Résumés
Résumé
L’archéologie biblique, devenue syro-palestinienne, s’est sortie de son cadre épistémologique historiciste. Mais qu’en est-il de la théologie elle-même dans son rapport à l’histoire ? Peut-on respecter l’historicité de la condition humaine — une grande découverte de la modernité — sans pour autant en faire le critère absolu de notre compréhension du monde ou sans demeurer dans une vision historiciste des « interventions » de Dieu dans le cours de l’histoire ? Peut-on penser révélation et incarnation autrement ? Le questionnement n’est pas nouveau mais mérite d’être repris encore une fois. Après avoir rappelé rapidement les acquis et impasses du débat (à travers les positions de Sesboüé, Bühler, Yarbrough et Pelletier), l’article propose une alternative narratologique — (post)moderne ? — à la compréhension moderne de divers concepts : « événement », « vérité », « révélation », « histoire », » historicité ».
Abstract
Biblical archeology, or more accurately Syro-Palestinian archeology, has come out of its historicist epistemological frame. But how does theology itself fare in its own relation to history ? Can one respect the historicity of human condition—discovered by Modernity—without making of it an absolute criterion of one’s understanding of the world, or without maintaining an historicist vision of God’s mighty acts in the course of history ? Would there be another way of looking at Revelation and Incarnation ? This questioning is not new but it still deserves to be looked at once more. After reviewing the state of the debate, as illustrated by the positions of Sesbouë, Bühler, Yarbrough and Pelletier, this contribution offers a narrative—postmodern ?—alternative to the modern understanding of several concepts such as « event », « truth », « revelation », « (hi)story » and « historicity ».
Corps de l’article
S’il est une chose qui ressort de la lecture de ce dossier de Théologiques, c’est que les rapports entre exégèse biblique et archéologie doivent s’établir « sans confusion ni séparation[1] » et selon un principe d’autonomie et de non-hiérarchisation des deux disciplines. L’archéologie ne doit plus servir de caution à l’historiographie biblique[2], mais celle-ci, à la condition qu’elle soit soumise à la critique, demeure un complément précieux pour éclairer les « vieilles pierres[3] ». Toutefois, de part et d’autre, force est de constater la persistance, souvent implicite et toujours surprenante, du danger positiviste, comme si l’organisation des données archéologiques ou documentaires ne relevait pas de l’interprétation. En modernité, scientificité rime encore trop souvent avec positivisme, bien que les sciences de la nature elles-mêmes aient pris leur distance par rapport à cette épistémologie — en effet, ce débat et le clivage qu’il suscite traversent l’ensemble des sciences, pures ou « impures », où, à côté de perspectives résolument (post)modernes, on constate la résurgence d’un néo-positivisme[4].
En partie, la difficile articulation « Bible et archéologie » provient du fait que cette dernière remet en question, et la présentation des données historiques dans la Bible, et la réorganisation scientifique de ces données qui avait fait consensus jusqu’au début des années 1970 et s’était imposée comme paradigme normatif[5]. Du côté du Premier Testament, on peut parler de véritable séisme (Finkelstein et Silberman 2004 ; Soggin 2004 ; Liverani 2010). Depuis longtemps, Abraham et ses descendants immédiats n’étaient plus appréhendés qu’en tant que personnages légendaires éponymes, dont l’oralité aurait transmis la mémoire en campant leurs pérégrinations à l’époque du Bronze récent. Mais voilà qu’on doit se rendre à l’« évidence » : de Moïse et de son exode, nulle trace historique — sinon celle laissée dans la Bible par une figure légendaire au nom d’origine égyptienne[6]. Et voilà que la figure héroïque de David, narrativement si pertinente et consistante, se dissout à la lumière des nouvelles techniques de survol archéologique, tandis que les solides constructions de Salomon s’écroulent comme châteaux de cartes. Sans parler de l’incessante polémique autour de la question de l’apparition sur la scène de l’histoire d’un peuple nommé « Israël » — qui a suscité les hypothèses les plus diverses et les plus contradictoires (Abadie, 65-94).
La synthèse proposée par Liverani (2010) permet de prendre la mesure, provisoire, de l’émergence d’un nouveau paradigme provoquée par la réévaluation des données archéologiques. Autour de la période comprise entre les vie et ive siècles AÈC, les groupes d’exilés revenant progressivement en Judée réécrivent leur histoire en y inscrivant les archétypes fondateurs d’une nation et d’une religion « qui devaient influencer par la suite tout le cours de l’histoire mondiale » (Liverani 2010, 24). C’est la relecture extraordinaire de l’élection d’un peuple par Dieu, dans le cadre de ce que l’auteur appelle « l’histoire inventée ». Cette entreprise, commencée avant l’exil sous Josias (viie siècle AÈC), rétrojette, vers les règnes de David et Salomon, les aspirations des réformateurs qui entourent le roi Josias et qui rêvent d’unifier Juda et Israël, de Beersheba à l’Euphrate, autour du « grandiose » sanctuaire unique de Jérusalem. Terminée après l’exil, cette écriture-relecture s’invente un passé capable d’exprimer à la fois l’identité d’Israël et l’expérience de renaissance (voire de « résurrection », Ez 37) que fut le retour d’exil. La figure d’Abraham, qui fait lui aussi le trajet de Mésopotamie à la terre promise, et celle de Moïse, qui revient de l’esclavage en passant par le désert, disent la condition des déportés revenus à Jérusalem. Voilà une histoire de salut dont la caractéristique première devient le fait qu’elle est racontée. L’expérience fondatrice, qui fut la matrice de l’écriture biblique, s’avère alors être l’exil — dont l’exode n’est plus que la prolepse, rétrojetée dans le passé légendaire du peuple pour dire « à l’avance » la signification de l’expérience fondatrice du vie siècle AÈC.
Du côté du Second Testament, bien ancré au ier siècle, les choses semblent plus solides. Et pourtant... Si l’historicité de Jésus de Nazareth ne fait plus de doute, il faut convenir que le résultat de trois vagues successives d’enquêtes nous conduit à de bien maigres résultats et à un éclatement des interprétations[7]. Encore une fois, de nouvelles données archéologiques et documentaires[8], ou la réévaluation des anciennes données, conduisent depuis plus de 150 ans et encore aujourd’hui à une pluralité de reconstitutions du personnage, contradictoires entre elles et miroir des positions idéologiques et contextuelles des historiens. Jésus de Nazareth demeure une « énigme », selon le titre du dossier rassemblé par Marguerat, Norelli et Poffet (1998).
Or, il ne s’agit pas seulement d’une résistance à un changement de théorie historique. La difficulté d’articuler Bible et archéologie nous oblige à revisiter, plus profondément, les rapports entre théologie et historicité, ce qui sera l’objet de ce post-scriptum.
Quels sont les enjeux théologiques derrière l’articulation « Bible et archéologie » ? Qu’advient-il de la pertinence de la foi juive et de la foi chrétienne, qui ne cessent de marteler la conviction que Dieu intervient au coeur des affaires historiques, lorsqu’il appert que les propos historiographiques de la Bible relèvent souvent plus de la fiction — j’évite à dessein le mot « légende » — que des données historiques ? En définitive, si on s’en tient aux deux moments fondateurs des deux alliances bibliques que sont l’exode (Premier Testament) et la résurrection (Second Testament), qu’advient-il si l’historicité de ces deux moments est mise en cause, d’une manière ou d’une autre ?
Négativement, il semble que l’archéologie récente — elle-même constamment et encore aux prises avec la tentation du positivisme, comme je le disais d’entrée de jeu — oblige la théologie chrétienne à faire le deuil d’une autre sorte de positivisme dont elle ne parvient pas à se débarrasser, dans sa conception de la révélation, et donc de l’incarnation, comme si l’histoire pouvait corroborer la foi. Positivement, ce pourrait être l’occasion de passer à autre chose et de reformuler les intuitions de la foi que sont la révélation et l’incarnation dans des catégories plus herméneutiques ou selon des paramètres narratologiques[9]. En rejetant résolument un historicisme hérité de la modernité, je crois qu’il est temps de passer à une épistémologie (post)moderne qui relativise l’historicité sans la jeter avec l’eau du bain et qui tienne compte des réflexions philosophiques sur le récit[10].
Je procéderai en deux temps. Premièrement, je situerai rapidement mon intervention dans un débat où bien d’autres sont intervenus avant moi. Deuxièmement, je proposerai modestement une alternative narratologique — (post)moderne ? — à la compréhension moderne de divers concepts : « événement », « vérité », « révélation », « histoire », » historicité ».
1. Brève mise en perspective : théologie et histoire
La question « théologie et histoire » est récurrente et... hénaurme (colossale)[11]. Ainsi, en français uniquement, à dix ans d’intervalle, on peut citer trois collectifs au contenu substantiel : Quesnel (1987), Doré et Bousquet (1997), Doré (2007). En outre, deux articles, centrés sur le rapport « christologie et Jésus historique », respectivement de Sesboüé (1998) et Bühler (1998), ont particulièrement réussi à faire la part des choses, dans le sens que je suggère ici.
Sesboüé, théologien catholique, fait preuve d’équilibre, mais a besoin de dix-neuf thèses pour nuancer sa position. En gros, il souligne la nécessité de la recherche historique tout autant que ses limites, puisque d’une part, la rationalité moderne exige de rendre des comptes du côté de l’historicité (thèses 3, 4, 8) et que la confession de foi porte sur un personnage historique réel, Jésus de Nazareth (thèses 1, 2, 8, 9, 13, 14), mais que, d’autre part, en aucun cas l’histoire ne saurait garantir la validité des affirmations de foi, y compris celle de la résurrection (thèses 15, 17, 19). Entre extrincésisme (la vérité éternelle du dogme n’a rien à voir avec l’analyse historique) et historicisme (la recherche historique démontrera la validité de la foi) (thèse 6), il existe une voie moyenne qui prend en compte le caractère narratif des événements historiques (thèses 7, 10, 11, 12, 18) et assume la distinction entre Historie et Geschichte (thèse 5) — j’y reviendrai.
La foi et l’histoire doivent s’articuler dans la démarche une du croyant, sans comporter ni confusion ni séparation. Dans ce cercle herméneutique, la foi donne à voir et à connaître, car « la décision de la foi a aussi une portée théologico-scientifique » (H. Schlier). Mais l’histoire exige d’elle un retour constant à la réalité qui la dépasse et à la référence qui la fonde (W. Kasper).
Sesboüé 1998, 511 ; thèse 16
Bühler, théologien protestant, recoupe les propos de Sesboüé concernant l’importance du rapport théologie-histoire, ainsi que la nécessité de l’histoire pour la théologie, sur la base du principe d’incarnation (thèse 1). Les christologies du NT (au pluriel) sont des récits qui deviennent le seul ancrage historique de la résurrection (thèse 2). Surtout, Bühler pose comme paradigmatique l’oscillation qui s’établit entre les positions de Bultmann (discontinuité) et de Ebeling (continuité) sur la question du passage du Jésus historique (tel que peut le saisir la science historique) au Christ de la foi (qui est l’objet de la théologie) (thèse 3). Selon Bultmann, l’historicité de Jésus est importante, puisque la foi chrétienne ne travaille pas à partir d’un mythe, mais ne saurait ni déterminer ni prouver la foi chrétienne. Selon la célèbre expression qui joue sur la sémantique allemande, le Was importe peu (ou pas), mais le Dass suffit. Au contraire, selon Ebeling, le parcours concret de Jésus de Nazareth est porteur d’une fascination pré-pascale et d’une christologie implicite qui sont autant de points d’ancrage des affirmations de foi postpascales. Or, la confrontation des « positions de Bultmann et d’Ebeling avec leur force et leur danger respectifs [...] ne nous donne pas la clé du problème, par une sorte de recette-miracle ; il est bien plutôt le lieu d’un apprentissage de la réflexion christologique » (Bühler 1998, 523).
Alors ne faut-il pas considérer la question réglée ? Deux publications récentes illustrent que le débat n’est pas clos. Premièrement, une monographie états-unienne (Yarbrough 2004) réexamine l’histoire de la recherche exégétique en théologie du Premier Testament depuis le xixe siècle, en opposant les tenants d’une épistémologie rationaliste cartésienne et kantienne (majoritaires) et ceux d’une Histoire du salut (minoritaires), et en prenant position pour ces derniers[12]. Selon l’auteur, deux généalogies intellectuelles s’opposent donc : d’une part, « l’orthodoxie critique » qui a imposé son point de vue, principalement avec le trio : Ferdinand Christian Baur (1792-1860), William Wrede (1859-1906) et Rudolf Bultmann (1884-1976), et, d’autre part, le mouvement de la Heilsgeschichte qui a cherché à défendre une autre épistémologie, avec principalement, comme têtes d’affiche : Johann Christian Konrad von Hofmann (1810-1877), Adolf Schlatter (1852-1938) et Oscar Cullmann (1902-1998). Dans un parcours diachronique, Yarbrough compare à chaque « génération » les positions d’un binôme principal (Baur-Hofmann, Wrede-Schlatter, Bultmann-Cullmann). Selon lui, l’assise de l’épistémologie derrière la théologie de l’histoire du salut et le dénominateur commun à l’intérieur de ce courant somme toute assez diversifié, est que « God has acted in history, [...] persons have not only by faith but in fact known and been known by this God, and [...] God’s acts include his self-revelation to man, a revelation which is theologically effectual in large measure because it has been, not only relationally, but also cognitively, apprehended and affirmed » (Yarbrough 2004, 328, je souligne). À l’inverse, l’orthodoxie critique rejette a priori, comme un mythe précritique et une erreur ou illusion méthodologique (fallacy), le fait d’affirmer que « a particular trajectory within the historical nexus somehow took on normative significance for all history due to God’s unique saving presence in and through it » (Yarbrough 2004, 3). D’après l’orthodoxie critique (que j’endosse ici, comme cela apparaîtra dans la section 2), une telle position n’est pas viable d’un point de vue historiographique strict, car elle relève d’une autocompréhension croyante sur laquelle la science historique n’a pas de prise.
Étonnamment, la monographie de Yarbrough a reçu un accueil des plus positifs[13], non seulement pour son apport à une histoire de la recherche qui s’appuie sur une relecture des grands noms de l’exégèse allemande et qui cartographie de manière pertinente les données du débat, mais aussi pour sa thèse selon laquelle la position « histoire du salut » est solide du point de vue académique et n’est en aucun cas une illusion (fallacy). Réception positive surtout du côté des évangéliques états-uniens — ce qui, finalement, ne devrait pas surprendre. Bref, cette étude montre bien les deux principales manières d’articuler « Bible et histoire » depuis deux cents ans, mais aussi l’attrait qu’exerce aujourd’hui une vision très bibliciste de l’intervention de Dieu dans l’histoire, du moins au premier niveau — cela n’est pas sans rappeler l’attrait d’une approche unitive et théologique de la Bible, dite approche canonique, qui transcenderait la sécheresse, les apories et les contradictions de l’approche historico-critique de la Bible, du côté catholique[14]. Or, cette approche canonique de l’histoire du salut, s’avère paradoxale du point de vue épistémologique : sous certains aspects, elle est pré-moderne et précritique, du fait de cette ouverture à l’intervention directe et évidente de Dieu dans l’histoire ; sous d’autres aspects, elle est très moderne, par son biais historiciste — comme si les « faits » (archéologiques) pouvaient venir étayer la vision pré-moderne de l’histoire[15].
Mon deuxième exemple se situe dans un tout autre cadre épistémologique, résolument herméneutique — dans la ligne de Ricoeur (mémoire et tradition) et de Gadamer (Wirkungsgeschichte). Il a pour toile de fond les chambardements subis par l’histoire d’Israël évoqués en introduction. Pelletier (2006) présente et critique ce nouveau paradigme qui survalorise, selon elle, l’époque exilique et post-exilique comme moment décisif de la rédaction des livres bibliques concernés, de Exode à 2 Rois (Pelletier 2006, 82), voire comme unique clé de leur interprétation — minimisant entre autres le prophétisme du viiie siècle AÈC. Un paradigme où les personnages bibliques « se trouvent, plus résolument qu’ils ne l’étaient auparavant, éloignés voire décrochés de leur référence historique présumée » (83). Autrement dit, « une Bible identifiée à une “construction littéraire” qui, pour les uns, trouve son départ dans de lointains événements métamorphosés par l’écriture, pour les autres, relève purement et simplement de la fiction » (85). À la limite, « l’historicité du texte biblique tend à s’identifier avec l’histoire de sa rédaction » (84) et les récits historiographiques sont réduits à un discours idéologique, d’explication ou de légitimation, de la part de groupes exiliques et postexiliques (86). Bref,
peut-on se contenter de la temporalité à laquelle se réfèrent implicitement ces travaux ? Non seulement ils produisent une étrange contraction du temps d’élaboration de la théologie biblique, mais ils ne connaissent le passé, au mieux, que sous le mode mineur de concrétions éparses d’un traditum qui ignore tout du mouvement vif d’une traditio active et engendrante. En fait, cette problématique évoque assez bien des pensées familières au livre de Qohéleth. En ce texte énigmatique et simultanément si proche de nos mentalités contemporaines, l’histoire tourne à vide, la mémoire est vaine et ne transmet aucun héritage au présent. Le passé s’abolit avec chaque génération, chaque destin personnel voué à la mort. Il ne peut donc exister que sous la forme d’une fiction forgée à partir des préoccupations, voire des nostalgies, du moment actuel. De cette vision découle un scepticisme résolu à l’égard de l’histoire.
Pelletier 2006, 87
Aussi, Pelletier prône-t-elle la sauvegarde de quatre éléments (88-93). Premièrement, l’affirmation de foi d’Israël, selon laquelle « quelque chose est venu, vient, à Israël de plus loin que lui, qui touche effectivement sa vie et son histoire, mord sur le réel de son expérience, atteint en lui la “chair” » (88). Deuxièmement, le souvenir d’un long cheminement des ancêtres dans la foi. Troisièmement, le refus de réduire la geste royale (1-2 Samuel et 1-2 Rois) à une simple propagande à l’égard de Josias, car il s’agit aussi d’une critique véritable des discours théologiques d’Israël, y compris en ce qui concerne la royauté (messie). Quatrièmement, la complexité et le caractère plurivoque des récits bibliques considérés, qui ne sauraient être le fruit d’une génération spontanée ni se réduire à une seule ligne interprétative.
Je discerne, derrière ce plaidoyer structuré qui donne à penser, à la fois le souci de ne pas réduire à rien l’historicité et une certaine nostalgie du « temps long » de l’ancienne théorie documentaire qui permettait de mieux envisager le lent mûrissement des intuitions théologiques d’Israël (traditio). Derrière la figure de Qohélet (pourtant biblique) évoquée ici se profilent aussi les traits d’une conception (post)moderne de l’histoire quelque peu caricaturée mais clairement dénoncée. Néanmoins, le souci de Pelletier de sauvegarder l’historicité rejoint les intuitions du présent article. Et son programme en quatre points, essentiellement herméneutique, n’est pas incompatible avec le nouveau paradigme historique reconstruit à partir des nouvelles données archéologiques, quoi qu’elle en dise. Même en considérant la longue séquence narrative de Genèse à 2 Rois comme un récit performatif mis en place sur quelques générations au tournant de l’exil, aux vie-ive siècles AÈC, pour témoigner de la conviction que Dieu intervient dans l’histoire, il n’en demeure pas moins que ce récit : 1) affirme et fait éprouver que l’expérience spirituelle d’Israël « mord sur le réel » ; 2) met en scène, dans une fiction qui a effet de réel, un long cheminement de générations ; 3) ne cesse de critiquer le cheminement d’Israël ; 4) se déploie de manière géniale, avec un raffinement d’intrigues et de caractérisations de personnages, de façon à ouvrir les narrataires à la complexité du réel, et donc, à la complexité de l’expérience de Dieu dont ces textes témoignent et cherchent à rendre compte. En somme, l’historicité et la temporalité qui sous-tendent l’expérience spirituelle d’Israël et des premiers chrétiens peuvent se dire tout autant dans une perspective narratologique que dans une perspective historique, et même mieux. Si une image vaut mille mots, un récit vaut mille artéfacts.
Autrement dit, une approche narratologique de l’historiographie biblique, qui dépasse l’opposition histoire/fiction (en définitive impossible à départager dans le cas biblique), sauvegarde l’historicité de la foi biblique : les récits sont racontés à un moment de l’histoire par des humains qui, ainsi, donnent consistance et sens à leur temporalité. Un déplacement s’impose donc, qui va d’une historicité comprise en termes historicistes, à une historicité qui assume que l’humain est un être de langage tout autant qu’un être situé dans l’histoire. Et affirmer que « Dieu intervient dans l’histoire » n’est pas un énoncé objectif qui donne prise sur l’histoire ou doit être validé par la science historique, mais une énonciation subjective dont le référent n’est pas le fait brut historique mais bien... l’énonciateur croyant. Ainsi faut-il refuser, contrairement à Yarbrough, de continuer de parler d’histoire du salut, mais, en tenant compte des remarques de Pelletier, convient-il plutôt de parler d’histoiresde salut.
Illustrons et explicitons ce changement nécessaire par quelques suggestions de nuances sémantiques.
2. Quelques questions de vocabulaire
Les remarques qui suivent seront centrées sur des précisions de vocabulaire, comme autant de coups de pinceau qui composeront, en bout de ligne, une description impressionniste de l’épistémologie que je mets de l’avant. D’une remarque à l’autre, par la redéfinition de certains mots devenus « valises », c’est le même déplacement qui est suggéré. Ce déplacement dans la compréhension du théologoumènon « Dieu intervient dans l’histoire » sera principalement illustré à partir du cas de la résurrection mais s’applique, mutatis mutandis, à l’expérience d’Israël, que ce soit celle de l’exil ou celle racontée à travers le chiffre de l’exode.
2.1. « Événement » : donnée factuelle, interprétation ou effet de Sujet ?
Il est évident que l’historien est tout à fait incompétent quand il s’agit de se prononcer sur la valeur rédemptrice de cette mort [celle de Jésus], et il ne peut pas attraper dans ses filets la résurrection de Jésus, dans la mesure où, contrairement à la réanimation d’un cadavre, elle n’est pas un événement ordinaire qui s’inscrirait simplement et parfaitement dans notre espace et dans notre temps, mais un événement métahistorique ou transhistorique.
Schlosser 2006, 340, je souligne
Peu de mots sont aussi couramment employés que le vocable « événement », avec des acceptions diverses et sans se demander ce qu’il connote. On assiste à une banalisation de « l’événement » : tout ce qui advient dans la vie quotidienne, individuelle ou sociale (en anglais, it happens, it happened) est un événement. Or, je suggère qu’on redonne au mot son caractère exceptionnel. Dans la succession ininterrompue des incidents historiques, avec leur caractère anecdotique et insignifiant, dans l’accumulation des faits divers, la conscience subjective de l’historien discerne en certains faits du passé une cristallisation événementielle qui fait sens (ou non sens), qui manifeste un caractère nodal et qui éclaire le présent pour ouvrir l’avenir (une idée force répétée par Ricoeur). Tout ce qui advient n’est pas événement ; l’événement est ce dont on se souvient et ce dont on témoigne, ou encore ce qui est désigné ainsi. L’antiquité mésopotamienne a connu des guerres où des populations ont été exterminées et des civilisations ont sombré — mais qui s’en rappelle ? Ces catastrophes n’ont pas le même effet sur nous que les deux Guerres mondiales du xxe siècle. Pour nous, ces Guerres sont un « événement » à distinguer de toutes les guerres — pas seulement pour une question de proximité temporelle ou d’amplitude, mais parce qu’elles sont interprétées comme telles. De même, l’Empire romain a crucifié des milliers d’esclaves. Mais parmi toutes ces morts, les disciples de Jésus de Nazareth ont distingué celle de leur maître comme un « événement » : cette mort anecdotique avait une portée décisive et centrale dans le drame de l’alliance entre Dieu et les humains. Désigner l’événement, c’est discerner l’extraordinaire au sein de l’ordinaire, dans un acte d’interprétation[16].
On pourrait aller plus loin, en référence à un des philosophes contemporains qui a repensé cette notion d’événement de manière originale. À partir de postulats mathématiques et en redéfinissant au passage le vocabulaire philosophique, Alain Badiou oppose l’être et l’événement, l’ensemble du « il y a » et celui du « il survient », séparés mais indissociables[17]. D’un côté, on a l’ordre « ontologique » de l’être, accessible à la connaissance et caractérisé par la multiplicité : l’être est juxtaposition d’individus et lieu des particularités. En un mot, c’est la situation. De l’autre côté, on a l’événement qui produit la vérité de cette situation et en émerge de manière contingente, imprévisible et indémontrable — sur l’horizon de la connaissance, une vérité apparaît toujours impossible. On peut parler alors « d’effet de Sujet » : l’événement suscite un Sujet qui, simultanément et par effet de retour, lui donne existence par un acte de nomination. Le Sujet interprète l’événement comme événement, et cette interprétation fait partie de l’événement. Ici, Badiou parle d’intervention, décision subjective qui donne rétroactivement naissance à l’événement. Autrement dit, Sujet et événement existent l’un par l’autre[18].
Badiou distingue quatre types de vérité — et donc d’événements : l’amour, l’art, la science (mathématique) et la politique, à ne pas confondre avec leurs contrefaçons lorsqu’elles deviennent objet de connaissance (et de marchandage) du côté de l’être, sous la forme du sexe, de la culture, de la technique et de la gestion. Quels exemples donner pour comprendre cela ? Dans un premier temps, l’exemple que Badiou met de l’avant est la Révolution française (1789-1794), surgie de la situation de l’Ancien Régime (Badiou 1988, 201) — mais ce pourrait être aussi la Révolution russe, l’expérience amoureuse, la révolution atonale en musique. À travers le chaos apparent des révoltes et émeutes, le Sujet révolutionnaire a discerné la nouveauté inouïe d’une Révolution visant l’émancipation universelle (liberté, fraternité, égalité) et l’instauration de la démocratie. Mais rapidement l’idéal révolutionnaire a été trahi au profit de factions particulières. Or, un autre exemple apporté par Badiou (1998), en un deuxième temps, est celui de saint Paul, dans la posture énonciative que l’apôtre prend comme Sujet pour témoigner de « l’événement » de la résurrection, surgi au sein des cultures gréco-romaines et juives, tel le moment fondateur de l’universalisme qui transcende toutes les cultures.
Comme il le dit explicitement, Badiou ne s’intéresse pas au contenu de la déclaration paulinienne « Christ est ressuscité », mais bien à l’acte déclaratif lui-même qui devient, selon lui, le modèle de l’effet de Sujet (res)suscité par « l’événement ». La démarche de Badiou est philosophique, et non théologique. Pourtant, l’adéquation qu’il pose entre sa théorie philosophique de l’événement et le cas de Paul ouvre de nouvelles perspectives dans la compréhension théologique de l’expérience de la résurrection, comme fulgurance, origine insaisissable et intuition extrêmement forte et indélébile, quoique fugace, d’une plénitude de vie — ou si on préfère le condenser en une seule expression : un « effet de Sujet ». On relit alors le témoignage extrêmement bref de Ga 1,15-16 avec un regard neuf : « Mais lorsqu’il plut à Celui qui m’avait mis à part dès le ventre de ma mère et appelé par sa grâce, de révéler son Fils en moi pour que je l’annonce parmi les nations [...] » (trad. Osty). Témoignage où l’énonciation est plus précise et bien plus importante que l’énoncé lui-même qui, dans son hermétisme et sa pudeur, dit bien qu’il ne peut rendre compte de la fulgurance de cette révélation, sinon qu’elle est comme une naissance insaisissable qui donne la vie, le mouvement et la mission, comme un appel, c’est-à-dire un acte de nomination (et donc aussi d’énonciation) qui produit un effet de Sujet — car le fruit de cette expérience est de s’éprouver Sujet, vivant, dynamisé, intégré, debout et en marche : « je vis, mais non plus moi, c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2,20a). Si Paul peut témoigner du Vivant, c’est que la croix s’est révélée à lui, pour lui, un « événement » de vie, un effet de Sujet, et qu’il s’identifie à l’événement dont il témoigne : « Je suis à jamais crucifié avec Christ [...]. Et ce que maintenant je vis dans la chair, c’est dans la foi que je le vis, celle du Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,19.20b)[19].
Faut-il le préciser ? On s’éloigne ainsi des interrogations un peu vaines et vides (comme le tombeau d’ailleurs) autour de la « factualité » de la résurrection.
2.2. « Vérité » : vérité, véracité ou véridiction ?
Il nous faut reconnaître les limites du travail d’interprétation théologique : il est impossible de vérifier ou de réfuter par le savoir historique que la vérité s’est incarnée dans l’histoire. Nous ne pouvons que tester, mettre à l’épreuve cette prétention, en nous soumettant à la tâche de dire de la manière la plus convaincante possible l’ancrage historique de la foi. C’est là l’enjeu herméneutique de toute quête du Jésus historique.
Bühler 1998, 516, je souligne
La Bible dit-elle vrai ? Question redoutable mais au demeurant fort ambiguë. De quelle vérité parle-t-on ? « Qu’est-ce que la vérité ? » lance d’ailleurs Pilate à Jésus au cours de son procès (Jn 18,38). À chaque fois qu’un auteur emploie ce terme, il faudrait lui demander de préciser. Dans la citation ci-dessus, tirée de l’article résumé en section 1, Bühler a-t-il en vue la conception de la vérité « effet de Sujet » décrite par Badiou, universelle en ce qu’elle peut être expérimentée par tout humain (section 2.1) ? Ou une vérité philosophique transcendantale dans une perspective platonicienne ? De fait, depuis Spinoza, l’histoire, et spécialement l’histoire en exégèse, n’a plus affaire avec cette vérité transcendantale, qu’on laisse à la théologie (Gignac 2014). Or, la question de la vérité est réinvestie, du côté de l’histoire, sous la dimension de « véracité » : la Bible dit-elle vrai dans son énumération des faits anecdotiques de l’histoire ? Cela s’est-il passé ainsi ? Est-ce exact ? Il s’agit d’un questionnement bien moderne, terriblement moderne, qui obsède nos contemporains mais qu’il convient de dépasser.
Car si on entend autrement la question, dans les termes événementiels évoqués précédemment, la réponse recherchée se situera plutôt du côté de la « véridiction » : en attestant que la mort de Jésus peut être interprétée comme la manifestation de la puissance de vie de Dieu, la Bible dit-elle vrai ? Le cri du kérygme « Christ est vivant » est invérifiable au plan de l’énoncé (véracité), mais il peut être accepté ou récusé au plan de son énonciation (véridiction). Cette attestation, ce témoignage de la première communauté chrétienne, trouve-t-elle écho dans mon expérience d’aujourd’hui ? La seule réponse, positive ou négative, à apporter au témoignage des Sujets de l’événement, en est une de Sujet. Autrement dit : ce témoignage provoque-t-il chez moi un « effet de Sujet » ? À l’évidence, je me situe ici bien près d’un Bultmann.
Notons que cette vérité-véridiction rejoint une autre acception du mot ἀλήθεια dans la Bible (Spicq 1991, 80), qui n’est ni celle de la vérité éternelle de la pré-modernité, ni celle de l’exactitude historique (la véracité moderne), mais l’un des quatre attributs principaux de Dieu lui-même : juste, fidèle, aimant et vrai. La vérité de Dieu est celle de celui auquel on peut se fier — puisqu’il dit vrai. Le témoignage de véridiction des textes bibliques porte à son tour sur la véridiction de ce Dieu qu’ils attestent et qui, à travers eux, ne cesse d’appeler.
2.3. « Révélation », intervention objective ou interprétation du réel ?
Le déficit d’une herméneutique de la foi à l’égard de l’Écriture ne se résume pas seulement en termes d’absence ; à sa place s’inscrit inévitablement une autre herméneutique, une herméneutique sécularisée, positiviste, dont la clé fondamentale est la conviction que le divin n’apparaît pas dans l’histoire humaine. Selon cette herméneutique, lorsqu’il semble qu’existe un élément divin, on doit l’expliquer d’une autre façon et tout ramener à la dimension humaine. En conséquence, on propose des interprétations qui nient l’historicité des éléments divins.
Benoît XVI 2010, 66 ; le document souligne par l’italique, j’utilise le soulignement pour mettre en évidence
Dans cet extrait de l’exhortation apostolique Verbum Domini, Benoît XVI s’objecte à une « herméneutique philosophique, qui nie la possibilité de l’entrée et de la présence du divin dans l’histoire » (2010, 66). En cela, comme nous l’avons vu avec Yarbrough (2004) dans la section 1, il n’est pas seul[20].
Or, on concevra aisément que la définition de la révélation, si elle consiste en l’autodévoilement de Dieu comme celui qui appelle et entre en relation (Dei verbum 1966, § 2) et si elle advient comme un « événement » de « vérité », sera tributaire de la valeur qu’on accorde à ces deux derniers mots. Une révélation factuelle, objective et de l’ordre de la véracité ne sera pas la même qu’une révélation événementielle de l’ordre de la véridiction et fruit d’une expérience d’effet de Sujet — en spécifiant qu’une telle compréhension subjective de la révélation n’est pas synonyme de subjectivisme et donc de relativisme. S’il y a dévoilement, ce ne peut qu’être de l’ordre de la grâce et du mystère. Il est ironique que, dans l’extrait ci-dessus, Benoît XVI taxe la rationalité moderne de « positivisme » parce qu’elle refuse la naïveté d’une intervention divine comprise au premier niveau, alors que c’est la conception de la révélation présentée par Verbum Domini qui s’avère positiviste, objectivante et quasi matérialiste. Comme le synthétise à juste titre Petit (2007, 249) : « Aucune théologie de la Révélation ne peut faire l’économie de son inscription expérientielle native et ainsi de son appartenance au registre de l’interprétation. » Et encore : « Les christologies chrétiennes trouvent leur origine non pas dans la figure historique de Jésus de Nazareth à laquelle une lecture attentive des textes des Évangiles permettrait un accès assuré, mais bien dans l’interprétation que des hommes et des femmes en ont faite après sa mort sur la croix, faisant alors l’expérience dans leur vie de sa présence efficace » (Petit 2007, 249).
La résurrection comme telle n’est pas un « fait » de l’histoire (et cela, que le tombeau ait existé ou non, qu’il ait été plein ou vide, ou qu’il ait été ou non sous surveillance vidéo), mais une interprétation de la mort de Jésus comme « événement » salvifique. C’est en ce sens que Dieu « est intervenu » en faveur de son christ et en faveur de la vie[21].
2.4. « Histoire » : history or story / Historie oder Geschichte ?
Il n’y a pas à revenir sur la distinction bien connue entre Historie et Geschichte, entre lesquelles il ne faut d’ailleurs introduire ni opposition ni séparation. Disons seulement que la foi qui porte sur un événement historique peut s’appuyer sur sa propre Geschichte.
Sesboüé 1998, 506
Malgré l’affirmation de Sesboüé qui la tient pour acquise, il me semble important de revenir sur la distinction entre les deux mots allemands Historie et Geschichte, qui ne recoupe pas complètement celle qui existe en anglais entre history et story. Introduite d’abord par
le luthérien allemand Martin Kähler (1835-1912), cette utilisation de deux mots, l’un de racine germanique (geschichtlich) et l’autre de racine latine (historisch) a connu de multiples variations tout au long du xxe siècle ; elle tente de distinguer « le simple fait dont l’existence est attestée par l’histoire » de « l’événement durablement marquant », voire de ce qu’on peut appeler « réalité significative ».
Theobald 2008, 74
Historie désigne l’histoire comme science, tandis que Geschichte désigne l’histoire comme événement que l’on raconte parce qu’il est significatif. Historie serait l’histoire observable et objective, tandis que Geschichte serait l’histoire subjective qui nous concerne et dont nous sommes partie prenante — et dont, par conséquent, nous proposons une interprétation quant à sa signification.
Dans la ligne des remarques précédentes, il existe donc un lien entre, d’une part, « l’événement » tel que défini plus haut (section 2.1), sa véridiction (section 2.2) et la composante interprétative au coeur de l’intuition d’une révélation de Dieu (section 2.3), et, d’autre part, la Geschichte. En ce sens, Sesboüé cité ci-dessus aurait pu écrire : « la foi ne peut désigner l’historicité de la croix comme un événement de résurrection qu’en mettant en oeuvre une Geschichte dont la composante narrative est essentielle[22] » — que ce soit dans le discours kérygmatique ou les récits plus élaborés d’apparitions.
On retrouve la même intuition à l’oeuvre chez Karl Barth, qui cherche à préserver l’historicité de « l’histoire de l’alliance de grâce » (Geschichte des Gnadenbundes), avec son caractère en partie narratif, tout en récusant tout historicisme. Dans sa Dogmatique, il utilise à au moins deux reprises la distinction entre Historie et Geschichte. Dans un premier temps, dans le contexte de la doctrine de la création, il emploie le terme Geschichte en soulignant qu’il désigne toujours une réalité « pas “historique” [historisch] seulement », voire, dans le cas de la création, « non “historique” [unhistorisch] » (Barth 1960, 83)[23]. Il définit « historique » (lié à Historie) comme relatif à « des faits accessibles à l’homme, parce qu’il peut les dominer, les saisir, les comprendre [...] en liaison avec d’autres du même ordre » (Barth 1960, 82), avec lesquels ces faits peuvent être comparés. Or, selon le théologien suisse, le cas de la résurrection est d’un autre ordre, plus analogue à celui de la création (pour la pensée, dans les deux cas, il s’agit bien d’un passage à la limite). Toutefois, contrairement à la création, la composante proprement historique n’y est pas complètement absente, du fait qu’elle renvoie à un homme concret et à l’expérience vécue par ses disciples après sa mort. Autrement dit, l’argumentation barthienne (comme le présent article) se situe sur le fil du rasoir : comment rejeter l’historicisme et relativiser l’historicité sans évacuer celle-ci ? En définitive, l’ancrage historique de la résurrection devient bien mince :
Or ce lien peut devenir très vague, il peut même disparaître presque complètement à l’occasion : ce sera le cas au centre même de l’histoire de l’alliance de grâce [Geschichte des Gnadenbundes], dans la résurrection de Jésus-Christ. Que signifie, en effet, voir et comprendre un véritable miracle ? Que signifie percevoir, constater, enregistrer une résurrection d’entre les morts ? La composante strictement « historique » [historische] de l’histoire [Geschichte] semble ici avoir presque disparu, tandis que sa composante « non historique » [unhistorische] paraît avoir complètement dominé.
Barth 1960, 83
Et de même le compte rendu humain [de la résurrection], sa description [par le moyen] d’histoire [Geschichtsschreibung], semble devoir obligatoirement faire sauter la forme de la chronique « historique » [historicher].
Barth 1960, 83, je modifie la traduction[24]
À force de relire la prose de Barth — qui, finalement, ne se caractérise ni par la concision ni par la précision — on se demande si on ne devrait pas accentuer l’aspect narratif de Geschichte, en traduisant par exemple ci-dessus Geschichtsschreibung par « description narrative ». Plus tard, dans le contexte de la doctrine de la réconciliation, Barth écrira effectivement :
La réconciliation est une histoire [Geschichte]. Qui veut la connaître doit la connaître comme une histoire. Qui veut la comprendre doit la comprendre comme une histoire. Qui veut en parler doit la raconter [erzählen] comme une histoire. Celui qui voudrait concevoir la réconciliation comme une vérité supra historique [übergeschichtliche], c’est-à-dire a-historique [geschichtslose], ne pourrait pas la concevoir du tout. Elle est certes une vérité, mais une vérité qui « se passe » [ereignet] dans une histoire et qui devient manifeste dans cette histoire [...] ».
Barth 1963, 164, je souligne
On sent que Barth veut ancrer le discours chrétien dans le réel, dans une temporalité — non pas une vérité abstraite ou mythique mais une vérité qui advient dans la vie des humains. Mais au même moment, il insiste sur l’aspect narratif de la Geschichte : une vérité qui se dit dans un récit, dans un témoignage, et qui ne surplombe pas les tâtonnements narratifs opérés par les humains dans le but de saisir la vie qui se déroule et la temporalité qui s’écoule. Bien sûr, une telle insistance sur l’aspect narratif de Geschichte extrapole par rapport aux propos de Barth, qui n’a pas connu les réflexions de Ricoeur...
La question demeure donc : comme pour le concept d’événement, faut-il faire un pas de plus et radicaliser la composante « non historique » de Geschichte dans un sens narratif ? On sait qu’un conte pour enfant purement fictionnel est une Geschichte. Faut-il alors se tourner vers la distinction anglaise entre history et story en explorant les possibilités du second terme pour redéfinir les données du problème ? Mais une approche narratologique de la Bible qui couperait trop radicalement ses attaches à l’histoire-historicité n’est-elle pas extrêmement réductrice ? — fictionnel étant alors compris comme un synonyme de fictif, mensonger ou fantastique, voire phantasmatique ? Or, la longue étude de Ricoeur (1983-1985) dans Temps et récit a bien montré deux choses. D’une part, que la configuration du récit n’éloigne pas du réel mais permet de le refigurer dans toute sa complexité et ses incertitudes, étant entendu que la cohérence du récit est nécessairement plus forte ( !) que celle du réel, qu’il contribue justement à rendre plus vivable dans son incohérence. Et c’est là toute la profondeur des contes pour enfants, qui aident à structurer la personnalité et à l’outiller pour vivre le combat de la vie. D’autre part, Ricoeur a attiré notre attention sur la vulnérabilité de la distinction entre histoire et fiction, puisque la science historique est nécessairement fictionalisée par l’incontournable mise en intrigue de l’historien[25], et puisque la fiction historicisée rend mieux que le traité d’histoire l’épaisseur de « l’événement ». C’est bien ce que font les récits d’apparitions du Ressuscité : au-delà de leur véracité historique, ils font pénétrer dans l’expérience dont ils portent la trace, en tant que récits performatifs.
Finalement, on peut sans doute se satisfaire, voire se réjouir, de l’ambiguïté du mot histoire en français, qui porte les deux acceptions, narrative et historique — contrairement à l’allemand ou à l’anglais — mais à condition de se souvenir constamment de cette ambiguïté. Cela nous permet de récapituler le déplacement souhaité de la manière suivante : passer d’une histoire du salut à connotations forcément historicistes, à des histoires de salut à connotations narratologiques. Précisons : des histoires dont nous sommes partie prenante et qui permettent d’interpréter le chaos de nos vies et de « l’histoire ». Quelle que soit la part d’historicité des récits bibliques — une question qui demeurera importante du fait de la grande découverte de la modernité qu’est l’historicité —, leur véritable valeur théologique est de déployer un monde possible face auquel le narrataire doit se prononcer. Ces histoires de salut disent beaucoup mieux que tout autre calque du réel ce que fut et ce que pourrait être encore l’expérience d’un Dieu qui survient dans la banalité des existences humaines, tant individuelles et collectives, jusque dans les expériences de mort.
Or, cette perspective n’est pas nouvelle. Comme le note avec justesse Jacques Briend :
Est-ce que la Bible juive peut être considérée comme un pur et simple témoignage historique ? Pendant des siècles la question ne s’est pas posée en ces termes, car la Bible juive était d’abord le Livre d’une communauté croyante, transmettant une tradition qui forgeait l’identité religieuse de cette communauté confessant le Dieu d’Israël comme sauveur et créateur.
Cette confession renvoyait certes à des événements, mais interprétés et reçus dans la foi. Si, à une époque plus récente, les chrétiens évoquent une « histoire sainte » qui englobe le tout du Premier Testament, les Pères de l’Église parlaient plus simplement d’une « économie du salut », expression qui n’utilise pas le terme d’histoire. L’histoire telle que nous l’entendons aujourd’hui ne faisait pas question.
Briend 1987, 13, je souligne et note à nouveau l’ambiguïté du mot « événement »
En somme, il faudrait creuser comment une approche narratologique permet de poser l’ancrage des humains dans une historicité, autrement que ne le fait l’approche historienne (voire historiciste). D’une certaine manière, l’historicité n’est pas tant celle des choses racontées que celle des narrateurs et de leurs narrataires.
2.5. Historicité : celle des énoncés ou de celle de leur énonciation ?
D’une manière générale, la Bible rappelle constamment le caractère historique de la révélation divine, ce qui rend impossible toute lecture qui négligerait cette dimension historique. [...] Cela signifie que la tâche de l’exégète historien consiste en premier lieu à poser la question historique non par rapport à l’historicité des personnages et des événements, mais par rapport aux différents contextes de production de ces récits.
Römer 2007, 161, je souligne et note à nouveau l’imprécision des mots « révélation » et « événements »
Dans la logique d’une interprétation de l’expérience puis de son attestation véridique, ce qui est historique, ce n’est plus l’intervention de Dieu en faveur de la libération d’un peuple (exode) ou en faveur de son messie (résurrection), mais le témoignage du peuple d’Israël ou des disciples de Jésus de Nazareth, témoignage qu’on peut situer sur la ligne du temps avec les conséquences que l’on sait : la durée du peuple d’Israël et la naissance du christianisme. Autrement dit, ce qui est historique, ce ne sont pas les énoncés du genre : « nos ancêtres ont pris Jéricho avec l’aide de Dieu », mais leur énonciation : « en ce moment où nous finalisons l’édition de nos récits fondateurs et où nous faisons l’expérience du retour d’exil, nous racontons cette histoire comme étant la meilleure façon d’attester qu’au coeur de notre expérience d’exil, nous repérons la présence de Dieu ». Une histoire, bien sûre, qui se déroule dans le monde et la temporalité des humains...
Accessoirement — mais je ne peux développer ici — les cinq considérations qui précèdent devraient nous conduire à remettre en débat la centralité voire la nécessité de l’approche historico-critique de la Bible — une affirmation reçue comme axiome et répétée sans jamais être questionnée ou nuancée, comme une évidence. Mon hypothèse est qu’une telle approche ne doit pas être écartée, ne serait-ce que pour faire justice à la modernité, mais qu’elle doit être radicalement relativisée. Autrement dit, l’incarnation peut être comprise en termes d’historicité — et même, jusqu’à un certain point, doit l’être dans cette perspective, puisque son point de départ est la vie et la mort d’un homme concret du ier siècle (revoir les thèses de Sesboüé, section 1). Mais il ne faut pas oublier qu’elle fut aussi comprise, durant au moins quatorze siècles, d’une manière qu’on qualifierait aujourd’hui de mythique, comme l’incarnation du Verbe de Dieu. Et qu’elle peut et doit être comprise aujourd’hui autrement, en tenant compte des réflexions contemporaines sur le langage (avec Wittgenstein, Heidegger, le structuralisme et la psychanalyse, entre autres). « Le Verbe s’est fait chair » peut s’entendre aussi d’une autre manière que de la seule perspective historique — malgré toute l’importance de l’historicité humaine (Fortin 2005). Ou plutôt, « le Verbe s’est fait chair » peut s’entendre autrement, au nom même de cette historicité, au nom d’une énonciation historiquement située qui me rejoint aujourd’hui de par ma condition langagière, dans la situation historique qui est la mienne, sans oblitérer pour autant la distance qui me sépare de l’énonciation première de ces textes. Une compréhension narratologique de la Révélation n’exclut pas l’historicité humaine, car le langage est la condition de possibilité d’une telle historicité. Le récit crée le temps humain et donc la notion d’histoire. Et la condition langagière humaine, tout à la fois, s’avère la manifestation première de l’historicité comme ancrage dans une contingence historique, et permet, comme médiation, l’accès à cette historicité et le dialogue avec d’autres moments contingents de l’histoire. Avant de se situer dans le temps, l’humain se situe dans le langage, grâce auquel il saisit (ou tente de saisir) le temps[26].
3. Pour conclure de manière narrative
En préparant cet essai, je me suis souvenu d’un questionnement qui émergea lors de ma première expérience de lecture de la Bible, durant l’été où je m’apprêtais à entrer au secondaire. Mon grand frère avait reçu une Bible d’étude pour son enseignement religieux à l’école, la première Bible qui entrait à la maison. C’était une Bible de Jérusalem, édition 1956 (je ne sais pas pourquoi, celle de 1973 n’avait pas encore traversé l’Atlantique). Aussi inouï que cela m’apparaisse aujourd’hui, je me suis donc mis à la lire, en plein coeur des vacances, à partir de Genèse, ne m’arrêtant qu’au seuil des livres prophétiques et ne sautant que quelques passages du Lévitique. Puis j’abordai le Nouveau Testament : évangiles, Actes et apocalypse — en ignorant les lettres, comme de raison. (Je ne me doutais pas à l’époque que je deviendrais un spécialiste paulinien.) Je ne le savais pas encore, mais je formulai alors ma première question théologique. Pourquoi Dieu parle-t-il à Caïn, à Abraham, à Moïse, à Samuel, à Salomon, parfois directement, parfois en songe, mais ne nous parle-t-il plus aujourd’hui ? J’étais particulièrement intrigué par le fait que plus on avançait dans la narration, plus les interventions de Dieu se faisaient discrètes[27]. Par exemple, à l’époque de Josué puis des Juges, Dieu est un véritable stratège militaire, mais à l’époque des Maccabées, les aléas de la révolte ne dépendaient plus que de la ruse guerrière de Judas et de ses frères, ou de la traîtrise de ses adversaires. Les nombreuses et spectaculaires théophanies du début de la Bible se faisaient de plus en plus rares, en avançant dans « l’histoire sainte ». Jésus lui-même se voyait refuser le privilège de converser face à face avec Dieu son Père, sinon lors des deux théophanies relativement discrètes du baptême et de la transfiguration. Et si Dieu est intervenu dans ce glorieux et épique passé, pourquoi ne le fait-il plus à notre époque ? C’est bien plus tard, en prenant conscience de l’indicible Shoah, que je fus confronté à la question du silence de Dieu face aux camps d’extermination, qui prolonge ce questionnement initial. Questionnement naïf d’un garçon féru d’histoire qui abordait la Bible comme on aborde les croisades ou la découverte des Amériques, et qui était traversé, sans le savoir, par l’historicisme.
N’est-il pas tellement plus simple — et libérateur — d’appréhender la Bible non pas comme une chronique historique, mais comme le témoignage d’un peuple concret — donc historique — qui rétrojette, dans une vaste saga historicisée de son passé, sa conviction que derrière les aléas de son histoire, ou plutôt, au coeur de celle-ci, il perçoit la présence agissante, aimante, signifiante et fidèle d’un Dieu qui l’accompagne et toujours le précède ? La Bible est véridique, puisqu’elle témoigne et dit vraiment les deux expériences qu’Israël (AT) et les premiers chrétiens (NT) ont interprété comme la manifestation de Dieu : la destruction de Jérusalem suivie de sa reconstruction, et la croix de Jésus appréhendée comme Vie, deux événements dont il fallait faire mémoire et dont les croyants se souviennent encore — grâce à un récit où ils se reconnaissent, à condition de ne pas le lire au premier degré[28].
Parties annexes
Note biographique
Alain Gignac est professeur titulaire à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal et président de l’Association catholique des études bibliques au Canada (ACÉBAC). Spécialiste des lettres du Second Testament et des théories de l’interprétation, il vient de publier (2014) L’Épître aux Romains, Paris, Cerf (Commentaire biblique. Nouveau Testament 6).
Notes
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[1]
On reconnaîtra ici un clin d’oeil au Concile de Chalcédoine (451) qui a proposé certains paramètres pour décrire la coexistence des deux natures, humaine et divine, dans le Christ. Sesboüé (1998, 511-512), dont il sera question plus loin, reprend l’analogie et l’applique aux rapports entre histoire et théologie : il ne faut pas confondre ni séparer la recherche sur l’historicité de Jésus vrai homme et la réflexion sur la foi qui désigne aussi Jésus comme vrai Dieu.
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[2]
Voir les articles de Petit, Baslez et Gerber dans ce numéro.
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[3]
Voir les articles de Lemardelé et Schwentzel dans ce numéro, ainsi que Abadie (2009). Ce dernier insiste : comme toute source documentaire historique, la Bible doit être examinée et évaluée — y compris à la lumière des données archéologiques ! — mais les archéologues ou historiens en dehors de la spécialité biblique ne sont pas toujours assez critiques dans l’analyse de l’histoire de la rédaction, de la mise en récit et de l’intentionnalité théologique de ces documents (p. 58-59, 80, 82, etc).
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[4]
Voir déjà l’excellent essai de Beauchamp (1982) et la discussion qui l’accompagne, particulièrement p. 259-261.
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[5]
Le liminaire du présent numéro présente cette remise en question de manière différente et plus élaborée. Voir aussi l’article de David dans ce numéro, ainsi que Gignac (2013).
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[6]
Ska (2001, 61-64) exécute quelques acrobaties pour sauvegarder l’historicité de l’exode en s’appuyant sur Anetti (2000) pourtant dénoncé par Briend (1987, 17-18). Je ne saurais trop recommander ce dernier article, qui porte un questionnement analogue à celui du présent essai et y apporte des réflexions complémentaires.
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[7]
Généralement, on distingue : 1) de Reimarus à Schweitzer (1774-1906) ; 2) la « nouvelle » quête suscitée par Käsemann (1950-1980) ; 3) la troisième quête, principalement états-unienne (depuis 1985) — bien que cette périodisation et cette typologie soit contestée. Il s’avère significatif que ces enquêtes sont communément désignées dans le jargon des spécialistes par le vocable « quête » aux connotations épiques et quasi narratives, voire mythiques. Pour un bilan, voir entre autres : Cuvilier (1998), Fusco (1998), Marguerat (1999), Meier (1999), Puig i Tàrrech (2000), Marguerat (2001).
-
[8]
Voir les articles de Michaud et Piovanelli dans ce numéro.
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[9]
J’entends par « narratologie » une philosophie du récit, dans la ligne des Ricoeur et McIntyre : « l’humain est un animal narratif » qui articule sa temporalité et son historicité en se racontant et qui crée l’histoire en la mettant en intrigue dans des histoires. Il s’agit d’un concept plus englobant que ceux de « narrativité » (phénomène littéraire) ou d’« analyse narrative » (méthode), car porteur d’une connotation épistémologique — un concept qui permet donc de rappeler aussi qu’aucune méthode n’est jamais neutre mais se rattache nécessairement à une théorie de la connaissance.
-
[10]
Beaucoup de fondamentalistes ou de conservateurs instrumentalisent la (post)modernité pour critiquer la modernité... d’un point de vue pré-moderne. Ce n’est pas parce que la (post)modernité critique les apories, excès ou illusions de la modernité qu’elle cesse d’être moderne — ce que je marque constamment par la graphie « (post)moderne ». Il faut revoir les intuitions de celui qui a ciselé le vocable, Lyotard (1988, 31) : la (post)modernité ne suit pas la modernité comme une nouvelle époque mais constitue son futur antérieur, tel un « post-it », un papier-collant qui lui aurait toujours été accolé, à titre de mode d’emploi ou d’avertissement. D’ailleurs la (post)modernité se méfie de la périodisation moderne de l’histoire et la remet en question.
-
[11]
« Hénaurme » est une variante superlative de « énorme », dont la graphie renvoie à une modification exagérée de la prononciation, à l’oral. Vérification faite, le mot vient de faire son entrée dans la mouture 2014 du Petit Robert.
-
[12]
Au détour des pérégrinations de la recherche, je suis tombé sur un vieil article de Gilkey (1961) qui posait déjà le problème (et sa solution) dans les mêmes termes que Yarbrough — ce qui illustre à nouveau la persistance du débat.
-
[13]
Voir les recensions de Marshall (2005), Bendemann (2006), Guthrie (2006), Johnson (2006), Thielman (2007), Hafemann (2008), Shealy (2009). La seule recension négative (qui dénonce le traitement peu cohérent infligé à Wrede) est celle de Räisänen (2006) — qu’on situerait volontiers dans la ligne de « l’orthodoxie critique ».
-
[14]
Voir les interventions répétées de Ratzinger (1989 ; 2000 ; 2007), auxquelles a répondu Gibert (2008 ; 2011), ainsi que la discussion à la fois touffue et étoffée de Capetz (2011) qui critique trois partisans de l’approche canonique, théologiens de « l’école de Yale » : Brevard S. Childs, Christopher R. Seitz et Dale B. Martin. À vrai dire, la remise en question de l’approche canonique mériterait d’être nuancée (éventuellement dans un autre article) : il s’agit d’un courant pluriel qui cherche à juste titre à réconcilier exégèse et théologie et qui n’a donc pas tout faux. Ainsi, pour reprendre les trois cas de l’analyse de Capetz, il est clair que la position ultra-critique de Martin prise à l’encontre de l’approche historico-critique, à partir d’une position épistémologique (post)moderne, diffère considérablement de la position de Childs et Seitz.
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[15]
Je me propose d’illustrer ce diagnostic dans un prochain article, en cours de préparation, qui analysera l’exhortation apostolique Verbum Domini publiée par le pape (maintenant émérite) Benoît XVI.
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[16]
Je ne reviens pas sur l’expression « événement métahistorique ou transhistorique » employée par Schlosser dans la citation initiale au sujet de la résurrection, car si un événement, tel qu’entendu ici, ne peut se confondre avec un simple fait, il ne saurait non plus être détaché de l’histoire et de la temporalité (voir plus loin la discussion à propos de Geschichte). Comme on le verra, la résurrection comme « ce qui est arrivé à Jésus » (sic) n’appartient pas à l’histoire ; l’expérience du Ressuscité, elle, en tant qu’expérience événementielle dont témoignent les premiers chrétiens, appartient à l’histoire. Autrement dit, « résurrection » serait la croix interprétée comme « événement » à partir d’une expérience dont les textes néotestamentaires témoignent et portent la trace.
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[17]
Voir Gignac (2007) qui présentait de manière critique, entres autres, Badiou (1998). L’être et l’événement est le titre de l’oeuvre maîtresse du philosophe (Badiou 1988).
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[18]
Si j’utilise la majuscule, contrairement à Badiou, c’est pour marquer la distinction entre le Sujet de l’événement et le je cartésien. Bien sûr, il y a un être humain qui expérimente quelque chose, mais la corrélation événement / Sujet se situe au-delà de la phénoménologie et du constat : le Sujet n’est pas un je spectateur qui prend conscience d’un fait et le rapporte, mais il est saisi par cet événement qu’il cherche à saisir par son acte d’énonciation, sans le pouvoir vraiment. Le Sujet n’existe pas indépendamment de l’événement. D’où l’expression, « effet de Sujet », qui n’est pas non plus de Badiou, mais dont les connotations lacaniennes ne sont pas étrangères à ce dernier, puisque le Saint Paul de Badiou (1998) est truffé d’allusions à Lacan (entre autres : la fable de la résurrection et les quatre discours).
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[19]
Le vocabulaire de ce verset est du registre amoureux. L’expérience religieuse rejoindrait ici l’expérience amoureuse humaine dans une même « structure de foi » où, par une énonciation qui atteste d’une rencontre, le Sujet se laisse susciter, transformer, vivifier par cette rencontre, en la désignant comme « événement » — alors qu’au plan factuel, il ne s’agit que de l’accouplement insignifiant de deux primates en vue de la reproduction de l’espèce. Il est significatif qu’en spiritualité chrétienne la rencontre amoureuse soit le symbole (voire, en milieu catholique, le sacrement) de la rencontre avec Dieu. « Je t’aime » et « Je suis aimé(e) » n’ont aucun sens au plan de l’énoncé et de sa véracité (c’est invérifiable), mais trouve leur signification au plan de l’énonciation et de la véridiction, lorsque cet appel de l’un des partenaires devient à son tour « effet de Sujet » et réponse chez l’autre. Lorsque je dis ou j’entends « Je t’aime », je dois avoir confiance : seul le débordement de vie signale ou suggère que l’expérience amoureuse est vraiment révolutionnaire, effet de Sujet, structuration nouvelle de l’être.
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[20]
Outre Gilkey (1961) et Yarbrough (2004), déjà mentionnés, on pourrait ajouter le nom d’un théologien aussi novateur que Wolfhart Pannenberg. Selon l’analyse de Nicol (1976), Pannenberg insiste sur trois postulats, en ce qui concerne la résurrection de Jésus : 1) il faut demeurer ouvert à ce qu’un fait du passé puisse être radicalement unique et sans précédent, et donc il ne faut pas exclure que Dieu ait pu intervenir une seule fois de cette manière dans l’histoire ; 2) il existe une connaissance historique de la révélation de Dieu qui précède la foi ; 3) le questionnement existentiel par rapport à la mort est une réalité anthropologique irréfutable qui renforce la pertinence de la Révélation et accrédite l’universalité de la vision apocalyptique judéo-chrétienne en arrière-plan du concept de résurrection.
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[21]
Encore ici, le parallèle avec l’expérience amoureuse s’impose, lui aussi de l’ordre de la grâce et du mystère. Ce que les amoureux expérimentent est bien réel et laisse des traces, mais n’est pas de l’ordre de l’évidence objective qui « tomberait sous les sens ». L’expérience amoureuse n’est pas insensée mais, pour ses protagonistes comme pour les gens autour d’eux, elle relève de la confiance : on ne peut démontrer ou prouver l’existence de l’amour. Une caméra qui filmerait les ébats de deux amants ne saurait capter la vérité de leur relation ni le mystère de leur communion.
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[22]
En rendant au théologien ce qui appartient au théologien, il me semble que Sesboüé ne s’opposerait pas à ma reformulation, puisqu’elle va dans le sens de ses autres thèses qui accordent une grande importance à l’aspect narratif — comme il l’a bien montré aussi ailleurs (Sesboüé 1988).
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[23]
Fernand Ryser traduit Historie et Geschichte (et leurs dérivés) par le même mot histoire (et ses dérivés), mais dans le premier cas il ajoute toujours les guillemets. Dans les citations de Barth, pour plus de clarté, je précise entre crochet le terme allemand.
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[24]
Je corrige la traduction de Fernand Ryser qui rendait ainsi l’allemand : « Et de même le compte rendu humain de la résurrection, sa description “historique”, semble devoir obligatoirement faire sauter la forme de la narration ». Le texte originel allemand se lit : « Und auch der menschliche Bericht darüber, die Geschichtsschreibung, scheint da die Form historischer Relation notwendig sprengen zu müssen » (Barth 1945, 85).
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[25]
Dans cette ligne, on notera la mode actuelle des historiens universitaires qui consiste à écrire des romans pour exposer leur recherche (par exemple Sidebottom 2009).
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[26]
S’ouvre alors le chantier d’une théologie du logos, d’une théologie de la Parole qui reprenne le dialogue avec la philosophie du langage.
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[27]
Le nouveau paradigme de l’histoire d’Israël explique bien cette observation : il est d’autant plus facile de faire parler et intervenir Dieu directement dans un récit historicisé rétrojeté dans le passé, que ce passé est plus lointain et plus fictif ! Plus on se rapproche du présent de la rédaction, plus la narration devient à ce sujet prudente, laconique et économe de détails, puisque, comme nous, les rédacteurs faisaient l’expérience, dans leur prière et leur spiritualité, que la présence de Dieu dans l’actualité ne relevait pas de l’évidence mais d’une énonciation croyante.
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[28]
Merci au collègue Robert David et à mes deux évaluateurs anonymes pour leurs remarques et encouragements – le produit final relevant bien sûr de ma seule responsabilité. En mettant la touche finale à mon article, je prends conscience d’un important angle mort à mes propos : il faudrait reprendre la question en intégrant la perspective de la littérature prophétique (dans son propre ancrage historique et dans sa référence à la mémoire d’Israël).
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