Résumés
Résumé
Cet article tente d’élaborer une théologie africaine, en partant des développements johanniques sur la vie, pour relire la solidarité clanique africaine, ainsi que le penchant communautaire de la vie en Afrique noire. Dans la perspective de l’inculturation, il tâche de dynamiser ces valeurs africaines, de les dilater aux dimensions de la charité chrétienne ; ce faisant, le Christ occupe désormais le centre de la solidarité africaine et la fait tendre vers la communauté de vie qui existe entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Abstract
This paper aims at elaborating an African theology, using St John’s perspectives about the life in the Gospel, and examining the African family’s solidarity and the African communitarian sense of life. Interested in enculturation, this paper tries to emphasize these African social values to make them reach the level of Christian charity. In this way, Christ can now be at the center of the African solidarity, which gets closer to the communion of life that is between the Father, the Son and the Holy Spirit.
Corps de l’article
Dans mes travaux antérieurs, depuis 1968, j’ai mis en rapport le thème de la vie selon saint Jean, avec l’axiologie des proverbes et d’une vingtaine de genres littéraires de la Parole-Patrimoine du Burundi, tout d’abord, puis avec l’ensemble de l’ossature des valeurs du continent africain. Je me suis fait ainsi une série de convictions profondes que je suis heureux de livrer au lecteur dans la présente approche.
Toutefois, il ne s’agit pas de recherches particularisées à partir d’ouvrages, d’articles, de sites, de textes oraux ou écrits pris en eux-mêmes. Il s’agit plutôt d’un regard, établi après recul et proposé comme un tremplin, destiné à permettre à l’inculturation et à la théologie africaine, de sauter bien plus loin. Il est plus que temps ! Les piétinements et les plombs dans l’aile actuels ne peuvent qu’inquiéter. Commençons par le rappel des axes des aspirations africaines.
1. Les aspirations anthropologiques de statut en Afrique
La tradition africaine nous a tout d’abord légué l’étonnement face au mystère qu’est le dedans de toute personne : cet abîme dont on ne peut voir le fond. Mais, en même temps, l’homme africain s’est toujours rendu compte que sa vie est pétrie d’harmonie et d’intégration. L’harmonie intérieure elle-même ne s’acquiert que grâce à autrui. Le primat du « nous » sur le « je » est donc une exigence de nature, en Afrique noire. La prise au sérieux de la présence d’autrui dans notre vie, c’est cela la Vie. Vivre c’est vivre avec, au-dedans de soi comme au dehors de soi. Notre intériorité est un tissu dont les fibres proviennent des représentations de nos partenaires, que nous portons au plus profond de nous-mêmes et parfois plus au fond de nous-mêmes que nous-mêmes, comme le dit le grand Africain saint Augustin. Que nous le voulions ou non, qu’il vente ou qu’il pleuve, nous sommes bâtis de bout en bout par autrui. De la sorte, l’autre est aussi immanent en nous que nous-mêmes, de telle sorte que, en fait, nous ne nous appartenons pas en propre. Nous appartenons à tous ceux qui nous habitent. Radicalisation de l’intersubjectivité s’il en fut !
Cette intersubjectivité absolue, dans laquelle nous baignons, nous empêche, par exemple, de nous reprendre après nous être donnés — sous peine de causer une désagrégation au fond de nous-mêmes. On ne renonce pas impunément à l’immanence mutuelle en Afrique. Cette immanence mutuelle est plutôt appelée à transcender même les vicissitudes de la vie, puisque, encore une fois, l’appartenance mutuelle, c’est cela la Vie. Celle-ci ne mérite du reste ce nom que quand elle rend l’homme capable d’« irréversibiliser » ses liens et de ne se sentir achevé que par ce tissu d’inter-liaisons.
Toutefois, en Afrique, l’homme est conscient que cette exigence de nature ne peut pas être comblée au plan humain, au-dedans de l’homme comme en dehors de lui. Il sait qu’il aura beau chercher des palliatifs et des ersatz, la soif radicale de complément demeure. Au bout et au fond des sourires, en dessous de ce que l’on montre, il y a souvent une amertume qu’on traîne avec soi. C’est souvent peine perdue. Il semble même que de malins génies rongent l’existence de l’homme : quand il avance, quelque chose le somme de reculer ; et quand il recule, je ne sais quoi d’autre lui intime l’ordre d’avancer.
L’homme africain est ainsi balloté par des forces dont il ne connaît ni l’origine ni le secret. Parfois, il sent même qu’il est lui-même son propre ennemi. Il éprouve une capacité de discernement, mais il voit en même temps que celle-ci se réduit facilement à une plate aptitude à faire des combinaisons. Il sent aussi que sa volonté tend à devenir une force animale tout court. Enfin, il réalise sans effort que sa sensibilité, qui le fait souvent courir à l’aventure, est en proie à des forces centrifuges irrésistibles qui l’habitent.
Ce qui le met en tension continuelle entre la grandeur et la médiocrité. Ce qui l’oblige même à courber l’échine sous un imperceptible destin aveugle, qui ne fait que le replier sur lui. L’Africain moyen est donc facilement crispé, agité, toujours aux aguets. Il se soumet alors à cette évidence : l’homme ne peut pas combler l’homme.
C’est pourquoi le recours à un plus grand que soi, absolu, est dans le sang. C’est pourquoi, aussi, le sens du sacré est une composante essentielle de la personnalité africaine de statut. C’est pourquoi, enfin, la foi va presque de soi sur le continent africain. En quoi donc devrait-elle consister si une inculturation de la vie que Jésus-Christ donne lui est appliquée ?
2. Dans le cadre de l’inculturation africaine, la foi devient une ouverture à un plus grand que soi, absolu, qui est en même temps amour
En Afrique, l’homme s’adresse spontanément à Dieu. Lui connaît le secret de toutes choses. Il est au coeur de toute action. Or, l’évangile de saint Jean nous l’a révélé, la vie que Dieu donne s’est mise à la portée de l’homme. Dieu ne peut donc être un protecteur extrinsèque qui veille sur les hommes sans, pour cela, surélever leur action : en les aidant seulement à maintenir, tel quel, l’ordre statique, constitué par l’ensemble des créatures.
De la sorte, depuis l’incarnation, pour être croyant, il ne suffit plus d’avoir quelqu’un à qui l’on adresse les demandes. Dieu ne peut plus être seulement ce voisin incontournable. Il est plutôt venu s’insérer dans l’intimité des personnes, pour être plus au fond de l’homme que l’homme lui-même, pour reprendre, encore une fois, la célèbre phrase de saint Augustin. Il est venu susciter de l’intérieur un dépassement et un achèvement progressif. Non seulement, il nous demande de nous dépenser pour obtenir ses bienfaits, mais surtout, il nous aide, du dedans, à radicaliser notre engagement et à valoriser notre existence. De la religiosité faite de confiance en Dieu, l’homme passe ainsi à la créativité sous l’animation trinitaire, Dieu étant pour lui un père (Dieu le Père), un frère (Dieu le Fils) et un ami (Dieu le Saint-Esprit). Tout ce que le « vivre avec » exige en Afrique !
Le Christ, en effet, comme le montre le quatrième évangile, est venu communiquer aux hommes cette capacité de vivre des liens qui l’unissent à son Père et au Saint-Esprit : une identification mutuelle, qui en fait trois personnes en un seul être. Il s’agit là d’une réponse à l’aspiration africaine à une vie à base d’un moi communautaire où les personnes s’animent mutuellement du dedans. Que ces personnes soient physiquement présentes ou qu’elles soient situées loin l’une de l’autre, entre elles, il y a une tension continue vers l’identification les unes aux autres.
Une telle vision de la foi chrétienne approfondirait la présence « inter-subjectivisante » de Dieu dans les coeurs, en prolongement de l’interaction trinitaire. De la sorte, l’homme africain atteint, dans la foi chrétienne, cette intégration à laquelle il aspire, de par sa structure mentale de statut. Voyons cela de plus près.
3. La foi chrétienne est aussi une réponse à l’aspiration africaine à l’intégration humaine
Pour réfléchir sur cette question, faisons, un peu plus profondément, un coup de sonde dans l’évangile de saint Jean, qui m’a inspiré au départ. Le Christ a accepté la mort pour nous sauver. Ceci ne veut pas nécessairement dire qu’il a payé un prix, dans le sens superficiel du mot. Mais il a offert son sang à Dieu : ce même sang qui, dans l’Ancien Testament, constituait la meilleure offrande à présenter à Yahvé, en vue de reconnaître que Lui, seul, est la source de la vie ; et que les hommes n’en sont que les dépositaires. Il s’est servi de ce symbolisme que son peuple comprenait si bien, pour montrer combien il est lié à son père, à la vie comme à la mort, comme cet homme qui s’identifie à un autre, jusqu’à se sentir achevé, en donnant sa vie à ce dernier.
Mais à ce mouvement ascendant, correspondait, en même temps, un mouvement descendant : un désir de sceller par son sang une nouvelle alliance avec l’humanité en se donnant par le même geste à elle. C’est le symbolisme de l’eau sortie également du coeur de Jésus quand il fut transpercé. Par là, il donna la vie aux hommes. Là, nous retrouvons et dépassons le sage traditionnel africain, qui meurt en paix, conscient de revivre dans ses descendants. Ici, c’est Lui-même en chair et en os, qui s’insère dans les intériorités humaines respectives pour les valoriser, les transformer et se les assimiler progressivement jusqu’à faire acquérir à l’humanité une dimension divine, la seule capable de combler l’aspiration africaine à l’intégration.
En mourant sur la croix, en effet, le Christ entraînait tous les siens vers la source de la vie : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé » (Jn 19,37). Regarder du dedans, c’est se tourner vers quelqu’un, l’accepter comme moteur de sa vie. Et ainsi du sacrifice du sang qui n’était qu’un symbole à base d’une chose matérielle entre Yahvé et son peuple, on passait à une médiation personnalisante, qui n’était pas autre chose qu’une personne insérée au coeur de notre existence pour nous surélever.
Adhérer donc au Christ c’est s’engager dans un mouvement ascensionnel qui nous fasse dépasser la condition humaine. Le Christ, en effet, est venu dans le monde pour nous faire naître « d’en haut » nous aussi, à condition que nous l’acceptions au plus profond de nous-mêmes. Il pourra alors rendre le dedans de la personne plus capable de canaliser tout ce que l’homme perçoit, sent et veut. Cette capacité accrue vient précisément du fait que le croyant réédite en lui, petit à petit, les liens qui unissent le Fils à son Père et au Saint-Esprit. Une tension dynamisante prend corps en lui pour le rendre artisan de l’histoire selon le coeur de Dieu. Le foyer d’intégration, ce ne sera donc pas quelque chose, mais Quelqu’un.
En définitive, la vie que Dieu donne, ce n’est pas seulement le fait de sécuriser l’âme, de protéger l’homme, de lui accorder son assistance, de lui donner une issue heureuse, de déjouer les mauvais desseins des ennemis et garantir son salut de façon juridique et extrinsèque, dans l’au-delà. Il s’agit plutôt du fait que le Dieu-homme s’insère dans le tissu de notre intimité et l’anime par les voies qui sont les nôtres. Quand par exemple Jésus-Christ, après avoir remis les péchés au paralytique, lui dit « prends ton grabat et marche », il s’agit d’un langage qui va au-delà du simple fait matériel de le guérir. En se référant à d’autres passages semblables (Jn 1,5 ; 3,19-21 ; 8,12 ; 12,46 ; 1 Jn 1,5 ; 2), on voit combien le miracle est un « signe » d’un renouveau radical dans la façon dont Dieu dirige les hommes : s’insérer au coeur de leur existence, dans leur foyer d’intégration et provoquer en eux cette conversion du coeur. Cela constitue, pour ainsi dire, un « coup d’État » intérieur, fait d’amour et d’engagement. Cela fait passer la conscience religieuse de la foi-confiance en un Dieu protecteur à la foi-dévouement à la suite du Christ-Libérateur : chercher un Dieu, non pas pour nous pousser de l’extérieur à l’action ou seulement couvrir notre misère, mais un Dieu qui nous serve de pôle d’attraction et vers lequel notre intimité canalisera toutes nos virtualités. Approfondissons alors le phénomène du « moi-communautaire ».
4. La vie des croyants devient une acquisition d’un « moi-communautaire » dont le Christ est le foyer
Une vie de foi, qui consiste dans l’engagement d’être artisan de l’histoire à la suite du Christ, a évidemment des effets qui ne peuvent rester à la périphérie de la personne humaine. Au contraire, le croyant s’identifie tellement au Christ que toute sa personnalité en est pénétrée. Il devient créateur avec le Dieu Vivant. Ce n’est donc plus quelqu’un dont la vie religieuse est faite de demandes continuelles et d’instrumentalisations de la prière. L’immanence mutuelle du croyant avec le Christ rappelle plutôt la consubstantialité de la tige avec les sarments (Jn 15,1-8) et surtout ces eaux vives qui coulent du sein de celui qui est abouché à la source de la vie (Jn 7,37).
Il ne s’agit donc plus seulement de Dieu « bon voisin absolu », mais de Quelqu’un d’invisible qui remplit de sa présence le fond de notre personnalité et le comble d’un amour créateur, débordant de vitalité, d’enthousiasme, d’ardeur et de fidélité créatrice ; un Dieu qui structure et achève en nous cette dimension communautaire de la personne, si chère à l’Afrique. De la sorte, le croyant, en s’engageant à suivre la voie d’un homme qui s’est présenté comme l’amour incarné et l’a démontré par sa vie, devient, plus que jamais, un homme pour les autres. Il se détourne de la recherche traditionnelle de complément, motivation de base de cette affinité africaine de l’homme pour l’homme, pour se sentir constitué, au plus profond de lui-même, par cet élan de service gratuit qui est le seul prolongement possible du Dieu de Jésus-Christ.
Et alors il se mettra à la disposition des autres pour valoriser ce qu’ils ont de plus original. Il s’identifiera avec tous les gens qu’il rencontrera, car le moi-communautaire que le Christ est venu instaurer dans le monde doit s’étendre à tous les hommes. D’où capacité accrue de dépasser l’énigme que présente toujours l’autre, et l’utilisation mutuelle, auxquels la recherche de complément accule en cas de difficulté d’échange réel.
L’homme, en effet, qui a accepté de placer le Christ au coeur de sa réalisation de soi, ne peut que d’abord chercher à se convertir face au mystère de l’intériorité d’autrui, car celle-ci est à l’image de Dieu. En Afrique, le voisin faisait partie intégrante de l’homme. Mais la foi ajoute à cela une chose : Jésus-Christ c’est cette force ou plutôt cette personne qui attire les hommes les uns vers les autres. De la sorte, le chrétien, par sa vie, témoigne de cette vérité : on ne peut se détourner de l’homme et découvrir Dieu (1 Jn 2,3-11 ; 3,14-24). Poursuivons ce thème en voyant combien l’amour basé sur cette dimension communautaire de la foi chrétienne ne peut qu’aller loin, dans un coeur converti. Qu’en sera-t-il alors de la charité ?
5. Pour une charité qui assume et dépasse la dynamique africaine de partage
L’homme africain vit d’ouverture. En Afrique, se réaliser, c’est avoir quelqu’un pour qui s’engager, en qui prolonger et dilater son « moi-communautaire ». Cette fonction est remplie au plus haut point par la présence d’un enfant dans une famille. Mais pour que cet épanouissement puisse aider à dépasser les frustrations éventuelles, il faut créer autour de soi un climat d’harmonie. Harmonie de cohésion avec les siens, de solidarité avec les voisins et de communication avec tous ceux qui se présentent à nous, incluant ce qu’ils ont à nous dire. Tout cela pour donner à son « moi-communautaire » le plus grand champ de respiration possible. Mais l’ambiguïté d’autrui et le refus de solidarité qu’affichent les ennemis ne peuvent que désarçonner l’homme en Afrique comme ailleurs.
C’est pourquoi, l’Africain moyen s’élève très spontanément vers le Dieu providence qui surveille les méchants dans leurs machinations. S’il le pouvait, il le mettrait tout simplement de son côté. C’est pourquoi la piété africaine vise généralement à boucher le trou que cause, dans l’existence, la conscience de la misère humaine ; sans élever pour cela l’homme au-dessus de sa condition.
L’inculturation de la Vie que Dieu donne dans l’élan africain vers la vie communautaire peut donc répondre adéquatement à cette aspiration : s’achever dans et par les autres. En se présentant comme l’Amour subsistant, l’Amour incarné, Jésus-Christ prolonge et radicalise ce refus, déjà traditionnel, de considérer les hommes comme des êtres capables de se réaliser juxtaposés. Il crée entre les hommes une solidarité basée sur le don de soi ; une solidarité qui confère une vigueur accrue ; une surabondance de vitalité ; une décision de marcher ensemble sous peine de piétiner ; une volonté de nous vivifier les uns les autres sous peine de nous tuer nous-mêmes ; bref, une capacité de donner notre vie les uns pour les autres, dans un climat de coresponsabilité sans failles.
C’est pourquoi le croyant ne doit pas seulement se convertir à Dieu, mais aussi à son prochain : remettre en question ce à quoi il tient le plus, pour mieux le retrouver achevé dans autrui ; se tuer pour faire vivre son frère ; prendre une conscience viscérale que les hommes ne peuvent s’avancer qu’en rapprochant ce qu’ils ont de plus profond en eux.
Cette aspiration à une conception de la vie comme un tissu d’inter-liaisons, le Christ est venu l’assumer et l’achever : créer entre les hommes ces liens qui l’attachent au Père et au Saint-Esprit : une immanence et identification mutuelle sans pareille. Et cela, non pas pour conserver l’ordre statique existant et animer du dedans une solidarité de gens forcés à être confinés sur place, mais imprimer à cette solidarité un mouvement ascensionnel et irréversible. De la sorte, chacun sera, dans cette montée, un ferment pour son prochain, pour qu’ils vivent ensemble en plein brassage ; pour qu’ils puissent rapprocher leurs intelligences, avoir conscience que l’isolement c’est la stérilité ; et s’achever mutuellement en sacrifiant ce à quoi chacun tient le plus.
De la sorte, la suite du Christ ne consiste pas seulement à répondre à un appel à entendre du dehors, mais une mutation réelle et intérieure de la condition humaine. Suivre le Christ, c’est prendre en charge, dans sa totalité, la condition de ses frères, s’identifier avec cet homme qui souffre de l’isolement parce qu’il est seul au monde ; se voir pour ainsi dire assassiné et humilié en lui ; assumer la responsabilité de tout l’univers ; donner au concept de frère une dimension qui ne connaisse point de frontières. Dans une telle perspective, l’amour du prochain n’est plus médiatisé par une obligation morale qui ne ferait de ce dernier qu’un objet, fût-il de la charité, mais une personne qui a sa propre consistance. L’autre est plutôt fait pour m’achever. Il a à me dire, par le fait même que le Dieu incarné a choisi de parler par lui.
Dans cette perspective plus qu’ailleurs, on ne choisit pas son prochain, mais on l’accueille, pour, en sa compagnie et par lui, puiser de l’eau aux sources du salut. En revanche, l’autre, au sens négatif du terme, qui bloquait mon désir d’aller vers lui, acquiert une fonction nouvelle dans ma recherche d’achèvement : par sa seule présence, il exige que je me convertisse et je l’insère dans mon « moi-communautaire ». Adorer Dieu, en effet, c’est alors se vouer corps et âme au développement intégral de ceux qui nous entourent. Et alors la paix entre les hommes ne sera pas seulement une absence de heurts, mais un désir réel et engageant de se combler les uns les autres.
Dans ce cas, Dieu ne sera plus seulement le garant de la justice entre les hommes, mais un Être qui est là pour les faire converger de l’intérieur. Il ne sera plus seulement celui qui interdit la haine de l’ennemi, mais celui qui solidarisera ce dernier avec nous, progressivement et de l’intérieur, jusqu’à ce que tout soit consommé dans l’unité. Le croyant acquiert ainsi par là une mission précise : déceler toutes les fibres des affinités entre les hommes, faire fermenter par l’amour gratuit les inévitables déterminismes de la vie ; aider son prochain à dépasser les ordres superficiels des détails pour évoluer vers une réconciliation basée sur la conversion à autrui en tant que manifestation de Dieu ; et évoluer aussi vers un « moi-communautaire », appelé à recueillir, même après la mort, les efforts individuels.
Cette convergence progressive et irrésistible des hommes est donc un cheminement vers un tout organique qui n’est pas quelque chose, mais Quelqu’un. Jésus le dit bien à travers l’évangile de saint Jean : « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent toi le seul vrai Dieu et ton envoyé Jésus-Christ » (Jn 17,3). Ici, bien entendu, connaître c’est aimer de façon incarnée, c’est-à-dire à la fois « verticalisée » et « horizontalisée ».
D’où la capacité accrue de donner une âme au développement, d’animer l’évolution, voire la révolution des mentalités et des structures. L’ouverture de l’histoire sur une eschatologie, en effet, ne peut que commander une hardiesse dans les réformes à opérer : bousculer même ce qui doit l’être afin que l’affinité de l’homme pour l’homme, la capacité de cohésion et d’engagement montre au monde que Dieu est tout en tous. Cela appelle une réflexion sur l’espérance, vu la complexité des problèmes humains qui se retrouvent en Afrique plus qu’ailleurs.
6. La dimension communautaire de l’espérance chrétienne
Dans la perspective d’une vision communautaire et horizontale de l’incarnation et de la résurrection, ni la souffrance, ni le refus de l’homme par l’homme ne peuvent plus avoir raison sur nous. L’espérance chrétienne devient comme un roc sur lequel les faibles peuvent s’appuyer pour ne pas tomber. Le Christ précisément montre combien la résurrection est le résultat ultime d’une mort conçue comme don de soi totalisant. Les apparitions du Christ ressuscité ont eu pour but, en effet, de montrer la capacité de Dieu à créer la vie à partir de la mort. Si on voulait nous permettre une tautologie, nous dirions que la mort a cessé d’être mortelle. Au contraire, le Christ, en mourant à la vie visible, s’est révélé plus agissant dans les siens qu’avant son passage de ce monde au Père.
Évidemment, la rédemption n’a aucun effet magique sur la condition humaine. Cette force mystérieuse qu’est la souffrance continue, comme avant, de ronger l’existence des fils de Dieu. L’homme n’acquiert donc automatiquement aucune capacité de maîtriser sa vie et d’organiser les déterminismes qui la jalonnent. Mais l’humanité en travail entrevoit une issue à l’horizon. Et cette même issue est déjà incarnée dans le présent. Le danger d’une frustration radicale, aujourd’hui comme demain, est ainsi écarté.
L’amertume et l’angoisse que causent respectivement la souffrance et la mort trouvent là une issue. D’une part, chacun est convaincu que l’équilibre n’est jamais trouvé une fois pour toutes. D’autre part, les vicissitudes sont à vivre comme des douleurs d’enfantement à l’issue desquelles tous les efforts des humains sont recueillis et achevés dans la vie à venir. De plus, face à la fragilité et à la caducité de la vie, on sait que perdre sa vie c’est la gagner. C’est être convaincu que personne n’est venu au monde pour traîner les pieds et demeurer sur le même point. Chacun est plutôt venu pour préparer un achèvement qui n’est qu’à ses débuts. Tout est en effet prégnant d’Absolu si on sait remonter à la Source en prenant conscience que Jésus-Christ est à l’oeuvre partout où une personne humaine est en train de chercher à se dépasser.
Depuis que l’incarnation, la mort et la résurrection du Fils de Dieu ont mis le divin à la portée des hommes, en effet, le futur n’est plus une indétermination pure. La vie est un vaste mouvement dirigé par celui qui est venu nous révéler les secrets de Dieu. Le succès final est une certitude. Mais pour se préparer à ce succès final appelé à rendre irréversible tout ce qui aura été bon dans les efforts des hommes, l’espérance chrétienne pose une condition : passer par le prochain. Il faut donc aller vers autrui et par lui pour atteindre Dieu. Après tout, le mal ce sont les distances entre les coeurs. Le Christ est précisément venu inviter chaque homme à se sentir investi des forces et des responsabilités de tout l’univers. De la sorte, les inter-liaisons et cohésions que l’on crée autour de soi, il les a retranchées du domaine du destructible. Croire dans le Christ et aimer sous son impulsion, c’est vivre une vie qui se situe déjà au-delà de la mort. Celui-ci en effet nous a révélé qu’il constitue le fond et l’étoffe de la montée humaine. En sacrifiant donc notre débilitante individualité, nous retrouvons au plus haut point un foyer où sont ramassés les meilleurs de nos efforts.
Comme il est dit plus haut, hier, en mourant, l’homme sage en Afrique était conscient que, s’il laissait derrière lui un idéal, le meilleur de lui-même ne pouvait pas mourir. Aussi ne se préoccupait-il pas outre mesure de son sort individuel dans l’outre-tombe ; et le spectre de la mort ne réussissait pas à paralyser ou désagréger ses énergies à l’heure du grand départ vers les Ancêtres. Ceci constitue une base d’inculturation très solide pour l’approfondissement de ce foyer eschatologique où toutes les personnalités seront recueillies et achevées. Concrètement, évidemment, nous ne saurons jamais, de notre vivant, comment cela se présentera.
L’ignorance de ce que je pourrais appeler l’aspect technique de la réalisation finale de l’homme, nous la traînerons toute notre vie. Mais des éléments susceptibles d’éclairer cet approfondissement se présentent à nos yeux. En Afrique, plus qu’ailleurs, l’homme se sent habité par des Ancêtres qu’il ne voit pas, mais qui conditionnent toute son existence. Ces personnes l’animent du dedans, bien plus efficacement que les personnes qu’il voit. Peut-il douter de l’existence de ces Ancêtres alors qu’ils lui sont si présents et sont plus au fond de lui-même que lui-même ? Ils demeurent en lui. Leur existence intériorisée est un fait d’expérience. À mon avis, le concept de la « connaissance de Dieu » comme définition johannique de la vie éternelle pourrait bien se marier avec le concept de l’inhabitation mutuelle et ouvrir de belles perspectives théologiques.
Après tout, c’est ce genre de présence des hommes dans les autres qui met en branle le monde. Par conséquent, celui qui est présent dans autrui d’une telle manière si intériorisée, pourquoi ne dirait-on pas qu’il est plus existant que les autres ? Or c’est là que se situe la manière d’être de Dieu, que Jésus-Christ est venu communiquer aux hommes. Et c’est cela qui est appelé à se radicaliser au-delà de la mort, sans que nous puissions déjà nous l’imaginer dans tous ses détails. Il y a du reste tant d’autres choses au monde que l’on ne pourra jamais expliquer dans leurs moindres détails, ni toucher du doigt. Si du reste tout était clair, il n’y aurait plus besoin d’espérance. Cela nous permet de passer à la conclusion.
Conclusion
Il y aurait beaucoup à dire sur un tel sujet, du reste si riche en applications pastorales. Mais qu’il nous soit permis de nous arrêter au seuil d’un tel domaine si exigeant. Le plus important à souligner concerne le fait que l’axiologie traditionnelle africaine est d’une richesse rare pour une inculturation visant la théologie de la communauté humaine sans frontières, une théologie politique africaine dans un continent où, même après la prière, on s’adonne aisément aux massacres. Bref, une inculturation qui recherche une théologie de la culture dans cette partie du monde où le parallélisme entre le croire et le pratiquer est, plus qu’ailleurs, une vérité qui crève les yeux.
Parties annexes
Note biographique
Adrien Ntabona est professeur honoraire des universités, directeur du Centre de Recherches pour l’Inculturation et le Développement (CRID) et curé de paroisse péri-universitaire. Il poursuit des recherches en inculturation, interculturation, littérature orale, sémioanthropologie et théologie africaine, en tenant compte de tous ces aspects. Il a récemment publié (2010) Les Bashingantahe à l’heure de l’interculturation, Bujumbura, Édition CRID (Culture et Inculturation 3).