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Il y a un certain temps, dans les années 1970, j’ai vu une carte postale en Italie représentant les principaux dirigeants politiques de l’époque — Charles de Gaulle, Aldo Moro, le général Franco, Willy Brandt, Leonid Brejnev — en tant que membres d’une équipe de soccer, portant shorts et maillots. Le pape Paul VI y figurait en gardien de but et portait lui aussi un short, comme ses coéquipiers. Que je sache, cette façon de représenter le pape n’a pas soulevé de véritable tollé. Cette absence de réaction, qu’on pourrait opposer et comparer aux événements ayant entouré la sortie des Versets sataniques de Salman Rushdie, serait-elle une illustration de la victoire du laïcisme à l’occidentale ? D’aucuns pourraient s’enorgueillir de ce laïcisme occidental. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel. Si l’Europe ne prend pas ombrage de la représentation loufoque d’une personnalité sacrée, ce n’est pas à cause de son laïcisme, mais sans doute en raison de sa tradition carnavalesque remontant à l’ère prémoderne. Si nous devions toutefois extrapoler les traditions européennes du carnaval ou du laïcisme pour en faire des réalités universelles, et nous attendre alors à ce que les autres religions ne réagissent pas dans les situations évoquées plus haut, nous nous méprendrions profondément sur la nature du laïcisme ailleurs dans le monde. L’islam n’est pas moins laïciste pour ne pas permettre de telles représentations. Dans l’hindouisme en revanche, représenter les déesses même nues ne scandalise personne. Ceci ne rend pas l’hindouisme plus laïciste pour autant. La seule chose que ces faits nous permettent d’affirmer, c’est que les religions sont différentes les unes des autres, tout comme le sont les cultures. Elles contribuent à forger l’identité des nations, des groupes humains et des peuples. Cette constatation a son importance quand vient le temps d’aborder la diversité et la coexistence.

La diversité, la tolérance et la coexistence sont des réalités qui font partie intégrante de l’histoire humaine. À chaque époque, elles soulèvent des défis et des questions renouvelés, qui doivent être abordés de façon nouvelle. Pour y faire face on a besoin de nouveaux cadres de référence et de nouvelles théories. Dans le présent article, je me propose de réfléchir quant aux limites de la théorie du libéralisme et de sa conception du laïcisme en tant que contributions à la coexistence entre groupes humains, et de rappeler la nécessité de découvrir des points de référence nouveaux, notamment en ce qui concerne l’Europe. Cette démarche s’appuie sur les expériences réalisées en Asie. C’est sciemment que je parle d’« expériences », parce qu’il serait présomptueux de poser ces tentatives comme étant un idéal. L’Europe et le reste du monde ont peut-être des leçons à tirer de ces expériences.

1. Approche libérale de la diversité et ses limites

La difficulté liée à la vision libérale du monde tient au fait qu’elle met théoriquement tous les humains sur un pied d’égalité, sans égard aux éventuelles inégalités qui empêchent certaines personnes — pour certaines raisons — de jouir du même type de liberté et d’autonomie que les autres. Autrement dit, l’affirmation idéaliste de l’égalité des droits pour tous, sans nuances, ne dissipe pas la réalité de l’inégalité sur le terrain. La philosophie libérale et son régime de droits individuels ont effectivement contribué à annihiler les revendications de rang, les honneurs et les privilèges propres aux traditions féodales et monarchiques. Malheureusement, elle se révèle être un instrument médiocre quand on doit faire face aux situations complexes d’affirmation identitaire, ainsi qu’aux revendications de certaines cultures, surtout minoritaires, pour leur survie. La philosophie libérale est impuissante devant le phénomène de la migration, qui prend de l’ampleur à l’ère de la mondialisation, et qui met la tolérance et la coexistence à l’épreuve.

Le libéralisme, dans son incarnation pure et dure, n’accorde pas au collectif l’attention qu’il mérite. Toutefois, si cette incarnation du libéralisme est cohérente, elle devrait exiger aussi l’abolition de tous les États-nations, qui sont aussi le fondement des identités collectives basées sur la culture, la langue et l’histoire (Smith 1986 ; Caplan et Feffer 1996) ! Le droit des individus de revendiquer une identité donnée — qu’elle soit culturelle, linguistique ou religieuse — est accepté d’emblée par le libéralisme, mais la réalité du groupe ne devient pas pour autant une licence permettant d’exiger des droits. Qu’on prenne l’exemple du Québec, province francophone canadienne. La question devient encore plus délicate lorsque l’identité — ethnique, culturelle, géographique, etc. — devient source de discrimination. Dans l’idéal, la position libérale neutre, qui repose sur l’octroi aveugle et non discriminatoire de droits identiques à tous, cherche à garantir l’autonomie et la liberté de l’individu. Cependant, lorsqu’une personne est victime de discrimination et exclue en vertu de son appartenance à un certain groupe ou à une certaine identité, l’autonomie et la liberté du sujet ne peuvent être garanties tout en faisant abstraction de son identité. Dans une version allégée du libéralisme, telle celle proposée par Charles Taylor et Will Kymlicka, la réalité de l’identité se voit concéder un certain espace, mais les droits individuels ont alors préséance sur l’identité et tous les droits liés à la communauté[1]. Ce libéralisme « version allégée » semblerait fait sur mesure pour la réalité canadienne. De nos jours, il convient d’étendre le discours de la diversité et de la coexistence aux situations qui ont cours sur une planète mondialisée. De plus, même si un tel espace de reconnaissance de l’Autre se trouvait concédé, l’État constitutionnel libéral ne voudrait pas avoir à garantir la survie de l’identité culturelle de différents groupes.

La question centrale de la reconnaissance de l’Autre et de la coexistence dans les sociétés pluralistes ne se trouverait pas résolue avec la fin des débats théoriques entre ceux qui affirment la primauté et la préséance des droits individuels et ceux qui défendent les droits des collectivités, surtout celles marginalisées et victimes de discrimination. La question prend encore plus de relief lorsqu’on est confronté au problème des migrations humaines et de la xénophobie. Pensons ainsi aux peuples, différents par leurs cultures, traditions, religions et ethnicités, qui élisent maintenant domicile en Europe. Dans quantité de cas, la suprématie de la pensée libérale, reposant sur les droits individuels, ne permet pas l’émergence de politiques ou pratiques qui rendraient justice à l’identité de ces groupes de migrants[2]. Il convient d’aller au-delà de ce qui relève du libéralisme et du laïcisme. Comme l’illustre la question de la migration en Europe, le problème va plus loin que ce débat. Il convient ici de tourner notre regard vers les expériences asiatiques, notamment sud-asiatiques, en matière de diversité, de reconnaissance de l’Autre et de coexistence.

2. La diversité asiatique

Aucun continent sur Terre n’est sans doute aussi diversifié que l’Asie. Qu’on songe seulement à l’Inde, qui, avec sa population s’élevant à 1,2 milliard d’habitants, possède 2 000 groupes ethnolinguistiques parlant 1 652 langues. Les Philippines quant à elles regroupent 7 000 îles (le nombre fluctue en fonction des marées) et hébergent une grande variété de langues et de groupes ethniques aux traditions diverses. L’Indonésie, pour sa part, abrite une multiplicité de cultures et d’ethnies dispersées sur un territoire équatorial mesurant 5 100 km d’une extrémité à l’autre. Devant les déchirements et tiraillements d’une Asie aux identités et collectivités multiples au sein de nations uniques (Sheth et Gurpreet Mahajan 1999), on serait porté à croire que le libéralisme possède la réponse. Apparemment certes, mais cette réponse est trop simpliste pour être applicable à l’Asie. On doit se rappeler que des siècles de colonialisme ne sont pas parvenus à oblitérer cette diversité et que toutes les tentatives visant à gommer les différences ont échoué lamentablement. Je veux dire par là que les réactions et les suggestions les plus naturelles des tenants du libéralisme et du laïcisme consisteraient à évacuer ces différences pour créer à leur place une société basée sur des droits égaux, garants de la paix et de la coexistence. Mais ce rouleau compresseur entraînerait alors non seulement un appauvrissement, mais la poursuite de ce projet se révélerait vaine également.

C’est une certaine vision de la réalité et de l’ethos dans sa compréhension de l’Autre qui a aidé l’Asie à faire face à la diversité et au pluralisme des identités. L’Autre, aussi bien dans son incarnation individuelle que collective, n’est pas ici simplement un porteur de droits pareil à moi, méritant donc le respect, mais il est aussi, pour utiliser une expression postmoderne, incommensurable. Pour la plupart des peuples asiatiques dans leurs rapports avec d’autres, l’approche reposant sur les droits s’avère être une fondation trop faible, car elle ne représente tout au plus que les lignes d’une oeuvre d’art, dépourvue de ses riches couleurs. Chaque culture, en tant que code dynamique organisant les expériences, les connaissances et les pratiques propres à un peuple, est une entité qui transcende le soi des individus. Pour la plupart des Asiatiques, une définition du soi ou de l’individu qui ne ferait pas référence à la collectivité grâce à laquelle il s’est façonné et forgé, ne serait qu’une abstraction.

3. Ethos de la reconnaissance de l’Autre et de la coexistence

Une des raisons pour lesquelles l’Asie pourrait être à l’aise avec la diversité et le pluralisme est le fait que son ethos permet des frontières fluides et poreuses ; elle craint les cloisons rigides de la séparation. Dans les rapports du soi à l’Autre, de Dieu au monde, des humains à la Nature, une osmose est à l’oeuvre qui rend presque impossibles la pensée et l’action en termes de frontières et de limites. Ceci vaut aussi bien pour l’individu en relation avec la collectivité à laquelle il appartient que pour la collectivité dans ses rapports avec les autres. Le réseau d’interdépendance de toute la réalité à l’intérieur de laquelle l’individu doit être placé a été alimenté par les grandes traditions religieuses asiatiques, soit l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme et le taoïsme, et il est devenu partie intégrante de l’expérience civilisationnelle asiatique. L’expérience de l’interdépendance, qui inclut l’Autre différent en tant que partie du soi propre, n’enlève pas la liberté individuelle. En réalité, l’individu est libre de choisir la voie (marga) ou bien, comme on dit aujourd’hui, « la conception de la bonne vie » la plus prometteuse pour son accomplissement. Dans l’hindouisme, il n’existe pas de voie unique qui serait prescrite à tous. On peut ainsi opter pour la voie de la dévotion (bhakti), de l’illumination (gnana) ou de l’action (karma). Il s’agit d’une conception de la liberté et de l’autonomie de l’individu totalement différente de celle de la tradition occidentale des Lumières. Car ici, la liberté de l’individu d’être soi-même et d’adhérer à la conception de la bonne vie jugée adéquate ne l’isole pas des autres, cette poursuite s’harmonisant plutôt avec l’identité communautaire.

4. Fondements philosophiques

Si l’interdépendance constitue la base de la reconnaissance de l’Autre et du pluralisme, au niveau de l’idéation, le jaïnisme, une des grandes traditions religieuses asiatiques, a élaboré la doctrine connue sous le nom d’anekanta-vada. Il s’agit d’une perspective philosophique qui affirme la légitimité d’une pluralité de perspectives et qui refuse de reléguer la vérité à l’une ou à l’autre d’entre elles. L’Autre devient partie de la quête de vérité du sujet dans sa forme plus entière, même si elle demeure inépuisable. La fameuse parabole indienne des cinq aveugles et de l’éléphant illustre bien ce propos. Comme l’histoire et l’expérience le montrent, une des difficultés liées à l’acceptation de l’Autre dans son altérité — et, partant, l’acceptation de la pluralité et de la différence — est la revendication d’absolutisme avancée par des expériences somme toute limitées et des points de vue après tout partiels. Ici encore, le jaïnisme propose la doctrine du syad-vada, des affirmations multiples. Traduit littéralement, ce terme signifie « position peut-être ». Cette philosophie avance qu’on devrait faire précéder toute affirmation d’un « peut-être » (Radhakrishnan 1994, 302ss). C’est l’antidote à tout absolutisme, source d’intolérance, d’agressivité et de violence. L’absolutisme annihile la responsabilité d’écouter l’Autre dans tout ce qui constitue son identité. La philosophie du « peut-être » place le sujet en mode quête de vérité et l’emmène dans un voyage plein de surprises.

L’Autre, avec sa culture, son identité et sa tradition, n’est pas une personne à « tolérer ». Voilà ce qu’un individu autonome aurait tendance à penser. Au contraire, l’Autre, avec sa culture et sa tradition, devient une nouvelle source de redéfinition du soi propre au sujet. Qui plus est, on ressent le besoin d’investir l’Autre d’une dimension extatique. L’Autre devient source de surprises agréables, de connaissances nouvelles et d’expériences que l’individu autonome ne possède pas. Face à l’Autre, le sujet ne se demande pas comment préserver son autonomie et sa liberté propres, mais se sent plutôt redevable à son égard.

Voilà des choses qu’on ne peut peut-être pas apprendre de la tradition libérale issue des Lumières, qui nourrit une compréhension par trop individualiste, abstraite et légaliste de l’Autre. Pour découvrir le visage de l’Autre, il faut — j’estime — se tourner vers la tradition chrétienne et les autres traditions religieuses. En réalité, l’Autre, et tout ce qui constitue son identité, est enveloppé dans un voile de mystère bien plus grand. De cette prise de conscience découle un sens de respect pour ses connaissances, croyances et pratiques. Ainsi, en ce qui concerne la diversité religieuse, l’ethos asiatique recèle un sens profondément ancré du mystère qui reconnaît le sacré dans les traditions et rituels religieux des autres, même si ceux-ci sont très différents des nôtres. Implicite ici est la conviction que le mystère sacral ne peut être ramené à un cadre ou à une voie unique. Ce n’est pas en essayant de créer l’unité de croyance qu’on établit l’harmonie et la concorde, mais en progressant ensemble dans une quête commune avec les différences de toutes sortes. L’ethos asiatique ne s’efforce pas de transcender de quelque façon les différences afin de pouvoir instaurer la concorde et l’harmonie. Il est porté par la pensée selon laquelle les différences se rencontrent à un certain point, même si cette rencontre échappe aux sens. C’est ce sens de l’insondable derrière la pluralité qui est le ciment unissant et tenant ensemble l’immense diversité de l’Asie.

5. Embrasser l’idée de diversité à l’époque contemporaine

L’Asie, même profondément enracinée dans sa tradition de diversité, a besoin de moyens nouveaux pour pouvoir se soutenir elle-même sur la planète mondialisée qui est aujourd’hui la nôtre. Certaines traditions, comme le système des castes, ont favorisé les inégalités, lesquelles se sont faites au détriment de certains groupes et de certaines identités ethniques. Quelques groupes continuent d’être victimes de discrimination, comme les intouchables (dalits ou parias). Cet héritage négatif du passé ne peut être racheté par la philosophie libérale de l’égalité des droits. Justice n’est pas rendue à un groupe ou à une minorité quand le point de départ varie pour les individus en fonction de leur appartenance à ce groupe ou à cette minorité. Le fait de déclarer tout le monde égal sans égard à la condition initiale d’inégalité, comme le fait le libéralisme, équivaudrait à sacrifier la justice sur l’autel de la liberté et de l’autonomie. Car même la liberté n’est pas garantie à tous. En effet, ce n’est que lorsque la justice est faite à ces groupes que la liberté est également garantie aux individus qui les composent.

Une des expériences réalisées par l’Asie consiste à appliquer des dispositions particulières en faveur de groupes minoritaires ou de groupes porteurs d’autres identités. Le système des « réservations » ou de la discrimination positive en place en Inde est une de ces expériences. Dans le cadre démocratique et laïque d’une Constitution, l’Inde accorde par exemple un traitement préférentiel aux intouchables, aux membres de certaines tribus répertoriées, etc., ces mesures entraînant des obligations juridiques pour l’ensemble de la nation (Wilfred 2007 et 2010 ; Deliège 1999, 192ss). Il est intéressant de constater que les élites et membres des castes supérieures voient ces mesures d’un mauvais oeil, tout comme les libéraux, et qu’ils font valoir que tous devraient se voir accorder aveuglément les mêmes droits. S’il n’en tenait qu’à la tradition libérale chère aux élites, le soleil de la justice ne se lèverait jamais sur les marginalisés. L’égalité des droits ne fera que perpétuer les nombreuses discriminations et formes d’injustice existantes. Les limites de la tradition libérale sont donc de nouveau atteintes en Asie. Autrement dit, les mesures de type « réservations » prises en faveur des marginalisés amènent l’Asie au-delà de la tradition libérale et laïque. Cette expérience s’avère efficace et son application procure effectivement davantage de justice et de liberté aux groupes et identités marginalisés.

Ce n’est pas par hasard si les politiques axées sur l’identité et sur l’affirmation de l’identité sont considérées avec scepticisme par le libéralisme. Certes, les questions identitaires sont souvent source de violence. Ce qui se révélerait dangereux serait de considérer les personnes à travers une identité unique, alors qu’en fait, la plupart d’entre elles existent dans des identités à couches multiples. Dans l’histoire mondiale récente, rien n’illustre mieux le danger lié à l’identité unique que le refus des nazis et des antisémites de voir dans le Juif autre chose qu’un Juif. Amartya Sen s’élève contre le fait de voir dans une identité unique une quelconque destinée ; il voit là une illusion.

Dans une vie normale, nous nous voyons comme membres de différents groupes, auxquels nous appartenons tous. La citoyenneté d’une personne, son lieu de résidence, son origine géographique, son sexe et son genre, sa classe sociale, les politiques qu’elle préconise, sa profession, son emploi, ses habitudes alimentaires, ses intérêts en matière de sport, ses goûts musicaux, ses engagements sociaux, etc., font d’elle un membre de différents groupes. Chacune de ces collectivités, auxquelles le sujet appartient simultanément, lui confère une identité particulière ou une catégorie d’appartenance particulière.

Sen 2006, 4-5

C’est précisément la conscience de cette identité à couches multiples qui a favorisé la rencontre des peuples et permis la coexistence de nombreux peuples, cultures et traditions sur le continent asiatique.

La promotion de la compréhension et du dialogue interreligieux dans les circonstances nouvelles du monde moderne est une autre des expériences que l’Asie poursuit en matière de reconnaissance de l’Autre et de coexistence[3]. Les identités religieuses sont une caractéristique permanente de la vie des peuples de ce continent. La coopération et la compréhension entre les groupes religieux sont devenues indispensables à la poursuite de ce qu’il est convenu d’appeler les « objectifs séculiers », c’est-à-dire la liberté, l’égalité et la justice. Cette expérience prend au sérieux le fait qu’à cause de l’histoire et des événements vécus, les religions jouent un rôle important dans la vie sociale. Quelques penseurs occidentaux, tel Jürgen Habermas, jadis défenseurs du libéralisme et du laïcisme, en sont maintenant venus à comprendre qu’une société dans laquelle la religion est dépourvue de tout rôle public correspond à un modèle européen exceptionnel, qui ne saurait être universalisé (Junker-Kenny 2011, 132ss ; aussi : Davie 2002, Biggar et Hogan 2009). L’interconnexion entre la religion et de la vie sociale est une réalité immuable de l’Asie, et elle a été exprimée à maintes reprises par les penseurs asiatiques (Bhargava 1998).

Lorsque nous voyons les prises de conscience nouvellement faites par les penseurs occidentaux, nous avons l’impression d’entendre annoncer que Christophe Colomb vient de découvrir l’Amérique !

La promotion de la compréhension interreligieuse en vue de la coexistence est devenue un impératif dans les pays traditionnellement « laïques » aussi, dont la composition est en train de devenir aujourd’hui de plus en plus multiculturelle et de plus en plus multireligieuse. Fait assez curieux, c’est maintenant l’Europe qui se penche sur les expériences asiatiques de coexistence dans des sociétés multiculturelles et multireligieuses, plutôt que l’Asie qui s’intéresserait au libéralisme et au laïcisme européens.

Conclusion

Dans l’Histoire, bien d’autres voies que le libéralisme et le laïcisme ont permis de vivre les différences dans la compréhension et le respect mutuel. Michael Walzer évoque les « régimes de tolérance » et en expose quelques-uns[4]. L’Asie pour sa part a élaboré sa propre démarche en matière de pluralité et de diversité. Jusqu’à quel point le libéralisme peut-il composer avec la diversité d’identités avec laquelle des gens ont vécu harmonieusement pendant des siècles et des millénaires, dans un esprit de reconnaissance de l’Autre et de tolérance mutuelles ? Le libéralisme et le laïcisme projettent d’effacer toute cette diversité et proposent le sujet porteur de droits comme unique point de référence. Une telle position ne trouverait pas preneur chez les Asiatiques, qui ont une expérience différente du pluralisme et de la diversité.

Aujourd’hui, l’Europe, comme bien d’autres parties du monde, fait face à la question critique de savoir comment accepter l’Autre dans sa différence. La question devient critique avec le phénomène de la migration qui prend de l’ampleur et qui amène des peuples de tous les coins du monde à s’établir dans divers pays de ce continent. Pour résoudre le problème, de nombreux intellectuels européens s’appuient semble-t-il sur la tradition des Lumières, de laquelle émanent le libéralisme, le laïcisme et la conception de l’individu autonome fondé sur une théorie contractuelle de la société, ainsi que la théorie et le régime des droits. Mais à l’heure actuelle, toutes ces munitions intellectuelles semblent désamorcées, dépourvues de force de frappe. Il me semble que le discours européen sur l’« Autre » se soit enlisé, qu’il soit incapable de faire face à la crise que l’« Autre » a provoquée dans le monde européen. De nouvelles avenues menant vers l’Autre ne pourront être explorées que si l’Europe cesse de transformer l’un de ses héritages, les Lumières, en absolu ; que si elle s’abreuve à d’autres sources de sa civilisation, soit la culture gréco-romaine, la Renaissance et surtout le christianisme. L’Europe a été façonnée pendant des siècles par la tradition chrétienne, et il importe qu’elle aille puiser dans cette ressource des énergies et des perspectives nouvelles afin, dans un esprit de solidarité et de compassion, de tendre la main à l’Autre en tant qu’élément d’elle-même[5].

Dans la présente contribution, nous avons tenté de souligner certains aspects de l’héritage asiatique qui pourraient servir de point de départ à de nouvelles expériences européennes sur les questions touchant la diversité, la reconnaissance de l’Autre et la coexistence. La pensée postmoderne est sensible à la différence et à l’identité, et un échange entre cette pensée et l’héritage chrétien offrirait des perspectives et des orientations à l’Europe d’aujourd’hui afin qu’elle puisse composer avec la question de la diversité et de la différence et qu’elle en vienne à accepter l’« Autre ». D’autre part, la pensée postmoderne semble, aux yeux des Asiatiques, proposer une chose vécue par eux depuis des millénaires. Bref, une conversation entre l’héritage asiatique, le christianisme et la pensée postmoderne pourrait servir de base à des expériences globales sur la diversité, la reconnaissance de l’Autre et la coexistence.