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Le constat est historiquement établi depuis la seconde moitié du XIXe siècle : le tourisme s’affiche en Suisse comme un secteur d’activités d’une très grande importance (Tissot, 2014a ; 2014b). Si l’on s’en tient aux deux dernières décennies (2000-2019), les recettes procurées à l’économie globale du pays représentent en moyenne 7 % du produit intérieur brut, le nombre d’emplois s’élevant à plus de 170 000 (Office fédéral de la statistique, Statistique de l’hébergement touristique, 2000-2019). Il l’est encore plus sur le plan symbolique : l’image qui est renvoyée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières est celle massivement amplifiée par ce que le tourisme fabrique et tente de vendre : montagnes enneigées, nature immaculée, démocratie adulée, multiculturalité affichée, tranquillité incontestée, services efficaces, confort inégalé, authenticité assurée. Bref, les stéréotypes n’ont cessé de s’accumuler pour assurer à l’industrie de l’accueil une place dorée sur le long terme (Müller et al., 2010 ; Engler, 2012). Cela étant, nous pourrions attendre des milieux de la recherche – académique et universitaire – une attention équivalente à ces données brutes et aux supports médiatiques créateurs de ces imaginaires. Nous pourrions aussi attendre que, même réduits, ces intérêts alimentent des réflexions approfondies sur ce que le tourisme a pu apporter aux modifications de l’environnement physique et naturel du pays, aux configurations politiques et sociales de sa population, ainsi que sur les retombées climatiques et économiques globales qui l’affectent. Même formulés sous forme d’hypothèses, ces propos attestent l’impérieuse nécessité de clarifier ce qui a construit un pays et ce qui permet de comprendre comment et pourquoi cette construction s’est opérée. En d’autres termes, il s’agit de répertorier les intérêts qu’ont manifestés les recherches scientifiques – sur les plans méthodologiques, épistémologiques, historiques et des problématiques – pour comprendre l’évolution et les impacts du secteur touristique. Nous le savons, ces liens n’ont rien de naturel ni d’évident – et nous ne parlons pas uniquement du tourisme –, les exemples sont nombreux à montrer qu’au contraire leur existence se heurte à de multiples résistances, qu’elles soient politiques, professionnelles, idéologiques et même… scientifiques, les scientifiques eux-mêmes répugnant parfois à s’y intéresser[1]. La question se pose d’autant plus pour la Suisse où, nous venons de l’écrire, le tourisme contribue de façon très notable à la prospérité et à la reconnaissance du pays. Est-il dès lors possible d’en savoir davantage ? Science et tourisme vivent-ils dans l’harmonie, l’indifférence, la méfiance, la contestation, la concertation ou la passion ? L’image des champs de glace touristiques que des brise-glaces scientifiques tentent vaillamment de traverser reflète-t-elle la situation ? Ou ces derniers ne s’y aventurent-ils qu’épisodiquement, sachant que le jeu n’en vaut pas la chandelle ? C’est l’objectif de cet article que d’apporter des éléments de réponse.

Précisons que ces liens ne peuvent se réduire à une simple fonction utilitaire ou utilitariste, les connaissances issues d’une recherche devant forcément trouver une application pratique à son issue. Faire converger univers scientifique et société civile n’entraîne nullement la soumission du premier à la seconde. Nous devons raisonner à un autre niveau, celui des échanges qui rendent possibles la compréhension mutuelle de ce qui est partagé en termes de connaissances et le respect réciproque de leurs fondements. C’est dire que la résonnance scientifique d’une activité économique ou sociale quelle qu’elle soit dépasse le périmètre assigné à la seule résolution des problèmes posés à un moment donné à ce même secteur. La demande sociale, si elle peut exister, n’est pas un impératif auquel doit répondre une offre scientifique. Il faut être conscient de la diversité des démarches engagées et des objectifs recherchés de part et d’autre. Fondée, la recherche appliquée doit impérativement s’associer à des formes heuristiques qui allient l’expérimentation ou l’observation détachées de toute obsession dans son exploitation. Dans cette perspective, le champ d’investigation doit être aussi large que possible.

Comprendre les prémices et les ambitions qui activent ces liens, estimer les intensités – tant quantitatives que qualitatives – qui les marquent et faire ressortir les raisons de leur existence nécessitent l’accès à des données sur lesquelles nous pouvons établir un bilan. Le travail est relativement aisé pour l’espace helvétique. Le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNRS) a rendu disponibles les projets qui ont été acceptés depuis 1973, toutes disciplines confondues[2]. Cette base de données sera la source majeure de notre article. Elle sera accompagnée par celle mise en service par la Bibliothèque nationale suisse qui recense, dans un recueil annuel (Bibliographie de l’histoire suisse), toutes les publications (ouvrages et articles) relatives à l’histoire suisse toutes périodes confondues[3]. La troisième base de données émane de la Société suisse d’histoire avec l’appui de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales. Dénommée infoclio.ch, l’objectif de la Société suisse d’histoire est de mettre à disposition du public une infrastructure nationale de recherche pour les sciences historiques en Suisse. Le portail rend accessibles les thèses/mémoires/licences soutenus dans le domaine historique dans tous les établissements universitaires suisses[4].

Notre texte se divise en deux parties : d’abord une vue de l’ensemble des recherches financées par le FNRS sur le tourisme, ensuite une vue de la part prise par le domaine des sciences historiques avec, pour chacune d’elles, une tentative d’interprétation de ces liens.

Sciences touristiques et FNRS

Quelques mots sont nécessaires pour comprendre l’organisation et le fonctionnement du FNRS. Créé en 1952, cet organisme a pour tâche d’encourager la recherche dans toutes les disciplines scientifiques. Pour l’année 2019, par exemple, 5750 projets ont été financés auxquels ont participé 18 900 chercheur·euses, ce qui en fait la principale institution suisse d’encouragement de la recherche scientifique[5]. Limités dans le temps, les soutiens sont accordés tant à des projets individuels, collectifs ou interdisciplinaires qu’à des chercheur·euses indépendant·es – surtout de jeunes chercheur·euses dans la poursuite d’une carrière universitaire. En réunissant dans une base de données l’ensemble des soutiens accordés de 1973 à nos jours, le FNRS met donc à disposition du public tout ce qui a préoccupé, en matière scientifique, le monde de la recherche en Suisse. Les recherches peuvent être mues spontanément par les postulant·es qui définissent les thématiques. Ces dernières peuvent être aussi imposées sous la forme de programmes de recherche dont les thèmes sont définis à l’avance par les représentants de la société civile, eu égard à leur urgence[6].

Plusieurs précautions sont à prendre dans l’utilisation de la banque de données. Il faut être conscient que le multilinguisme de la Suisse rend nécessaire la sélection de mots clés qui, pour une même thématique, peuvent être différents dès lors que l’usage de l’anglais n’est pas généralisé dans toutes les divisions. Les termes « tourisme » ou « hôtellerie » doivent s’accompagner de leur équivalent allemand Tourismus, Fremdenverkehr, Hotel, italien turismo, albergo ainsi que, bien sûr, de leur équivalent anglais tourism, hotel. Sinon, le danger est grand de passer à côté d’un nombre substantiel de recherches. À l’usage, nous avons pu constater que nos estimations se heurtent parfois à un double comptage, un projet pouvant apparaître sous plusieurs mots clés linguistiques.

Pour l’évaluation des projets « libres », le FNRS comporte trois grosses divisions qui se les partagent en fonction des groupes de disciplines : I. sciences humaines et sociales ; II. mathématiques, sciences naturelles et de l’ingénieur ; et III. biologie et médecine. Une quatrième division encore se consacre aux programmes de recherche imposés. Ces divisions siègent séparément. C’est dire qu’elles peuvent être amenées à traiter des thématiques sur le tourisme avec des approches spécifiques. La possibilité de déposer un projet qui développe une approche interdisciplinaire existe aussi, une commission spéciale réunissant des experts des trois autres divisions se chargeant de les évaluer. Les instruments consacrés à l’encouragement de chercheur·euses sont quant à eux divisés en niveaux de formation et d’expériences allant des chercheur·euses juniors aux seniors : Doc.CH (limité aux disciplines des sciences humaines et sociales), Postdoc.Mobility, Ambizione, PRIMA (Promoting Women in Academia), Eccellenza. Ces quelques informations soulignent, outre la relative diversité linguistique des projets, celle des niveaux d’expériences des postulant·es. Des recherches sur le tourisme peuvent donc apparaître à de multiples endroits selon les caractéristiques propres de ces recherches et les recoupements qui valorisent les approches multi-, trans- et interdisciplinaires.

Avant d’entrer dans l’analyse proprement dite, il est nécessaire de souligner les limites de notre approche. En premier lieu, nous ne tenons compte que de l’input, soit des projets acceptés. Une analyse approfondie devrait intégrer les outputs, soit les résultats, notamment la production en articles et en livres, les conférences organisées par les équipes de recherche, les conséquences sur la carrière des jeunes chercheur·euses qui ont investi le domaine de la recherche. Dans sa version disponible, la base de données serait à même d’être exploitée dans cette dimension et de déterminer plus précisément ce qui a été produit comme savoir sur le tourisme en Suisse. Cette analyse demanderait un travail considérable vu le nombre de projets recensés et, au regard de cet investissement, nous y avons renoncé. La deuxième limite concerne la méthode de comptage. Nous avons pris en considération l’année où le FNRS a accepté le financement et non pas sa durée qui peut atteindre, selon les cas, quatre, voire six ans. Cet élément peut influer sur l’amplitude de la recherche et, en conséquence, sur ses résultats. En tenir compte nécessiterait des méthodologies qualitatives d’analyse plus en phase avec les ambitions proclamées. Notre intention est de dégager les tendances lourdes qui caractérisent les évolutions des recherches sur le tourisme et de déterminer aussi les périodes où des intérêts se sont manifestés avec plus d’intensité.

Si l’on s’en tient aux chiffres globaux, la part des sciences touristiques au sens large du terme dans le total des projets soutenus, toutes disciplines confondues, est infime : sur les 75 985 projets recensés depuis 1973 dans la base de données, nous en comptabilisons… 204, soit 0,26 %. C’est une goutte d’eau, certes, mais n’en concluons pas pour autant à un manque d’intérêt.

La dimension chronologique nous aide à être plus précis. En prenant en compte quelques points de comparaison – disciplines et thématiques –, nous arrivons à saisir la place des recherches sur le tourisme dans une configuration épistémologique plus large. Le graphique 1 reflète, sur plus de quatre décennies, l’évolution de quatre disciplines intégrant en leur sein des recherches sur le tourisme – histoire, sociologie, géographie (écologie et ethnologie comprises) et sciences politiques. D’autres champs auraient pu être répertoriés – littérature, environnement, climatologie, etc. –, mais notre sélection suffit à rendre compte des tendances repérables dans le vaste ensemble des sciences humaines et sociales.

Graphique 1

Source : FNRS : <http://p3.snf.ch/> (consulté le 4 avril 2021).

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Le graphique met en évidence le mouvement de forte ampleur qui touche ces disciplines dès les années 2000. L’essor est impressionnant : en l’espace de cinq ans, le nombre de projets soutenus est multiplié par dix pour l’histoire (histoire générale et histoire suisse), par cinq pour les sciences politiques, et par plus de trois pour la sociologie et la géographie-ethnologie. Si la situation n’est guère enthousiasmante dans les périodes précédentes – les sciences politiques mises à part[7] – et peut refléter une forme d’anémie dans laquelle les disciplines associées aux sciences humaines et sociales se trouvent – les projets ne dépassant pas dix par année pour l’histoire et beaucoup moins pour la géographie et la sociologie –, il ne faudrait pourtant pas en déduire qu’il n’y aucun attrait pour le développement de recherches. Dans une forte mesure, les configurations épistémologiques et matérielles n’incitent pas à être plus dynamique. Les fonctions de « recherche » et de « relève » dans les instituts universitaires – et surtout celle de recherche collective – ne sont pas aussi développées dans la génération d’enseignant·es encore actifs dans les années 1970-2000, même si le renouvellement impose de nouvelles conduites. De plus, le FNRS reste surtout cantonné dans le soutien de projets libres, ce qui résulte des disponibilités du budget.

Les années 2000 voient certainement l’aboutissement d’une prise de conscience de l’importance croissante dévolue aux sciences dites molles par opposition aux sciences dites dures, phénomène qui n’est pas propre à la Suisse (Zürcher, 2016). Évitons cependant toute euphorie. Dès 2015, les pressions se font sentir sur les budgets, ce qui tendrait à expliquer la stagnation, voire la baisse qui affecte les quatre disciplines. À cet élément s’ajoute encore l’impact des mesures prises par le FNRS pour limiter le nombre de requêtes qu’une même personne peut présenter, ce qui explique certainement la diminution des projets. Les critiques ne manquent pas d’ailleurs de s’élever pour dénoncer cette nouvelle situation qui, outre les aspects financiers, serait aussi l’indice d’une adaptation structurelle des agences de financement (Leimgruber, 2012 : 35-40).

Il convient donc d’inscrire la hausse des années 2000 dans un contexte très favorable né de ce renversement de tendances. L’ensemble de ces mêmes sciences voit les montants de son budget plus que doubler entre 2005 et 2015 (2014 – Encouragement de la recherche en chiffres)[8]. Grâce à une enveloppe budgétaire accrue, le FNRS lui-même peut s’enrichir de plusieurs nouveaux programmes, notamment les soutiens accordés aux jeunes chercheur·euses, qui amplifient encore les offres. L’un dans l’autre, les effets se font sentir sur l’ensemble de ces disciplines qui bénéficient largement de ces nouvelles configurations (Immenhauser, 2018). Pour notre propos, il s’agit de savoir dans quelle mesure les recherches sur le tourisme participent à cet engouement. Par souci de comparaison, nous avons décidé aussi de réunir les données pour un domaine proche du tourisme, les sciences sportives.

Graphique 2

Source : FNRS : <http://p3.snf.ch/> (consulté le 10 juillet 2021).

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Un constat clair peut être porté : le tourisme bénéficie de l’engouement constaté pour les sciences humaines et sociales, au même titre que les sciences sportives. Mais à y regarder de plus près, on relève une forte divergence dès les années 2015, le tourisme voyant tendanciellement le nombre de projets s’infléchir brusquement alors que les sports, ne semblant guère souffrir de la stagnation budgétaire, poursuivent leur élan. Il faudrait bien sûr approfondir les investigations pour comprendre le sens de ces trajectoires, mais il est probable que l’essor de la médecine sportive ait joué un rôle moteur dans cet engouement. Cela revient à dire que l’adéquation budgétaire n’est pas mécaniquement liée à l’allocation des ressources disponibles, d’autres facteurs pouvant intervenir.

La répartition par types de projets rend compte d’une quasi-parité : projets libres, bourses, programmes imposés et autres soutiens (organisation de conférences et de séminaires, aides à la publication) accaparent dans des proportions équivalentes les crédits accordés aux recherches sur le tourisme.

Graphique 3

Source : FNRS : <http://p3.snf.ch/> (consulté le 10 juillet 2021).

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Si l’on s’en tient uniquement aux projets qui forment encore le bataillon le plus important de tous les soutiens, ils sont dans leur très grande majorité (45 sur 59) la division I, soit celle des sciences humaines et sociales, alors que 12 projets ont été financés par la division II qui regroupe, rappelons-le, les mathématiques, les sciences naturelles et de l’ingénieur, deux étant dans la division III (biologie et médecine). Ces projets inventorient des thématiques larges. Faute de place, nous nous limiterons à citer des exemples tirés de projets soutenus dans quelques disciplines :

  • En géographie humaine et économique, Social Innovations in Swiss Mountain Regions: Shifting Away from Growth Dependency in the Tourism, Construction and Healthcare Industries tente de montrer comment les innovations sociales sont en mesure de casser la dépendance envers la croissance[9] ou encore La mondialisation et le tourisme. L’extension de l’écoumène touristique à l’épreuve du développement durable étudie si l’accès au tourisme des sociétés des pays émergents constitue une nouvelle phase de la mondialisation en général et du tourisme en particulier[10].

  • Dans les sciences de l’environnement, Pressure on Obstacles Induced by Granular Snow Avalanches vise à mieux étudier les risques d’avalanches par des méthodes scientifiques inédites [11] .

  • En ethnologie, le projet Trapped in Paradise: Entangled Mobilities and Imaginaries of Freedom vise à explorer les notions de mobilité et de liberté sur deux sites prisés des touristes en quête d’aventure et de sensations fortes, tout en dépendant fortement de travailleur·euses immigré·es[12].

  • En histoire, le Swiss Guestbook Project, mariant la littérature anglophone et l’histoire suisse, étudie les pratiques de lecture et d’écriture des livres d’or en Suisse au XIX e  siècle [13]  ; Les montagnes négociées. Tourisme et régulations territoriales dans les Alpes, 1870-1970 est un projet qui analyse les modalités d’interaction des communautés locales impliquées dans des activités touristiques avec les territoires alpins de 1870 à 1970 [14] .

  • Le projet consacré au Majestätische Berge? Monarchie, Ideologie und Tourismus im Alpenraum 1760-1910 [Des montagnes majestueuses ? Monarchie, idéologie et tourisme dans l’espace alpin 1760-1910] vise à relier monarchie, idéologie alpine et tourisme en se demandant notamment dans quelle mesure le comportement touristique des monarques a eu un effet notable sur le développement général du tourisme[15].

  • On peut encore signaler les projets liant tourisme et transports avec celui s’attelant à l’étude de l’histoire de l’aviation civile suisse : Geschichte der Schweizer Luftfahrt [Histoire de l’aviation suisse][16].

  • Les sciences informatiques ne sont pas absentes des préoccupations : Online Tourism Community Support étudie comment les technologies informatiques sont intégrées dans le domaine touristique [17] .

Ces quelques exemples montrent la très grande diversité des projets soutenus dans les divisions, même s’ils se retrouvent principalement dans les sciences humaines et sociales, notamment l’histoire, la géographie, l’ethnologie, la littérature.

À côté du soutien de projets libres, l’encouragement dédié aux projets dirigés occupe aussi une place importante dans les études sur le tourisme. Rappelons que ces programmes de recherche sont définis selon des critères généraux. Il peut s’agir de directives liées à l’exploration de thématiques spécifiques ou à la conception des projets et à leur organisation. Ces programmes sont très divers[18]. Pour notre propos, ce sont surtout les Programmes nationaux de recherche (PNR) qui doivent apporter une contribution à la résolution de grands problèmes actuels qui intègrent le plus de projets touchant le tourisme. En nous limitant, vu leur ampleur, à donner leur thématique principale souvent associée à une approche transdisciplinaire, nous mentionnons ici les programmes dans lesquels des recherches impliquant, avec plus ou moins d’importance, la dimension touristique sont présentes :

  • PNR 48 Paysages et habitats de l’arc alpin :

  • Sustainable Tourism in Alpine Regions: Monitoring and Managing – Part A: Monitoring [19]

  • Sustainable Tourism in Alpine Regions: Monitoring and Managing – Part B: Management [20]

  • PNR 54 Environnement construit :

  • Scenarios for Sustainable Development of the Built Environment in Switzerland (2005- 2030) [21]

  • PNR 56 Langues  :

  • Sprachen, Identitäten und Tourismus : ein Beitrag zum Verständnis sozialer und sprachlicher Herausforderungen in der Schweiz im Kontext der Globalisierung [Langues, identités et tourisme : une contribution à la compréhension des enjeux sociaux et linguistiques en Suisse dans le contexte de la mondialisation] [22]

  • PNR 61 Gestion durable de l’eau :

  • New Lakes in Deglaciating High-mountain Areas: Climate-related Development and Challenges for Sustainable Use [23]

  • SWISSKARST: Towards a Sustainable Management of Karst Waters in Switzerland [24]

  • Montanaqua: Approaching Water Stress in the Alps – Water Management Options in the Crans-Montana-Sierre Region (Valais) [25]

  • WATER CHANNELS – The Traditional Irrigation Culture Using Water Channels as Model for Sustainable Water Management [26]

  • Future Glacier Evolution and Consequences for the Hydrology [27]

  • PNR 68 Utilisation durable de la ressource sol :

  • Soil Stability and Natural Hazards: from Knowledge to Action [28]

  • From Areal to Multicriterial Compensation: How to Integrate Soil Ecosystem in Compensation Mechanisms Applied in Land-use Planning? [29]

  • PNR 78 COVID-19 :

  • Risk Perception and Tourism Behaviour: How to Control Pandemic Infectious Diseases through Non-pharmaceutical Interventions (NPIs)? [30]

L’inclusion de ces projets à plus ou moins forte dominante touristique ou qui font état des possibles conséquences de phénomènes plus généraux sur le tourisme révèle l’attention marquée du monde de la recherche helvétique pour ce qui représente des activités essentielles pour de nombreuses zones géographiques – notamment alpines. Nous pourrions toujours ergoter pour savoir si leur nombre est, en l’état, insuffisant ou non. Peut-être, mais la question est à poser aussi sur le plan qualitatif en reconnaissant la portée de ces secteurs d’activité sur la viabilité et l’innovation au regard de différents domaines scientifiques. Une recherche sur les impacts serait, en l’occurrence, utile pour en savoir plus.

Même si ces projets peuvent déjà porter un regard interdisciplinaire sur l’objet touristique, il nous faut considérer un autre programme, celui spécifiquement consacré à l’encouragement des recherches interdisciplinaires. Historiquement, ce programme a connu plusieurs transformations. Actuellement dénommé Sinergia, il vise à soutenir la coopération de regroupements de chercheurs (de 2 à 4 groupes) qui mènent des recherches interdisciplinaires visant une recherche pionnière. Là non plus, les recherches sur le tourisme ne sont pas abondantes, mais sont aussi l’indice des dialogues engagés avec les disciplines scientifiques.

  • Societal Regime Shifts (SoReShi) in Coupled Systems of Mountain Regions [31]

  • Politiques et initiatives mémorielles et pratiques artistiques dans les processus de paix et de reconstruction[32]

  • Entre abîme et métamorphose. Une approche interdisciplinaire du développement des stations touristiques[33]

  • Analyzing and Modeling Transitions of Common Property Pastures in the Swiss Alps [34]

Comme nous l’avons déjà relevé plus haut, un des éléments déterminants dans l’essor des recherches sur le tourisme est à trouver dans les encouragements dédiés aux jeunes chercheur·euses (juniors ou seniors). L’éventail des offres s’est considérablement renforcé ces quinze dernières années. Aujourd’hui, un·e chercheur·euse peut pratiquement mener une longue partie de sa carrière avec le soutien du FNRS, le but ultime étant de trouver un poste stable dans une université ou une haute école en Suisse ou à l’étranger[35]. Ces soutiens leur sont alloués à titre personnel selon leur niveau de formation, mais les plus expérimenté·es peuvent soumettre un projet de recherche de leur conception avec l’engagement de doctorant·es. Selon notre comptage, ces bourses ont accaparé 23 % de tous les soutiens obtenus par une thématique en relation avec le tourisme, soit 47 en nombre absolu (graphique 3).

En replaçant ces soutiens sur la temporalité qui vient d’être évoquée, on peut raisonnablement en déduire qu’ils se concentrent sur les années 2005-2015, là justement où l’intérêt pour les sciences touristiques se fait le plus sentir. Ce constat est très réjouissant, car il indique que celles-ci bénéficient d’une attention accrue auprès des générations plus jeunes qui, à terme, seront à même d’obtenir des postes universitaires (professeurs, maîtres de recherches et d’enseignement, etc.) et qui, par ricochet, soutiendront d’autres recherches sur le tourisme dans le futur. Mais gardons-nous de toute euphorie, les perspectives en la matière ont souvent été déjouées par des changements dans les politiques scientifiques dans les universités ou les hautes écoles ainsi qu’au volet du financement des organes de soutien. Nous n’allons pas tous les mentionner ici, mais en citons quelques-uns selon le type de bourse qui leur a été accordé. Pour faciliter la lecture, nous rappelons brièvement la caractéristique du soutien.

Doc.CH s’adresse à des chercheur·euses prometteurs qui souhaitent rédiger en Suisse une thèse de doctorat sur un sujet de leur choix dans le domaine des sciences humaines et sociales. Le programme est relativement récent et n’inclut pas un nombre important de soutiens :

  • Touristic Reinvestment in (Former) Jewish Areas: An Institutional Resource Regime Perspective Applied to the Analysis of Jewish Heritage Regulation in Berlin, Krakow, and Paris[36]. Le travail s’intéresse à la durabilité du « tourisme à thème juif » dans divers contextes nationaux européens. Il examine le processus de transformation du patrimoine juif en ressources touristiques, urbaines, patrimoniales ou encore identitaires et politiques et, dans un deuxième temps, les régulations mises en place pour gérer les rivalités et les conflits d’usages engendrés par leurs divers usages.

  • International Law for a Globalised Economy[37]. Le sujet de thèse porte sur la question de savoir comment le droit économique international peut être adapté aux nouveaux besoins et réalités de l’économie mondiale d’aujourd’hui, dans laquelle le secteur touristique est inclus.

Les bourses Postdoc.Mobility s’adressent à des scientifiques qui ont obtenu leur doctorat et souhaitent s’engager dans une carrière universitaire en Suisse. Le séjour de recherche à l’étranger leur permet d’approfondir leurs connaissances, d’acquérir une plus grande indépendance scientifique et d’améliorer leur profil scientifique :

  • Visualizing and Mapping Argumentation in the Tourism Field. Unveiling Implicit Arguments in eWord-of-mouth about a Destination [38]. Cette recherche vise à identifier et à analyser les principaux arguments avancés par les touristes lorsqu’ils commentent une destination. Comment les dynamiques d’argumentation sont-elles modelées et influencées par le contexte du tourisme en ligne ? Quels arguments sont utilisés par les touristes lorsqu’ils commentent en ligne une destination ?

  • Les relais du franquisme en Suisse sous l’angle inédit du tourisme : cas d’étude d’une propagande d’État autoritaire et sa réception en démocratie [39]. L’étude vise à comprendre comment le franquisme a utilisé le tourisme dans son intégration en Suisse.

  • Charles Dickens and Switzerland [40]. L’objectif du projet est de montrer l’importance de la Suisse dans le travail de Charles Dickens et que bon nombre des références qui y figurent remontent à la culture populaire anglaise de l’époque. Au XIXe siècle, les représentations de la Suisse, par exemple le mythe de Wilhelm Tell, étaient très populaires et étaient régulièrement montrées sur les scènes anglaises.

  • Business Travel through the Lens of Economic and Social Sustainability: Work-Life Balance, Interconnections with Leisure Tourism and Knowledge Spillovers [41]. L’objectif du projet est d’explorer les possibilités de voyages en regard des différents segments du tourisme d’affaires. Il s’agit d’analyser l’influence des activités professionnelles et de loisirs exercées lors des déplacements professionnels sur l’équilibre entre le travail et la vie privée de ces « guerriers de la route ».

Les subsides Ambizione visent à soutenir les jeunes chercheur·euses qui souhaitent réaliser, gérer et diriger un projet planifié de manière autonome au sein d’une haute école suisse.

  • The Transformation of Intimate and Economic Lives in Cuban Tourism and Migration [42] . L’objectif du projet est de comprendre comment le développement touristique s’articule à des projets migratoires, et comment cette articulation transforme la vie intime et économique des migrants en question. Le projet s’appuie sur l’étude d’un cas où les liens entre tourisme et migration, et entre économie et intimité, sont très débattus et génèrent des accusations de « tourisme sexuel » et de « mariage en blanc ».

Les subsides PRIMA (anciennement Marie Heim-Voegtlin) s’adressent à des chercheuses qui démontrent un potentiel pour devenir professeure. Avec leur propre équipe, les bénéficiaires PRIMA dirigent leur projet de recherche au moins au niveau d’une position de cheffe de groupe au sein d’une institution de recherche suisse.

  • The Stylistics of New Mobility: “Adventure Tourism” Discourses in Switzerland and New Zealand [43]. Cette étude examine et compare la façon dont la langue et la communication sont utilisées en relation avec la production de pratiques de création de lieux dans deux des plus grandes destinations de tourisme d’aventure au monde, Interlaken en Suisse et Queenstown en Nouvelle-Zélande. Les points suivants sont plus particulièrement étudiés : les variations et le style de langage, la communication interculturelle et le langage de la publicité afin de mieux comprendre le multilinguisme et d’autres phénomènes sociolinguistiques.

Les subsides SNSF Eccellenza Professorial Fellowships s’adressent à des chercheur·euses de la relève qui ont l’intention d’obtenir un poste permanent de professeur·e. Aucun n’a concerné des sujets touchant le domaine touristique ou s’en approchant.

Ces quelques éléments montrent l’attrait encore relatif de recherches sur le tourisme chez les chercheur·euses tant seniors que juniors. La plus haute marche reste encore inoccupée, mais la possibilité est très grande d’obtenir d’autres soutiens sur la base des travaux accomplis aux niveaux débutant et intermédiaire. De nombreuses études ont montré que le choix d’un sujet de thèse n’est pas forcément corrélé à l’intérêt même du sujet. La démarche incorpore souvent les perspectives professionnelles qui sont liées à des recherches spécifiques : les sujets « porteurs » auront la priorité sur d’autres, indépendamment de la seule considération épistémologique ou heuristique. Le fait d’une rareté « touristique » n’incitait pas les chercheur·euses à la rendre plus attrayante.

En résumé, on est loin d’une anémie « touristique » dans les recherches soutenues par le FNRS, peu importe le niveau. Sans être pléthorique, leur nombre traduit un évident intérêt qui s’inscrit certainement dans une tendance conjoncturelle plus large. L’accroissement des budgets concernant les sciences humaines et sociales et le développement de ceux consacrés à la « relève » ont considérablement élargi les horizons pour soutenir ce genre de projets (Bulletin de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales, 2010 : 36-57). Dans cet ordre d’idées, il faut tenir aussi compte de l’émergence de nouvelles entités supérieures de formation – les Hautes écoles spécialisées (HES) notamment, soit sous la forme d’écoles du tourisme ou d’écoles hôtelières –, qui ont développé de nombreuses structures en études touristiques axées sur la pratique[44]. Le tourisme, par l’importance de ses répercussions, génère des préoccupations plus globales, génératrices de projets traversant les disciplines, surtout dans les sciences humaines et sociales, mais aussi dans les sciences naturelles. Il ne s’agit pas seulement d’une prise de conscience des chercheur·euses. Même si les potentialités ne sont pas toutes exploitées, la demande en recherches sur le tourisme est aussi à considérer dans l’attention portée par la société civile, l’offre de projets – entre autres au sein des programmes nationaux de recherches et d’autres encore – aidant à dessiner une situation qui, loin d’être idéale, n’en est pas moins favorable.

Histoire du tourisme et institutions académiques

Si le FNRS est l’instrument majeur du soutien à la recherche, les disciplines elles-mêmes sont à regarder d’un peu plus près, notamment dans les intérêts qu’elles suscitent pour la recherche sur le tourisme au sein des institutions universitaires et des hautes écoles. Nous prendrons en compte dans l’analyse les travaux touchant la discipline de l’histoire avec des comparaisons, quand cela est possible, avec d’autres disciplines.

Avant d’y entrer précisément, la recension opérée par la Bibliothèque nationale suisse peut nous donner un premier ordre de grandeur (graphique 4). Rappelons qu’elle porte sur toutes les publications parues en Suisse et à l’étranger et relatives à l’histoire de la Suisse. Classées par thématiques, elles sont facilement décelables, peu de changements ayant affecté l’ordre de présentation[45]. Elles comprennent autant les publications universitaires que celles qui touchent aux anniversaires (plaquettes commémoratives), biographies, mémoires et écrites par des auteur·trices d’origine très différente.

Graphique 4

Source : Bibliographie de l’histoire suisse, 1972-2016.

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La tendance reproduit ce que nous avions relevé plus haut (voir graphiques 1 et 2), à savoir le regain d’intérêt pour le tourisme dès 2003[46]. Par comparaison, les publications relatives aux activités sportives, plus nombreuses, prennent le même chemin. C’est bien l’indice de l’attention qui émerge à tous les niveaux d’analyse pour des domaines considérés, pendant longtemps, comme secondaires dans les activités humaines.

Mais poussons l’analyse aux publications académiques proprement dites. Quelle est la part des travaux de recherche consacrée au tourisme – doctorats-licences-maîtrises – dans tous les sujets traités ? L’existence de la base de données mise en ligne par « infoclio.ch », le portail suisse pour les sciences historiques en collaboration avec la Société suisse d’histoire, nous permet d’étendre nos analyses à la discipline particulière de l’histoire[47]. Cette base de données réunit les informations fournies par les instituts universitaires eux-mêmes. Il est possible et même vraisemblable que, pour différentes raisons, plusieurs travaux n’aient pas fait l’objet d’une recension adéquate et qu’elle présente certaines lacunes. Elle n’en reste pas moins relativement fiable. Au 31 mars 2021, elle comportait 13 310 entrées. Elle permet, depuis 1985, d’identifier par thématique, par auteur, par type de travail, par directeur·rice de thèse, par année, par institution et par lieu, les travaux soutenus qui, pour certains, ont été publiés et pour beaucoup d’autres – c’est la majorité – sont à l’état de documents bruts[48]. Nos recherches ont pris en compte la dimension linguistique en l’étendant aux domaines adjacents associant les vacances, les loisirs ou des modes d’hébergement[49].

Sur ces bases, nous avons repéré 97 travaux, dont 83 mémoires de licence ou de maîtrise et 14 thèses de doctorat. En mettant ces chiffres en perspective avec le nombre d’entrées global, la proportion est infime : 0,73 %. Celle-ci est à prendre avec plus de sérieux que celle, encore plus ténue, que nous avions relevée lors notre recherche sur le FNRS. Rappelons que la prise en compte de l’ensemble des disciplines scientifiques rendait difficile toute véritable appréciation de la place du tourisme, perdu qu’il était, comme beaucoup d’autres, dans un immense ensemble où cohabitent sciences humaines et sociales, sciences naturelles et de l’ingénieur, ainsi que médecine-biologie. En nous concentrant sur l’histoire, nous sommes mieux à même d’estimer cette part au sein même d’une discipline qui se rattache aux sciences humaines et sociales. À ce stade, cette proportion peut être considérée comme décevante : nous pouvons en conclure que les recherches sur le tourisme restent encore peu présentes dans les préoccupations des historien·nes. Il ne s’agit pas de peindre le diable sur la muraille, mais plutôt de comprendre ce manque d’intérêt pour ce secteur d’activité. Il faudrait bien sûr multiplier les recherches avec d’autres occurrences pour mieux inscrire son poids et sa reconnaissance. Nous avons tenté l’expérience, mais sans prétendre à une quelconque exhaustivité.

Pour « Politik-politique », nous obtenons 1386 occurrences ; 1270 pour « Krieg-guerre » ; 691 pour « Wirtschaft-économie » ; 278 pour « Arbeit-travail » ; 245 pour « église-Kirche ». En nous concentrant sur des secteurs plus précis, nous comptabilisons 205 occurrences pour « Landwirtschaft-agriculture-Bauer-paysan » ; 106 pour « Bank-banque » ; 80 pour « Fabrik-usine »… Pour reprendre une comparaison que nous avions établie plus haut, nous relevons que 171 occurrences touchent le mot clé « sports », ce qui confirme le vif intérêt que ce domaine suscite (voir graphiques 2 et 4). Ces quelques éléments relativisent certainement notre première appréciation. Il y a retrait, pas grand écart ni abîme. Un intérêt existe, sans plus, et se situe dans les basses eaux de l’ensemble des thématiques répertoriées.

Sur le plan chronologique, la situation se présente de façon constante (voir graphique 5). Depuis 1989, entre un et quatre travaux sont systématiquement défendus chaque année devant une institution universitaire. Une inflexion est toutefois visible dès 2008 où le nombre de travaux augmente tendanciellement, entre six et huit pour certaines années, ce qui coïncide avec ce que nous avions relevé avec le FNRS, ces années mettant en évidence un intérêt accru pour le domaine (voir graphique 1). Il faudrait mieux ajuster nos calculs à cet intérêt : retrouvons-nous les mêmes sujets proposés qu’au FNRS ? les mêmes chercheur·euses ? les mêmes institutions ? Peut-être. Rappelons que nous ne traitons ici que du domaine de l’histoire qui, s’il n’est pas prédominant au sein de la division des sciences humaines et sociales, connaît un essor notable dès 2005.

Graphique 5

Source : Infoclio, <https://www.infoclio.ch/fr/> (consulté le 20 juillet 2021).

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Nous n’allons pas nous lancer ici dans la recension de toutes ces études. Le graphique 5 met en évidence la très grande majorité de celles consacrées à un sujet suisse. Cela n’est pas surprenant dès lors que notre comptage englobe les mémoires de licence et de maîtrise ainsi que les thèses de doctorat ; les premiers, plus nombreux, s’attachant surtout, pour des raisons pratiques, à développer un sujet accessible du point de vue des sources. Il est d’ailleurs à souligner que ce sont les thèses de doctorat qui seront plus enclines à se pencher sur des sujets « non suisses ». Nous en comptons quatorze. Vu leur nombre raisonnable, nous pouvons nous arrêter sur leur thématique et leur orientation méthodologique. L’ordre suit la chronologie de la soutenance.

  • Ferien. Untersuchungen zur Genealogie, Interpretation und Popularisierung eines Bedürfnisses, Schweiz 1890-1950 [Les vacances. Recherches sur la généalogie, l’interprétation et la popularisation d’un besoin, Suisse 1890-1950][50]. Le travail examine comment les vacances se sont popularisées dans la société suisse dans la première moitié du XXe siècle. Il défend l’idée que le droit aux vacances n’est pas né dans le but d’éliminer la société ouvrière, mais plutôt comme un complément et une consolidation de celle-ci. En d’autres termes, l’essor social des vacances ne doit pas être vu comme une transition vers la société des loisirs, mais comme une consolidation de la société ouvrière.

  • Urbanisierung – Transitverkehr – Bädertourismus – Alpinismus. Indikatoren zum Hintergrund des Alpendiskurses 15. bis 19. Jh. [Urbanisation – trafic de transit – tourisme balnéaire – alpinisme. Indicateurs sur l’arrière-plan du discours sur les Alpes du XIVe au XIXe siècle][51]. Cette étude traite de la perception des Alpes au sens large. D’une part, les problèmes de différences spatiales sont abordés et, d’autre part, ceux de différenciation temporelle. Les deux domaines sont considérés dans la recherche historique depuis longtemps – souvent pas explicitement. Ce résumé de la recherche se limite principalement à quelques aperçus plus récents de la perception historique des Alpes et du discours historique sur les Alpes.

  • Geteilte Welt(en). Japan im Zeitalter der Ausstellungen, 1854-1914 [Monde(s) divisé(s). Le Japon à l’époque des expositions, 1854-1914][52]. La thèse montre comment le Japon s’est transformé d’un objet d’émerveillement et d’exotisme en un pays souverain qui a su se mettre en scène dans diverses expositions depuis l’Exposition universelle de Paris en 1867.

  • Im Flug. Schweizer Airlines und Passagiere 1919-2002 [En plein vol. Les compagnies aériennes suisses et leurs passagers 1919-2002][53]. La thèse examine les évolutions de l’aviation suisse au cours de la période choisie, entre 1919 et 2002 : quels ont été les principaux moteurs et obstacles aux évolutions, quelles longues séries statistiques peuvent être créées et quels ont été les tournants les plus importants ?

  • L’hôtellerie à Bruxelles 1880-1940 : étude d’un secteur en voix de professionnalisation [54]. La thèse étudie le processus qui mène, dans la ville de Bruxelles, à l’émergence, à la reconnaissance et à la valorisation des métiers de l’hôtellerie. Ce faisant, elle inscrit ce secteur d’activité dans sa réalité physique quotidienne en mettant en évidence ses logiques de localisation propres.

  • « Health & Pleasure ». Le tourisme médico-sanitaire dans l’Arc lémanique et le Chablais vaudois : de la consommation de soins à l’innovation de produit (1850-1914) [55]. Analyser les principaux pôles touristiques lémaniques – Genève, Lausanne, Vevey-Montreux, Évian, entre autres – concernés par le développement du tourisme médical, afin d’expliquer comment fonctionne le « triangle » qui relie touristes, offre médicale et le reste du système touristique qui comprend d’autres dimensions fondamentales (mobilité, hébergement, etc.). Une deuxième ambition est de comprendre de quelle manière cette offre s’adapte à l’industrialisation de la médecine et à ses contraintes d’ordre technique et économique.

  • Migration im Krieg: Ausländerinnen und Ausländer in der Schweiz – Schweizerinnen und Schweizer im Ausland 1914-1918 [Migration pendant la guerre : étrangers en Suisse – Suisses à l’étranger 1914-1918][56]. Cette étude examine comment les divers mouvements migratoires ayant la Suisse comme point de référence ont évolué au cours des années 1914 à 1918. L’accent est mis sur les mesures étatiques et administratives prises par les autorités suisses pour réglementer et contrôler les processus migratoires et pour limiter ou élargir les possibilités d’action des migrants.

  • Stadtgestalt und Stadtgesellschaft. Identitätskonstruktionen in Winterthur, Luzern und Bern um 1900 [Forme urbaine et société urbaine. Constructions identitaires à Winterthur, Lucerne et Berne vers 1900][57]. La thèse examine les relations entre la forme urbaine et la société urbaine. Ces relations sont de nature à mieux comprendre la modernisation urbaine qui n’implique pas de « progrès », mais interprète plutôt le concept de modernisation dans un sens réflexif comme une expression de l’ambivalence (et de la simultanéité) de la croyance au progrès et d’une référence au passé.

  • Auf dem Gipfel der Macht? Alpentourismus und Monarchie 1760-1910 [Au sommet du pouvoir ? Tourisme alpin et monarchie 1760-1910][58]. La thèse s’attelle à montrer comment les voyages des monarques européens dans les Alpes ont pu refléter les changements sociaux dans les préférences culturelles et les modes de vie. Ce processus est étudié par l’étude de deux maisons royales de Grande-Bretagne et d’Italie/Savoie.

  • Habsburg als Touristenmagnet. Monarchie und Fremdenverkehr in den Ostalpen 1820-1910 [Les Habsbourg comme aimants à touristes. La monarchie et le tourisme dans les Alpes orientales 1820-1910][59]. La thèse cherche à savoir si le comportement touristique des monarques a eu un impact sur le développement du tourisme. Les Alpes orientales servent de cas d’étude. Afin d’enregistrer les variantes qualitatives et chronologiques de l’influence des monarques sur le tourisme, une comparaison entre Bad Ischl, Meran et Semmering est réalisée.

  • Die Stadt Luzern und "das Grüne": Eine Geschichte urbaner Natur im 19. Und 20. Jahrhundert [La ville de Lucerne et « la verdure » : une histoire de la nature urbaine aux XIXe et XXe siècles][60] . La thèse développe le concept de « nature urbaine » et s’interroge sur le sens à donner à l’existence de la nature dans les zones de peuplement. Le fait que les villes (en gris) et la nature (en vert) soient considérées en opposition dans leur existence et leur développement est examiné sous l’angle de l’histoire.

  • L’hôtellerie de l’arc lémanique et le développement technique : défis et synergies (1840-1914) [61]. Cette recherche de doctorat, qui a comme ambition d’étudier les liens entre le développement de l’hôtellerie du bassin lémanique et l’évolution technologique de 1880 à 1914, vise, d’une part, à montrer que l’innovation technique et l’utilisation maîtrisée d’une technologie de pointe ont permis d’assurer un certain succès à l’hôtellerie suisse. D’autre part, figurant parmi les premiers usagers des nouveautés techniques, les établissements hôteliers participent également à la création d’une demande qui favorise le transfert technologique dans la région où ils sont implantés.

  • Sauvegarder un modèle d’excellence ? La politique de crise de l’hôtellerie suisse dans la première moitié du 20 e  siècle (1914-1966) [62]. Le projet de thèse porte sur l’analyse de la mise en place par l’État central d’un dispositif d’aide multiforme à l’hôtellerie, en réponse aux crises de la première moitié du XXe siècle.

  • L’industrie hôtelière suisse dans la première moitié du 20 e  siècle : un modèle en crise ? Configurations, espaces et usages [63]. Le projet de thèse vise à déterminer comment la politique hôtelière suisse a été élaborée, avec quels outils elle a été mise en place et quels buts ce secteur pensait atteindre. Pour ce faire, il se base sur les résultats de la vaste enquête lancée, en 1943, par la Société suisse de crédit hôtelier (SSCH).

Douze des quatorze thèses soutenues le sont dès 2010 et cinq d’entre elles sont issues d’un projet de recherche soutenu dans la Division I, ce qui confirme le caractère récent de l’intérêt pour le tourisme. Nous sommes bien, dans ces années, devant l’évidence de sa reconnaissance certes tardive, mais réelle, comme objet d’étude. Il vaut la peine aussi de souligner la multiplicité des approches : l’histoire politique, l’histoire économique et sociale, l’histoire de l’environnement se partagent équitablement les études. Les méthodologies qualitatives restent, dans la même mesure, prédominantes.

Conclusion

Cet article ne peut prétendre à répondre à toutes les questions soulevées. D’autres approches, plus fines, mériteraient d’être exploitées, notamment à travers les outputs des projets de recherche financés par le FNRS, l’analyse serrée des contenus des travaux universitaires ou encore des entretiens avec les chercheur·euses. Il n’en reste pas moins que, sur la base de notre comptage, des tendances peuvent être dégagées et amènent déjà à saisir ce que le tourisme a suscité comme intérêt sur le plan scientifique. L’image des brise-glaces de papier tentant de fendre, sans beaucoup de succès, des surfaces de glace apparemment très épaisses reste-t-elle appropriée ? À l’aune de certains indicateurs, nous serions tenté de le croire. Il ne s’agit cependant pas de tomber dans un catastrophisme facile et se lamenter du peu d’intérêt suscité par le tourisme auprès de la communauté scientifique suisse, posture d’autant plus tentante – et plus répandue qu’on ne le croit – d’un chercheur, auteur de ces lignes, impliqué lui-même dans ce genre d’études. Mais pourquoi donc l’herbe du voisin serait-elle toujours plus verte ? Nous pouvons certes toujours espérer mieux et plus dès lors que le tourisme n’a cessé d’apparaître comme un secteur clé d’activité dans l’histoire de la Suisse. Une indigence ne résulte pas forcément d’une injustice. Les configurations sociales, politiques, économiques et sanitaires – la pandémie de COVID-19 en est un très bon exemple – sous-tendent l’émergence de préoccupations dans l’univers universitaire qui anticipent ou répondent à celles naissant dans la société civile. La recherche helvétique n’échappe pas à ces mouvements de fond.

Dans cette perspective, le tourisme est certainement victime de sa position longtemps restée marginale dans l’ordre explicatif des modernisations des sociétés au XIXe siècle. Développée par Jean Fourastié (1949), la règle des trois secteurs place le tourisme dans le dernier panier – dénommé secteur tertiaire –, sorte de déversoir des deux autres. De cette séquence chronologique longtemps admise par l’historiographie, soit révolution agricole → révolution industrielle → révolution des services et, conséquemment, révolution des loisirs, le tourisme ne serait qu’un des derniers wagons d’un train dont la force résulte de sa locomotive, aux technologies plus innovantes et aux productivités plus élevées. Rien d’étonnant au fait que les attentions se soient détournées des derniers wagons. Nous pouvons y voir une forme d’incompréhension que plusieurs auteurs n’ont pas manqué de dénoncer (Walton, 2014 : 41-57).

Liés au poids d’un secteur qui s’affirme, non seulement en Suisse mais dans une perspective globale, déterminant dans l’existence de nombreuses régions, les changements climatiques ont certainement amorcé une prise de conscience dans les milieux scientifiques à l’aube des années 2000. Si nous mettons ces phénomènes en parallèle avec les ressources accrues du FNRS et de ces offres en nouveaux programmes, nous parvenons à mieux comprendre l’accroissement des recherches sur le tourisme. Si la demande sociale en certitudes est présente et pousse la recherche à agir, l’offre scientifique ne doit pas être sous-estimée : le tourisme facilite les dimensions transdisciplinaires et les croisements d’approches, peut-être plus que d’autres domaines. Par ce fait-même, la place du tourisme s’en trouve revalorisée. Loin d’être de papier, les brise-glaces avancent à leur rythme.