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La perspective décoloniale pourrait être considérée comme l’une des plus récentes manifestations de la pensée critique latino-américaine. Il s’agit d’un projet théorique et politique qui cherche à opérer un retournement épistémologique, caractérisé par une forte dénonciation du pouvoir hégémonique et des structures de connaissances du système mondial moderne imprégné de colonialité.

Bien qu’il existe des similitudes entre les postulats postcoloniaux, l’une des principales différences entre les perspectives décoloniale et postcoloniale concerne leur généalogie, la colonisation des Amériques au XVIe siècle étant un fait fondateur de la modernité basée sur un système de domination raciale qui devient un phénomène mondial.

Ce modèle de domination a été théorisé par Aníbal Quijano (2020) comme la colonialité du pouvoir. La colonialité, en tant que structure permanente du colonialisme, touche toutes les sphères de la vie. D’autres types de colonialité (nature, savoir, être, genre, entre autres) sont issus de l’évolution conceptuelle, de telle sorte que l’industrie du tourisme peut également être considérée à partir de sa colonialité intrinsèque.

À partir d’une revue littéraire de la production théorique des études touristiques associées aux perspectives postcoloniales et décoloniales, il a été possible de connaître son degré de progrès ou d’acceptation dans les secteurs scientifiques à l’extérieur et à l’intérieur de l’Amérique latine. Dans les études postcoloniales réalisées dans le monde universitaire anglo-saxon, avec des ouvrages tel Tourism and Postcolonialism : Contested Discourses, Identities and Representations de Michael Hall et Hazel Tucker (2004), le tourisme est analysé comme une forme culturelle postcoloniale qui, par sa nature même, se base sur les relations structurelles coloniales passées et présentes. Dans sa monographie, Anthony Carrigan (2011) précise que la littérature postcoloniale peut éclairer les pratiques touristiques actuelles et offrir aux locaux des moyens de négocier une forme de « tourisme durable et émancipateur » depuis l’intérieur du système touristique.

En général, les études sur le tourisme en relation avec la théorie ou les études postcoloniales ont souvent été considérées comme une perspective pertinente pour comprendre la façon dont le tourisme s’est développé dans les anciens pays coloniaux. Ainsi, des études sont utilisées pour montrer comment les épistémologies et les ontologies occidentales ont dominé la compréhension des sociétés coloniales et les effets de cette domination (Goreau-Ponceaud, 2019). Silvia Rivera-Cusicanqui fait néanmoins une critique intéressante de ces études postcoloniales :

Ainsi, les départements d’études culturelles de nombreuses universités étatsuniennes ont adopté les « études postcoloniales » dans leurs programmes, mais avec un vision culturaliste et théorique, déconnectée de l’urgence politique qui caractérisait la démarche intellectuelle des collègues indiens[2]. (2010 : 57 [traduction libre de l’espagnol])

L’anthropologue Dennison Nash (1992) souligne l’urgence d’une perspective de décolonisation dans les études sur le tourisme. Les théories postcoloniales, et principalement la théorie décoloniale (en raison de sa tendance à s’intéresser aux structures de pouvoir au sein du système mondial), offrent de multiples possibilités d’analyse critique du tourisme. Dans la présente étude, et en suivant le cadre analytique de la colonialité du pouvoir par Quijano, émerge une catégorie que l’on pourrait appeler la « colonialité du tourisme ». En voulant approfondir l’analyse du tourisme dans une structure de relations de domination et de pouvoir qui sont permanentes dans le temps, nous voyons la nécessité d’une perspective décoloniale, non seulement pour transcender la compréhension des effets du tourisme sur les sociétés, mais surtout pour transformer les relations asymétriques du tourisme afin de rechercher des solutions alternatives plus justes et plus inclusives.

Cet article accorde une attention particulière aux éléments qui sont considérés comme essentiels pour penser le tourisme dans les communautés indigènes[3] dans une perspective décoloniale. Nous mettrons en évidence les notions de « buen vivir » ou « bien vivre » des communautés indigènes (notamment l’étude de cas du peuple bribri du Costa Rica) comme une alternative à la notion occidentale de développement basée sur une croissance économique illimitée, nous ferons également une critique de la manipulation du concept de « bien vivre » pour promouvoir un développement fondé sur l’exploitation extractive des ressources naturelles.

Méthodologie

L’étude part d’une large revue bibliographique sur la perspective décoloniale, ses principales caractéristiques et ses bases théoriques. Nous approfondissons la recherche de la production théorique (hispanophone, francophone et anglophone) sur le tourisme et les liens avec la perspective décoloniale.

Nous proposons également quelques éléments de réflexion sur le tourisme dans une perspective décoloniale, en nous basant sur notre expérience de travail avec les communautés indigènes d’Amérique latine, notamment le cas du peuple bribri au Costa Rica. Un travail d’une dizaine d’années avec les communautés de Yorkín, d’Amubri et de Bambú à Talamanca a été utile pour cette réflexion, puisque cela a apporté une meilleure compréhension des autres modèles de savoir ou épistémologies exclus et niés par l’Occident (voir par exemple Santos, 2011). Des entretiens approfondis et des conversations enregistrées ont eu lieu avec les membres des initiatives touristiques menées par les autochtones dans ces trois communautés ; trois personnes ont ainsi été interrogées dans chaque communauté en 2018 et 2019. Ces personnes ont été choisies pour leur position critique décoloniale de notre point de vue, à partir d’une base de données de cinquante personnes interviewées (entretiens formels et non formels) lors de visites à Talamanca (Arias-Hidalgo, 2021).

Origines de la pensée décolonisante ou décoloniale dans l’Abya Yala

Walter Mignolo (2007) observe que la pensée décoloniale est apparue, comme son pendant, au moment même du fondement de la modernité coloniale. Tout cela dans un paradoxe entre domination et libération (Dussel, 1992), c’est-à-dire que depuis que les Européens ont envahi la quasi-totalité des terres d’Abya Yala (Amérique), le système d’oppression coloniale a violemment surgi, mais en même temps cette domination européenne est remise en question. Nous pouvons citer, par exemple, au Costa Rica, le soulèvement mené par le Bribri indigène Pablu Presberi (chef de clan), exécuté en 1709 à Cartago ; la rébellion de Túpac Amuru au Pérou, exécuté à Cusco en 1738 ; ou encore le grand mouvement révolutionnaire anticolonial en Haïti à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Il existe d’innombrables exemples de soulèvements indigènes dans la géographie américaine, depuis les Aymaras en Bolivie en passant par le mouvement zapatiste luttant pour son droit à l’autonomie dans l’État de Chiapas, au Mexique. Ce sont des exemples de la pensée décolonisatrice mise en pratique par divers groupes sociaux qui, après cinq cents ans d’exploitation et de dépossession, font encore partie des plus touchés par l’héritage du projet civilisateur colonial, désormais sous le paradigme néolibéral du développement.

La pensée décolonisatrice générée en Amérique n’est pas exclusive à la population indigène ; il y a eu des perspectives décolonisantes de femmes et d’hommes métis, d’esclaves noirs, de migrants asiatiques et, pourquoi pas, d’Européens engagés dans la cause émancipatrice. Nous ne faisons pas référence ici aux cas connus des ecclésiastiques qui, en leur temps, ont remis en question l’esclavage de la population indigène mais qui ont fini par justifier la domination violente de la couronne espagnole afin de réaliser leurs projets d’évangélisation[4]. Comme le soulignait, à juste titre, Aimé Césaire en 1950 dans son discours sur le colonialisme :

[Ni] Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarro devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres. (Césaire, 2004 : 9-10)

Nous pouvons constater que l’Amérique est une région où de nombreuses voix se sont font entendre, apportant des contributions fondamentales à la pensée décolonisatrice critique : par exemple dans les Caraïbes, plus précisément en Martinique, Aimé Césaire et Frantz Fanon sont des références incontestables pour la pensée postcoloniale et décoloniale, tout comme l’action et la pensée de José Martí au XIXe siècle, à Cuba.

Par ailleurs, en Amérique latine, des formes alternatives de savoir ont été produites, remettant en question le caractère colonial/eurocentré du savoir social sur le continent, et l’idée même de modernité comme modèle civilisateur universel (Lander, 2000). Au Mexique, les travaux de Pablo González portent sur les relations sociales d’exploitation et les structures du colonialisme interne. Au Brésil, Pablo Freire est un point de référence pour sa pédagogie de la libération ; tout comme Milton Santos avec sa géographie critique ; Leonardo Boff, l’un des représentants de la théologie de la libération ; le Colombien Orlando Fals Borda représentant de la sociologie de la libération et de la méthodologie de la recherche-action participative, l’Argentin Rodolfo Kusch et son héritage de la pensée de « ce qui est à nous, les indigènes » (ce qu’il appelait « l’Amérique profonde »), et Enrique Dussel, également argentin mais vivant au Mexique, mondialement connu pour sa théologie de la libération et sa philosophie de la libération ; aux États-Unis des féministes noires comme Angela Davis. En Amérique centrale, nous retrouvons également des femmes indigènes comme Aura Cumes, d’origine maya, et en Amérique du Sud, la sociologue et militante bolivienne Silvia Rivera-Cusicanqui.

En résumé, nous pouvons dire que la pensée décolonisatrice est très hétérogène et ne se limite pas spécifiquement à une période particulière de l’histoire de l’Amérique latine ou à une région géographique particulière. Ainsi, tant que de nouvelles formes de colonialisme ou de colonialité, et leurs manifestations les plus visibles, telles que l’oppression, le racisme, le machisme et l’inégalité, existeront, il y aura une pensée et une action qui leur résisteront. Par conséquent, une perspective critique décoloniale ou de décolonisation peut émerger n’importe où et de n’importe qui.

La perspective décoloniale (une critique latino-américaine)

La perspective décolonisante ou décoloniale a plusieurs origines développées à partir de la réalité latino-américaine. Nous pouvons citer la théorie de la dépendance dans les années 1960 et 1970 qui a eu une forte influence marxiste. La théorie de la dépendance remet en question les relations de pouvoir entre le centre et la périphérie et les problèmes économiques structurels du sous-développement conditionné de l’Amérique latine. En même temps, durant cette période, la pédagogie critique de Pablo Freire, les postulats de la théologie et de la philosophie de la libération ont émergé.

En ce qui concerne les œuvres littéraires, il convient de mentionner la publication, en 1971, du chef-d’œuvre d’Eduardo Galeano, Las venas abiertas de América Latina. Ce livre, d’une grande influence aujourd’hui, raconte l’histoire du génocide, du pillage, de l’exploitation et de la barbarie sur le continent américain. C’est un échantillon de la génération de la pensée critique, associée à l’économie politique (théorie de la dépendance) qui a pris naissance en Amérique latine à l’époque de l’expansion des politiques impérialistes des États-Unis, de l’installation de dictatures militaires dans la région et du paradigme néolibéral.

Plus tard, la contribution de Quijano (2020) sur la colonialité du pouvoir et de la race comme éléments constitutifs du modèle de pouvoir capitaliste mondial devient fondamentale dans le débat scientifique sur la décolonisation. Comme postulat, Quijano catégorise l’Amérique latine non pas par la classe sociale, mais par la race en tant que structure du pouvoir capitaliste. Dans cette même ligne critique se situerait le groupe modernité–colonialité à la fin du XXe siècle et au début du XXIe : ce réseau très hétérogène de chercheurs développe des apports considérables pour la compréhension d’un langage commun autour du discours décolonial (Castro-Gómez et Grosfoguel, 2007). Ce groupe assume une forte étude et un puissant débat autour de la catégorie « décolonialité », donnant un tournant épistémologique très novateur.

Les études sur le tourisme dans la perspective théorique décoloniale

Les études sur le tourisme dans une perspective décoloniale ou qui abordent le sujet dans une certaine mesure sont peu nombreuses, et ce, malgré le virage décolonial qui commence à s’intéresser davantage à certains secteurs théoriques.

Donna Chambers et Christine Buzinde (2015) sont des auteures qui s’identifient comme des femmes noires, l’une originaire des Caraïbes et l’autre des États-Unis d’Amérique, d’origine africaine. Dans leur article « Tourism and Decolonisation : Locating Research and Self », elles passent en revue les recherches sur le tourisme qui adoptent des perspectives critiques et postcoloniales, en soutenant que bien qu’elles aient permis de mettre en évidence l’existence des pratiques et des discours dominants dans le tourisme, ainsi que leurs effets, leurs objectifs d’émancipation sont limités car la connaissance du tourisme est encore majoritairement coloniale. Elles affirment à la suite de leur analyse que le projet décolonial est présenté comme une proposition plus radicale qui peut apporter une autre façon de penser, d’être et de connaître le tourisme.

En Amérique du Sud, il semble que les perspectives postcoloniales et décoloniales dans le domaine des études touristiques soient acceptées, entre autres au Chili avec l’exemple du peuple mapuche. Fatma Shuaipi (2013), à partir d’un cadre d’analyse postcolonial et en référence à des auteurs décoloniaux bien connus du réseau modernité–colonisation tels que Enrique Dussel, Walter Mignolo et Aníbal Quijano, examine le tourisme communautaire dans le sens de la charge coloniale et des éléments qui permettent un processus de décolonisation et de prise de conscience de cet héritage. De même, des recherches effectuées par des étudiants de deuxième et troisième cycle adoptent la perspective décoloniale. Une étude intéressante réalisée par Lukas Finkeldei (2018) pose comme question de recherche : « Comment le tourisme communautaire peut-il devenir un outil de décolonisation pédagogique ? », dans le prolongement des travaux de Catherine Walsh (2013) (qui fait partie du réseau modernité–colonialité) sur la pédagogie de la décolonisation. Rommy Montalvo (2018), dans une étude abordée à partir d’une approche conceptuelle décoloniale, analyse les perceptions des femmes indigènes quichua du sud par rapport à l’activité touristique. Ces enquêtes récentes montrent que la perspective décoloniale est acceptée dans les études sur le tourisme dans le contexte latino-américain, principalement dans des modalités qui ont été considérées comme des solutions alternatives au tourisme de masse traditionnel, notamment le tourisme communautaire.

En France, la revue Via. Tourism Review a récemment publié un numéro dans lequel plusieurs articles traitent des perspectives postcoloniales et décoloniales dans le cadre des études sur le tourisme, principalement l’article de Linda Boukhris et Emmanuelle Peyvel (2019) « Le tourisme à l’épreuve des paradigmes post et décoloniaux ». Malgré ces publications, ces auteurs montrent qu’en France il y a une production et une réception plus faibles du paradigme postcolonial dans les domaines de la recherche ou de l’enseignement. Néanmoins, la publication de leur article est une approche de la perspective décoloniale latino-américaine et, par conséquent, la reconnaissance de certains de ses exposants théoriques (également dans d’autres articles de la même revue qui traitent de sujets similaires) montre une perspective plus large, en comparaison avec ce qui a été trouvé dans la revue de la littérature sur les études du tourisme postcolonial dans le monde universitaire anglo-européen, pour lequel la réception de la perspective décoloniale générée en Amérique latine (groupe modernité–colonial) est pratiquement nulle.

Colonialité du pouvoir, tourisme et “buen vivir  

Colonialité du pouvoir appliqué au tourisme : la colonialité du tourisme ?

La dépendance et le sous-développement ne sont pas seulement la conséquence des faiblesses et des intérêts des oligarchies/bourgeoisies locales dans l’articulation de projets de développement autonomes, ils sont aussi le résultat de la longue histoire de notre colonialisme (Beigel, 2006). En ce sens, le tourisme comme extension du colonialisme en Amérique latine a été critiqué par Frantz Fanon, référence récurrente dans les perspectives postcoloniales et décoloniales. À propos du tourisme, celui-ci souligne :

Dans son aspect décadent, la bourgeoisie nationale sera considérablement aidée par les bourgeoisies occidentales qui se présentent en touristes amoureux d’exotisme, de chasse, de casinos. La bourgeoisie nationale organise des centres de repos et de délassement, des cures de plaisir à l’intention de la bourgeoisie occidentale. Cette activité prendra le nom de tourisme et sera assimilée pour la circonstance à une industrie nationale. Si l’on veut une preuve de cette éventuelle transformation des éléments de la bourgeoisie ex-colonisée en organisateur de « parties » pour la bourgeoisie occidentale, il vaut la peine d’évoquer ce qui s’est passé en Amérique latine. Les casinos de La Havane, de Mexico, les plages de Rio, les petites Brésiliennes, les petites Mexicaines, les métisses de treize ans, Acapulco, Copacabana sont les stigmates de cette dépravation de la bourgeoisie nationale. Parce qu’elle n’a pas d’idées, parce qu’elle est fermée sur elle-même, coupée du peuple, minée par son incapacité congénitale à penser l’ensemble des problèmes en fonction de la totalité de la nation, la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe. (1961 : 148-149)

Le modèle d’enclave établi en Amérique latine reproduit et restructure les problèmes de dépendance des économies latino-américaines (Cordero, 2003) ; il s’agit d’une dépendance héritée (Marie dit Chirot, 2018). En effet, le tourisme de masse dans son modèle d’enclave, de dépendance et de colonialisme est une triade extrêmement liée, ou sinon de très proche parenté (Salazar, 2006). La dynamique touristique (centre–périphérie) imprégnée de colonialisme dans les pays sous-développés du monde a été appelée par différents noms, dont une nouvelle forme d’impérialisme (Nash, 1992) et néocolonialisme (Turner et Ash, 1991).

Aníbal Quijano, économiste et sociologue péruvien, rend visible la permanence du système de pouvoir mondial qui ne prend pas fin malgré le fait que le colonialisme culmine dans les processus d’indépendance des nations sans décolonisation. Les relations de pouvoir colonial font partie d’un ordre de pouvoir mondial qui perdure dans la structure permanente de la colonialité.

La colonialité est l’un des éléments constitutifs et spécifiques du modèle global du pouvoir capitaliste. Il est basé sur l’imposition d’une classification raciale/ethnique de la population mondiale comme pierre angulaire de ce schéma de pouvoir, et opère dans chacun des plans, sphères et dimensions, matérielles et subjectives, de l’existence quotidienne et à l’échelle sociale. Il est originaire d’Amérique et se mondialise. (Quijano, 2007 : 93 [traduction libre de l’espagnol])

En d’autres termes, pour Quijano, la race et le racisme (thème central dans la colonialité du pouvoir) seraient le principe organisateur d’une structure de pouvoir mondial qui perdure encore aujourd’hui. En ce sens, il existe une grande différence entre le colonialisme et la colonialité. Le colonialisme désigne une structure de domination et d’exploitation, où le contrôle de l’autorité politique, des ressources de production et du travail d’une certaine population est détenu par une autre identité, et dont le siège se trouve dans une autre juridiction territoriale (Quijano, 2007).

Le cadre de Quijano sur la colonialité du pouvoir représenterait une grande aide pour la génération de perspectives analytiques qui approfondissent le débat sur le modèle du capitalisme mondial : colonialité du genre, colonialité de la nature, colonialité de l’être, colonialité de la connaissance. Ces apports sont fondamentaux dans les perspectives décoloniales, et font essentiellement remarquer que le colonialisme est le côté sombre de la modernité (Mignolo, 2011). Nous pouvons dire que cela nous affecte dans tous les domaines de notre existence.

Le tourisme, une possibilité d’obtenir le « Buen vivir » chez les Bribris (bua’ë sẽ̀neã) ?

Les Bribris sont l’un des peuples indigènes les plus importants du Costa Rica. Le territoire indigène bribri Talamanca est situé à la frontière du Costa Rica et du Panama, dans le parc international La Amistad (PILA). Aujourd’hui, le tourisme devient une activité économique importante, tout comme les cultures de la banane et du cacao le sont.

Illustration 1

Carte de localisation du parc international La Amistad (PILA), Costa Rica, Amérique centrale

Source : réalisation personnelle.

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Bua’ë sẽ̀neã (traduction littérale de « bien vivre » en langue bribri) au sein du code culturel complexe du partage et du savoir bribri (siwã) reprend les valeurs ancestrales des racines de leur pensée (se shua te) telles que la réciprocité, la solidarité et le respect de la nature. Bua’ë sẽ̀neã interroge la notion de pauvreté et de développementalisme d’un point de vue non autochtone (sikua). Au-delà des besoins évidents en matière d’économie et de services publics dans les territoires indigènes de Talamanca en général, il convient de noter que pour comprendre ce qu’est la pauvreté, il est nécessaire de s’éloigner de la conceptualisation occidentale, qui la définit comme un manque de ressources économiques. Nous devons donc nous demander ce que signifie être pauvre pour un indigène bribri. En ce sens, nous sommes intéressé par la connaissance et la compréhension de la pauvreté dans la perspective des Bribris. Les réponses, dans la plupart des cas, sont associées à l’insécurité alimentaire (accès à la terre et à l’agriculture d’autoconsommation), à l’accès aux ressources forestières (bois ou autres aliments) et au fait de vivre en paix et sans stress dans un écosystème sain, c’est-à-dire écologiquement équilibré.

La pauvreté et la qualité de vie doivent être comprises en relation avec les capacités réelles de liberté des personnes (Nussbaum et Sen, 1998). Par conséquent, le refus ou la limitation de l’accès à la forêt comme « moyen de vie », ainsi que la négligence de l’État en matière d’accès aux services de base (eau, santé, éducation, infrastructures stratégiques), génèrent des conditions d’extrême pauvreté ou de misère dans certaines de ces communautés indigènes. Associer la pauvreté uniquement à des indicateurs tels que le produit intérieur brut (PIB) d’une nation ou la capacité de la croissance économique à subsister dans une économie de marché capitaliste peut constituer une vision limitée de la réalité.

En ce sens, l’émergence de l’indice de développement humain (IDH) permet d’adopter une vision plus globale de la pauvreté. Cependant, nous croyons que celle-ci doit être comprise par rapport à la perspective indigène américaine du « buen vivir » ; en d’autres termes, une personne (indigène) n’est pas pauvre parce qu’elle n’a pas la capacité d’accumuler de l’argent ; la pauvreté doit être appréhendée comme la limitation de ses capacités et de ses moyens de subsistance qui garantissent une existence digne. Par conséquent, la notion occidentalisée de pauvreté doit être décolonisée, comprise au-delà du pouvoir d’achat, et elle doit être repensée par les projets de coopération internationale visant à réduire la pauvreté liée à des projets touristiques où le cadre des « moyens de vie » a également été largement diffusé et mis en œuvre.

Du point de vue des indigènes bribris, le tourisme doit représenter un « moyen de vie » qui va au-delà de la génération de revenus supplémentaires pour les familles, il doit être un outil qui profite aux membres de la communauté de manière générale, en renforçant leurs moyens de vie, l’agriculture pour la consommation familiale étant un élément primordial (Arias-Hidalgo, 2021).

Dans ce sens, à partir de la matrice de pensée des Bribris, il y a plusieurs éléments de leur culture qui garantissent une vie digne « de ne pas être pauvre » qui doivent être considérés, parmi eux : le système de travail d’aide réciproque non rémunéré en communauté basé sur les « juntas de trabajo » et les « chichadas ». Ces deux éléments sont étroitement liés, les clans faisant souvent appel à leur système traditionnel d’aide réciproque (non rémunérée) pour différentes activités, comme cultiver, porter du bois, construire une maison ou un canoë, semer, etc.

Illustration 2

Travaux collectifs des Bribris pour la construction d’un chemin pendant le COVID-19, Yorkín, Talamanca

Photo : David Arias-Hidalgo, 2020.

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La « chichada » est une fête indigène qui a généralement lieu à la fin des journées de travail collectif, elle est l’expression de la réciprocité du mode de vie des Bribris. Ces relations réciproques se distinguent dans les préparations de la « chicha » (boisson à base de maïs) et de la nourriture, dans la façon de danser. Boire la « chicha » se fait avec parents et amis, il est courant d’entendre « aide-moi » lorsqu’on invite une personne à prendre le « guacal » (récipient qui contient la chicha).

En ce qui concerne le système de travail collectif, il est important de souligner que l’objectif est associé à « un moyen de vie » qui n’implique pas un revenu : lorsque l’argent est impliqué dans une activité collective, les Bribris n’assistent pas aux réunions de travail, à moins que cet argent représente un bénéfice pour la communauté. Le système de travail traditionnel indigène est donc en contradiction avec le modèle économique dominant de la société de consommation, qui fétichise l’argent et promeut l’individualisme.

La notion de pauvreté liée au tourisme est problématique dans le sens où l’agenda international du secteur touristique montre des approches simplistes et purement économistes du concept de pauvreté (Gascón, 2009 ; Milano, 2016), donc inadéquates pour changer les structures socioéconomiques inégales (Kieffer, 2014).

La notion indigène de « buen vivir » : élément d’intérêt pour un tourisme décolonial mais qui ne peut échapper à la critique

Le « buen vivir » est un mode de vie basé sur la philosophie indigène ; il comporte de grandes différences avec le concept de la vie réussie de la pensée occidentale où l’accumulation de biens matériels est souvent perçue comme indicateur de bien-être dans le cadre de la société de consommation auquel n’échappe pas le tourisme (Condès, 2004 ; Buades, 2006). En ce sens, le concept de buen vivir s’écarte du paradigme orthodoxe du développement économique et de la croissance illimitée. Selon Eduardo Gudynas et Alberto Acosta (2011), pour le monde indigène, il n’existe pas d’idée analogue à celle du développement, ce qui conduit parfois à son rejet. De même, le développement conventionnel est considéré comme une imposition culturelle héritée, ce qui implique une distanciation. De telle sorte que le bien-vivre a également un sens en tant que forme alternative d’existence sociale pour « décolonialiser » le pouvoir (Quijano, 2012). Il s’agit d’une proposition visant à décolonialiser le développement à partir d’autres perspectives et conceptions de la vie issues des savoirs autochtones andins et mésoaméricains (Gómez, 2014 ; Alcântara et Sampaio, 2017).

Les perspectives du « bien vivre » font partie de la sagesse ancestrale des peuples originaux dAbya Yala. Ce sont des perspectives au pluriel car il existe des différences entre les notions de buen vivir chez les peuples indigènes. Indépendamment des différences subtiles, il semble que la notion de bien vivre qui transcende l’accumulation matérielle permanente de biens matériels soit une notion indigène panaméricaine. On y trouve les visions du monde des Chibcha de la zone intermédiaire et d’autres peuples où ces notions de bien vivre ont été peu étudiées. Les notions andines de bien vivre, sumak kawsay (en kichwa) et suma qamaña (en langue aymara) sont mieux connues. Selon José María Tortosa, ces concepts signifient :

Sumak kawsay vient du quichua équatorien et exprime l’idée d’une vie qui n’est ni meilleure, ni préférable à celle des autres, ni en constant effort pour être améliorée, mais tout simplement bonne. Le deuxième élément du titre vient de l’aymara bolivien et introduit l’élément communautaire, donc peut-être pourrait-il être traduit par « bon vivre ensemble », la bonne société pour tous dans une harmonie interne suffisante. (2011 : 1 [traduction libre de l’espagnol])

Ces paradigmes ont été intégrés dans les nouvelles constitutions de l’Équateur et de la Bolivie afin de repenser le développement (Acosta, 2013). Ces processus montrent une grande ouverture aux choix des points de vue cosmogonique, économique et politique : ce sont des apports pour les luttes des populations indigènes historiquement exclues par les États. Sur l’inclusion des concepts dans les constitutions, Eduardo Gudynas remarque :

L’inclusion des noms dans des langues autres que l’espagnol n’est pas un attribut mineur, et nous oblige à réfléchir à ces idées dans le cadre culturel de référence qui les a fait naître. De même, dans les deux cas, buen vivir est un élément clé de la reformulation du développement ; un nouveau cadre conceptuel est recherché et testé, et une attention particulière est accordée au conditionnement, par exemple de la réforme économique. (2011 : 4-5 [traduction libre de l’espagnol])

Un autre aspect essentiel de la notion de bien vivre est la relation entre les êtres humains et la nature. Par exemple, d’un point de vue biocentrique, la proposition équatorienne reconnaît la nature comme un sujet de droits (Gudynas et Acosta, 2011). Cette position est cependant difficile à mettre en pratique. Les droits de la nature sont reconnus, alors qu’en même temps les réserves de pétrole sont exploitées dans des territoires indigènes très fragiles sur le plan environnemental. Les projets d’extraction dans le parc national Yasuni en Équateur ont suscité de grandes interrogations de la part des peuples indigènes, de la société civile et des groupes environnementaux. Dans le même ordre d’idées, la militante bolivienne Silvia Rivera-Cusicanqui a remis en question l’instrumentalisation politique du bien vivre :

En réalité, le sujet du « bien vivre » est la communauté. Et je pense que ce point est assurément négligé dans de nombreuses discussions sur le « bien-être ». Il y a une attention normative très abstraite, totalement orientée vers les politiques publiques, et il n’y a aucune investigation des implications épistémologiques, théoriques et pratiques de ce qu’est la réalité quotidienne dans ces communautés et de la façon dont elles font face aux défis de la crise climatique et de l’invasion, d’une certaine façon, de leurs modes de vie communautaire. Les communautés multiethniques du TIPNIS [territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure] sont non seulement expropriées, non seulement menacées, mais elles sont aussi envahies par des entités qui échappent à tout contrôle social ; et c’est notamment le cas de l’armée. De plus, l’armée a été dotée de la capacité de gérer et de formuler le développement. Et la vision développementaliste de l’armée ne pourrait pas être plus prédatrice. (2015 : 151 [traduction libre de l’espagnol])

Et cela au point de justifier, pour la sociologue Rivera-Cusicanqui, par exemple les méga-mines pour buen vivir. Celle-ci souligne également qu’il existe un divorce entre les mots et les choses, ce qui est une marque du système colonial où l’abstraction semble se substituer à la pluralité :

Lorsque la notion de buen vivir passe des pratiques concrètes et quotidiennes aux notions de biens communs générés par des communautés concrètes, historiques, géographiquement et spatialement situées, et qu’elle devient une politique publique, son contenu peut être rempli de n’importe quelle manière. (Ibid., 2015 : 148 [traduction libre de l’espagnol])

Le développement du tourisme de soleil et de plage au Costa Rica à partir d’un imaginaire de tourisme basé sur la nature (Boukhris, 2012) devient ici un instrument de développement « extractiviste » et de colonialité du tourisme (Arias-Hidalgo, 2021). C’est pourquoi les groupes indigènes du Costa Rica s’opposent à un modèle touristique à grande échelle et au discours développementaliste de l’État basé sur des projets d’essor économique tels que l’exploitation minière et pétrolière, les barrages hydroélectriques et le tourisme de masse. En d’autres termes, la vision instrumentale du développement de la part de l’État est en totale contradiction avec la vision bribri de bien vivre (bua’ë sẽ̀neã).

Eduardo Gudynas signale qu’il existe des extrêmes qui empêchent de progresser dans la construction des idées sur le bien-vivre ; il faut cependant prendre en compte que « qu’on le veuille ou non, l’État est un lieu incontournable dans la construction de ce concept ; il est donc nécessaire de l’influencer, d’interagir avec les responsables de programmes et de participer activement » (Gudynas, 2011 [traduction libre de l’espagnol]). Cela montre que la notion de bien vivre doit être ouverte à la critique, au débat et, bien évidemment, sujette à contradiction. C’est un processus de construction de nouvelles façons de vivre (Acosta, 2013). Ce processus comprend un appel à des relations de continuité et un sentiment d’unité commune qui inclut les mondes migrant, citadin, paysan et indigène.

Conclusion

Depuis environ trois décennies en Amérique latine, la pensée critique se développe par rapport au problème de la colonialité en tant que structure de pouvoir permanente du projet civilisateur de la modernité. La colonialité et ses différentes manifestations (pouvoir, savoir, genre, etc.) transforment radicalement les « moyens de vie » en augmentant les inégalités dans les périphéries colonisées des premiers pays développés. En ce sens, l’émergence d’un projet décolonial, ayant une prétention décolonisante des structures de pouvoir historiquement hégémoniques (capitalistes, raciales et patriarcales) et donnant une forte critique à l’eurocentrisme et à la rationalité moderne, est un tournant épistémologique à la recherche d’une transformation sociale.

Les études sur le tourisme dans une perspective théorique décoloniale ont gagné du terrain dans les recherches sur le contexte latino-américain, principalement dans les pays d’Amérique du Sud. Dans le cas de la production universitaire des États-Unis, nous trouvons quelques études qui abordent la question ; cependant, la production est encore embryonnaire. Par ailleurs, un cas plus extrême est la réception de la perspective décoloniale dans le monde universitaire européen dont on peut dire qu’elle est inconnue, à quelques exceptions près.

Le tourisme de masse traditionnel du soleil et de la plage qui prédomine en Amérique latine est un exemple clair de néocolonialisme. Cependant, les formes de tourisme apparemment moins envahissantes, telles que l’écotourisme et l’ethnotourisme, reproduisent parfois un modèle de colonialisme avec pour conséquence la marchandisation des ressources naturelles et culturelles des communautés d’accueil, abandonnant parfois des activités productives fondamentales comme l’agriculture de subsistance et générant une plus grande dépendance à l’égard de l’économie de marché.

Pour envisager le tourisme dans les communautés indigènes dans une perspective décoloniale, l’un des éléments fondamentaux est de comprendre que la vision occidentale du développement et les perspectives indigènes de « développement » exprimées dans les différentes notions de « buen vivir » sont incompatibles. Les visions du monde indigène révèlent une notion profonde et complexe du bien vivre qui transcende l’accumulation de richesses matérielles dans la conception de ce dernier, dans un développement qui repose sur une logique de croissance économique sans limites. En ce sens, la question qui peut être posée est la suivante : dans quelle mesure le tourisme peut-il contribuer au bien vivre, au sens large du terme, et partir des différentes réalités des peuples indigènes ?

En général, la perspective décoloniale, de notre point de vue personnel, peut être un cadre d’idées, de théories et de concepts très utiles en temps de crise pour générer une pensée critique plus proche de ce que l’on pourrait appeler une généalogie propre. Avant tout, elle peut générer un savoir situé, engagé auprès des personnes dont les modes et les « moyens de vie » dépendent fortement de leur environnement naturel et de leurs connaissances ancestrales.