénétrer de son esprit, l’aura mystique dans laquelle d’aucuns ont voulu cantonner cette audace spéculative ne doit pas nous détourner de la rigueur de la réflexion qui s’y est engagée et qui porte pour l’essentiel sur cette forme de vie singulière qui répond à l’exercice de la faculté de langage. De la même façon, mais d’un point de vue tout différent, qui visait rien moins que la revitalisation intégrale de l’expérience, bien concrète et incarnée, de la Révélation formant un arc tendu entre Création et Rédemption, à contre-courant du nivellement de plus en plus diffus qui risquait alors de happer une existence soudoyée par les sirènes du nihilisme et de l’assimilation, Rosenzweig a sondé et approfondi les liens proprement spirituels qui rattachent l’individu humain à sa condition d’être parlant, qui l’y enracinent et le voient originairement engagé, on pourrait dire obligé et compromis d’entrée de jeu en sa qualité de traducteur et d’interprète de sa propre condition. Il en est ainsi parce que la situation originaire où l’individu humain est confronté à la problématicité de sa propre existence et s’efforce, souvent malgré lui, de la rendre intelligible à soi-même et aux autres, est l’asymétrie de la relation qui est commandée par l’appel de l’autre homme qui, du lieu même de son interpellation, out of nowhere, l’assigne en tant que centre de gravité narratif et l’oblige à se traduire en traduisant l’autre.
2. L’atelier du traducteur
Genèse 6, 16Tu pourvoieras l’arche (têvah) d’une baie lumineuse.
Interprétation kabbalistique de Gen. 6, 16Tu pourvoieras chaque mot (têvah) d’une baie lumineuse,
afin qu’il brille comme soleil en plein midi.
Lorsqu’il revient du front au sortir de la Première Guerre mondiale, où il a réussi à griffonner sur des feuillets épars l’amorce de pans entiers du Stern der Erlösung, sous les feux croisés de masses d’hommes livrés à une boucherie immonde au nom d’un nationalisme creux brandi par les idéologues en proie à la frénésie ogresse du Blut und Boden, Rosenzweig est certes un homme brisé moralement et physiquement, mais surtout on ne peut plus lucide quant à l’aberration que constitue finalement l’attachement à des frontières nationales, qui n’est que pure chimère assoiffée de sang. En dehors même de ce plan dominé par la gigantomachie des Empires et de leurs satellites, sa vie sera toujours tissée de ruptures, de volte-face, aussi bien dans l’entourage de Juifs assimilés au christianisme que dans ses rapports tendus avec les tenants de l’orthodoxie judaïque ou les jeunes sionistes. Par exemple, ce ne sera qu’après une longue période de réticence et d’incubation qu’il se résoudra à collaborer avec Martin Buber à une nouvelle traduction de la Bible hébraïque en allemand[11]. Cette vaste entreprise, dont la publication commença en 1925, aura été précédée de la traduction d’hymnes et de poèmes de Jehuda Halévi[12], effectuée entre 1922 et 1925, avec une première publication en 1924, ensuite augmentée dans sa version finale[13]. Le projet Halévi s’est amorcé à la fin de l’année 1922, tout juste après la parution du Stern der Erlösung. Cette phase de sa vie qui, à maints égards, laissait présager une période d’effervescence s’était engagée pour Rosenzweig, si je puis dire, against all odds, alors que venait de tomber le diagnostic lui annonçant qu’il était atteint d’une sclérose amyotrophique latérale entraînant une paralysie progressive du bulbe rachidien, dont l’une des conséquences, non des moindres, est la perte progressive de sa capacité locutoire. Comme l’a judicieusement démontré Barbara Ellen Galli, le copieux appareil de notes formant comme une baie lumineuse autour des traductions du Diwan de Halévi, constitue, de l’aveu même de Rosenzweig, une application topique étendue, en quelque sorte un banc d’essai de la « pensée nouvelle » développée à grands frais dans l’Étoile, « das neue Denken » suivant le titre de l’abrégé fourni par Rosenzweig et destiné à un plus large public[14], en l’occurrence une forme de pensée axée sur la dimension « performative » de l’acte de langage[15], que Rosenzweig désignait aussi comme le Sprachdenken[16], que Galli traduit par la locution speech-thinking – une pensée fondée sur l’expérience intersubjective, dialogique, du langage où la traduction, entre les langues aussi bien qu’à l’intérieur d’une même langue, joue un rôle crucial.
La traduction est oeuvre à part entière chez Rosenzweig, et c’est à partir de 1920 qu’il s’y engage et s’y adonne pleinement, ainsi qu’il le mentionne dans une lettre adressée à Martin Buber en date du 25 novembre 1925 : « Mon véritable développement littéraire depuis 1920 s’est déroulé dans le domaine de la traduction »[17]. En outre, deux essais de Rosenzweig, parmi d’autres tout aussi essentiels, soit la postface à sa traduction de Jehuda Halévi et Die Schrift und Luther, paru sous forme de plaquette en 1926, sont considérés à juste titre comme des jalons marquants de l’histoire de la théorie de la traduction.
Ce qui est en jeu ici, outre la vivification des forces créatrices de la langue au contact de l’étranger, c’est une éthique du traduire basée sur la forme originelle du dialogue, de l’intersubjectivité qui est constitutive de tout acte de langage. Ce point est crucial et constitue une donnée implicite à toute théorisation de l’acte de traduction chez Rosenzweig. Le « face-à-face » de la langue, plus précisément de l’oeuvre dont on se fait l’hôte dans la traduction et de celle qui non seulement s’y prête mais va véritablement à sa rencontre, qui en répond et lui répond en répondant de soi, ne laissant alors d’accroître toujours davantage le passif de sa responsabilité au fur et à mesure où elle l’assume, correspond à une transmutation du domaine de l’optique, du schématisme de la vision, en acoustique, en une écoute attentive à la rythmique des vocables, où la voix est « entendue » avant même d’être perçue comme forme enveloppant un concept qui réfère à un signifié, un élément ou une configuration du réel. Comme le souligne Jean-Luc Evard dans son introduction aux écrits de Rosenzweig sur la traduction, « le chiasme poétique qui fait transmuer l’acoustique et l’optique, comme si l’esprit ne se manifestait que par subversion de l’ordre de la chair, comme s’il fallait que le corps s’empare de la lettre comme d’un corps égrégore et inverse pour qu’il s’advienne esprit, reprend ici, depuis des siècles, la formule énigmatique du Pentateuque qui fait scène primitive à la Pentecôte : « le peuple voit des voix » (Exode 20, 18) (L’écriture…, pp. 6-7).
Mais c’est dire aussi que le frayage diasporique et intempestif de la langue Une invoquée par Rosenzweig ne peut affleurer dans le travail de la traduction, ne peut donc y faire une percée et insuffler le foisonnement ramifié des formes grammaticales cristallisées dans les idiomatismes, qu’en considérant comme unité de base de la traduction l’élément de la parole plutôt que l’arbitraire sémantique du mot, l’indexation lexicale qui confine l’acte de langage à sa seule valeur sémiotique, à son caractère dénotatif ou référentiel. Je le suggérais plus haut en affirmant que l’on traduit essentiellement du discours, suivant en cela une ligne de pensée qui est défendue notamment par Émile Benveniste et Henri Meschonnic, qui s’inscrivent dans le sillage de l’intuition développée par Wilhelm von Humboldt dans l’élaboration de son anthropologie du langage. Rosenzweig partage pleinement cette prémisse, qu’il formule de façon explicite : « La langue, écrit-il, ne consiste pas en mots, mais en paroles » (Ibid., p. 157). C’est l’énergétique de la parole qui est visée et explorée dans le chantier de la traduction et non point l’économie fermée d’une sémantique en forme de dictionnaire, en appelant plutôt à la sensibilité et au tact qui s’exercent dans le parcours polycentrique d’une sémantique en forme d’encyclopédie[18]. En fait, comme y insiste Rosenzweig, le traducteur doit d’abord frayer sa voie (sa voix s’entend aussi) à travers un réseau de modulations le situant au niveau de la phrase et au gré desquelles on finit par percer au coeur de la parole proférée, ne pouvant ainsi faire l’économie des multiples déplacements qui affectent son centre de gravité aussi bien que des multiples connotations qui s’y greffent au fur et à mesure que l’on scrute les strates de la couche signifiante :
Les modulations selon lesquelles la parole s’insère dans la phrase et qu’on ne peut trouver dans le dictionnaire, tenu qu’il est, à partir des modulations, de percer jusqu’à l’épicentre ou jusqu’aux épicentres du mot, ces modulations, ce sont elles justement qui veulent et qui doivent être traduites […]. Jusqu’où cette recherche des modulations peut percer dans les éléments de l’organisme linguistique, jusqu’aux phrases seulement ou jusqu’aux paroles ou mêmes jusqu’aux racines étymologiques à excaver de sous le mot, on ne peut le déterminer que cas par cas. Mais il s’agit toujours de modulations…
Ibid., p. 158
Comme témoin à charge, Rosenzweig convoque nul autre que Luther dont le travail d’orfèvre non seulement allait faire époque et nourrir la polémique mais asseoir le capital idiomatique de la langue allemande sur un trésor de ressources avalisant une refonte dramatique de son champ expressif. La traduction de la Bible, le prototype de l’oeuvre candidate à la traduction, marquait l’entrée de la culture allemande dans le concert des nations favorisant l’éveil sans cesse renouvelé d’une communauté universelle, soit l’avènement, certes utopique dans son principe, de ce « Jour de concorde » auquel en appelait plus haut Rosenzweig[19].
Mais cet horizon toujours lointain quoique pressenti sur le mode de l’imminence, tant s’en faut, doit être visé sur le plan plus modeste de la forme, car c’est la forme poétique de l’original qui maintient le traducteur à pied d’oeuvre. Au gré de remarques très précieuses sur le sens et la portée de sa livraison en allemand de la métrique sépharade[20] de Jehuda Halévi, que je ne puis ici suivre dans le détail, Rosenzweig nous rappelle d’abord qu’on ne peut s’en tenir à une imitation servile. S’agissant de « produire un corpus dont la forme équivale autant que possible à celle de l’original » (Ibid., p. 159), dans le cas qui nous occupe, c’est au niveau de la métrique que tout se joue, bref que se peut négocier l’interface entre la prosodie réglant la cadence du vers allemand, où l’accentuation « naturelle » de la prose en impose, et, par ailleurs, l’intonation flottante qui prévaut en hébreu sépharade où le flux des syllables vocalisées est beaucoup plus libre. Quoi qu’il en soit, la forme poétique constitue, dans son réquisit le plus immédiat, l’épreuve même de la traduction. Cette épreuve est celle de la signifiance, une fois qu’on l’a expurgée de la dichotomie stérile entre le fond et la forme, signifié et signifiant, sens et référence. Pour Rosenzweig, en fait, il s’agit là d’une position de principe constituant à ses yeux presque une trivialité; comme il le stipule dans Die Schrift und Luther, « l’on rougit presque d’énoncer de telles évidences, mais il le faut, en effet, on ne peut transmettre le contenu sans transmettre simultanément la forme » (Ibid., p. 71). Si, comme a pu l’affirmer Benjamin, et Rosenzweig pareillement mais en empruntant une tout autre direction[21], « Übersetzung ist ein Form », c’est que son destin a partie liée non seulement avec la co-évolution des langues mais, suivant à l’évidence une trajectoire plus complexe, avec la translation des poétiques, dans la mouvance de laquelle s’inscrit la dynamique qui s’enclenche lorsqu’une oeuvre sollicite, souvent malgré elle, les soins d’une traduction.
Dès lors, comme l’écrit Rosenzweig dans une ébauche de conférence intitulée « De l’esprit de la langue hébraïque… », faisant sans doute écho à l’essai de Herder, Vom Geist der hebräischen Poesie, il s’agit non pas de traduire dans la nouvelle langue, mais bien d’en créer une nouvelle : les Septante auront de la sorte créé un grec hébraïque, Luther un allemand biblique dont la secousse sismique se fera ressentir jusque dans la langue de Nietzsche (Ibid., p. 20). S’il est abusif d’affirmer que par son geste incomparable Luther aurait littéralement créé la langue écrite allemande, en revanche c’est à toute fin pratique un poncif que de signaler l’ascendant de sa traduction de la Bible, drainant les artères de la langue jusque dans les chaumières, non sans féconder au passage, happer de sa force portante « le cantique protestant, de la fin du XVIe siècle jusqu’au début du XVIIIe, jusqu’aux cimes des Passions de Bach, de même du XVIIIe siècle au XIXe pour la langue des poètes classiques et romantiques, jusqu’au Faust de Goethe » (Ibid., p. 67).
Mais son destin, la loi même de son impact, était aussi de s’étioler dans des ramifications indistinctes dont la dérive semble corroborer la rançon de l’entropie frappant toute forme d’énergie, celle-ci devant être traduite, conçue comme un degré de cohérence et un quantum d’action liés au coefficient d’information (ici au sens de l’Ein-bildung) structurant une matière première, donc à la prégnance d’une forme, d’une Gestalt dans le chaos apparent des éléments. S’il est opportun, en matière d’épistémologie, de parler d’un gain cognitif subit, parfois même contre-intuitif, à la suite de la mise à l’épreuve d’une clef heuristique par exemple, en revanche dans le cas de l’éclosion d’une oeuvre-phare drainant dans sa portance quantité d’alluvions idiomatiques n’ayant jusque lors vibré que dans les catacombes du terroir ou sous les couches stratifiées d’un palimpseste, on doit considérer un événement dont le point de chute répond à une échéance au long cours, bref à une maturation diffuse des latences de la langue comme matrice des formes poétiques. Il s’agit d’un stade critique ponctuant un processus évolutif, une espèce de gestation alchimique qui cristallise des formes dont l’éclosion ne peut comme telle être répétée. En l’occurrence, pareille épiphanie n’est pas le seul fruit d’une génialité opportune frappant un traducteur individuel dans son atelier, quelle que soit par ailleurs la part de génie, de tact et d’expertise que l’on puisse lui reconnaître en propre. Comme l’écrit Rosenzweig, « ce pas extraordinaire dans la réunion de la Babel des peuples, on ne le doit pas à tel ou tel traducteur en particulier, il est bien plutôt ce fruit que la vie du peuple a porté à maturation, dans la constellation d’une heure historique absolument unique. Ce pas ne peut donc être répété » (Ibid., p. 63).
Mais le postulat de la langue Une évoqué plus haut comme clause secrète du pacte liant le traducteur à l’impératif qui commande son labeur et qui en est la condition de possibilité, touche aussi à la dimension ouverte par l’écriture – « l’écriture qui, écrit Jean-Luc Evard, comme la "littérature" annoncée par Goethe, devient "universelle" au moment même où elle se découvre plurielle, translation permanente de multivers, c’est-à-dire activité de transfert et contre-transfert d’une langue étrangère à et en une autre, et plus encore, comme le rappelle avec force Antoine Berman, transfert et contre-transfert de l’étranger d’une langue (maternelle) en elle-même » (Ibid., p. 7).
Buber et Rosenzweig considéraient les Écritures comme un tout organique. Un des procédés originaux qu’ils ont mis en oeuvre avec des résultats probants mais parfois controversés est l’attention portée à la récurrence structurante de mots-directeurs, de Leitwörter ou mots-racines qui agissent comme pivots dans la construction du texte et dont la considération par conséquent peut s’avérer féconde pour percer à jour le code dans lequel sont chiffrées les diverses strates de signification qui confèrent au texte biblique sa densité, son ampleur et sa portée. Ainsi que le définit Lawrence Rosenwald, « a Leitwort is to a text what a Leitmotif is to a Wagner opera : a thematic word or word-complex. […] In translation, a Leitwort is simply a word or word-complex that the translator must translate consistently in all its recurrences, i.e. must translate in such a way that wherever the Leitwort recurs in the original, its equivalent recurs in the translation »[22].
Il faut préciser cependant que Buber et Rosenzweig ne conviennent pas pour autant de la nécessité de se plier à l’ascendant d’une racine étymologique quoique parfois ce puisse être le cas : il n’y a pas de lien nécessaire ou essentiel entre un Leitwort et un etymon. Il y va plutôt d’un choix critique qui devient topique, puisqu’il s’attache à la force d’attraction noyautant une constellation sémantique autour de laquelle gravitent et s’agencent les articulations nodales du texte, justifiant la présence de tel protagoniste ou l’apparition de tel symbole-clef. Ainsi en est-il du choix délibéré de la part de Buber et de Rosenzweig de traduire selon les contextes le tétragramme imprononçable YHWH par les pronoms Je/Tu/Il/Lui pour rendre les différentes dénominations de Dieu et expliciter le sens de son action ou de son intervention à point donné dans la trame narrative. C’est dire que l’herméneutique qui s’attache à la structure profonde du texte vise aussi bien le vocable que le faisceau de patterns qui déterminent la diversité de ses occurrences et son intégration à tel contexte ou dans telle séquence, sa spécification étant alors de toute évidence assortie à des considérations d’ordre thématique et stylistique non moins qu’à la saisie de nuances marquées au niveau de la métrique et du rythme. Un exemple tout à fait remarquable à cet égard est ce développement de « L’Écriture et Luther » où, après avoir réitéré l’affirmation déjà citée dans sa postface à Jehuda Halévi selon laquelle « il n’y a qu’une langue Une », Rosenzweig y va de cette explication lumineuse, que je prends ici la liberté de citer in extenso :
Cette unité de toute langue est plus profondément celée, pour sa part élémentaire, le mot, que pour ce qui en est l’élément de totalité, la phrase. Même à un regard plutôt superficiel, la phrase se présente comme une configuration, elle est donc plastique, transformable. C’est ainsi que la grammaire, la syntaxe aussi bien que, référant elle aussi le mot à la phrase, la théorie des formes, travaille également volontiers par analogies simples entre les langues. À vol d’oiseau, le paysage que présentent les mots d’une langue paraît néanmoins d’abord différer des autres et en être séparé (geschieden und unterschieden); et les cartes géographiques de ces paysages, les lexiques avec leurs 1°, 2°, 3°, a), b), c) ne décrivent aussi à chaque fois autour du mot d’une langue qu’un large cercle en recoupant plusieurs autres autour des mots de l’autre langue, de telle sorte qu’une certaine quantité de surfaces communes surgissent, lesquelles paraissent n’avoir ni rapport ni lien entre elles. Image qui ne change qu’une fois qu’on considère la chose en géologue. Disjointes en hauteur, les surfaces se rejoignent au plan des racines des mots, et dans une couche encore plus profonde, celle du sens radical, de leur racine charnelle; se montre, au-delà de tout questionnement qui porterait sur une quelconque parenté originaire des langues, l’unité de tout langage humain, unité qu’on ne peut, à la surface du mot, que pressentir. C’est donc vers ces couches que le traducteur doit descendre et se risquer, s’il veut découvrir les mots qui gisent serrés ensemble dans une langue et dans lesquels les concepts font cercle, les découvrir dans l’autre langue, compte non tenu de ce qu’en surface, lexicalement, ils sont bien éloignés les uns des autres, l’autre langue où ils se disposent également en cercle, pour l’intuition et pour le concept. Dans cette descente, il doit être équipé de la lampe de mineur de l’étymologie scientifique; cependant, il ne doit pas non plus détourner dédaigneusement le regard des lueurs jetées par les veines du texte même. Oui, ces interférences visées par tous ceux qui parlent et par ceux qui écrivent eux-mêmes, senties, voulues par eux, elles doivent compter plus encore pour son labeur que les filiations entre les mots, ce à quoi travaille, en les comparant, pour le confirmer, les exclure ou les dépister, le linguiste.
L’écriture…, pp. 78-79
En se prévalant ici d’une chaîne métaphorique liée aux domaines respectifs de la topologie et de la géologie, Rosenzweig invite donc le traducteur à effectuer un mapping transversal des formes langagières, à fouir les soubassements de la langue et à dresser la cartographie des structures sous-jacentes de la trame narrative. Il s’agit de trouver et de maintenir l’équilibre entre la descente vers les racines des mots et l’arpentage des plans du discours, de façon à ne pas offusquer les ramifications partant des « veines du texte » et qui dans la « force portante » de la langue d’arrivée peuvent se heurter à des limites infranchissables. Rosenzweig nous situe au coeur de l’atelier du traducteur et pour tout dire, qu’on nous permette cette appréciation sans doute téméraire, on ne peut rien lire d’aussi pénétrant et d’aussi consistant, d’aussi ample et nuancé à la fois dans les spéculations contemporaines sur l’exercice de la traduction. Un facteur non moins essentiel qui s’articule à cet axe dialogique liant l’unicité du vocable, la dimension verticale de l’etymon-racine, à l’acte de langage où s’opère la mise en forme du discours, qui mobilise la force d’attraction du Leitwort comme vecteur sémantique, est l’historicité fondamentale de toute articulation du sens. Précisons : cette historicité ne se conjugue pas à la facture des oeuvres élaborées dans un réseau de langues préexistantes. C’est plutôt l’une des tâches essentielles du traduire que de marquer en la faisant émerger la teneur historiale de la langue qui se révèle à elle-même dans la relation d’asymétrie qui la lie à l’étranger.
La traduction est un opérateur d’historicité non pas parce qu’elle enregistre telle ou telle autre déclinaison de l’histoire gravée dans le partage entre les langues, mais parce qu’elle produit cette historicité comme telle à la faveur d’une décision critique. La traduction agit ainsi à la façon d’un catalyseur en négociant dans le calcul du point d’impact dans la langue-cible qu’est la langue dite « maternelle » le rapport calibré entre, d’une part, la saisie du mot-origine (Urwort) comme unité d’anticipation élaborée dans la « descente vers les racines » et, de l’autre, l’excavation de la densité sémantique encodée dans l’etymon, lequel constitue une donnée objective et définitive recelant la possibilité d’une lecture inédite suivant les énoncés et les contextes. Ainsi que le stipule Jean-Luc Evard, « l’etymon est du côté du mot, le mot-origine est du côté de la phrase (de l’énoncé), l’etymon est du côté des significations, le mot-origine du côté du sens. Et c’est parce que le traduire travaille en permanence au plus près de cette différence qu’il met deux langues à l’épreuve de l’historicité : elle se manifeste immédiatement entre elles, médiatement dans chacune d’entre elles » (Ibid., p. 9).
Un exemple probant est la décision critique prise par Buber et Rosenzweig, comme l’écrit Evard, de « fragmenter la traduction des différentes dénominations de Dieu en fonction des énoncés et des contextes, "Je", Tu", "Il" selon les cas de figure » (Ibid.). Le mobile de cette décision est la mise en relief d’une conception relationnelle (dialogique) du Nom divin par contraste avec la détermination substantielle (monologique) de ses attributs : le Dieu vivant est perçu en tant qu’interpellant et interlocuteur plutôt qu’en tant que possesseur (substrat) de propriétés (prédicats) absolues, en l’occurrence de superlatifs réifiant la dynamique de la révélation, qui a précisément pour dessein d’affranchir la créature de l’empire de l’objectivation (idolâtrie)[23]. Pour Rosenzweig, la situation originelle, la « scène primordiale » dont est dérivé tout acte de langage ressortit à la dynamique interlocutoire dont l’embrayeur est l’interpellation. Ainsi, la forme logique de l’énoncé lié à des conditions de vérité et assorti à cet égard à un critère d’engagement ontologique balisant toute assertion d’ordre cognitif, ou encore les « attitudes propositionnelles » liées à des inférences d’ordre « épistémique » (croyance, désir, souhait, etc.) et empruntant souvent une tangente sui-référentielle, ne sont que de simples dérivés de cette « Urszene », pour reprendre ici le mot de Freud. Bref, il n’est de « je » ni de « il » qu’à partir d’un « tu » duquel on assume implicitement l’ipséité et la subjectivité en tant que source d’inspiration et point d’origine polarisant l’interpellation par laquelle un « je » émerge en s’exposant et en sollicitant sa réponse, un « tu » qui nourrit et renforce encore cette dynamique en tant que destinataire de la réponse qu’il pourra escompter en retour de son interlocuteur. Il ne s’agit pas simplement d’un pôle objectif de la relation qui d’un point de vue logique engloberait les termes mis en rapport mais de la source même de cette relation qui implique une asymétrie originelle qui ouvre l’espace intersubjectif et qui est liée, nous le verrons plus loin, à l’effraction du temps comme vecteur hétérocentrique, générateur d’altérité. Rosenzweig va plus loin encore : ici il faut effectuer une translation de 180°, chevaucher le nom et le verbe et les déloger comme formes grammaticales dotées d’un valeur générique chevillant l’énoncé pour alors remonter à l’ascendant du pronom comme matrice de l’acte qui s’accomplit dans l’exercice du langage.
Multiples sont les instances et aussi diverses les occurrences où Rosenzweig retrace et met à l’épreuve les prémisses de cette intuition. Par exemple, toutes les apories qu’a pu générer le problème de la traduction du nom de Dieu et, par extension, le spectre des dénominations divines, YHWH, Elohim, Adonaï, etc., sans compter la pléthore d’arguties théologiques s’attachant à en faire une « entité » dotée de propriétés suréminentes, l’Existant nécessaire, omniscient, omnipotent, etc., se résolvent en l’absolvant de ce faisceau de déterminations fictives qui en vérité ne s’enracinent pas dans l’usage, mais dans une perception controuvée de l’usage qu’on estime approprié à sa dénomination et qui est d’emblée inféodée à une conception logiciste, monologique, de l’identité, qui se voit de la sorte fixée, figée dans la forme logique de la proposition, qui lie un sujet à un prédicat à l’aide de la copule « est ». Sur ce point je m’en tiendrai à l’explication fournie par Rosenzweig dans une lettre adressée à Martin Goldner, en date du 23 juin 1927; il nous reporte à la fameuse déclaration d’Exode 3, 14, lors de l’épisode du Buisson ardent : « Èhyèh asher èhyèh » : « je suis (celui) qui (je) suis ». Cette formulation baroque trahit bien l’embarras dans lequel est plongé le traducteur confronté à l’économie compacte de l’hébreu. Or cette perplexité, si je puis dire, n’est que l’effet d’un nivellement formel, d’une forclusion induite par l’emprise de la forme logique, la polarisation du discours par la force structurante, nucléaire, de la copule « être », de sa prégnance diffuse dans les langues de souche indo-européenne. Comme le précise Rosenzweig, l’aporie, faute d’être levée, est à tout le moins désamorcée en considérant d’abord que le théonyme ne désigne pas un « étant », un Sein, mais un « être-là », un Dasein. L’ipséité celée sous le tétragramme imprononçable, qui se communique et atteste de soi dans Exode 3, 14, ne se dénomme pas comme der Seiende, une pure Essence, mais se « présente » comme der Daseiende, celui qui est présent à un « tu », qui s’adresse à lui. Qui plus est, écrit Rosenzweig, le mot hébreu ayah :
n’est pas copule, comme le « sein » (« être ») indo-germanique, pas statique, donc, mais c’est un vocable du devenir, ce qui arrive, ce qui advient. La simple copule « sein », en hébreu, ou bien n’est pas exprimée du tout ou bien l’est par insertion de hou (« il ») ou de hi (« elle »), etc. C’est seulement parce que ce te-devenant-présent sera toujours présent pour toi quand tu as besoin de lui ou l’appelles – je serai-là (« ich werde dasein ») – c’est seulement pour cette raison que, alors, pour notre pensée (Nachdenken), la pensée de ce que nous repensons (Nach-denken), il est aussi, assurément, le Toujours-étant, l’Absolu, l’Éternel, désamarré de mon indigence et de mon instant, mais à désamarrer pour la seule raison que tout futur instant de tout un chacun pourrait tenir-lieu à celui qui est le mien maintenant.
Ibid., p. 50
La désubstantialisation du théonyme qui s’opère en optant pour le Dasein au lieu du Sein recoupe l’excentration marquée par la fonction inchoative du « tu » : la dynamique interlocutoire convoque toujours plusieurs instances qui mutualisent le lien noué entre elles, en confirmant l’ipséité de chacun des interlocuteurs. Et il en va de même pour le théonyme en hébreu, où la difficulté n’est pas davantage dissoute en se détournant du nominatif pour se prévaloir du vocatif :
La relation bivoque contenue dans le théonyme, d’une part comme nom tout court et telle que d’autre part il se surcharge de sens, doit être rendue par l’autre terme de la relation, à partir de l’instance interpellante, nommante, le « présent-à-ton-côté » du texte original rendu par un « présent-à-mon-côté » dans la traduction. Par trop grotesque, la solution du vocatif s’exclut d’elle-même; s’offre la solution du pronom personnel, les trois personnes ne désignant rien d’autre que les trois dimensions du « être-présent-à-mon-côté » : interpeller, percevoir, évoquer. La seconde personne doit avoir la préséance sur les deux autres, car elle est la source de l’identité de personne des deux autres : seul celui que je suis prêt à interpeller a pour moi valeur de Je; seul celui que j’ai une fois interpellé a pour moi, même s’il est absent, valeur de personne; par ailleurs, la conscience objective et subjective que j’ai de moi, ma conscience d’être un Il et un Je ne me vient que de ce que je suis interpellé – tant au singulier de la psychologie qu’au pluriel de la sociologie. C’est seulement parce qu’il est mon Toi que je perçois celui qui m’est présent à partir de son Moi, et que j’ai le droit de parler de Lui.
Ibid., p. 151
Mais on ne saurait non plus négliger la part discrétionnaire du jugement qui détermine au premier chef si tel vocable doit être approfondi dans sa racine ou tel syntagme être considéré en tant qu’excroissance d’un Leitwort, ou le passer tout simplement sous silence en optant pour une traduction où la polysémie est minimisée. Ainsi, comme le note Lawrence Rosenwald (art. cit., p.xli), alors qu’André Chouraqui traduit le bereshit de Genèse 1, 1 par « entête », en s’autorisant de la racine rosh : « tête », Buber et Rosenzweig ont pour leur part choisi de s’en tenir au sens lexical, plus univoque, « im Anfang », « au commencement », ne considérant donc pas le radical rosh comme vecteur thématique ou Leitwort gouvernant un fuseau de récurrences dans le texte. Par ailleurs, compte tenu de la conscience très aiguë, tant chez Buber que chez Rosenzweig, de la sédimentation orale, implicite, qui sous-tend toute la poétique du texte biblique, bref de l’oralité originelle du verset, ils n’ont pu manquer de marquer le rythme, la scansion qui régit le caractère récitatif — la « cantillation » — du texte, rejoignant à cet égard l’emphase toute particulière, tout le registre et l’étendue que lui reconnaît Henri Meschonnic, notamment dans son maître ouvrage Critique du rythme[24].
Il ne s’agit pas ici d’une fonction subsidiaire, ornementale : la rythmique touche à la dynamique relationnelle, horizontale aussi bien que verticale, qui informe l’articulation polyphonique et dialogique de la signifiance embrassant la sonorité et la diction, la métrique et la prosodie, la grammaire et la syntaxe, l’argumentaire et la rhétorique, la tonalité et le registre. Dans un bref et brillant essai rédigé à la fin de 1925 et paru dans la revue Die Kreatur en 1926-1927, « L’écriture et le verbe », Rosenzweig nous rappelle d’abord, à l’instar de Meschonnic plus tard, que le ravalement des noeuds de la signifiance, de la poétique même du discours, au niveau d’un système de signes, d’une sémiotique généralisée, est précisément ce qui obstrue l’accès à la dynamique de la langue, à sa vitalité expressive dans la mesure où elle répond à la rythmique naturelle du souffle noué entre inspir et expir, systole et diastole : « L’entrave qui enchaîne et bâillonne aujourd’hui l’allemand qu’on écrit, c’est le système de signes dans lequel s’enchâssent les mots : la ponctuation »; or, poursuit Rosenzweig, c’est
[…] en partant de l’oeil qu’il fallait désenchaîner la langue. C’est là que le principe fondamental de la ponctuation naturelle, celle orale : le souffle du respir, devait connaître sa délivrance, au degré zéro de toute ponctuation logique, tantôt allié à elle, tantôt la combattant. Le respir est matière du discours, inspirer en est donc la scansion naturelle. L’inspiration est soumise à sa propre loi : si on ne la renouvelle pas en profondeur (et non pas simplement en la rajustant), on prononcera à peine plus de vingt mots, trente au maximum, et le plus souvent de cinq à dix seulement; mais dans ces limites, la répartition des silences nécessaires à la prise d’air suit la cadence inhérente au discours, laquelle n’est qu’occasionnellement dictée par sa structure logique et, dans ses degrés d’intensité et surtout ses unités de temps, reflète bien plutôt directement les motions et émotions de l’âme même.
Ibid., pp. 90-91
Qu’est-ce à dire sinon que le travail de la traduction est d’abord mise à l’épreuve de la créativité inhérente au tropisme de la langue et, par suite, mais en extrapolant sur un mode nettement plus spéculatif, mise à l’épreuve du paradigme de la langue Une affleurant dans la pluralité incirconscrite des formes poétiques mobilisées dans la translation entre les diverses constellations langagières. À cet égard, quelle que soit l’amplitude de la différence qui s’accuse à la faveur de ces translations, songeons ici à l’effet disrupteur de la densité de signifiance induite par l’indice temporel qui s’y décline comme pur « différer » — on retraduit toujours et on retraduira encore l’Odyssée, la Divine Comédie, Hamlet ou Eugène Onéguine —, force est de constater, comme déjà l’avançait sans ambages Walter Benjamin, que l’antinomie toute formelle entre liberté et fidélité, ou rupture et tradition, ne tient absolument pas la route à ce chapitre, s’avérant nulle et non avenue dans le principe même de l’opération requise du traducteur, sinon quant à l’éthique qui commande sa sollicitude.
Dans « L’écriture et le verbe », Rosenzweig nous rappelle la liberté dont s’est investi Raschi de Troyes (Rabbi Schlomo Yitzhaki, 1040-1105), commentateur émérite de la Bible et du Talmud de Babylone, se permettant alors, dans son excavation des racines hébraïques, de déverrouiller la ponctuation canonique des versets pour ainsi percer au coeur du tropisme immanent induit par la rythmique du souffle portant les vocables et leur conférant leur tessiture. Par ce geste, écrit Rosenzweig, Raschi dictera à ses successeurs, traducteurs et herméneutes, une ligne de conduite encore plus rigoureuse et exigeante qui, se mesurant à l’aune de la liberté, oblige d’autant plus qu’elle doit assentir au principe d’une loi immanente à l’énergétique du verbe : « La liberté qui est sur ce point ainsi imposée au traducteur, la nécessité d’entendre à partir des seules cadences du graphisme les cadences du respir du verbe, cette contrainte apparaît distinctement là où le discours ne s’articule pas selon son seul contenu, mais obéit à une loi qu’il s’est lui-même fixée, apparaît dans les rythmes de la poésie et leurs liaisons » (Ibid., p. 93; je souligne).
L’assomption de cette liberté obéit en fait à une constante d’ordre vibratoire, bref à un impératif signifié par la constitution même de l’organisme humain, une articulation phonatoire nouée entre inspir et expir, systole et diastole, derechef, l’énergétique du rythme immanent à la prosodie, le souffle vivant qui porte le verbe et délite les racines ancestrales pour les extrader dans des formes inédites où elles se prêtent à l’élaboration qui voit s’épanouir des ressorts qui y étaient en germe, y sommeillaient à l’état latent, à l’origine. Origine insondable de ce monde, destin de la créature, jubilation de la chair, filet de voix qui se tisse dans les cris du nourrisson, les premiers tâtonnements du petit d’homme, gymnopédies de l’esprit épousant déjà les contours de la lettre qui doit sans cesse être réinsufflée. C’est là l’essence de la poésie :
Car si la poésie est bien la langue maternelle du genre humain (inutile de nier les vues sagaces de Hamann et Herder), elle ne l’est, précisément, que du genre humain. Aujourd’hui encore, la langue de chaque enfant est originairement lyrique et magique, tressaillement ravi de l’émotion et instrument efficient du désir, souvent l’un et l’autre dans le même son, et même si c’est par quelque mot, le faisant résonner là aussi; puis, plus tard, l’enfant se fait homme, mais seulement lorsque perce à travers cette "langue originaire" qui est la sienne la plénitude non lyrique et non magique du verbe, loin de toute incantation et de toute gnome – un jaillissement qui, comme toute révélation véritable, n’est perçu qu’après coup et échappe à la détermination qui la fixerait à une date précise du passé –; de même aussi, un jour, et nul ne saura plus tard quel jour, jaillit à travers cette langue originaire du genre humain la langue de l’humanité en l’homme, la langue du verbe. La Bible est le haut-lieu de cette langue de l’homme, parce qu’elle est prose. Prose encore dans la mélopée de l’augure, prose toujours dans la gnome de la Loi et de sa puissance. Comme écriture, elle est empreinte (Niederschlag), empreinte après coup, en gramme (Nieder-Schrift), empreinte de la percée advenue du verbe et qui, dans l’histoire du genre humain, occupe exactement la même place que dans l’histoire de chaque individu : l’instant de son devenir-homme.
Ibid., pp. 93-94
Il ne s’agit pas de répudier tout ce qu’on peut concéder à la prose, dans la mesure précisément où le rythme, soupir, cadence et syncope du verbe vivant, s’instruit dans la prosodie « naturelle » de la langue, s’y ingénie à en extraire ces profondes racines dont l’épanouissement converge dans les innombrables pérégrinations qui jalonnent l’essor de l’humanité en l’homme, son devenir-homme. Et c’est là le sens premier de ce que j’ai désigné plus haut, en guise de sous-titre, comme l’utopie messianique en l’absence de Dieu. Plus que tout autre, Rosenzweig était en mesure de pressentir les augures d’une hécatombe sans nom, que ne surent désamorcer les tractations désastreuses qui firent suite à cette espèce de trêve momentanée, cette forme d’armistice qui mit un terme à la Grande Guerre. La veine noire qui aurait pu l’atteindre au plus intime de son for intérieur et saper la racine nourrie par la vocation d’éternité d’Israël, s’est transmuée en une foi inflexible dans la fécondité du verbe épousant la vertu réparatrice du temps. Pour lui le souffle immémorial qui traverse les Écritures et insuffle la plus discrète anfractuosité des vocables, qui soulève le blanc abîme par les interstices auxquels s’arrache la cavalcade des lettres carrées, est toujours contemporain, il agit maintenant, n’a de cesse de héler la créature dont la toise se découpe à hauteur d’homme pour se projeter vers un horizon qui pulvérise tout cloisonnement, puisque son point de fuite embrasse un futur indéfini, celui de la rédemption dont nul ne peut sonder les voies, seulement ménager les avenues.
Nous touchons ici à l’articulation la plus sensible de sa pensée, celle qui lie la condition charnelle de l’homme à la faculté de langage, et celle-ci en retour à la dimension de la temporalité qui, chez Rosenzweig, devient le vecteur essentiel de l’hyperbole qui sous-tend une eschatologie messianique ouverte sur l’absolu du futur, qui fonde le présent de la révélation dans la profondeur immémoriale de la création et l’imminence toujours réactualisée de la rédemption. Le temps, dans lequel l’antique sagacité des shamans et des aèdes grecs avait cru reconnaître une figure ogresse qui se repaît de sa progéniture, se retourne dans ses gonds suite à la cassure introduite par la révélation monothéiste : au temps cylique des rétributions marquées du sceau de la fatalité et rançonnées par la loi d’airain de l’Anankè, se substitue le temps messianique orienté à partir de la relation d’asymétrie qui s’engage dans la proximité de l’autre homme, l’u-chronie du lien éthique où se noue cette fibre ultrasensible qui vibre au rythme de l’accord secret reliant des points infiniment distants dont la trace disséminée dans le vortex du cône temporel dessine la généalogie de l’aspiration au règne de la paix.
Parties annexes
Auteur
Laurent Lamy
Poète, traducteur et philosophe. Présentement chargé de cours au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal où il dirige un séminaire d’épistémologie, sa poésie et ses travaux ont été publiés dans les revues Dérives, Make-up, Le Beffroi, Discours social, Méta et TTR ainsi que dans les Actes de divers colloques auxquels il a participé. Un recueil de sa poésie, Sous la paupière céleste, doit paraître aux Écrits des Forges, à Trois-Rivières, en 2004.
Notes
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F. Rosenzweig, Hegel et l’État, traduction et présentation de Gérard Bensussan, avant-propos de Paul-Laurent Assoun, Paris, PUF, Coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1991.
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F. Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, trad. par Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, Coll. « Esprit », 1982; voir aussi Foi et savoir. Autour de L’Étoile de la Rédemption, introduction, traduction et notes par Gérard Bensussan, Marc Crépon et Marc de Launay, Paris, Vrin, Coll. « Textes philosophiques », 2001; pour une excellente introduction à sa pensée, voir Stéphane Mosès, Système et Révélation. La philosophie de Franz Rosenzweig, Paris, Seuil, Coll. « Esprit », 1982; voir aussi de S. Mosès, L’ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, Coll. « La couleur des idées », 1992, ainsi que la récente monographie de Gérard Bensussan, Franz Rosenzweig. Existence et philosophie, Paris, PUF, Coll. « Philosophies », 2000; pour un aperçu plus détaillé, voir les actes du Colloque international tenu à Cassel en 1986, in Wolfdietrich Schmied-Kowarzik (éd.), Der Philosoph Franz Rosenzweig (1886-1929), Internationaler Kongress, Kassel, 1986. Band I : Die Herausforderung jüdischen Hernens; Band II : Das neue Denken und seine Dimensionen, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 1988; voir aussi Norbert M. Samuelson, A User’s Guide to Franz Rosenzweig’s Star of the Redemption, Richmond, Surrey, Engl., Curzon Press, 1999.
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À ce sujet voir l’étude de Else Rahel-Freund, Franz Rosenzweig’s Philosophy of Existence : An Analysis of "The Star of Redemption", édité par Paul Mendes-Flohr, traduit de l’allemand (Leipzig, Felix Meiner, 1933) par Stephen L. Weinstein et Robert Israel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1979; voir aussi Cordula Hufnagel, Die kultische Gebärde. Kunst, Politik, Religion im Denken Franz Rosenzweigs, Freiburg/München, Verlag Karl Alber, 1994; Ernest Bernstein, An Episode of Jewish Romanticism : Franz Rosenzweig’s The Star of Redemption, Albany, NY, State University of New York Press (Suny Series in Judaica : Hermeneutics, Mysticism, and Religion), 1999.
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[4]
F. Rosenzweig, Der Mensch und sein Werk, Gesammelte Schriften, I : Briefe und Tagebücher, édité par Rachel Rosenzweig et Edith Rosenzweig-Scheinemann, La Haye, Martinus Nijhoff, 1979, 1. Band, pp. 460-461 : « Das Übersetzen ist überhaupt das eigentliche Ziel des Geistes; erst wenn etwas übersetzt ist, ist es wirklich laut geworden, nicht mehr aus der Welt zu schaffen. Erst in der Septuaginta ist die Offenbarung ganz heimisch in der Welt geworden, und solange Homer noch nicht lateinisch sprach, war er noch keine Tatsache. Entsprechend auch das Übersetzen von Mensch zu Mensch ».
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[5]
Sur l’importance de l’élément dialogique chez Rosenzweig et la tradition de pensée dans laquelle il s’inscrit, voir Schmuel Hugo Bergman, Dialogical Philosophy from Kierkegaard to Buber, trad. par Arnold A. Gerstein, avant-propos de Nathan Rotenstreich, Albany, State University of New York Press, 1991, pp. 173-214; pour une réévaluation plus robuste, sans concession à l’égard d’une conception « irénique » sinon laxiste du dialogue, voir Leora Batnitzky, "Dialogue as Judgment, Not Mutual Affirmation : A New Look at Franz Rosenzweig’s Dialogical Philosophy", in Journal of Religion, vol. 79, no 4 [1999], pp. 523-544.
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[6]
M. Crépon, « Traduction et rédemption. Note sur la question du nationalisme dans l’oeuvre de Franz Rosenzweig », dans Le malin génie des langues (Nietzsche, Heidegger, Rosenzweig), Paris, Vrin, Coll. « Problèmes et controverses », 2000, p. 152.
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[7]
F. Rosenzweig, « Jehuda Halévi », dans L’écriture, le verbe et autres essais, traduction, notes et préface de Jean-Luc Evard, Paris, PUF, Coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1998, p. 156; voir aussi Martin Buber et Franz Rosenzweig, Scripture and Translation, édité et traduit par Lawrence Rosenwald et Everett Fox, Bloomington, Indiana University Press, 1994; il s’agit de la traduction de Die Schrift und ihre Verdeutschung, paru à Berlin en 1936 chez Schocken Verlag.
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[8]
W. Benjamin, « Über Sprache überhaupt und über die Sprache des Menschen », in Angelus Novus, Ausgewählte Schriften 2, édité par Theodor W. Adorno et Gretel Adorno en collaboration avec Friedrich Podszus, Frankfurt am Main, Suhrkamp Taschenbuch, 1966, p. 20.
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[9]
Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff (1848-1931) est un éminent philologue, qui s’est surtout fait connaître comme tenant de l’orthodoxie en matière de philologie lors de la querelle déclenchée autour de la publication, en 1872, de La naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche; voir à ce sujet Querelle autour de « La naissance de la tragédie », écrits et lettres de Friedrich Nietzsche, Friedrich Ritschl, Erwin Rohde, Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff, Richard et Cosima Wagner, avant-propos de Michèle Cohen-Halimi, traductions de M. Cohen-Halimi, Hélène Poitevin et Max Marcuzzi, Pars, Vrin, Coll. « Traditions de la pensée classique », 1995.
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[10]
W. Benjamin, « L’abandon du traducteur », traduction et notes par Alexis Nouss et L. Lamy, in TTR, Vol. X, no 2, 1997, pp. 25-26.
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[11]
Il existe une édition électronique, la CD-ROM Bibel Edition : Die Schrift verdeutsch von Martin Buber gemeinsam mit Franz Rosenzweig, réalisée par la Deutsche Bibelgesellschaft, à Stuttgart; pour une discussion critique, voir de Siegfried Kracauer, « La Bible en allemand. À propos de la traduction due à Martin Buber et à Franz Rosenzweig », article paru dans la Frankfurter Zeitung, le 27 et 28 avril 1926, trad. par Rainer Rochlitz in la Revue d’Esthétique, no 12, nouvelle série [1986], pp. 91-97, et la réplique de Buber et Rosenzweig, parue aussi dans la FZ à la même époque, « La Bible en allemand », trad. de J.-L. Evard, dans L’écriture…, pp. 101-112; comme le note R. Rochlitz, dans la Correspondance de Walter Benjamin (trad. de Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, t. 1, p. 391), on lit à propos de cette charge critique : « En ce qui concerne Buber, la FZ a publié une critique de la traduction de la Bible par Siegfried Kracauer, laquelle, dans la mesure où la chose est possible sans connaître l’hébreu, m’a paru absolument pertinente; d’ailleurs il reprend maints éléments que je lui avais dits de vive voix sur le sujet » (art. cit., p. 9, note 1); enfin, pour une excellente analyse de cette controverse, voir l’article de Martin Jay, « Politics of Translation : Siegfried Kracauer and Walter Benjamin on the Buber-Rosenzweig Bible », in Leo Baeck Institute Year Book, no 21 [1976], pp. 3-24, repris comme le chap. 12 de Permanent Exiles : Essays on the Intellectual Migration from Germany to America, New York, Columbia University Press, 1986, pp. 198-216; Klaus Reichert, « It Is Time : The Buber-Rosenzweig Bible Translation in Context », in Sanford Budnick et Wolfgang Iser (éds.), The Translatability of Cultures. Figurations of the Space Between, Stanford, Stanford University Press, 1996, pp. 169-185.
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[12]
Sur Jehuda Halévi, poète et philosophe juif, né en Espagne à la fin du XIe siècle et mort en terre d’Israël en 1141, voir la très belle monographie de Masha Itzhaki, Juda Halévi. D’Espagne à Jérusalem (1075?-1141), traduit de l’hébreu par Flore Abergel, Paris, Albin Michel, Coll. « Présences du judaïsme », 1997.
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[13]
F. Rosenzweig, Der Mensch und sein Werk, Gesammelte Schriften, 4, Sprachdenken im Übersetzen, 1. Band : Jehuda Halevi. Fünfundneunzig Hymnen und Gedichte. Deutsch und Hebraïsch, mit einem Vorwort und mit Anmerkungen, dritte Ausgabe, édité par Rafael N. Rosenzweig, La Haye, Martinus Nijhoff, 1983; il existe deux traductions en langue anglaise, dont l’une, magistrale, propose une analyse exhaustive de l’important appareil de notes accompagnant les traductions de Rosenzweig, celle de Barbara Ellen Galli, Franz Rosenzweig and Jehuda Halevi. Translating, Translations, and Translators, Montréal/Londres, McGill-Queen’s University Press, 1995; voir aussi Ninety-Two Poems and Hymns of Yehuda Halevi, trad. par Thomas Kovach, Eva Jospe, and Gilya Schmidt, édité avec une introduction par Richard A. Cohen, Albany, NY, State University of New York Press, 2000.
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[14]
Pour une traduction de ce texte voir « La pensée nouvelle. Remarques additionnelles à L’Étoile de la Rédemption », trad. par Marc B. de Launay, in Les cahiers de « La nuit surveillée », no 1 : Franz Rosenzweig, textes rassemblés par Olivier Mongin, Jacques Rolland et Alexandre Derczanski, Paris, 1982, pp. 39-63.
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[15]
Voir à ce sujet la superbe étude de Robert Gibbs, Correlations in Rosenzweig and Levinas, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1992, notamment le chap. 3 : Speech as Performance (I) : The Grammar of Revelation, et le chap. 4 : Speech as Performance (II) : Logic, Reading, Questions, pp. 57-104.
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[16]
Comme le note Alexandre Derczanski (« Une pensée de la grammaire ou l’assomption du temps », in Les Cahiers…, p. 116), « pour Rosenzweig, le discours n’est pas une matière abstraite, mais un souci communicatif dont les raisons lui sont internes et non pas extérieures »; Rosenzweig, poursuit-il, « est finalement très proche de Saussure dans la mesure où il insiste également sur le rapport de la parole et du langage et donne à la pensée le statut de la parole. C’est là d’ailleurs la raison pour laquelle il forge ce mot : Sprachdenken ».
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[17]
Citée par Esther Starobinski-Safran, dans son excellente étude « Rosenzweig, interprète de Juda Halévi », in La pensée de Franz Rosenzweig, Actes du Colloque parisien organisé à l’occasion du centenaire de la naissance du philosophe, textes présentés et traduits par Arno Münster, Paris, PUF, Coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1994, p. 199.
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[18]
Ici je me prévaux de la distinction cruciale opérée par Umberto Eco entre une sémantique en forme de dictionnaire et une sémantique en forme d’encyclopédie, à la faveur d’une analyse des implications de l’ascendant exercé par l’Isagoge du néoplatonicien Porphyre (234-305), opuscule qui se présentait alors en guise d’introduction didactique au traité des Catégories d’Aristote. Selon Eco, la postérité qu’a connu cet ouvrage à travers les diverses disputes auxquelles il a donné cours chez les doctes médiévaux, concernant plus précisément la distribution hiérarchisée des prédicables dans l’« arbre de Porphyre » et engendrant, par suite, la querelle entre réalisme et nominalisme, aurait largement contribué à l’établissement d’une sémantique en forme de dictionnaire. Voir d’Umberto Eco, « L’anti-Porphyre », trad. par Claude Carme, in L’infini, no 3 [1983] : 46-68; pour une analyse plus étendue, voir son ouvrage Sémiotique et philosophie du langage, trad. par Myriem Bouzaher, Paris, PUF, Coll. « Formes sémiotiques », chap. II : « Dictionnaire versus encyclopédie », pp. 63-137.
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[19]
Rosenzweig est tout aussi catégorique sur ce point : « D’entre tous les livres, la Bible est celui dont c’est le destin d’être traduit, et par là celui aussi qui l’a été le plus tôt et le plus souvent. Ce qui est le sens de tout travail de traduction, l’advent de "ce Jour", c’est tout justement, pour la Bible et le concert unique en son genre de récits, de comminations, de promesses, la corde qui fait la cohésion de ces éléments. L’entrée d’un peuple dans l’histoire universelle est marquée ainsi par le moment où, la traduisant, il s’approprie la Bible. Cette entrée exige aussi toujours que soit sacrifié de l’isolement où vivait la communauté populaire (völkische Gemeinschaft), un sacrifice qui se reflète dans la refonte de la langue nationale, refonte liée inévitablement à une traduction de la Bible » (L’écriture…, pp. 158-159).
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[20]
À titre d’information, je me permets ici de reproduire cette note de Rosenzweig : « Le "sépharade" (= espagnol) et l’"askhenaze" (= allemand) sont les deux modes majeurs de prononciation de l’hébreu. Les différences essentielles tiennent à la manière de lire quelques voyelles (par ex. aulom, "monde" en askhenaze, et olam en sépharade) et à l’accentuation des syllabes finales en sépharade, l’askhenaze accentuant dans bien des cas l’avant-dernière syllabe » (Ibid., p. 161, note 4).
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[21]
L’espace qui m’est alloué ici ne me permet pas de développer une comparaison étoffée des positions respectives de Benjamin et de Rosenzweig, ne serait-ce qu’au seul chapitre de la théorie du langage; je ne peux que renvoyer à titre d’esquisse préliminaire à l’étude de Stéphane Mosès, « Walter Benjamin et Franz Rosenzweig », in Arno Münster (éd.). La philosophie de Franz Rosenzweig, Actes du Colloque parisien, pp. 43-67, notamment les pp. 57-62. Grosso modo, on peut considérer que Benjamin n’envisage qu’une approche asymptotique de ce qu’il désigne comme la reine Sprache, la « pure langue » conçue dans sa teneur originelle, non dissociée de sa plénitude magique, avant le clivage du nom et de la chose, alors que Rosenzweig y reconnaît plutôt une croissance irréversible liée à la capacité d’anticipation de l’eschaton messianique qui s’instruit dans la communicatio idiomatum qu’est entre autres appelée à réaliser la traduction. Je rappelle en outre que Benjamin emploie la métaphore de la tangente qui ne fait qu’effleurer le cercle en un point dont l’approche infinitésimale n’admet qu’un contact fugitif, tandis que pour Rosenzweig chacune des langues dans sa spécificité concrète constitue le véhicule discret d’une langue unique qui, au terme du cycle eschatologique, doit se résoudre dans la plénitude du silence comblant la pure étendue de lumière dans laquelle baigne l’avènement de la paix messianique. Un distinguo crucial opéré par Mosès vaut ici la peine d’être cité : « Vu du seul point de vue linguistique, on pourrait dire que Benjamin considère le langage comme un système de signes qui se dissimule derrière la multiplicité infinie des manifestations concrètes, en tant que centre à la fois concret et irréel, tandis que Rosenzweig part de l’instance parlante concrète où se réalisent les possibilités existantes dans le langage » (Op. cit., p. 60).
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[22]
L. Rosenwald, « Buber and Rosenzweig’s Challenge to Translation Theory », in Scripture and Translation, p. xxxix; voir aussi Yairah Amit, « The Multi-Purpose ‘Leading Word’ and the Problems of Its Usage », dans Prooftexts, vol. 9, 1989, pp. 99-114.
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[23]
À ce sujet, voir l’excellente étude de Leora Batnitzky, Idolatry and Representation. The Philosophy of Franz Rosenzweig Reconsidered, Princeton, Princeton University Press, 2000.
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[24]
H. Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.