Résumés
Résumé
Cet article présente dans un premier temps les réflexions des papes Jean-Paul II et François et les propos des Congrégations romaines sur l’accueil des réfugiés et des migrants, s’arrêtant à la remarque de Jean Paul II voulant que chaque société devrait établir « un équilibre culturel », c’est-à-dire un compromis entre l’épanouissement de la culture fondatrice et les cultures amenées par les nouveaux citoyens. Dans un deuxième temps, cet article présente les propositions du jésuite Julien Harvey, fondateur du Centre justice et foi, qui a fait un grand effort pour définir cet équilibre culturel pour le Québec et pour suggérer des démarches pratiques afin de l’atteindre.
Abstract
This article presents first the reflections of Popes John Paul II and Francis and the proposals of the Roman Congregations on the welcoming of refugees and immigrants, with special attention to John Paul II’s statement that every society must establish its “cultural equilibrium,” that is to say a compromise between the flourishing of the inherited culture and the cultures brought by the new citizens. The article presents secondly the proposals of the Jesuit Julien Harvey, the founder of le Centre justice et foi, who made a great effort to define the cultural equilibrium for Quebec and suggest practical measures in order to achieve it.
Corps de l’article
La théologie de l’immigration existe sous deux formes, répondant à deux questions différentes. La première est posée par des immigrants croyants qui cherchent la signification de leur sort à la lumière de l’Évangile ; la deuxième vient des croyants des sociétés d’accueil qui cherchent, à la lumière de l’Évangile, la signification de la présence des immigrants parmi eux.
J’ai beaucoup réfléchi sur la première question, car je fus réfugié et immigrant dans ma jeunesse, ayant eu la chance de m’intégrer au Canada et plus tard au Québec. Un auteur qui m’a beaucoup aidé dans le cadre de cette réflexion est le penseur québécois Naïm Kattan, d’origine juive et iraquienne. « L’immigration, écrit-il, est un exil ou une nouvelle naissance ». Pour lui, l’intégration dans la nouvelle société est une aventure intellectuelle et une occasion de créativité. De sa participation à la culture québécoise, il dit ceci :
La culture québécoise n’est pas un lieu de passage où chacun entonne sa chanson. C’est un édifice, perpétuellement en construction, jamais terminé. Pour ajouter ma pierre, il importe que j’en explore les fondements. Ouvert à tout vent, il n’y a pas assez de bras, d’ici et d’ailleurs, pour l’élever.
Dans cet article, je m’adresse plutôt à la deuxième question : quelle devrait être la réponse des chrétiens québécois à la présence des réfugiés et immigrants dans leur société. Cette question se pose aujourd’hui de façon nouvelle, car l’effet destructeur de plusieurs événements historiques a produit une vague gigantesque de personnes et de familles désireuses de quitter leur région en Asie et en Afrique ; une telle migration par millions n’a pas de précédent dans l’âge moderne. Accablés par l’arrivée de ces millions de personnes venant frapper à leurs portes, les pays européens n’ont pas encore trouvé une réponse commune. Leurs populations sont divisées entre ceux qui, pour des raisons humanistes, favorisent l’acceptation d’un grand nombre de ces migrants et ceux qui s’opposent à une telle ouverture, craignant que leur pays n’ait pas la capacité d’intégrer un si grand nombre d’étrangers. Le Canada n’est pas menacé par la pression expérimentée par les pays européens à cause de sa situation géographique : l’océan atlantique et la longue frontière américaine le sauvent de l’arrivée massive de réfugiés. Le Canada peut donc réfléchir plus calmement au nombre de réfugiés et d’immigrants qu’il veut accepter. Dans cet article, je fais abstraction de la différence entre refugiés et immigrants ; je parle d’eux tout simplement comme les nouveaux-arrivants. Le débat, au sein de la population, pour savoir s’il faudrait accepter ou non un grand nombre de nouveaux-arrivants est moins virulent qu’en Europe. De plus, nous n’avons aucun parti politique de droite au discours hostile aux immigrants.
1. Le Vatican : riche source d’une théologie de l’immigration
Je suis étonné de la richesse de pensée du Vatican face au drame de la migration des peuples dans les documents qu’il produit au Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des peuples en déplacement, au Conseil pontifical Justice et Paix, et dans les discours annuels des papes à l’occasion de la journée internationale des migrants et de la journée mondiale pour la paix. Dans d’autres discours des papes, aussi, on trouve des paragraphes sur le défi que représente la vague des réfugiés et des immigrants. Certains de ces textes aident les personnes réfugiées et immigrantes à interpréter leur existence troublée à la lumière de la foi ; d’autres, qui en constituent la majorité, offrent des réflexions éthiques aux catholiques des sociétés d’accueil, à l’opinion publique et aux autorités de ces mêmes sociétés privilégiées. Tous ces textes officiels de l’Église catholique constituent un ensemble théologique remarquable presque inconnu.
Je m’inspire ici de certains thèmes développés par le Vatican. La grande instruction Erga migrantes caritas Christi, publiée en 2004 par le Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des peuples en déplacement, reconnaît le caractère unique de ce qui se passe actuellement dans le monde.
Les migrations modernes constituent le plus vaste mouvement humain de tous les temps. Durant ces dernières décennies, ce phénomène, qui touche 200 millions de personnes, s’est transformé en une réalité structurelle de la société contemporaine et constitue un problème toujours plus complexe, du point de vue social, culturel, politique, religieux, économique et pastoral.
préface
Les causes multiples de ce nouveau phénomène historique, dit cette instruction, incluent les politiques coloniales, économiques et militaires des puissances occidentales, ce qui oblige les Occidentaux à réfléchir sur ce grand problème actuel avec humilité et regret. Mentionnons aussi l’augmentation de l’inégalité nord-sud, le déclin des populations des pays en Occident, les barrières protectionnistes ne permettant pas aux pays émergents de vendre à prix compétitif leurs produits dans les pays occidentaux. Sans oublier les interventions militaires.
Le phénomène migratoire soulève une véritable question éthique, à savoir la recherche d’un nouvel ordre économique international en vue d’une répartition plus équitable des biens de la terre, qui contribuerait, pour une part non négligeable, à réduire et à modérer de manière significative une grande part des flux des populations en difficulté.
§ 8
Puisque les conditions provoquant la fuite des gens des régions du Sud ne changeront pas rapidement, il faut s’attendre à ce que la marée des migrants désespérés va continuer au cours des années à venir. C’est là la note pessimiste de la lecture que fait le Vatican : les choses vont empirer.
L’Église catholique n’a pas la compétence pour définir concrètement les politiques que les sociétés occidentales devraient adopter. Sa mission évangélique est plutôt d’annoncer l’Évangile et d’inviter à l’amour du prochain sans limites, à l’oubli de soi-même et à l’option préférentielle pour les personnes pauvres et exclues. Elle presse les catholiques et tous les humains de bonne volonté de s’ouvrir aux nouveaux arrivants, de reconnaître leur dignité humaine, de leur faire de la place dans la société et de respecter leurs traditions religieuses. Que tous luttent contre le racisme, la xénophobie et les mentalités étroites qui produisent chez les immigrants exclusion, chômage et pauvreté. Cette littérature ecclésiastique reconnaît que l’amour désintéressé a ses limites, mais, puisque ces limites sont fortement accentuées par l’opinion publique, l’Église, se reconnaissant voix minoritaire dans la société, crie à haute voix et rappelle que le Christ est solidaire de tous les migrants.
Plus encore que prochain, le chrétien contemple dans l’étranger le visage même du Christ, né dans une mangeoire, et qui, en tant qu’étranger, a fui en Égypte, assumant et récapitulant en lui l’expérience fondamentale de son peuple (Mt 2,13ss). Né hors de chez lui et arrivant d’en dehors de sa Patrie (Lc 2,4-7), « il a habité parmi nous » (Jn 1,11.14) et il a mené sa vie publique de manière itinérante, parcourant « villes et villages » (cf. Lc, 13,22 ; Mt 9,35). Ressuscité, et pourtant encore étranger, inconnu, il apparaît sur le chemin d’Emmaüs à deux de ses disciples qui le reconnurent seulement à la fraction du pain (cf. Lc 24,35). Les chrétiens suivent donc un vagabond qui n’a pas où reposer la tête (Mt 8,20 ; Lc 9,58) » (§ 15)
Cet appel à la solidarité avec les réfugiés et les immigrants, fait au nom de Jésus, est répété par les évêques catholiques du Québec et du Canada, ainsi que par la hiérarchie catholique des États-Unis et des pays de l’Europe de l’ouest. Je suis fortement impressionné par cette évolution doctrinale, résultat du concile Vatican II, lui-même fruit des mouvements progressistes dans l’Église.
Malgré ce plaidoyer évangélique en faveur de l’accueil fraternel des migrants, les documents romains ne proposent pas l’ouverture illimitée des frontières. Si on lit ces textes avec attention, on voit dessinée la tâche des gouvernements, dans cette période difficile, qui se doivent de protéger la paix sociale et le bien commun. Dans son message de la Journée mondiale des migrants et des réfugiés en 2011, Benoît XVI dit ceci :
En même temps, les États ont le droit de réglementer les flux migratoires et de défendre leurs frontières, en garantissant toujours le respect dû à la dignité de chaque personne humaine. En outre, les immigrés ont le devoir de s’intégrer dans le pays d’accueil, en respectant ses lois et l’identité nationale.
Il faudra alors concilier l’accueil qui est dû à tous les êtres humains, spécialement aux indigents, avec l’évaluation des conditions indispensables à une vie digne et pacifique pour les habitants originaires du pays et pour ceux qui viennent les rejoindre.
Jean-Paul II 2001, no 13
Une décennie plus tard, Benoît XVI répète ce propos dans son message lors de cette journée mondiale de 2013 :
Certes, chaque État a le droit de réguler les flux migratoires et de mettre en oeuvre des politiques dictées par les exigences générales du bien commun, mais toujours en garantissant le respect de la dignité de chaque personne humaine.
Le chemin d’intégration comprend des droits et des devoirs, une attention et un soin envers les migrants pour que ces derniers aient une vie digne. De leur côté, les migrants sont appelés à porter attention aux valeurs qu’offre la société où ils s’insèrent.
Les documents romains reconnaissent clairement ce que j’appelle « la double tâche du gouvernement » : d’un côté, ouvrir les portes aux migrants et réfugiés et défendre leurs droits de la personne, de l’autre côté, favoriser les valeurs, les lois et l’identité nationale des habitants originaires du pays.
Cette tâche complexe, Jean-Paul II l’a très bien analysée dans son Message pour la Journée mondiale de la paix 2001. Tandis que le magistère romain met normalement l’accent sur l’universalité de la nature humaine, le pape polonais insiste sur le fait que la nature humaine est toujours marquée par une culture.
Être homme signifie nécessairement exister dans une culture déterminée. Chaque personne est marquée par la culture qu’elle reçoit de sa famille et des groupes humains avec lesquels elle est en relation, à travers son parcours éducatif et les influences les plus diverses de son milieu, à travers la relation fondamentale qu’elle entretient avec le territoire dans lequel elle vit.
Jean-Paul II 2001, no 5
Jean Paul II réfléchit longuement sur le pluralisme culturel dans le monde, sur les conflits entre cultures et sur le dialogue qui enrichit toutes les parties. Dans ce contexte, le pape fait ressortir le défi des sociétés occidentales confrontées au pluralisme culturel apporté par l’immigration massive contemporaine. Il écrit :
Sur le thème de l’intégration culturelle, tant débattu de nos jours, il n’est pas facile d’identifier les fondements et les structures qui garantissent, de façon équilibrée et équitable, les droits et les devoirs de ceux qui accueillent comme de ceux qui sont accueillis. […] Il faudra alors concilier l’accueil qui est dû à tous les êtres humains, spécialement aux indigents, avec l’évaluation des conditions indispensables à une vie digne et pacifique pour les habitants originaires du pays et pour ceux qui viennent les rejoindre. Quant aux éléments culturels dont les immigrés sont porteurs, ils seront respectés et accueillis dans la mesure où ils ne sont pas en contradiction avec les valeurs éthiques universelles, inscrites dans la loi naturelle ni avec les droits de la personne fondamentaux.
Jean-Paul II 2001, no 12
Répondant à ce nouveau pluralisme, les sociétés doivent trouver « un équilibre culturel », une structure de compromis qui respecte l’héritage culturel des minorités et, en même temps, appuie le développement de la culture fondatrice. Ce qu’il faut, écrit Jean Paul II, c’est
un équilibre [culturel] qui, tout en s’ouvrant aux minorités et en respectant leurs droits fondamentaux, permette la pérennité et le développement d’un « profil culturel » déterminé, c’est-à-dire du patrimoine fondamental composé de la langue, des traditions et des valeurs qui sont généralement liées à l’expérience de la nation et au sens de la « patrie ».
Jean-Paul II 2001, no 13
2. L’équilibre culturel au Québec
L’équilibre culturel dont parle Jean Paul II doit se faire dans chaque société, à partir de sa propre condition historique. Ce qui est bon pour une société ne l’est pas nécessairement pour une autre. Il n’est pas étonnant que l’Assemblée nationale du Québec, avec l’appui de tous les partis politiques, ait rejeté le multiculturalisme favorisé au Canada depuis les années 1970 et inscrit dans la loi constitutionnelle de 1982. Le Québec est une petite société francophone, héritière d’une culture particulière, plantée sur le continent nord-américain anglophone marqué par des mémoires historiques et culturelles très différentes. Dans une telle situation, le gouvernement du Québec a le droit de protéger sa langue et son « profil culturel, » expression utilisée par Jean Paul II, ce qui implique « un ensemble de valeurs et de pratiques que le peuple regarde comme faisant partie de son identité collective. »
Pour mieux comprendre la différence entre les profils culturels du Québec et du Canada, Charles Taylor évoque deux façons différentes de structurer la démocratie (Taylor 1992, 58-61), une distinction qu’on retrouve aussi chez Jürgen Habermas[1]. Dans la perspective libérale, on met l’accent sur la liberté des individus : puisque chacun définit ce qui constitue le bien pour lui, il n’y a pas un bien commun pour la société entière. Chaque citoyenne/citoyen y appuie la démocratie pour des raisons utilitaristes, la liberté personnelle, d’un côté, et la protection de sa propriété, de l’autre. Dans la perspective républicaine, la démocratie est conçue comme un projet de société, projet défini par le dialogue et la coopération de tous, chaque personne demeurant libre de défendre ses idées sur la façon de rendre la société plus juste et plus orientée vers le bien commun. Le Canada, pays d’origine anglo-saxonne, a embrassé la démocratie libérale, tandis que, au Québec, héritier d’une autre tradition, on perçoit la démocratie comme une oeuvre collective, dont les valeurs sont définies par le libre débat des citoyens.
Il faut se rappeler aussi que la vulnérabilité linguistique du Québec est une condition objective. L’accent mis sur le bilinguisme du Canada cache l’inégalité du poids culturel détenu par chacune des deux langues. Le poids culturel d’une langue s’exprime dans le pouvoir des institutions qui l’utilisent. En Amérique du Nord, l’anglais est la langue de la science, de la technologie, de l’industrie, du commerce, de l’administration et même du divertissement, exerçant ensemble un pouvoir culturel rendant le français vulnérable. Parce que ces institutions puissantes se trouvent surtout dans les grandes villes — au Québec, dans la grande région de Montréal —, c’est là où la propagation de l’anglais est la plus perceptible. Dans une telle situation, le gouvernement du Québec a le droit de privilégier la langue de la grande majorité.
Dans le profil culturel du Québec, il y a la conscience que ce peuple constitue une province de la fédération canadienne qui a refusé de signer la Loi constitutionnelle de 1982 ; ce peuple jouit alors du droit à l’autodétermination et une minorité importante de sa population favorise la souveraineté. Sa situation historique rappelle celle de l’Écosse dans la Grande-Bretagne et de la Catalogne dans le Royaume espagnol.
Puisque les profils culturels du Québec et du Canada sont tellement différents, chacune des deux sociétés se doit de gérer le nouveau pluralisme culturel à sa façon. Comme je l’ai mentionné plus haut, le Québec n’a pas accepté le multiculturalisme adopté par le Canada : tous les partis politiques s’accordaient pour dire que l’accueil respectueux de nouveaux immigrants devait être accompagné par un effort soutenu d’intégrer ces derniers dans la société.
Pour mieux gérer le pluralisme culturel au Québec, le gouvernement a chargé la commission Bouchard-Taylor de consulter la population et de faire des propositions qui correspondraient aux aspirations de la majorité. Puisque le gouvernement n’a pas réagi au rapport Bouchard-Taylor publié en 2008, le débat sur la gestion du nouveau pluralisme se poursuit toujours, souvent de façon passionnée. Des voix mettent l’accent principal sur l’ouverture au pluralisme culturel, d’autres insistent plutôt sur l’intégration des nouveaux-arrivés dans la culture québécoise. Même si ce débat prend quelquefois des formes véhémentes, il faut noter que tous les participants s’identifient à la démocratie et appuient les droits humains.
Je sens le besoin de souligner le caractère démocratique de ce débat, parce que certains commentateurs anglophones qualifient de xénophobes ou de gens de droite les Québécois qui veulent favoriser l’intégration des immigrants par une charte des valeurs québécoises. Il se peut que, parmi ces gens, il y ait des nationalistes étroits qui se méfient des étrangers, mais ce serait une erreur de les accuser tous d’être hostiles aux immigrants. Accentuer l’intégration peut aller de pair avec l’accueil généreux des nouveaux arrivants. Je me permets de rappeler qu’Angela Merkel, la chancelière de l’Allemagne, a ouvert grandes les portes du son pays à un million de réfugiés syriens, tout en soulignant qu’ils doivent apprendre l’allemand et respecter les valeurs et les traditions du pays. Pour elle, ce n’est pas du multiculturalisme, c’est plutôt de l’intégration[2].
Je ne veux pas faire ici l’analyse du grand débat des Québécois sur l’immigration et l’avenir de leur identité. Je préfère présenter les réflexions théologiques sur ce débat proposé par feu Julien Harvey, S.J., et développées par le Centre justice et foi, dont il fut le cofondateur. Je suis au courant de ces idées, ayant été membre du comité de rédaction de la revue Relations publiée par le Centre, où j’ai entendu pendant dix ans les propos de Julien Harvey, également membre de ce comité. On retrouve ses idées dans le livre Justice sociale, ouverture et nationalisme. Regards de Julien Harvey (Garant 2013). Ma participation au comité de rédaction de la revue m’a permis de suivre les positions sur l’identité et le pluralisme prises par le Centre, en fidélité à l’inspiration de Julien. Élisabeth Garant, la directrice actuelle du Centre, écrit (2013, 5) : « Depuis le décès de Julien, combien de fois nous sommes-nous interrogés sur ce qu’il aurait pensé, fait ou écrit face à telle ou telle situation sociopolitique ou ecclésiale. »
Julien était un nationaliste passionné, profondément solidaire des réfugiés et des immigrants (Garant 2013, 191-261). Puisque la justice est une valeur plus grande que la nation, disait-il, une identité nationale doit être autocritique et dynamique, toujours prête à devenir plus juste. Pour Julien, l’identité québécoise s’est transformée par la Révolution tranquille ; elle est appelée à se transformer encore en réponse au nouveau pluralisme culturel. Julien s’opposait à une idée statique de l’identité québécoise tenue par certains nationalistes conservateurs, comme si cette identité était chose faite et qu’elle devait être défendue contre l’impact du nouveau pluralisme. Mais Julien s’opposait tout autant à une ouverture au pluralisme culturel et religieux sans se soucier de l’avenir du Québec comme nation vulnérable, obligée de défendre sa langue et sa culture. Pour Julien, notre engagement pour la justice a un double effet : elle affecte notre façon de réagir à la présence des immigrants, de respecter leur culture et leur religion ; elle affecte aussi notre définition de l’identité québécoise orientée vers l’égalité citoyenne.
Il faut se rappeler que, pour Harvey, s’engager pour la justice constitue une réponse aux appels de l’Évangile ; c’est donc une oeuvre inspirée par la foi en Jésus Christ. En 1975, dans sa 32e Congrégation générale, la Société de Jésus a redéfini sa mission dans le monde : annoncer la foi et promouvoir la justice exigée par la foi. Ainsi, les réflexions de Julien sur l’immigration étaient à proprement parler théologiques.
Toujours fidèle à la pensée théologique de Julien, le Centre justice et foi regrette que le débat public sur le pluralisme suggère trop souvent que le peuple québécois doit choisir entre deux positions : ou bien on priorise l’ouverture au nouveau pluralisme ou bien on défend l’identité de la culture fondatrice. Au lieu de choisir entre ces deux positions, le Centre affirme que les deux soucis sont indissociablement liés. Julien soutenait — je l’ai mentionné déjà plus haut — que les Québécois, hommes et femmes, constituent un peuple créateur, capable d’intégrer les immigrants et de bâtir avec eux la société à venir.
Le Centre justice et foi regrette également que ce débat public amène à devoir choisir entre un nationalisme ethnique basé sur la mémoire de l’histoire nationale et un nationalisme civique fondé sur la citoyenneté partagée par tous, indépendamment de leur origine ethnique. Selon Harvey, l’affirmation nationale doit répondre à ces deux soucis : la mémoire historique et la citoyenneté commune. Pour lui, le nationalisme civique n’oublie pas l’histoire de la nation : il se souvient des luttes sociales du passé ayant conduit au suffrage universel et à la démocratie, célébrant ainsi les grands moments de l’histoire nationale.
Pour favoriser la coopération entre Québécois de souche et Québécois d’origines diverses, Julien a introduit l’idée de « la culture publique commune », un ensemble de valeurs et de pratiques facilitant la collaboration de tous les citoyens dans l’édification de la société québécoise, tout en permettant aux citoyens de souches plus nouvelles de célébrer leur culture familiale entre eux (Garant 2013, 133-140). Cette culture commune est au fond la démocratie québécoise. Parce que les Québécois de souche y croient, ils sont prêts à élire des citoyens de diverses origines : je pense à Joseph Facal, Fatima Houda-Pepin, Amir Khadir, Maka Kotto et Maria Mourani, entre autres.
Que les citoyens néo-québécois participent à la construction de la culture québécoise et aux décisions politiques qui définissent l’avenir du Québec, c’est la recommandation que fait Gérard Bouchard dans son livre L’interculturalisme (Bouchard 2012). Selon Bouchard, le dialogue entre la majorité et les minorités culturelles n’est pas un dialogue interculturel de style universitaire ; il est plutôt une délibération pratique sur les problèmes, le potentiel et l’avenir de la société québécoise. Il est convaincu que les immigrants apportent au Québec des idées et des talents capables d’aider la société à s’épanouir et d’enrichir la culture québécoise. J’avoue, pour ma part, que je suis impressionné par les contributions des Québécois et des Québécoises d’origine récente à la littérature, aux arts, à la musique et à la vie intellectuelle.
Je tire la conclusion que « le profil culturel » du Québec, différent de celui du Canada, sollicite un plus grand effort pour intégrer les immigrants dans la société. « L’équilibre culturel » du Québec n’est donc pas le multiculturalisme. Il fut mettre plutôt l’accent sur la citoyenneté commune et la collaboration dans la construction, ensemble, de la société, dans un grand respect pour le pluralisme culturel et religieux des citoyens de diverses origines.
3. Vivre ensemble
En 1985, la perspective chrétienne sur l’immigration a amené Julien Harvey et le Centre justice et foi à instituer le secteur « Vivre ensemble ». Ceci dans le but d’aider la société québécoise à devenir plus accueillante envers les nouveaux arrivants, de faire pression sur le gouvernement pour faire plus pour les intégrer dans la société et de dénoncer les injustices qui entravent les processus d’intégration et de participation citoyenne.
Le Centre regrette que le gouvernement québécois ne mette pas davantage de ressources pour que les nouveaux arrivants puissent apprendre le français, la langue commune de la société. Le gouvernement se contente de les inviter à apprendre le français et ne leur fournit que trop peu de cours gratuits pour le faire. Au lieu d’assumer lui-même la responsabilité de les familiariser avec leur nouvelle société, de leur enseigner sa langue et de leur faire connaître son histoire, il confie l’accueil des nouveaux arrivants aux organismes communautaires qu’il ne subventionne pas suffisamment pour une telle tâche ou il s’en remet aux communautés culturelles. Selon le Centre, aider à la participation pleine et entière des personnes immigrantes est aussi la tâche de la société civile. Il faut multiplier les rencontres au niveau des villes et des quartiers pour encourager le respect et une certaine compréhension mutuelle. Pour appuyer cette intégration, les Québécois de souche, ayant des voisins nés ailleurs, sont incités à les inviter pour des rendez-vous informels en signe de solidarité. Le Centre lui-même donne le bon exemple : son équipe est pluraliste.
Le Centre reconnaît surtout que le grand obstacle à la participation citoyenne vient des préjugés et de certaines attitudes de mépris qui existent dans la société à l’endroit de certains groupes d’immigrants, en particulier des personnes des communautés noires et musulmanes. Cette attitude négative, tenue par des gens qui ne se perçoivent pas comme racistes, ainsi que la discrimination systémique des structures et institutions ont de graves conséquences économiques, à travers le chômage et la pauvreté qui en résultent. Le Centre dénonce le fait que le pourcentage de chômage chez les immigrants et les immigrantes arabes et de confession musulmane soit plus du double par rapport à celui des Québécois et des Québécoises de souche[3].
Dans cette situation difficile, qu’est-ce que ces nouveaux arrivants devraient faire ? Voici le texte de Benoît XVI cité plus haut :
Le chemin d’intégration comprend des droits et des devoirs, une attention et un soin envers les migrants pour que ces derniers aient une vie digne. De leur côté, les migrants sont appelés à porter attention aux valeurs qu’offre la société où ils s’insèrent. (Je souligne.)
L’intégration des immigrants est un processus dans lequel ces derniers jouent un rôle important. Cela suppose qu’ils respectent leur nouvelle société, obéissent à la loi du pays, apprennent la langue officielle et contribuent au bien commun par leur travail. Puisqu’il y a deux langues officielles au Canada, un grand pourcentage d’immigrants s’intègre à la minorité anglophone du Québec et apprennent l’anglais — un phénomène démontrant la vulnérabilité de la société québécoise. Les immigrants, devenant à leur tour des citoyens, apprennent que la discrimination dont ils sont parfois victimes viole la loi canadienne garantissant leur droit à l’égalité. Le Centre justice et foi appuie les groupes et les personnes immigrantes qui s’efforcent d’influencer l’opinion publique et de faire pression sur le gouvernement pour que l’égalité de la loi devienne pour eux une réalité vécue. Cette activité citoyenne contribue à intégrer les immigrants dans la société.
La remarque de Benoît XVI sur l’intégration des immigrants peut être interprétée autrement : elle constitue un appel aux immigrants à s’adapter à la culture de leur nouvelle société et ainsi donner un signe à la société qu’ils désirent s’y intégrer. Bien des immigrants cherchent en fait à s’adapter, mais il y en a certains qui sont découragés devant l’esprit individualiste, utilitariste et séculier communiqué par la culture dominante ; ils préfèrent alors garder certains éléments de leur culture d’origine au risque d’être perçus comme refusant de s’intégrer.
La perspective chrétienne sur l’immigration de Julien Harvey rend le Centre perplexe face à la préoccupation obsessive de l’opinion publique quant aux signes religieux ostentatoires dans la vie publique. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne garantit la liberté religieuse des tous les citoyens. La législation prévoit par ailleurs des limites aux pratiques qui nuiraient au bien commun ou contrediraient les valeurs dites universelles. Par ailleurs, la laïcité tel que mise en oeuvre au Québec garantit la neutralité de l’État face aux religions pratiquées dans la société, mais elle n’indique aucunement une mésestime des religions ou une préférence pour l’athéisme. La laïcité ou la séparation entre l’État et l’Église n’empêche pas le gouvernement du Québec, par exemple, d’offrir un appui financier aux écoles privées religieuses et de fournir dans les prisons des repas cachère et hallal aux juifs et aux musulmans. On sait que le Rapport Bouchard-Taylor recommande que, pour symboliser la laïcité de l’État, les personnes exerçant un pouvoir important dans l’État ne devraient pas porter des signes indiquant leur appartenance religieuse[4]. Pour ceux et celles qui partagent la perspective chrétienne de Julien Harvey, il est difficile de comprendre que l’opinion publique soit tellement préoccupée par les vêtements religieux des musulmanes dans un Québec dont les grands problèmes sont d’ordre économique et politique et dont l’identité culturelle est menacée par les valeurs marchandes du néo-libéralisme, et non par les vêtements religieux portés par une petite minorité. Dans ce débat, le Centre s’oppose à l’interdiction des signes religieux pour les employés et les usagers des institutions publiques[5] et est favorable à un compromis tel que le proposent Gérard Bouchard et Charles Taylor dans leur rapport. Il recommande plus largement de s’opposer à l’islamophobie, courant de préjugés devenu plus fort en Amérique du Nord depuis le 11 septembre 2001.
Le débat public sur les signes religieux ostentatoires aurait agacé Julien Harvey. Selon lui, un débat sur des enjeux qui touchent la vie des immigrants ne devrait jamais faire abstraction des conditions d’injustice que la société leur impose. Le secteur Vivre ensemble pense aussi que ce débat passionné cache les vrais obstacles à l’intégration des immigrants : le chômage et la marginalisation économique. On apprend d’ailleurs dans l’éditorial de Manon Cornellier (2016), s’appuyant sur une récente note socio-économique de l’IRIS, que « l’écart entre le taux d’emploi des immigrants et celui des natifs du Québec reste important, en plus d’être plus accentué qu’ailleurs au Canada. » Après avoir présenté des chiffres démontrant cette observation, elle écrit :
Ces chiffres occultent un autre problème : le type d’emploi occupé. Une proportion beaucoup plus grande d’immigrants est surqualifiée pour leur emploi (43 % comparativement à 29,7 % pour l’ensemble de la population) et c’est particulièrement vrai pour les diplômés universitaires (53,5 %). Les femmes immigrantes sont encore plus durement touchées (57,3 %).
Dans la perspective chrétienne de Julien et du Centre, l’identité québécoise devrait être dynamique, prête à devenir plus ouverte et plus égalitaire, répondant au nouveau pluralisme de façon créatrice, fidèle aux meilleures valeurs de sa propre tradition. Le Québec est un projet social impliquant tous les citoyens et toutes les citoyennes, y compris ceux et celles nés ailleurs. Julien espérait qu’en changeant, le Québec resterait lui-même, une société unique en Amérique du Nord, unique par sa langue et sa culture ; un Québec qui se souvient de son origine, de sa lutte pour la survivance et de son passé catholique ; une société de tendance égalitaire, moins obsédée par le succès économique ; un Québec qui se dit post-catholique tout en restant animé par des vertus catholiques et par le rêve de devenir une société plus juste. Voici encore une fois la citation de Kattan, mentionnée plus haut :
La culture québécoise n’est pas un lieu de passage où chacun entonne sa chanson. C’est un édifice, perpétuellement en construction, jamais terminé. Pour ajouter ma pierre, il importe que j’en explore les fondements. Ouvert à tout vent, il n’y a pas assez de bras, d’ici et d’ailleurs, pour l’élever.
Parties annexes
Note biographique
Gregory Baum est professeur émérite de la faculté de science religieuse à l’université McGill et ses domaines de recherche sont l’oecuménisme, la doctrine sociale de l’Église, la théologie de la libération et le dialogue interreligieux. Il a récemment publié (2017) Et jamais l’huile ne tarit. Histoire de mon parcours théologique, Fides, et (2014) Fernand Dumont, un sociologue se fait théologien, Novalis.
Notes
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[1]
Cité par Julien Gauthier-Mongeon dans son article sur la pensée d’Habermas : (2016) Le Devoir, 29/30 octobre, B6.
-
[2]
Annonce de la Chancelière au congrès de son parti, l’Union chrétienne-démocrate, le 4 janvier 2016, citée dans la lettre d’Henri Marineau dans le Devoir du 8 janvier 2016.
-
[3]
Voir <http://www.rcinet.ca/canada-arabes/2015/03/17/emploi-et-sous-emploi/>.
-
[4]
« En ce qui concerne le port de signes religieux par les agents de l’État, nous recommandons qu’il soit interdit à certains d’entre eux (magistrats et procureurs de la Couronne, policiers, gardiens de prison, président et vice-présidents de l’Assemblée nationale). Mais pour tous les autres agents de l’État (enseignants, fonctionnaires, professionnels de la santé et autres), nous estimons que le port de signes religieux devrait être autorisé. » (Bouchard et Taylor 2008, 261)
-
[5]
Voir notamment le mémoire du Centre justice et foi à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliés aux différences culturelles : <http://www.cjf.qc.ca/upload/cjf_memoires/2_Memoire_CJF_Bouchard-Taylor_Dec2007.pdf>.
Bibliographie
- Bouchard, G. (2012), L’interculturalisme, Montréal, Boréal.
- Bouchard, G. et C. Taylor (2008), Rapport Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Gouvernement du Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, www.mce.gouv.qc.ca/publications/CCPARDC/rapport-final-integral-fr.pdf.
- Cornellier, M. (2016), « Le contrat », Le Devoir, 30 septembre, www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/481243/immigration-le-contrat.
- Garant, E. (2013), dir., Justice sociale, ouverture et nationalisme. Regards de Julien Harvey, Montréal, Novalis.
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