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Lorsqu’on revisite la théologie de la réconciliation[1], les passages pauliniens qui utilisent ce motif sont incontournables, car ils constituent, dans le Nouveau Testament, les lieux par excellence où se déploie avec quelque ampleur un discours sur le sujet. J’entends donc relire deux textes tirés des lettres de Paul dites « authentiques », à savoir 2 Co 5,11–6,2 et Rm 5,1-11, pour en tirer du vieux et du neuf. D’une part, un bref état de la question synthétisera les « acquis » de la recherche, pour refléter une bibliographie qui s’allonge sans cesse et se répète quelque peu[2]. Il s’agira ainsi de situer la présente étude. D’autre part, dans le but d’opérer une relecture théologique, j’entends observer le fonctionnement de la métaphore de la réconciliation dans ces deux textes, en posant essentiellement deux questions. 1/ Comment le contexte socio-politique du Ier siècle éclaire-t-il le quasi néologisme théologique paulinien ? — puisque le mot « réconciliation » relève du vocabulaire politique et est employé de manière métaphorique par Paul. 2/ Comment la manière de mettre en discours la réconciliation a-t-elle une portée théologique ? — puisque l’énonciation est aussi importante que ce qui est énoncé, la manière de dire ou raconter aussi importante que ce qui est dit. Autrement dit, je fais l’hypothèse qu’une relecture serrée du texte (close reading) soulèvera des questions nouvelles susceptibles de secouer les idées reçues (closed readings).

1. Problématique et bref état de la question

Le thème théologico-politique de la réconciliation est d’actualité et s’articule en opposition ou en complémentarité avec celui de la libération (Mosala 1987). Peut-on se réconcilier et gommer l’histoire d’inimitié, tant au plan personnel (psychologique) que collectif (politique) ? Peut-on se lier ensemble de nouveau (ré-con-ci-lier), par-delà la brisure, en agissant sur sa propre colère ou sur la colère de l’autre ? Mais en ce cas, la réconciliation ne s’oppose-t-elle pas à la justice ? Bien plus, peut-on vraiment poser un regard théologique sur une réalité avant tout psychologique ou politique ? Mais qu’en est-il de la Bible dans ce débat ? Certains vont jusqu’à faire de la réconciliation le pivot d’une théologie du Nouveau Testament (Stuhlmacher 1980, 184 ; surtout Karl Barth 1963, dans sa Dogmatique). Mais comment théologiser ces textes éventuellement fort éloignés de nos problématisations théologico-politiques contemporaines ? D’emblée, on peut citer Robert Schreiter qui résume en cinq points la théologie de la réconciliation qu’il propose comme nouveau paradigme missionnaire post-colonial et post-dictatorial, dont trois points (1, 3 et 4) sont directement inspirés de Paul (et le dernier, d’un de ses disciples, l’auteur d’Éphésiens) :

1/ « Dieu est l’auteur de toute réconciliation authentique. » 2/ « La principale préoccupation de Dieu dans le processus de réconciliation, c’est la guérison des victimes. » 3/ « Dans la réconciliation, Dieu fait de la victime comme de l’offenseur une “nouvelle créature” (2 Co 5,17) » — car on ne peut même pas penser à une restauration/réparation de l’état antérieur. 4/ « Les chrétiens donnent un sens à leur souffrance en la situant dans la souffrance, la mort et la résurrection du Christ. » 5/ « La réconciliation ne sera complète que lorsque “l’univers entier” sera réuni dans le Christ (Eph 1,10) ».

Schreiter 2005a

On pourrait étudier dans l’Ancien Testament des récits de réconciliation, comme celui de Joseph et ses frères (Gn 50,15-21). La thématique affleure aussi ici et là dans l’enseignement de Jésus, mais elle n’est vraiment développée de manière élaborée, quoique discursive, que par l’école paulinienne, avec l’utilisation métaphorique du mot grec pour l’action de réconcilier. Le verbe καταλλάσσω (Rm 5,10[2x] ; 1 Co 7,11 ; 2 Co 5,18.19.20) ou son substantif καταλλαγή (Rm 5,11 ; 11,15 ; 2 Co 5,18.19) ne sont employés que chez Paul (dix fois dans seulement sept versets !), tandis que ἀποκαταλλάσσω se retrouve trois fois dans les deutéropauliniennes (Col 1,20.22 ; Ep 2,16). Fait intéressant, ces mots sont construits à partir de la racine grecque qui évoque un changement, un « devenir autre », un « faire autrement » (*αλλ*). La réconciliation transforme les parties en présence, ou plutôt, fait évoluer la relation elle-même. Bien plus, réconcilier, c’est faire les choses autrement, créer la surprise et l’inédit. On verra qu’il ne s’agit pas d’abord d’un vocabulaire religieux ou cultuel, mais d’un vocabulaire politique. D’ailleurs presque toutes les métaphores du salut chez Paul, à part celle du Kippour, ne relèvent pas de la sphère religieuse mais de la sphère profane : rédemption, rémission, réconciliation, justification (Theissen 1992).

Quel bilan de la recherche exégétique peut-on proposer (Constantineanu 2010, 25-41 ; Kim 1997a, 361-366) ? Il existe un consensus ferme et constant à propos de l’originalité paulinienne. Καταλλάσσω est un mot assez rare en grec, du registre de l’action diplomatique ou de l’amitié (Breytenbach 1989, 40-83), mais jamais utilisé en un sens religieux[3], si ce n’est par quelques auteurs juifs, mais alors toujours au sens de « se rendre propice la divinité[4] ». Paul recycle le mot καταλλάσσω en un sens nouveau, théologique, où Dieu réconcilie l’humanité avec lui, comme un sujet actif qui agit sur un objet. Selon Paul, Dieu a l’initiative et ne change pas lui-même de disposition, mais accorde la paix à l’humanité ; Dieu n’est pas réconcilié, mais il réconcilie les humains avec lui (Marshall 1978 ; Porter 1996, 701 ; Porter 2006). Cette action réconciliatrice est médiatisée par le Christ à travers la croix et la résurrection (Porter 1996, 701).

On peut repérer cinq points de discussion, qui alimentent la créativité des interprètes sans avoir pour autant une influence vraiment déterminante sur l’interprétation. Avec un peu de recul, on s’aperçoit que les déplacements repérés sont souvent redevables aux changements de sensibilité théologique, méthodologique, voire épistémologique : on observe les mêmes difficultés textuelles, mais on les explique différemment, ou on les « fait parler » autrement. Premièrement, il y a le débat sur l’enracinement hellénistique ou judaïque du mot καταλλάσσω. Marshall (1978) insiste sur le second enracinement, mais Breytenbach (1989) a bien montré que le premier est plus probable — en se souvenant toutefois que dans le cas du judaïsme hellénistique, auquel Paul appartient, l’interpénétration des deux cultures est très grande. Bilingue, homme aux identités multiples, Paul de Tarse est un homme de son temps dont la vision du monde procède tout autant de l’èthos hellénistique que du cadre apocalyptique pharisien, lui-même redevable aux données bibliques. De toute manière, on verra pour nos deux passages que l’arrière-plan hellénistique peut s’avérer éclairant, mais que les indices narratifs textuels s’avèrent suffisants pour faire fonctionner la métaphore.

Deuxièmement, dans le cadre plus vaste du débat sur le « centre » de la théologie paulinienne, on a voulu faire de la réconciliation le coeur du discours théologique de Paul (Fitzmyer 1975 et Martin 1999, contre Käsemann 1971) — peut-être en réaction à l’impérialisme de la justification par la foi. Certes, l’idée de justification revient plus fréquemment chez Paul, mais c’est peut-être le contexte rédactionnel ou le hasard des lettres conservées qui le veut ainsi. De toute manière, la recherche d’un centre et le postulat de cohérence d’une « pensée » sont une préoccupation bien moderne, alors que la (post)modernité insiste sur le fait que c’est l’interprète qui choisit sa porte d’entrée, son « canon dans le canon ». Pour ma part, justification et réconciliation ne s’opposent pas, mais sont deux métaphores, peut-être plus juxtaposées que véritablement coordonnées, mais de toute façon complémentaires, qui cherchent à dire la vérité de « l’événement » Christ, sans pouvoir la dire adéquatement. Dans le contexte du xxie siècle qui diffère de celui du xvie siècle, alors que les préoccupations écologiques et économiques mondialisées et collectives prennent certainement le pas sur le questionnement du salut individuel, il est peut-être temps de privilégier la réconciliation, plutôt que la justification, parmi les métaphores pauliniennes à notre disposition.

Troisièmement, on rencontre encore des discussions à propos du matériel pré-paulinien que Paul réutiliserait (par exemple, 2 Co 5,14-15 ; 2 Co 5,18-21 ou seulement 2 Co 5,19) ou de gloses postérieures à la rédaction (Rm 5,6-7), bien que la mode soit maintenant plus à la synchronie du texte définitif qu’à la diachronie de son processus rédactionnel[5]. Les ruptures ou maladresses syntaxiques sont-elles les marques d’une suture rédactionnelle ou s’agit-il d’une donnée d’énonciation qui marque la difficulté de dire ? L’intérêt d’une critique des sources n’est pas tant la compréhension du discours paulinien que la fenêtre historique qu’elle ouvre : la métaphore de la réconciliation était-elle largement utilisée par les premiers chrétiens pour dire leur foi ? Ce questionnement est pertinent en soi, mais il nous détournerait quelque peu du point focal du présent essai : comprendre le fonctionnement énonciatif de la métaphore.

Quatrièmement, certains insistent sur le lien entre expiation et réconciliation, alors que d’autres le contestent tout aussi résolument[6] — une controverse symptomatique de la remise en question de l’interprétation sacrificielle de la mort du Christ, dans la ligne d’une tradition qui s’alimente au questionnement de Anselme de Cantorbéry (xie siècle). Or, qu’il y ait un rapport explicite entre réconciliation et mort du Christ est une donnée des deux passages pauliniens à l’étude, mais il est loin d’être sûr qu’il faille déterminer ce rapport d’une manière sacrificielle, du moins dans une ligne cultuelle où expiation signifierait agir sur Dieu pour qu’il renoue l’alliance. On peut aussi comprendre qu’en Christ, Dieu offre la réconciliation, tout simplement, de manière efficace — et non qu’il l’offre parce que Christ est mort. De fait, 2 Co 5,21 — qui détonne dans la progression du discours — semble jouer sur le registre métaphorique cultuel (le sacrifice pour le péché), à partir d’un jeu de mot, tandis que Rm 5,6-7 renvoie au sacrifice héroïque du héros qui défend sa cité. Il faudra y revenir.

Enfin, cinquièmement, mentionnons l’hypothèse controversée du lien entre l’intuition de la réconciliation et l’expérience de Damas, soutenue par Seyoon Kim (1997), Cilliers Breytenbach (2005) et Corneliu Constantineanu (2010, 65-73), mais réfutée avec véhémence par Stanley Porter (2006, 134-144). En s’appuyant sur 2 Co 5,11-21, Kim (1997, 368) fait remarquer que les trois participes des v. 18 et 19c reflètent l’autobiographie de Ga 1,13-16 (pardon pour le persécuteur, service auprès des gentils, annonce de la parole). Il repère d’autres allusions biographiques : « si nous avons connu Christ selon la chair » (v. 16) ; « créature nouvelle » (v. 17) ; « l’amour du Christ nous presse » (v. 14) ; « nous fûmes hors de nous (en extase) » (v. 13). Non inintéressante, l’hypothèse demeure toutefois aléatoire. Mais il est indéniable qu’à titre de persécuteur (ce dont il témoigne en Ga 1,13.23 et Ph 3,6), Paul est certainement une figure de « l’ennemi réconcilié » — j’y reviendrai aussi.

En somme, la recherche a été menée surtout du point de vue lexicographique, avec la question de l’origine de l’image ou du motif de la réconciliation. Où Paul a-t-il puisé cette idée ? Or, notre attention doit porter, me semble-t-il, tout autant sinon plus sur la manière dont le discours procède — dans son rythme, ses ellipses, ses métaphores et son énonciation…

2. 2 Co 5,11–6,2 : l’ambassade de la réconciliation

Quoi qu’il en soit de l’unité et de l’intégrité de 2 Co sur lesquelles on ne s’accorde pas, notre passage est inclus dans une section clairement distincte (2 Co 2,14–7,4) où Paul défend avec fougue mais sans acrimonie son ministère[7]. Particulièrement significatif s’avère le leitmotiv de la recommandation : « Recommençons-nous à nous recommander nous-mêmes ? Ou bien aurions-nous besoin, comme certains, de lettres de recommandation pour vous ou de vous ? » (verbe συνίστημι et dérivés, 3,1 ; 4,2 ; 5,12 ; 6,4 ; voir 7,11 ; 10,12.18 ; 12,11), de même que l’incessante répétition du mot διακονία (service, ministère : 3,7.8.9 ; 4,1 ; 5,18 ; 6,3.4). Il s’agit des deux fils conducteurs de la section 2 Co 2,14–7,4 : Paul, à titre d’envoyé (apôtre), n’a comme lettre de recommandation que celle écrite dans le coeur des Corinthiens (3,1 ; 4,2) pour justifier son ministère de la nouvelle alliance (I : 3,1–4,6) et n’aura besoin de nulle autre recommandation (5,12) pour justifier son ministère de réconciliation (III : 5,11–6,2), si ce n’est les difficultés rencontrées (II : 4,7–5,10) et les tribulations éprouvées dans le ministère de Dieu (IV : 6,3–10). Notre paragraphe est donc le troisième d’une série de quatre qui décrivent le ministère paulinien[8].

On trouvera au Tableau I une traduction littérale du texte qui en donne la structure, de manière à mettre en évidence les nombreux parallélismes synonymiques ou antithétiques qui s’enchaînent sans reprendre haleine, marque d’une oralité certaine. Le paragraphe se divise en deux parties. La première, aux v. 11-17, est une sorte d’introduction échevelée et décousue qui situe le discours dans le cadre des relations — tumultueuses, on le sait — entre Paul et les Corinthiens (v. 11-13), avec une longue digression christologique (v. 14-17). La deuxième partie, celle qui nous intéresse, en 5,18–6,2, décrit une ambassade en répétant quatre fois, dans un ordre fluctuant, trois éléments : [A] Dieu intervient ; [B] en Christ, la réconciliation est offerte ; [C] nous collaborent à ce service de réconciliation. Il s’agit donc d’une quadruple insistance[9]. On imagine le lecteur de la lettre prendre une pause entre chaque reprise, après les v. 18, 19, 20, 21. Ce dernier verset, entre la troisième et la quatrième reprise, est une autre digression christologique sans aucun connecteur syntaxique avec ce qui précède. Toutefois, on constate que les deux segments christologiques (v. 14-17 et v. 21) se répondent à distance, avec le motif de la « mort pour nous ». De même, la double insistance sur le « maintenant » en 6,2 fait écho à la même insistance en 5,16.

Tableau I

Texte structuré de 2 Co 5,11–6,2[10]

Texte structuré de 2 Co 5,11–6,210

Tableau I  (suite)

Texte structuré de 2 Co 5,11–6,210

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Quelques remarques s’imposent concernant les options de traduction :

  • Au v. 12, on peut hésiter entre la leçon « occasion d’orgueil à notre sujet » (majorité des manuscrits) ou « à votre sujet » (P46 ℵ B 33 pc g vgms, manuscrits plus anciens et lectio difficilior)[11]. Avec la majorité des commentateurs, je privilégie la première leçon, à cause du contexte discursif (critère plus aléatoire de la critique interne) : les Corinthiens n’ont pas à rougir de Paul.

  • Au v. 17, le mot κτίσις a été traduit par « création », avec le postulat d’un arrière-plan apocalyptique, mais on pourrait aussi comprendre « créature ». Dans le premier cas, la perspective est cosmique et collective ; dans le second cas, elle est individuelle.

  • Au v. 19, il existe un jeu de mot entre les deux participes μὴ λογιζόμενος et θέμενος … τὸν λόγον, rendu ici par l’opposition « calculer » (au débit) et « déposer » la parole (au crédit)[12].

  • Au v. 20, la majorité des traductions suppléent l’énonciataire, pourtant absent en grec : « nous vous supplions », mais je préfère sauvegarder l’ambiguïté qui nécessite alors une décision herméneutique (Moore 2003).

  • Encore au v. 20, l’impératif καταλλάγητε a été compris, avec une minorité de commentateurs, comme un moyen réflexif (réconciliez-vous), et non seulement comme un passif (soyez réconciliés), suggérant que l’humain doit répondre à l’offre divine de réconciliation (Dupont 1953, 17 ; Lambrecht 1989, 188-189 ; Bieringer 2008). Le sens strictement passif (qui accentue implicitement l’action de Dieu) est défendu par Thrall (1994, 437-438).

  • Toujours au v. 20, à la suggestion de Porter (1996, 703), je considère la finale comme un discours direct qui donne le contenu de la parole de réconciliation déposée en nous (v. 19), alors que Dieu exhorte par la bouche de ses ambassadeurs : « Nous supplions de la part du Christ : réconciliez-vous avec Dieu ! »

  • Enfin, en 6,1-2, un jeu de mot difficilement traduisible existe entre δέξασθαι (recevoir), δεκτῷ (favorable) et εὐπρόσδεκτος (bien favorable), que j’ai tenté de rendre en m’inspirant de la traduction Darby, respectivement par les mots « agréer », « agréé », « agréable ».

Le discours est doublement ancré dans la culture du Ier siècle. D’une part, le thème de l’orgueil, qui reviendra en Rm 5,1-11, reflète l’insistance sur l’honneur, vertu cardinale de l’époque. Si aujourd’hui, la valeur d’un individu se mesure à son argent, quelqu’un pouvait se ruiner au Ier siècle pour préserver son honneur. D’autre part, avec les mots techniques « recommander » (v. 12), « être ambassadeur », « exhorter », « supplier » (v. 20), ainsi que l’utilisation du discours direct (v. 20), l’énonciateur nous adopte un langage diplomatique :

δι/–καταλλαγ– terminology is used in Greek literature as a relational term to indicate a change from anger to affection, from hatred to love, from enmity to friendship. The process of reconciliation minimally presupposes two parties who at some point enjoyed a relationship of friendship which was broken. ()

Bieringer 2008, 14

reconciliation […] is used most prominently for peace-treaty processes in the politico-military context, but not for the relationship between God and human beings or in a religious context.

Kim 1997a, 361, référant à Breytenbach

Tel un roi contre lequel une cité se serait rebellée et qui, contre toute vraisemblance, au lieu d’écraser la révolte et éventuellement de détruire la ville, offrirait la paix à ses sujets, Dieu envoie son ambassadeur pour renouer son alliance[13]. Il s’agit d’un « retour en grâce » inouï (voir 6,1). Comme plusieurs l’ont remarqué, 5,17 évoque l’espérance isaïenne du retour à la paix, spécialement celle du livre de la consolation d’Israël (Is 40–55, dont Is 49,8 qui est cité en 2 Co 6,2) : le prophète envisage une restauration qui prend l’allure d’une nouvelle création (Constantineanu 2010, 76-87). Nonobstant cette possible influence, « réconciliation » renvoie certainement, dans le contexte du judaïsme, à un renouvellement ou une réactivation de l’alliance. La métaphore « réconciliation » évoque aussi plusieurs binômes : hostilité/paix, haine/amour, séparation/communion, inimitié/amitié, conflit/harmonie (Theissen 1992, 171-173).

L’analyse de l’énonciation doit se fonder sur le jeu des pronoms et sur les indicateurs de l’ici-maintenant (voir le Tableau I, colonne de droite). Globalement, l’énonciation se présente comme celle d’un nous qui s’adresse à un vous, exception faite d’un je paulinien impromptu et donc déstabilisateur en 5,11 (qui ne reviendra pas avant 6,13) et d’un je divin en 6,2. Or, tout le problème consiste à donner une valeur à ce pronom nous. À l’évidence, lorsqu’il se pose face à un vous, il s’agit d’un nous apostolique (pluriel de majesté ; duo Paul-Timothée, destinateurs de la lettre en 1,1 ; groupe des apôtres), en 5,11-13 et 6,1, et peut-être en 5,20 — l’objectif étant alors de donner du poids à la parole de Paul pour qu’elle ne soit pas contestée. Pourtant, en 5,1-10, le nous semblait plutôt regrouper Paul et les Corinthiens, tandis qu’il pourrait en être ainsi à nouveau en 5,14.16.18.19.20.21 (Boers 2002) — l’objectif étant de marquer la solidarité inclusive qui s’établit entre l’apôtre et sa communauté (Sampley 2000, 19-20). La confusion du nous est accentuée par l’éclipse du vous à partir de 5,14, qui ne reparaît qu’en 6,1 (le vous de 5,20 est le fait d’une énonciation secondaire, de la part de l’énonciateur Dieu, insérée dans l’énonciation principale ; cette énonciation secondaire ne s’adresse pas nécessairement au vous corinthien).

Cette confusion des pronoms ne doit pas surprendre, car elle est fréquente dans le discours paulinien (Gignac 2006, 17-19), ouvrant des possibilités interprétatives qu’il faut considérer. Certains commentateurs maintiennent que le nous est un nous apostolique constant tout au long du passage. Avec Kim (1997a, 368) et Porter (1996, 703), je suis plutôt d’avis que, s’il s’agit d’abord d’un nous apostolique, ce nous n’exclut pas totalement les Corinthiens, par effet de télescopage. Après tout, les deux segments christologiques concernent tout croyant (v. 14-17 et 21) — d’ailleurs, les v. 14-15 et le v. 17 sont partiellement énoncés à la 3e personne (pluriel ou singulier). De plus, la description de l’action réconciliatrice de Dieu au v. 19a, qui redouble la description du v. 18 formulée au nous, utilise aussi la 3e personne (le singulier totalisant « monde » et le pronom pluriel « eux » sans référent), indice que le nous réconcilié est plus vaste, éventuellement, que le seul groupe apostolique. Ce télescopage signifie que le service de réconciliation (v. 18) et la fonction d’ambassadeur (v. 20) ne relèvent peut-être pas seulement des apôtres, mais de quiconque a expérimenté l’inouï de la réconciliation (Porter 1996, 703). En ce cas, l’interpellation du v. 20, « Nous supplions de la part du Christ : réconciliez-vous avec Dieu », ne s’adresse pas aux Corinthiens (ce qui explique l’absence de destinataires explicites « nous vous supplions »), mais à tout humain n’ayant pas encore entendu le message évangélique : il est de la responsabilité de tout chrétien de devenir ambassadeur de cette offre prodigieuse de réconciliation. Le nous du v. 20 est alors singulièrement inclusif.

Toutefois, même si on ne suit pas l’hypothèse de Kim évoquée plus haut, selon laquelle l’intuition de la réconciliation s’est cristallisée chez Paul dans l’expérience de Damas, il n’en demeure pas moins que l’action de Dieu « nous réconciliant avec lui-même » (v. 18) s’applique en premier lieu à Paul le persécuteur de l’Église. Paul devient le paradigme de l’ennemi du Christ ébranlé et transformé par le geste unilatéral de Dieu, commissionné lui-même du service ou de l’ambassade de la réconciliation. Réconcilié, Paul devient, à la suite du Christ, agent de la réconciliation. 2 Co 5 a donc des tonalités autobiographiques, du moins de manière oblique.

Cela se trouve confirmé par la citation d’Is 49,8 (cité verbatim, Stanley 1992, 216-217) en 6,2, où Dieu a la parole, dans un je qui s’adresse à tu : « Au moment agréé je t’ai exaucé, et au jour du salut je t’ai secouru. » Faut-il faire l’hypothèse que Dieu s’adresse ici à Paul et que, par la citation, l’apôtre évoque sa conversion ? Or, le contexte de cet oracle (Is 49,4-8) comporte de multiples assonances avec la mission paulinienne dans son ensemble (Wilk 2005, 149-151). Ces assonances sont marquées par l’italique dans la citation suivante[14] :

4Et j’ai dit : « En vain [2 Co 6,1) je me suis fatigué ; j’ai vainement et sans fruit déployé ma force ; c’est pourquoi j’attends mon jugement du Seigneur, et mon labeur est devant moi ». 5Et maintenant voici ce que dit le Seigneur, qui, dès les entrailles [de ma mère, Ga 1,15], m’a formé pour être son serviteur, pour ramener ensemble devant lui Jacob et Israël — je me réunirai au Seigneur, et je serai glorifié devant lui et mon Dieu sera ma force — 6Et il m’a dit : « C’est déjà pour toi une grande chose d’être appelé mon serviteur, d’établir les tribus de Jacob et de ramener Israël dispersé ; mais voilà que je t’ai choisi pour être l’alliance (διαθήκην) des races, la lumière des gentils, le salut de tous, jusqu’aux extrémités de la terre ». 7Ainsi dit le Seigneur, qui t’a délivré, le Dieu d’Israël : « Sanctifiez celui qui n’a pas épargné sa vie, et qui cependant est abominable parmi les nations [qui sont] esclaves des princes. Les rois le verront, les princes se lèveront devant lui, et ils l’adoreront pour l’amour du Seigneur ; car le Saint d’Israël est fidèle ; et je t’ai choisi ». 8Voici ce que dit encore le Seigneur : « Au temps agréé, je t’ai exaucé ; au jour du salut, je t’ai porté secours, je t’ai formé, et je t’ai choisi pour l’alliance des nations, pour l’apaisement de la terre, pour la possession d’héritages dépeuplés ».

Is 49,4-8, traduction Giguet 1865-1872 modifiée, je souligne

Dernier télescopage : derrière la réconciliation offerte par Dieu à l’humanité (qu’on qualifie de dimension verticale) se profile la réconciliation dont témoigne la lettre elle-même (ou cette section de la lettre) entre Paul et les Corinthiens (6,11-23 ; 7,2-4 — qu’on pourrait qualifier de dimension horizontale) (Bieringer 2008 ; Breytenbach 2005, 271 ; Thrall 1994, 161). L’ensemble de la correspondance corinthienne rapporte la relation souvent conflictuelle entre l’apôtre et la communauté qu’il a fondée : visite promise mais non effectuée, contestation de l’apôtre par un homme de la communauté, lettre dans les larmes, rivalité avec les Macédoniens de Philippe et de Thessalonique en ce qui a trait à la collecte, refus par Paul de l’aide et du patronage des Corinthiens, constituant pour ceux-ci une offense grave (Sampley 2000, 14-15). Paul ne peut parler de réconciliation sans que cela ait des retombées sur son lien avec les Corinthiens. Le « Nous supplions de la part du Christ : réconciliez-vous » (v. 20) recèle un double entendre. L’exhortation, à nouveau de manière oblique, vise aussi la relation entre destinateur et destinataires. Inversement, les Corinthiens ne peuvent accepter le message de réconciliation offert par Dieu que s’ils accueillent pleinement son ambassadeur.

Pour conclure, reprenons le fil du discours dont le style, à la fois alerte, nerveux et syncopé, a pu être qualifié de « staccato » par Lambrecht (1989, 177) :

  • D’emblée, nous se situent entre Dieu et les humains (v.11a), puis entre Dieu et vous (v. 11b), non sans que le je proprement paulinien manifeste sa présence et donc une implication personnelle forte : « j’espère ».

  • Aussitôt après, un glissement s’opère : nous se placent entre vous et eux, c’est-à-dire ceux qui se fient à l’apparence (v. 12). Or, l’énonciateur affirme qu’un ambassadeur tel qu’un apôtre véritable n’a pas besoin de lettres de recommandation — une jolie façon de présenter ses lettres de créance !

  • Le discours enchaîne alors un autre contraste : être « hors de soi » (insensé ? extatique ?) pour Dieu, être raisonnable pour vous (v. 13), contraste sur lequel se greffe l’évocation saisissante de l’amour du Christ (v. 14a), à tel point que l’énonciateur nous semble à nouveau « hors de lui ».

  • Il s’agit d’une confession christologique, elle aussi exprimée par deux antithèses : 1/ si Christ est mort, tous sont morts (en lui) — une formule qui trouvera son explicitation en Rm 6,1-7 avec la symbolique résurrectionnelle du baptême —, mais aussi tous sont vivants pour lui ; 2/ ne pas vivre pour soi-même, mais pour « lui » (v. 14b-15). Cette confession est scandée par un triple « il mourut pour », assez elliptique ici mais qui prendra toute sa signifiance dans le prochain texte (Rm 5,1-11). Le rythme même de la phrase exprime ce qu’elle mentionne en ouverture : « l’amour du Christ nous presse », du fait qu’il a donné sa vie pour tous. L’énonciation est comme saisie par l’émotion. La confession se termine par la mention de la résurrection : pour le Christ comme pour les croyants, la mort n’a pas le dernier mot et elle est une affaire de vie. C’est pour donner la vie que Christ est mort.

  • Un chiasme « maintenant / connaître selon la chair / connaître le Christ selon la chair / maintenant ne plus connaître ainsi » (v. 16) se présente comme la conséquence de la prise de conscience de cet amour grandiose. Révolution qu’il faut bien qualifier d’épistémologique, alors que dans le cadre de sa vision du monde apocalyptique, Paul entrevoit le passage du monde ancien au monde nouveau (v. 17).

Bref, cette énonciation un peu décousue faite d’une série de parallélismes mal coordonnés (surtout antithétiques) énonce quelque chose de saisissant et d’ineffable, tout à la fois, et prépare ainsi la prise de parole proprement « ambassadrice » : c’est sur un discours mystique que l’ambassadeur appuie sa crédibilité. Autrement dit, la conviction d’une réconciliation offerte et à faire s’appuie sur une expérience spirituelle.

Cette mort/résurrection du Christ (v. 14-15) ainsi que le changement épistémologique (v. 16) et la transformation du monde (v. 17) qui l’accompagnent peuvent se résumer alors en une seule métaphore que j’ai expliquée plus haut : la réconciliation, qui révèle l’immensité de l’amour de Dieu. Le discours de l’ambassadeur est marqué par l’urgence et la supplication — par le double emploi du mot « exhorter » (5,20 ; 6,1) et le double « maintenant » du salut, à la fois offert et réalisé (6,2). De même que l’ambassadeur est pressé par l’amour du Christ (v. 14), il presse son auditoire d’accepter « maintenant » (6,2) l’offre diplomatique de Dieu. Bien plus, celui-ci prend la parole à deux reprises, par la bouche de Paul : exhortation directe (5,20) et citation d’Isaïe (6,2). Encore une fois, les choses se bousculent : l’apôtre parle au nom du Christ (deux fois, v. 20), mais c’est Dieu qui parle à travers lui : « Paul represents Christ. As is common in Paul, the action the apostle performs on the behalf of Christ, is also performed in the authority of God » (Breytenbach 2005, 284). Bien que la préposition ὑπὲρ n’ait pas toujours le même sens tout au long du discours, oralement, en grec, le ὑπὲρ Χριστοῦ (de la part du Christ, v. 20) fait écho aux ὑπὲρ πάντων (v. 14), ὑπὲρ αὐτῶν (v. 15) et ὑπὲρ ἡμῶν (v. 21) : Christ est mort pour ce nous, et donc ce nous parle pour lui.

Car à nouveau, à l’improviste, au coeur des énoncés qui décrivent quatre fois l’objet de l’ambassade, surgit le discours mystique — christologique — dans un raccourci saisissant : « Celui qui ne connut pas le péché, pour nous il le fit péché, afin que nous devenions justice de Dieu en lui » (v. 20). La formule est dense et cryptée. Il s’agit avant tout de redire le « pour nous » de la mort du Christ (déjà rappelé aux v. 14-15). La formule du v. 20 va plus loin en suggérant une solidarité et un échange entre le Christ et les humains, du genre : « le juste fut fait pécheur pour que les pécheurs soient faits justes ». Au-delà de cette intuition fondamentale, on peut déployer de deux manières la métaphore qui identifie le Christ et le péché[15] — comme explication « après coup » que les premiers chrétiens ont tenté de donner à la mort rédemptrice du Christ. Premièrement, la métonymie paradoxale Christ/péché peut être lue de manière dramatique — comme le paroxysme de la lutte entre Dieu et Péché. Dans la ligne de la lettre aux Galates, le scandale d’un messie crucifié apparaît comme une malédiction… qui nous libère de la malédiction : « Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en devenant malédiction pour nous — car il est écrit : Maudit soit quiconque est pendu au bois » (Ga 3,13). Le crucifié meurt comme un pécheur maudit, pour donner vie aux pécheurs. La mort ignominieuse sur la croix symbolise une solidarité du juste avec les pécheurs. Deuxièmement, la même métonymie peut être lue sur un registre rituel — beaucoup plus anodin. Cette mort du Christ qui nous vaut la réconciliation fonctionnerait comme un sacrifice pour le péché qui, dans le Premier Testament, symbolisait la réconciliation et exprimait concrètement que le pécheur avait reçu le pardon (Lv 4). Ces sacrifices étaient réitérables et couvraient des fautes involontaires contre les commandements négatifs. Techniquement, leur nom était : « Péché » — pour effacer les péchés. D’où le jeu de mot : « Celui qui ne connut pas le péché, il le fit [sacrifice pour le] péché ».

Quoi qu’il en soit de l’explication qu’on retient[16], il demeure que, dans cet énoncé lapidaire et condensé, le coeur de la foi des premiers chrétiens s’exprime. C’est aussi la première fois qu’on rencontre cette idée de justice chez Paul — qu’on retrouvera aussi en Rm 5 (sans oublier Ga 2–3) où, encore une fois, justification et réconciliation seront coordonnées. Surtout, il faut noter que Dieu a l’initiative : « Dieu le fit péché » — Dieu fait le choix de transformer cette mort en occasion de salut et (éventuellement) de considérer cette mort comme instrument d’effacement des péchés. Dieu offre à l’humanité rebelle la réconciliation, gratuitement.

3. Rm 5,1-11 : la mort héroïque du juste nous vaut la réconciliation[17]

Avec quelques auteurs (Dunn 1988, 242 ; McDonald 1990), je vois en Rm 5 une section restreinte mais autonome, qui fait la transition entre deux grandes sections de la lettre, en reprenant de nombreux éléments de Rm 1,18–4,25 et en annonçant des éléments de Rm 6,1–8,39. Après avoir déployé, sous ses multiples facettes et en plusieurs discours, la justice de Dieu (Rm 1–4), la lettre va approfondir le salut en Jésus Christ, en articulant le rapport de Péché, Mort, Loi et Souffle (Rm 6–8). Pour sa part, Rm 5,1-11 récapitule les différents discours sur la justification qui précèdent, sous le thème de la réconciliation, inédit jusque-là dans la lettre. En d’autres mots, Rm 5,1-11 présente de manière rudimentaire l’essentiel de l’intrigue qui constitue l’objet de l’annonce évangélique de Paul. Par l’action de Jésus, nous sont passés d’un état de séparation à un état de communion avec Dieu, mais nous sont en attente du salut à venir. Dans une lettre destinée aux chrétiens de la capitale impériale, le « seigneur » Jésus apporte réconciliation, paix et salut à nous, se posant ainsi en rival du seigneur César. À nouveau, le registre sémantique est diplomatique et politique.

Le Tableau II propose une traduction littérale du texte, qui se présente sous la forme d’un chiasme [A-B-A’], et il souligne les marqueurs de l’énonciation (colonne de droite). Le vocabulaire du paragraphe structure ce dernier et lui donne une grande cohésion. Premièrement, quelques mots donnent le ton au paragraphe : « espérance » (trois fois : 5,2.4.5), « mort/mourir » (cinq fois : 5,6.7[2x].8.10), « s’enorgueillir » (trois fois : 5,2.3.11), « réconciliés » (trois fois : 5,10[2x].11). Deuxièmement, les v. 6-8 forment un aparté explicatif, qu’on peut lire comme une objection diatribique suivie de sa réponse (comme un mini-dialogue). Troisièmement, on observe une forte inclusion, par la récurrence du même vocabulaire aux deux bornes du paragraphe (5,1-3 ↔ 5,9-11 — voir la colonne de gauche au Tableau II) : « justifiés » (v. 1.9), « s’enorgueillir » (v. 2.3.11), « par notre seigneur Jésus » (v. 1.11), « non seulement mais aussi » (v. 3.11). Une telle inclusion délimite clairement le texte, tout en indiquant sa thématique et son insistance (Dunn 1988, 245 ; Maartens 1995, 81-82).

Tableau II

Texte structuré de Rm 5,1-11[18]

Texte structuré de Rm 5,1-1118

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Ces deux dernières observations suggèrent un chiasme [A-B-A’] dont la progression est limpide et suppose une transformation du point de départ au point d’arrivée (Leon-Dufour 1963, 85). [A’] (v. 9-11) reprend [A] (v. 1-5) en poussant ses implications jusqu’au bout : de la justification à la réconciliation et au salut. [B] (v. 6-8) constitue le pivot de cette transformation, en ce sens que l’objection soulevée devient le fondement de l’espérance du salut. Si le Christ a osé une mort absurde et insensée, c’est pour montrer l’amour inouï de Dieu envers nous. En reprenant le motif de l’amour de Dieu qui clôt [A], [B] marque une insistance sur l’amour qui permet, en [A’], d’établir un double a fortiori : si Dieu a fait cela dans le passé, combien fera-t-il encore plus dans l’avenir !

En outre, on repère aux v. 3-5 la figure stylistique de l’anadiplose ou gradatio, une chaîne de mots crochets « en escalier », où le premier mot de chaque phrase reprend le dernier mot de la phrase précédente (Cosby 1991, 213). Par cette chaîne de mots, on passe des tribulations à l’amour. Ce détail stylistique est important lorsqu’on tient compte de l’énonciation (la manière dont les choses sont dites), car cela suggère un emballement du discours.

Signalons à nouveau quelques options de traduction :

  • Au v. 1, la tradition manuscrite permet une alternative entre un subjonctif présent à valeur d’impératif, « ayons » (ἔχωμεν : ℵ* A B* C D etc.), et un indicatif présent, « nous avons » (ἔχομεν : ℵ1 B2 F G P Ψ etc.). La différence phonétique est inexistante (dans le cas d’une copie du manuscrit sous dictée, le scribe peut écrire l’un ou l’autre) et la nuance sémantique est ténue. J’opte néanmoins pour la leçon au subjonctif ἔχωμεν, en l’interprétant comme une exhortation à conserver la paix (déjà acquise !) (contre N-A27 2007, mais avec Jewett, Kotansky et al. 2007, 344 ; Lagrange 1931, 101 ; Porter 1991, 662-664). D’où la traduction « conservons la paix que nous avons ».

  • Au v. 2, « fondons notre orgueil » traduit un seul mot grec, καυχώμεθα ; aux v. 3 et 11, le même verbe est traduit par « plaçons notre orgueil » (respectivement au subjonctif exhortatif à valeur d’impératif et au participe présent à valeur d’indicatif présent).

  • Le texte du début du v. 6 est difficile à établir. Je m’aligne sur Stanley Porter (1991, 666-667) qui retient la leçon εἰς τί γάρ (D1 F G lat ; Irénéelat). Bien que minoritaire, cette leçon manuscrite permet la forme interrogative, littéralement : « en vue de quoi le Christ, alors que nous étions encore faibles… ? » La leçon permet d’expliquer l’origine des autres leçons, concorde avec les éléments diatribiques récurrents en Rm et permet de mieux comprendre l’incise un peu abrupte et redondante des v. 6-8, que certains ont vu comme une glose explicative.

Comme en 2 Co 5, le discours est ancré dans la culture du Ier siècle. Premièrement, le motif de la grâce revient (cf. 2 Co 6,1). On a une mise en scène de proximité par rapport à Dieu : avoir la paix « devant » Dieu « à travers » Jésus Christ (v. 1), avoir « accès, à travers lui », à la grâce « dans » laquelle nous nous tenons (v. 2). Il y a un mouvement pour atteindre la grâce, une médiation qui y donne accès, puis enfin un espace de grâce où nous se tiennent désormais. On visualise presque le courtisan disgracié qui recouvre la grâce aux yeux de son souverain, et l’honneur, à ses propres yeux et aux yeux des autres — il a ainsi accès privilégié à la majesté glorieuse du souverain, et ce, par l’entremise du propre fils de ce dernier (v. 10).

Deuxièmement, cette mise en scène et le vocabulaire (« orgueil », « grâce », « causer la honte ») manifestent encore une fois l’importance de l’honneur (et donc de l’orgueil, v. 2, 3 et 11) dans la sociologie du Ier siècle. Revenir en grâce auprès du souverain, c’est passer de la mort à la vie. « [Justification] refers to the ascription of honor by God to the sinner and […] has the effect of making the person so honored actually righteous » (Esler 2003, 187).

Troisièmement, on retrouve le vocabulaire diplomatique (paix, ennemis, réconcilier, réconciliation), mais sans la métaphore du service ou de l’ambassade de la réconciliation. Comme je viens de le mentionner, la fonction médiatrice est exclusivement assumée par le Christ, et non plus avec la collaboration des apôtres-ambassadeurs.

Quatrièmement, le motif de la mort « pour nous » du Christ, revient à l’avant-scène, cette fois avec en filigrane l’idée de la mort héroïque. La mort du juste en faveur de la communauté n’est pas étrangère au judaïsme (les martyrs de 2 M) ni surtout à l’hellénisme (Gibson 2004). Le général spartiate Léonidas, mort pour défendre la liberté de la Grèce face aux Perses, était le modèle d’une telle destinée. Or, l’utilisation de la mort héroïque relève en Rm d’un double paradoxe, bien mis en valeur dans la question « Dans quel but le Christ mourut-il pour des impies ? » (v. 6). D’une part, la mort héroïque ne se légitime qu’en faveur d’une cause sublime (la survie de la cité par exemple), ou encore, la défense d’un juste et d’un homme bien (v. 7). On ne meurt pas pour des faibles, des impies, ennemis de Dieu. D’autre part, la mort de Christ (ou mieux encore, la mort du christ, le messie) sur la croix n’a rien de noble ou d’héroïque, puisqu’il ne s’est pas défendu face à ses ennemis. « The one whose death Paul proclaims as salvific is the very antithesis of those who in the secular instances of the “dying formula” are known, proclaimed, and honored as having brought about peace and security through their deaths » (Gibson 2004, 39). Or, sans que le mécanisme précis de ce salut soit clairement expliqué, la conviction de ce salut est clairement énoncée : par le fait de la mort du Christ pour des pécheurs, Dieu a confirmé son amour pour l’humanité (v. 8). Christ est mort pour confirmer l’amour de Dieu. On pourrait pousser le paradoxe encore plus loin : dans le contexte du clientélisme qui structurait la société romaine, on peut envisager de mourir pour celui qui est son patron ou bienfaiteur — les soldats d’Auguste étaient prêts à donner leur vie pour lui. Or, dans le cas du Christ, seigneur et bienfaiteur de nous, c’est le bienfaiteur lui-même qui est mort pour nous !

Contrairement à 2 Co 5, l’énonciation du passage est totalement au nous inclusif qui exprime la solidarité entre l’énonciateur Paul et ses énonciataires. Il s’agit donc d’un nous qui vise tout lecteur qui se trouve concerné par l’affirmation : « ayant été justifiés » (v. 1). Par la même occasion, Paul le destinateur s’adresse directement pour la première fois à ses destinataires, vous, les Romains. De 1,16 à 4,25, ceux-ci pouvaient se reconnaître, comme dans un miroir, dans les personnages mis en scène, mais ici, pour la première fois, ils sont l’objet d’une triple exhortation : « conservons la paix, fondons notre orgueil, plaçons notre orgueil ». Contrairement à 2 Co 5, il n’y a aucun nous apostolique qui prendrait ses distances du vous, et donc aucun jeu de télescopage. Pourtant, au sein de cette unanimité du nous, surgit une objection qui conteste la pertinence ou l’aspect raisonnable de la mort du Christ, mort pour des impies (v. 6). Comme en 2 Co 5, la mort du Christ révèle l’amour de Dieu et le caractère inouï de la réconciliation — qui n’est plus tant présentée comme une proposition (de la part d’un ambassadeur) mais comme un état de fait déjà réalisé. L’énonciation, par l’emploi de la gradatio (v. 3-5) et du double a fortiori (v. 9-10), exprime aussi la vivacité et l’exaltation que procure la découverte de l’amour divin — de la même manière que le style staccato de 2 Co 5 mettait en évidence le saisissement que produit cet amour.

Par sa temporalité qui articule passé, présent et futur, Rm 5,1-11 s’avère un quasi récit. L’humain a vu sa relation à Dieu radicalement changé par la mort du messie. Jadis, l’humain était dans un état de faiblesse, d’impiété, de péché, d’inimitié, face à Dieu dont il subissait la colère. Maintenant, l’humain n’est plus en guerre, mais en paix, réconcilié avec Dieu, dont il connaît la grâce et l’amour. Il a retrouvé la faveur de Dieu, en même temps que l’honneur. Pourtant, un avenir encore plus radieux s’ouvre devant lui, un véritable horizon d’attente. Or, le point tournant de cette transformation est la mort de Jésus, « pour nous », en notre faveur, une mort dont les effets se déclinent de plusieurs manières : justification, accès à la grâce, amour versé, don du souffle, réconciliation. C’est par Christ que la transformation s’opère, mais celui qui a l’initiative de cette transformation demeure Dieu lui-même, dont l’amour est mis en relief.

Conclusion

Pour 2 Co 5,11–6,2 et Rm 5,1-11, j’ai proposé quelques observations socio-politiques et analysé l’énonciation du discours — particulièrement le jeu des pronoms. Que retenir de la lecture de ces deux textes ? On note d’abord quelques transversalités et convergences :

  • Dieu offre la paix de sa propre initiative, contre toute attente et contre toute vraisemblance (2 Co 5,21 ; Rm 5,7.8).

  • L’utilisation des métaphores (ambassade, retour en grâce, mort héroïque), qui s’ancre au coeur de la culture du Ier siècle, accentue si besoin le caractère inouï de cette réconciliation.

  • La réconciliation est synonyme de l’amour de Dieu qui ne peut que bouleverser celui qui en est le récipiendaire (2 Co 5,14 ; Rm 5,3-5).

  • Cette manifestation de l’amour divin est liée à la mort du Christ (Rm 5,9.10), qui est une mort « pour nous » (2 Co 5,14.15[bis]21] ; Rm 5,6.7[bis].8) : que ce soit comme symbole cultuel du pardon (sacrifice pour le péché, 2 Co 5,21) ou comme mort héroïque (Rm 5,6-8).

  • Cette mort est liée au péché (2 Co 5,21) ou aux pécheurs (2 Co 5,19 ; Rm 5,8).

  • Il y a donc passage, de l’inimitié à la paix et à la grâce.

  • La réconciliation est coordonnée à l’atteinte de la justice (2 Co 5,21 ; Rm 5,1.9).

  • La réconciliation est une transformation radicale : que ce soit une nouvelle création (2 Co 5,17) ou le passage de l’inimitié à la paix (Rm 5,10).

  • Cette réconciliation offerte par Dieu est affaire d’honneur et d’orgueil (2 Co 5,12 ; Rm 5,2.3.11) — elle touche à l’essentiel de ce que vaut un humain au Ier siècle et de ce qui vaut pour lui.

  • Dans les deux cas, la réconciliation est une chose déjà obtenue, mais encore et toujours à réaliser — comme un trésor fragile gracieusement offert qu’il faut préserver et choisir de conserver.

Or, les deux textes se distinguent par leur mise en scène : présentation de ses lettres de créances puis offre de réconciliation de la part de l’ambassadeur, en 2 Co 5 ; quasi récit dialogué mis de l’avant par Paul en Rm 5. Outre ces mises en scène différentes, et peut-être à cause d’elles, l’accent est plus parénétique en 2 Co (quoique non absent en Rm), tandis que la réconciliation est présentée comme déjà réalisée en Rm (quoique comme un bien à conserver). Le langage est aussi plus diplomatique en 2 Co, où le discours insiste moins sur le statut négatif de ceux qui se font offrir la réconciliation (si ce n’est la spécification « ne pas tenir compte de leurs fautes », à l’impersonnel de la 3e personne du pluriel, v. 19), tandis qu’en Rm, le discours insiste crument sur le passé négatif de nous : impies, sujets de la colère, pécheurs, ennemis.

On peut alors risquer une articulation narrative des deux textes. Le résultat discursif est de proposer une sorte de narrativité christologique, avec comme point tournant la mort/résurrection qui instaure une nouvelle ère, celle du « maintenant », qu’on pourrait aussi traduire par « désormais ». L’ambassade de 2 Co 5 s’insère ainsi au milieu de l’intrigue temporelle de Rm 5 : jadis ennemis / désormais réconciliés par la mort du Christ — si vous acceptez l’ambassade de réconciliation ! / sauvés dans l’avenir. Bribe d’un récit christologique, où la médiation du Christ marque une solidarité ou une identification à double sens. Christ s’identifie à nous dans le péché pour que nous puissions nous identifier à lui dans la justice. Christ est mort pour nous pour que nous puissions… mourir avec lui… puis vivre avec lui, en lui et pour lui. Bref, la métaphore de réconciliation à elle seule raconte déjà une histoire marquée par une double absurdité, au plan socio-politique (Longenecker 2011, 342-343) : la réconciliation arrive par la mort infâmante du Christ et est portée par des ambassadeurs indignes, qui ont dû être réconciliés eux-mêmes avec Dieu. Étrange chemin choisi par Dieu pour reforger l’alliance avec une humanité qui lui avait déclaré la guerre…

Les deux textes, dans leur énonciation complexe au nous, interpellent éventuellement le lecteur, la lectrice. Ceux-ci se sentiront-ils inclus dans ce nous ? Se laisseront-ils entraîner dans un processus d’identification ? Si oui, feront-ils leur le lien — maintes fois énoncé, pas vraiment expliqué — entre mort du Christ, amour de Dieu et réconciliation ? Seront-ils sensibles au caractère inédit, impromptu, quelque peu insensé, certainement inouï de cette offre inconditionnelle de Dieu ? Y verront-ils un appel à mettre en oeuvre une réconciliation horizontale ? — être réconciliés oblige à devenir des réconciliateurs, à exercer un ministère de réconciliation… Percevront-ils la radicalité de la transformation qu’opère cette réconciliation : avec Dieu, avec soi, avec les autres ? Selon Paul, la réconciliation est le sacrement d’un monde nouveau, à la fois sa condition de possibilité et sa manifestation[19].