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Depuis la fin du XXe siècle, face aux changements des sociétés paysannes et aux crises profondes qui les affectent, le tourisme est présenté par les gouvernements et les organismes de développement comme une panacée pour résoudre les problèmes du milieu rural, et un discours complaisant a été tenu concernant ses bénéfices. Cette vision s’est vue renforcée par la mise en place de programmes internationaux tels que celui des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) de l’Organisation des Nations Unies (ONU), dont la finalité était la réduction de la pauvreté, et qui a vu dans le tourisme une opportunité pour élaborer des stratégies de développement, comme l’initiative ST-EP (Sustainable Tourism – Eliminating Poverty) ou Tourisme durable pour l’élimination de la pauvreté présentée à Quito (Équateur) en juin 2006. Dans ce contexte international, de nombreux pays latino-américains, parmi lesquels le Mexique, ont financé, dans le cadre de politiques publiques de lutte contre la pauvreté, de conservation des ressources naturelles et de diversification de l’offre touristique, le développement du tourisme en milieu rural. En octobre 2005, un accord de collaboration a été signé par dix institutions publiques fédérales mexicaines[2] ainsi que des acteurs privés afin de mettre en place collectivement des stratégies de développement du tourisme alternatif (TA) (Palomino Villavicencio et López Pardo, 2007). Ces politiques publiques ont été impulsées la plupart du temps dans un cadre vertical, du haut vers le bas, avec peu ou pas d’études en amont sur les conditions des territoires pour développer le tourisme, sans formation des populations locales à la gestion d’activités touristiques et avec une vision très orientée sur les bénéfices du tourisme et peu critique vis-à-vis des risques (Kieffer, 2016). Cette situation a conduit de nombreuses communautés rurales à développer des activités touristiques qu’elles n’avaient pas nécessairement désirées. En effet, la surenchère de projets liée aux financements publics a créé une certaine émulation autour des projets de TA.

Quand le sujet du tourisme est abordé dans un territoire rural, en particulier dans des zones de grande biodiversité et avec un haut niveau de pauvreté, le terme de tourisme alternatif est couramment employé en Amérique latine et particulièrement au Mexique. Ce terme peut varier d’un pays à l’autre, mais il comporte toujours les éléments suivants :

Un type de tourisme développé dans des zones rurales dans lequel la population locale, à travers différentes structures organisationnelles de caractère collectif, joue le rôle principal dans le développement, la gestion et le contrôle, en proposant des activités respectueuses des milieux naturel, culturel et social, conformes aux valeurs d’une communauté, permettant ainsi de profiter d’un échange d’expériences positif entre les résidents et les visiteurs, dans lequel la relation entre le touriste et la communauté est juste et les bénéfices de l’activité sont répartis équitablement. (Gascón, 2009 : 36 ; notre traduction)

Dans le contexte mexicain, nous entendons par TA un mode de gestion alternatif de l’activité touristique, aux mains de sociétés locales organisées en coopératives ou communautés agraires. Mais on peut aussi étendre le terme alternatif aux activités alternatives au modèle de tourisme littoral ou urbain. En sus, l’activité touristique en milieu rural mexicain est assez souvent une activité complémentaire aux activités primaires comme l’agriculture vivrière, l’apiculture, l’élevage ou encore la sylviculture dans les terres intérieures et la pêche artisanale sur les littoraux. Cette approche spécifique du TA cherche ainsi à offrir aux sociétés locales rurales la possibilité d’accroître le contrôle sur leur propre politique de développement local, en renforçant les identités locales, en favorisant l’organisation communautaire et en promouvant l’autogestion et la gouvernance participative (Tosun, 2000 ; Paré et Lazos, 2004). Pour cela, il semble d’une importance capitale de conduire des études préalables à la mise en œuvre du TA pour construire des processus d’organisation collective, créer de nouvelles connaissances et des formations dans le domaine touristique à partir des connaissances traditionnelles existantes, ainsi que promouvoir des processus d’accompagnement des acteurs locaux afin de consolider et pérenniser les projets existants. Si ces études étaient menées de manière participative, les communautés rurales pourraient réfléchir aux bénéfices et aux problèmes générés par ce type de tourisme, s’interroger sur celui-ci, décider de manière informée de l’intérêt ou non de le développer et, le cas échéant, penser et concevoir le type de tourisme qui correspond le mieux aux conditions sociales, territoriales, environnementales et culturelles de la communauté.

La recherche-action participative (RAP) se définit comme un cadre d’études et d’actions visant à obtenir des résultats fiables et utiles pour améliorer des situations collectives en se basant sur la participation des collectifs à étudier. Ceux-ci passent ainsi d’objet d’étude à sujet protagoniste de la recherche, agissant tout au long du processus d’investigation. De nombreuses techniques participatives peuvent alors être mises en œuvre afin d’établir un dialogue de savoirs, une participation réelle des acteurs locaux dans les différentes phases de la recherche, la reconstruction de l’histoire, l’analyse institutionnelle, les solutions et actions possibles (Paré et Lazos, 2004). Cette approche délimite un champ de recherche appliquée et située, dans lequel la connaissance empirique est fondamentale. La connaissance construite dans ce type de recherche est d’abord dépendante des conditions de l’aire d’étude.

Dans le domaine du tourisme, la RAP a été expérimentée, entre autres, par Sylvie Blangy et ses collègues (2010 ; 2017), Maxime Kieffer (2014 ; 2016) et ses collègues (Merkel-Arias et Kieffer, 2022), Pilar Espeso-Molinero (2017) et ses collègues (Pastor-Alonso et Espeso-Molinero, 2015 ; Espeso-Molinero, Carlisle et Pastor-Alonso, 2016) pour accompagner des projets de tourisme en milieu rural et/ou autochtone. Ces recherches ont en commun d’émettre l’hypothèse que la RAP permet de créer des connaissances non seulement scientifiques mais qui sont utiles également aux acteurs locaux, notamment pour la prise de décision et la résolution de problèmes liés à la gestion de l’activité touristique.

Le présent article propose une réflexion sur les apports et les enjeux de la RAP dans l’étude du TA, comme approche de recherche qui permettrait non seulement de produire des connaissances sur le lien entre le tourisme et les sociétés locales, mais aussi d’encourager des processus d’autonomisation pour les acteurs locaux. Dans la première partie, nous reviendrons sur les particularités de la RAP et diverses démarches théorico-méthodologiques qu’elle peut employer. Puis, dans une seconde partie, nous présenterons l’utilisation de cette approche dans un village touristique du Yucatán avant d’exposer les contributions et les limites de la RAP à la lumière de cette étude de cas.

Démarches théorico-méthodologiques de la recherche-action participative

Antécédents

La RAP est une approche de recherche qui est née dans les années 1940 avec les travaux d’action research de Kurt Lewin (1992), qui a conçu une méthodologie dans laquelle l’étude elle-même implique de l’action, en tentant d’acquérir des connaissances dans et par l’action, c’est-à-dire une manière de générer des connaissances sur un problème social et, en même temps, de provoquer des changements permettant la résolution du problème faisant l’objet de l’étude. Lewin a ainsi tenté de transformer les comportements, les attitudes et les habitudes qui avaient une incidence sur les habitudes alimentaires de la population américaine pour pallier une pénurie de produits alimentaires basiques. Depuis Lewin, divers chercheurs ont contribué à consolider le cadre théorique de la recherche-action (Desroche, 1981 ; 1993 ; Carr et Kemmis, 1986 ; Elliot, 1993) et développé la méthodologie des systèmes doux[3] (soft system methodology) (Checkland et Holwell, 1998). Ces chercheurs ont posé les bases d’un modèle de recherche capable de participer à la construction de l’apprentissage local pour promouvoir un changement à partir de l’implication des sujets dans la recherche elle-même (Elliot, 1993). En Amérique latine, c’est à partir des années 1960 que l’approche se consolide, mais avec des caractéristiques distinctes (Ander-Egg, 2003). Dans un essor de mouvements sociaux dus à de fortes injustices sociales, différentes formes d’expériences de recherche participative avec des communautés rurales ont commencé à être développées dans le cadre de programmes d’action communautaire conduits par des organisations non gouvernementales (ONG) pour encourager la mobilisation de ressources humaines et institutionnelles et favoriser un développement par le bas. Ces expériences ont été alimentées par les théories de la pédagogie critique de l’éducation populaire et du marxisme sur l’éducation et l’émancipation des secteurs marginalisés (Freire, 1970) : de fortes critiques ont été émises envers les méthodes classiques de la recherche sociale, et elles ont mis en lumière les complications méthodologiques non nécessaires pour connaître certains aspects de la réalité sociale, de même que la rétention d’informations et de connaissances aux mains d’experts et de techniciens (Chevalier et Buckles, 2019). La corrélation minime entre le développement de la science et l’amélioration de la qualité de vie des secteurs marginalisés explique la contribution quasiment nulle des sciences sociales à l’amélioration de la situation sociale en Amérique latine (Ander-Egg, 2005). On reproche aux méthodes traditionnelles de recherche de repousser constamment le moment de l’action pour pouvoir se consacrer à l’étude de la réalité sur laquelle on va agir, en poursuivant le travail de recherche alors que l’effort, les ressources et le temps pour l’action, eux, se réduisent. Ces critiques ont donné lieu au désir de s’assurer, par un changement de méthode, que les sciences sociales servent effectivement et réellement à améliorer la situation des secteurs populaires et des groupes marginalisés (Fals-Borda, 1999), conduisant aussi à abandonner la neutralité et l’apolitisme, en admettant que toute recherche comporte une dimension politique.

Le rôle social de la RAP et sa finalité de transformation se définissent à partir de deux questions fondamentales : pour qui et pourquoi fait-on de la recherche ? Les sciences et les technologies sociales doivent être des instruments d’émancipation, à la portée et au service des peuples qui luttent pour vivre plus dignement. Militantisme et science s’allient en raison de la nécessité de produire d’autres formes de recherche et de former des scientifiques critiques qui remettent en question la manière dont se produit la connaissance. Cette rupture qui a introduit une dimension de critique sociale au travail de Lewin a permis de consolider le cadre théorique actuel de la RAP et de positionner celle-ci comme une approche de recherche importante dans le paradigme des sciences critiques (Robichaud et Schwimmer, 2020).

Éléments clés de la recherche-action participative

Principes épistémologiques

Un des premiers aspects substantiels de la RAP réside dans la délimitation des objectifs de la recherche, qui se décident à partir de l’intérêt suscité par un groupe de personnes ou un collectif (Ander-Egg, 2003). Il ne s’agit pas seulement d’étudier des problèmes d’intérêt scientifique ou des questions qui préoccupent le chercheur, mais plutôt de partir de situations ou de problèmes ancrés dans la réalité sociale. Ce postulat engage la recherche à avoir comme finalité la transformation de la situation-problème qui affecte les populations concernées. Les chercheurs assument ainsi une posture d’intervention dans la vie sociale : le but est de « connaître, agir et transformer » (Bru et Basagoiti, n.d. : 3). La RAP, par l’intermédiaire de cette étroite interaction et articulation entre la recherche et la pratique, cherche à établir un dialogue entre la connaissance et l’action à partir de la réflexivité des sujets (Reason et Bradbury, 2008). On prétend connaître et agir simultanément, pour « ne pas faire de la recherche sans action et ne pas agir sans faire de recherche » (Lewin, 1992). Cela nécessite de reconnaître qu’il existe différentes formes de savoirs, de manières de générer des connaissances et d’agir, qui sont complémentaires. En ce sens, la RAP suppose le dépassement des relations dichotomiques hiérarchisées entre le chercheur (qui apporte son bagage théorique et méthodologique) et les citoyens/acteurs sociaux concernés (qui contribuent avec leurs expériences vécues et leur connaissance de leur propre réalité) (Ander-Egg, 2003). Les expériences vécues confèrent un savoir populaire qui « non seulement apporte la connaissance de la réalité étudiée, mais aide aussi les chercheurs à avoir une compréhension des problèmes vus depuis la perspective des gens du village » (ibid. : 34-35). Par ailleurs, cette relation permettrait de générer un processus de transfert de technologies sociales aux secteurs populaires fondé sur l’appropriation de la connaissance, cela supposant que le savoir-faire conditionne le pouvoir-faire. En admettant que n’importe qui est ou peut être agent ou facteur fondamental de tout changement social, la RAP a une intentionnalité claire qui est d’encourager la participation active de la population impliquée dans le processus de recherche et ainsi laisser libre cours aux possibilités et aux potentialités d’action chez les habitants eux-mêmes (Ander-Egg, 2003). En ce sens, on peut présenter la RAP comme :

[une] méthode d’étude et d’action qui cherche à obtenir des résultats fiables et utiles pour améliorer des situations collectives, en s’appuyant sur la recherche sur la participation des collectifs à étudier. Que ceux-ci passent ainsi d’objet d’étude à sujet protagoniste de la recherche, en interagissant tout au long du processus de recherche (conception, phases, restitution, actions, propositions…) et en assurant la cohabitation du chercheur externe avec la communauté à étudier. (Alberich Nistal, 2007 : 6 ; notre traduction)

De la sorte, à la différence de l’approche interprétative, la RAP ajoute une composante idéologique n’ayant pas pour seul but de décrire et de comprendre la réalité, mais aussi de la transformer. Les acteurs locaux passent d’objets à sujets d’étude, partant d’un positionnement réflexif et critique de leur propre réalité, acquérant de nouvelles connaissances particulières sur cette réalité et agissant pour impulser des processus de changements.

Implications méthodologiques

Les principes de la RAP ont une incidence directe sur la méthodologie de la recherche. « Le choix de certaines voies ou d’autres approches de la connaissance en matière de recherche constitue une opération de choix non exclusifs ni excluants, mais qui sans aucun doute conditionnent la manière dont nous abordons l’étude de la réalité sociale à laquelle nous sommes confrontés. » (Francés García et al., 2015 : 17 ; notre traduction) Il n’y a pas de méthode propre à la RAP, c’est-à-dire qu’elle a recours à des méthodes classiques de recherche scientifique, mais il existe la particularité de la participation des populations et, surtout, le choix des techniques méthodologiques doit être en accord avec la démarche épistémologique (Chevalier et Buckles, 2019). Cela signifie que si l’approche des chercheurs est d’essayer d’articuler connaissance et changement social, il leur est nécessaire de mettre en adéquation les techniques avec cette finalité. Ainsi, le choix et l’utilisation de techniques méthodologiques doivent correspondre aux fins pragmatiques de la recherche.

La pertinence de la technique utilisée sera en fonction de sa pertinence en relation avec les sujets pour lesquels la recherche est réalisée et les fins transformatrices du processus […], c’est-à-dire que les niveaux technologique et méthodologique restent subordonnés aux fins recherchées, permettant une plus grande flexibilité dans la nature de la technique et dans la manière dont elle est réalisée. (Francés García et al., 201 5 : 25 ; notre traduction)

Dans cette perspective, il est important d’avoir en permanence à l’esprit la raison du choix de ces instruments et le type de savoir que l’on cherche à atteindre. En ce sens, les techniques descriptives ne sont pas suffisantes et ne coïncident pas avec la finalité de transformation sociale. Une RAP consiste à participer à toutes les phases du processus, ou au moins à une grande partie des celles-ci, c’est-à-dire à l’établissement des objectifs, au choix des techniques, à la collecte et l’analyse des données, à la planification de stratégies de changement, etc. L’utilisation de techniques participatives doit toujours être orientée vers la génération de processus de réflexivité et de dialogue, l’acquisition de connaissances nécessaires pour non seulement comprendre certains aspects de la réalité, ce qui est souvent la finalité de la recherche en sciences sociales, mais aussi pouvoir agir sur elle. Les processus participatifs articulent ainsi la dimension analytique et pragmatique de la recherche (Ander-Egg, 2003). Appliquée au tourisme, la RAP devient une stratégie prospective et collaborative qui cherche à encourager la production de connaissances spécifiques sur le tourisme, la reconnaissance et la consolidation des bases socio-organisationnelles des communautés rurales impliquées dans des activités touristiques pour améliorer leurs pratiques et prises de décisions.

Utilisation de la recherche-action participative dans la gestion de l’activité touristique d’une communauté maya à Yokdzonot, Yucatán

Antécédents

Le village de Yokdzonot est situé au cœur de la municipalité de Yaxcaba, à une quinzaine de kilomètres de la zone archéologique de Chichen Itzá – classée au patrimoine culturel mondial de l’humanité par l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) –, sur l’axe routier secondaire Valladolid–Mérida. La mise en tourisme du cenote [4] de Yokdoznot[5] a été un long processus d’une quinzaine d’années pendant lesquelles les membres de la société locale, surtout ceux au pouvoir à ce moment-là, ont pris la décision de le nettoyer. Avant cette décision, aucun aménagement ne permettait d’accéder au plan d’eau, situé à une quinzaine de mètres sous le niveau du sol (Jouault, 2018a ; 2018b). Une entreprise sociale coopérative, Zaaz Koolen Haa, a été légalement constituée en 2009 et est composée de 17 membres (6 hommes et 11 femmes) qui contribuent au travail quotidien du centre touristique. Dix ans plus tard, une fois les aménagements réalisés, les habitants qui gèrent le cenote et son infrastructure accueillent annuellement plus de 40 000 touristes. Cette fréquentation représente pour chacun d’entre eux un revenu mensuel qui fluctue entre 5000 pesos en basse saison (mois de février) et 15 000 pesos en haute saison (mois d’avril)[6] (Dzib-Collí, 2019). Il s’agit là d’une somme considérable en milieu rural, où les revenus journaliers d’un employé sont d’environ une centaine de pesos. En plus, les associés ont créé une dizaine d’emplois et ainsi des jeunes et des femmes du village, qui ne souhaitent pas migrer vers Cancún ou la Riviera Maya et qui n’ont pas eu la possibilité de faire des études secondaires ou universitaires, peuvent bénéficier d’un travail au sein même de leur village.

Le projet de RAP à Yokdzonot est né de l’implication d’une dizaine d’étudiants de la licence en tourisme dans la formation « Projets sociaux dans les communautés d’apprentissage » accompagnés par l’Unité de projets sociaux de l’Université autonome du Yucatán[7] en 2016. L’approche pédagogique de la formation est caractérisée par une démarche méthodologique qui permet aux participants d’utiliser leur propre expérience d’interaction avec les groupes sociaux et communautaires. Cette méthodologie incorpore des approches théoriques pour développer des propositions d’actions sociales dans les communautés d’apprentissage (Vaelleys, 2020).

Ainsi, au cours de ce projet, les étudiants ont participé aux ateliers de planification et à la réalisation des activités prévues dans le cadre du projet. Les étudiants se sont intégrés, selon la temporalité, de manière continue et transitoire en fonction des actions à mener, et ce, selon trois modalités : le bénévolat, la pratique professionnelle ou le service social. Ils ont été encadrés par trois enseignants-chercheurs de différentes formations (géographie, ingénierie et communication sociale). Les étudiants se sont alors immergés dans le processus décisionnel lié à la gestion et au déroulement du projet. Par exemple, au cours de la première année, neuf étudiants ont participé à diverses activités, entre autres : diagnostic du lien entre la production locale et le restaurant touristique, ateliers d’éducation environnementale avec des enfants et des adolescents liés à la coopérative, étude des limites de changements acceptables du cenote de Yokdzonot, échanges d’expériences et visites de cenotes autour de Yokdzonot.

Dans ce cadre, une collaboration s’est tissée entre les universitaires et la société coopérative Zaaz Koolen Haa située à Yokdzonot. La coopérative exploite un cenote par le biais d’une entreprise touristique rentable qui représente le principal moyen de subsistance de ses familles membres et des résidents locaux, qui travaillent de manière permanente ou temporaire dans l’entreprise. Le cenote est devenu un espace dédié exclusivement au tourisme international, produisant une certaine exclusion des habitants du village qui n’appartiennent pas à la société coopérative, ce qui est à l’origine d’un souhait de développement local mieux équilibré. C’est ainsi qu’a émergé la proposition commune « Tourisme alternatif et développement local à Yokdzonot », un projet de RAP dont l’objectif principal est de contribuer à l’amélioration socioéconomique de la localité de Yokdzonot, à travers la promotion de l’organisation communautaire et la création d’opportunités d’emplois dérivés des activités touristiques.

Outils de la RAP et communautés d’apprentissage

La recherche a été conçue pour produire des connaissances sur les processus d’organisation dans le cadre du TA, mettre en place des outils de diagnostic et de concertation, et contribuer à la discussion sur le développement local dans le contexte des sociétés locales d’origine maya au Mexique.

À Yokdzonot, divers outils de la RAP ont été mobilisés tout au long du projet. Tout d’abord le diagnostic participatif avec les acteurs a été réalisé par le biais d’ateliers incluant des dynamiques où les acteurs exprimaient leurs opinions et connaissances de leur coopérative et de leur village. Ces informations ont permis de construire des arbres à problèmes et solutions (illustration 1).

Illustration 1

Aperçu des arbres à problèmes et solutions du projet de RAP à Yokdzonot

Élaboration collective (2017).

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Un autre outil a été utilisé à maintes reprises lors de ces ateliers : le tsiikbaal, qui signifie « conversation » en langue maya yucatec, un modèle de transmission du savoir maya. Il s’agit d’une discussion sur un thème spécifique, une manière de construire un consensus collectif en mettant en perspective les opinions des différents acteurs, au-delà d’une lutte d’idées ou de débats d’arguments. Cette forme de dialogue participatif est un exemple de l’adaptation de la RAP aux conditions et richesses spécifiques de la communauté, elle permet l’appropriation des thèmes et des problématiques de la recherche par les membres du village selon leur propre mode de communication et de pensée.

Comme souvent dans les projets de RAP et en particulier dans notre cas, les communautés d’apprentissage sont constituées d’organisations communautaires et d’acteurs universitaires (professeurs et étudiants) pour réaliser des activités planifiées de manière collaborative. La formation d’étudiants est centrale dans la démarche de RAP, elle se réalise avec une équipe de travail où les étudiants collaborateurs préparent leur mémoire de fin d’études et réalisent leur service social, un stage professionnel ou encore un volontariat. La communauté d’apprentissage est un modèle d’éducation basé sur le dialogue et la coexistence solidaire (Elboj Saso et Oliver Pérez, 2003), où les participants collaborent horizontalement pour atteindre différents objectifs et sont tous sont en situation d’apprentissage.

Ainsi, en cours de participation, les étudiants acquièrent des compétences associées à la planification et à la mise en œuvre de dynamiques participatives avec des adultes et des enfants, telles que l’identification de problèmes et la proposition de solutions, la résolution de conflits et la gestion d’activités culturelles. De même, les particularités culturelles propres au territoire, avec une forte influence de la culture maya, rapprochent les jeunes de la réalité du travail interculturel. Dans le rôle d’animateurs, les jeunes développent des apprentissages qui leur apportent une expérience professionnelle de ce qui serait normalement confié à des consultants et des assesseurs techniques indépendants ou des agences de développement territorial. De cette façon, le transfert de connaissances se fait dans différents sens : les universitaires partagent les outils et les méthodes acquis dans leur parcours d’apprentissage et les acteurs locaux partagent leur savoir sur la communauté, leurs formes d’organisation, de réflexion et de prise de décision.

Les cycles du projet « Tourisme alternatif et développement local à Yokdzonot » : du diagnostic participatif à la gestion intégrale du cenote

Le projet « Tourisme alternatif et développement local à Yokdzonot » d’une durée de cinq ans, entre 2017 et 2022, a réuni une communauté d’apprentissage formée de cinq enseignants-chercheurs, 32 étudiants qui ont été associés essentiellement de manière temporaire et 34 associés et travailleurs de la société coopérative Zaaz Koolen Haa. Il a été cofinancé par des fondations privées et des ONG internationales[8].

La recherche, l’éducation et l’action étaient présents à chacune des étapes du processus de RAP. Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : Pour qui ? Qui le fait ? Pourquoi ? Comment ? Quand ? (illustration 2). La première question exige de se demander quels sont les objectifs « sous-jacents » de la recherche et quels en seront les effets sur la communauté, et initie donc un processus d’(auto)réflexion et de négociation de la demande formulée.

Illustration 2

Cycles du projet de recherche-action participative (RAP) à Yokdzonot

Élaboration à partir de Pilar Espeso-Molinero (2017).

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Ainsi, au cours de la première année du projet, le diagnostic participatif de la localité de Yokdzonot a été approfondi lors d’ateliers de cartographie collaborative (illustrations 3 et 4), notamment pour la production d’aliments dans le village et l’éventuelle création d’une plateforme d’achat direct par la coopérative. Les relations de confiance ont été renforcées avec la coopérative Zaaz Koolen Haa grâce aux ateliers réalisés, tant avec les associés qu’avec leurs enfants. Ces ateliers sont préparés et animés par les universitaires (illustration 3). Y participent principalement les associés de Zaaz Koolen Haa, mais aussi d’autres habitants du village, comme les enfants et les adolescents qui ont pris part aux ateliers d’éducation environnementale avec une fréquence bimensuelle en 2018 et 2019.

La sélection des objectifs du projet a été validée par la rédaction d’un agenda de travail commun réalisé à la suite de trois ateliers au premier semestre 2017 réunissant les membres de la société coopérative Zaaz Koolen Haa et l’équipe universitaire. À partir de dynamiques participatives avec des petits groupes de discussion et des expositions de posters élaborés préalablement en assemblée, trois objectifs spécifiques ont été déterminés : 1) approfondir le diagnostic participatif de la communauté ; 2) mettre en relation les activités d’au moins un groupe productif de Yokdzonot et de la coopérative Zaaz Koolen Haa dans la dynamique touristique ; 3) concevoir, avec la communauté, des ateliers de formation pour la commercialisation des produits locaux.

Illustration 3

Programme et photos de l’atelier : « Cartographie ta communauté »[9]

Élaboration : Alejandro Montañez Giustianionovic (2018).

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Illustration 4

Un des résultats de la cartographie collaborative sur la production alimentaire à Yokdzonot : principales activités productives

Élaboration : Alejandro Montañez Giustianionovic (2022).

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Les ateliers de cartographie participative, associés à la réalisation d’une enquête auprès des habitants du village, ainsi que le traitement des données collectées ont permis de construire une base de données et un système d’information géographique sur la relation entre la production locale des potagers et des champs de Yokdzonot et la consommation liée au restaurant touristique du cenote (illustration 4), opéré par la coopérative Zaaz Koolen Haa. Il en ressort que seulement 10 % des intrants du restaurant proviennent de circuits d’approvisionnement locaux. Ces premiers résultats ont donné lieu à la conception et la réalisation d’autres ateliers avec les associés de la coopérative pour aborder cette problématique. La RAP plaide qu’une longue recherche n’est pas nécessaire pour commencer à agir, puisque des changements empiriques peuvent être mis en place et réévalués en cours de processus. En fin de projet, la faisabilité d’une action de mise en relation des producteurs locaux avec les restaurants de la coopérative a été réévaluée. Des producteurs de la municipalité de Yaxcabá, au-delà du seul village de Yokdzonot, ont présenté leurs produits (viandes, fruits et légumes, etc.) aux membres de la coopérative Zaaz Koolen Haa et la mise en relation a permis l’achat direct de produits locaux par la coopérative ainsi que la modification de certains fournisseurs (notamment fournisseurs de viandes et de fruits et légumes).

Le diagnostic socioéconomique montre que malgré les bons résultats économiques de la coopérative Zaaz Koolen Haa, les bénéfices générés par l’activité sont centralisés auprès des associés de la coopérative, limitant les bénéfices à un petit nombre de familles. En outre, la croissance constante de l’activité touristique (tableau 1) et le manque de capacités techniques en matière de gestion des eaux usées et des déchets solides menacent les ressources en eau dont dépendent les familles.

Tableau 1

Fréquentation touristique du cenote Yokdzonot [10]

Source : Travail de terrain.

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Fort de ces résultats, l’objectif de la deuxième année de projet a été de poursuivre les objectifs de la première année tout en réorientant certains d’entre eux, comme la construction du centre de gestion des eaux usées afin de garantir et de promouvoir la gestion intégrale du cenote touristique par la société coopérative Zaaz Koolen Haa

Au cours de la deuxième année du projet, des activités culturelles ont été réalisées, notamment la pièce de théâtre Gardiens des cenotes – qui, devant un public de 90 enfants du village, visait à les sensibiliser à la gestion des ressources en eau (illustration 5), et la dixième édition du festival Varios Barrios qui a réuni au cœur du village des muralistes et des graffeurs mexicains et internationaux pendant une semaine. Une quinzaine de fresques murales ont été réalisées avec les associés de la coopérative, ainsi que des ateliers d’éducation aux arts visuels de rue pour les jeunes du village.

Illustration 5

Après la pièce de théâtre Gardiens des cenotes avec les enfants du village

Photo : Samuel Jouault (2019).

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Au cours d’un atelier de planification (illustration 6), les associés de la coopérative ont pointé du doigt le problème croissant de la gestion des eaux usées engendrées par l’augmentation des flux touristiques. De mauvaises odeurs émanaient de la zone humide artificielle proche du restaurant car elle n’avait pas fait l’objet d’un entretien adéquat et parce que sa capacité physique était faible par rapport au nombre de visiteurs reçus. La construction d’une zone humide artificielle pour la gestion des eaux usées adaptée à un nombre de visiteurs plus élevé a alors été proposée. Cette étape illustre la boucle de rétroaction de la RAP où la réflexion collective permet de redéfinir les priorités d’action (illustration 2 plus haut).

Illustration 6

Atelier de planification des activités de la deuxième année du projet de RAP

Photo : Samuel Jouault (2018).

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La réflexion collective sur ce qui précède est le point de départ de la proposition pour la troisième année, avec l’objectif principal de renforcer les capacités de la coopérative, afin de promouvoir une gestion environnementale adéquate du cenote et de contribuer à l’expansion des bénéfices économiques générés par l’activité touristique. La région de Yokdzonot expérimente une forte expansion capitaliste[11] et de nombreux cenotes situés sur des terres communales sont mis en vente. L’équipe universitaire propose de partager l’expérience de la coopérative Zaaz Koolen Haa avec d’autres villages des alentours, ce qui est accepté par les membres de la coopérative. Un autre objectif de la troisième année est de faire connaître les défis et les réalisations du processus de RAP, afin de rédiger un manuel pour la gestion intégrale des cenotes dans les communautés rurales qui sera utile à d’autres coopératives dans un contexte similaire (illustration 7). Ce manuel concentre donc les apprentissages réalisés par les membres de la coopérative sur la gestion touristique communautaire du cenote comme bien commun (organisation coopérative, gestion environnementale du cenote), et vise à partager ces savoirs locaux avec d’autres acteurs de la région.

Illustration 7

Infographie des principaux résultats du projet affichée au centre touristique de Yokdzonot

Source : Élaboration de l’équipe universitaire (2021).

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Malgré ces réalisations, la diminution du nombre de touristes ainsi que les vulnérabilités sanitaires et autres mises au grand jour par la pandémie de COVID‑19 suscitent des inquiétudes quant à l’avenir de la coopérative, et ce, dans un contexte de privatisation des ressources naturelles dans la région et plus spécialement de spéculation foncière aux environs des futures stations du projet d’infrastructure du Tren Maya porté par l’actuel gouvernement fédéral au Mexique.

Contributions et limites de la RAP dans la gestion du tourisme dans les communautés autochtones

La RAP a permis aux sociétés locales de mieux comprendre les bénéfices et les répercussions de ce type de tourisme. Ces contributions de la RAP ne doivent pas occulter les limites de cette méthodologie : les défis de la participation active des acteurs des sociétés locales, les réalités sociales complexes et les difficultés interculturelles dues aux conceptions traditionnelles de la construction du savoir.

Contributions de la RAP

Apports pour une meilleure compréhension des relations entre sociétés locales et TA

La RAP permet de co-construire un corpus de connaissances sur les relations tourisme/société rurales, qui plus est dans un laboratoire[12] de recherches touristiques comme la péninsule du Yucatán. Les recherches collaboratives et participatives (Glon, 2015), dans lesquelles les acteurs locaux contribuent activement, tant dans la définition du cadre de la recherche que la production de la connaissance elle-même, constituent un terrain de recherche de plus en plus important au Mexique. Cette situation donne lieu à l’existence d’un champ de recherche appliquée et située dans lequel la connaissance empirique est fondamentale. La connaissance co-construite dans ce type de recherche est d’abord dépendante des conditions de l’aire d’étude. Si l’extraction de données de leur contexte n’est pas souhaitable afin de ne pas tomber dans la généralisation qui est à l’opposé de la production de connaissances localisées dans un travail de traitement des données et de systématisation, l’analyse peut cependant conduire à formuler des hypothèses qui seront ensuite mises à l’épreuve dans un contexte plus large.

Ainsi, la RAP à Yokdzonot a été le point de départ d’une certaine compréhension du rôle des relations familiales dans la structure organisatrice des coopératives. En étudiant les coopératives touristiques de la péninsule du Yucatán, nous avons observé que beaucoup d’entre elles – en particulier la plupart de celles que l’on peut qualifier de succès en termes économiques – sont organisées autour des liens de parenté, c’est-à-dire que la majorité des participants, qu’ils soient membres ou employés, font partie d’un ou plusieurs groupes familiaux.

On peut ainsi observer deux types de coopératives familiales : 1) familles rurales, généralement nucléaires, qui décident de se lancer dans le tourisme et qui voient dans la coopérative un mécanisme d’accès aux subventions et aux aides de l’État ; 2) coopératives où la plupart des membres appartiennent à une, deux ou trois familles élargies, augmentant ainsi la distribution des bénéfices. Mais lorsqu’il y a plus d’une famille, des divisions peuvent également apparaître dans les prises de décision, en raison de positions contradictoires. Les noyaux familiaux deviennent alors des facteurs explicatifs de certaines tensions. Le cas de Yokdzonot appartient au second type. Les liens tissés avec les acteurs durant notre RAP nous ont permis de co-construire ces connaissances sur le fonctionnement de coopératives touristiques dans la péninsule du Yucatán.

Consolidation des liens sociaux

Dans des territoires marqués par de profonds changements dans leurs formes de gestion, où la cohésion sociale et les mécanismes de prise de décision collective sont de plus en plus érodés, les recherches dans lesquelles prédomine une approche dialectique, favorisant la pensée critique, créative et transformatrice, facilitent la consolidation des liens sociaux fragilisés. À Yokdzonot, le projet de RAP a été l’occasion de renforcer la cohésion sociale au sein de la société coopérative et les relations entre la coopérative et d’autres groupes du village comme les ejidatarios, détenteurs des droits agraires et représentants politiques de la communauté. Cela a aussi permis la réalisation d’études et de mémoires d’étudiants de licence en tourisme, en biologie, et du master en écologie humaine.

L’intégration de groupes considérés comme vulnérables et ayant un accès limité à la prise de décision, tels que les femmes et les jeunes[13], devient possible compte tenu de la dynamique de la RAP et des activités proposées dans le tourisme rural. Dans le cadre de ce projet à Yokdzonot, ce sont non seulement 11 femmes des 16 associés qui ont pris part aux activités, mais aussi leurs enfants et petits-enfants à travers les ateliers d’éducation environnementale. Dans ce processus, les acteurs sociaux sont considérés comme des participants à l’action et aux connaissances générées et pas seulement comme des informateurs (Varisco et al., 2015). La dynamique appliquée dans les phases de diagnostic a favorisé la réflexivité et potentialisé la prise de décision consciente quant à l’utilisation et l’exploitation des ressources naturelles et culturelles, permettant l’échange de points de vue et l’établissement d’accords consensuels.

En parallèle à la RAP à Yokdzonot, les liens de confiance tissés avec les leaders de la coopérative Zaaz Koolen Haa ont permis la mise en réseau avec d’autres acteurs et la consolidation d’une union de sociétés coopératives (Co’ox Mayab[14]) consacrée à la promotion et la commercialisation du tourisme alternatif dans l’État du Yucatán. Cette mise en réseau avec d’autres coopératives répond au besoin de résoudre des problématiques insolubles par la seule coopérative. Cela démontre une certaine émancipation des acteurs communautaires, aussi associée à l’intervention d’universitaires et d’autres acteurs exogènes, comme les ONG ou même certains fonctionnaires des secteurs économique et touristique en particulier.

Développement endogène et gain d’autonomie

Par le passé, les connaissances limitées des acteurs des communautés autochtone par rapport à l’activité touristique ont conduit à des situations où, dans certains cas, le tourisme a été imposé aux communautés, sans réelle volonté de le mettre en œuvre. Ainsi, durant les années 2000, l’État mexicain par l’intermédiaire de la Commission pour le développement des peuples indigènes (CDI) et son Programme de tourisme alternatif des zones indigènes, et la Commission nationale des aires naturelles protégées (CONANP) par le biais du Programme de conservation pour le développement durable (PROCODES), a impulsé une centaine de projets touristiques dans la péninsule du Yucatán grâce à l’octroi de subventions d’environ cinq millions de dollars américains. L’approche paternaliste qui prédominait à cette époque a été synonyme de nombreux échecs ; on en dénombrait une cinquantaine en 2015 (García de Fuentes et al., 2015). Dans le cas de la gestion touristique dans les villages mayas comme Yokdzonot, les processus de RAP permettent de développer et renforcer des projets touristiques en harmonie avec les valeurs des membres de la société locale, ses activités et ses formes d’organisation sociale existantes. À Yokdzonot, cette méthodologie a permis de redéfinir la capacité d’accueil en fonction des caractéristiques physiques, naturelles et sociales du lieu, en se concentrant sur les acteurs locaux. Les prises de décision et l’orientation stratégique du projet ont été assumées par les associés de la coopérative. Ainsi, la recherche universitaire en collaboration avec les communautés peut favoriser les processus de revitalisation culturelle et de développement endogène, en essayant de dépasser les limites des modèles de planification verticale, très répandus au Mexique (Pastor-Alfonso et Espeso-Molinero, 2015 ; Kieffer, 2016). L’accompagnement universitaire par la RAP pour la planification touristique dans les communautés autochtones permet, à partir de l’action collective et la mise en réseau, d’initier et d’orienter l’activité touristique de manière consciente, non imposée, en cherchant l’autonomisation locale dans les processus de gestion de l’activité touristique. Ce sont ainsi les leaders de la coopérative qui ont convaincu les autres associés que la construction de la zone humide artificielle ne devait pas être donnée en sous-traitance à un bureau d’études, mais que le projet de rénovation devait être piloté par la même coopérative. Enfin, depuis la présence universitaire aux côtes des associés de la coopérative, certains outils de gestion ont été développés, notamment le suivi informatique de la fréquentation touristique. Aujourd’hui, ce sont donc les membres du comité de direction de la coopérative qui comptabilisent les statistiques de fréquentation touristique et prennent les décisions d’ajustement tarifaire.

Limites de la RAP

Défis de la participation

L’un des principaux défis est lié aux relations sociales établies dans le cadre du projet de recherche collaborative et à la volonté des acteurs de générer des processus de changement et d’influencer la réalité analysée. Dans certains cas, les relations sociales dans les communautés, mises à l’épreuve dans les processus participatifs, peuvent devenir des freins au développement du tourisme alternatif[15]. Les institutions qui régissent la propriété sociale au Mexique, comme l’ejido ou les biens communaux, sont des institutions qui stratifient les relations au sein des sociétés locales. Ainsi, au cours des vingt dernières années, l’initiative des projets de tourisme alternatif était très souvent associée aux programmes financés par le gouvernement fédéral mexicain, qui ne prenait pas ou peu en compte les capacités locales. La création d’espaces de dialogue et de communication avec d’autres processus de RAP a alors permis d’identifier les perceptions parfois conflictuelles des acteurs et de les comprendre collectivement et, par conséquent, de résoudre conjointement cette situation (Verdejo, 2003). Mais les processus sont parfois bloqués par des conflits internes. Pour atteindre des formes de participation dans lesquelles les personnes impliquées exercent une influence sur le processus de prise de décision dans la recherche (Francés García et al., 2015), le maintien d’un engagement bilatéral effectif et déclaré entre le chercheur et les personnes impliquées est nécessaire. Quand le chercheur s’engage dans un processus social, il lie son sort à celui de la population (responsabilités de tâches, respect et exécution d’accords, etc.) et veille au maintien des valeurs éthiques au cœur du processus participatif (Espeso-Molinero et al., 2016). La participation et le consensus des leaders communautaires sont aussi cruciaux, ainsi que l’incorporation progressive de jeunes étudiants universitaires (Pastor-Alfonso et Espeso-Molinero, 2015). La difficulté réside dans la possibilité de trouver un équilibre entre inclusion des personnes qui sont souvent en dehors des circuits du pouvoir et inclusion de ceux qui ont un pouvoir décisionnel plus grand. Dans le cas de Yokdzonot, les leaders et certains associés ont eu une participation plus active que d’autres associés, plus discrets, et que les travailleurs de la coopérative.

Des réalités sociales complexes

Il faut tenir compte que la réalité sociale des communautés autochtones est complexe et variée dans ses manifestations, les niveaux organisationnels de chaque communauté se superposant parfois à des responsabilités politiques qui peuvent entrer en conflit. Les pratiques collectives peuvent être plus ou moins consolidées selon les contextes de cohésion ou de fragmentation sociale, ce qui influence les capacités de création, de mobilisation, d’action et d’efficacité collectives (Ruiz et al., 2008). Cela signifie que chaque processus de RAP est unique. Les spécificités de chaque communauté font que leurs réponses aux actions menées dans le cadre d’un processus sont différentes. La complexité des changements à mettre en œuvre, l’inertie des différents acteurs et la peur de l’échec inhibent souvent l’action collective. Le succès ou l’échec de la RAP dépend dans une large mesure du niveau d’organisation et du capital social préexistants dans la communauté (Ostrom et al., 2003 ; Barbini, 2008).

Dans certains cas, il arrive que des organisations périssent lorsqu’elles font passer les intérêts individuels avant ceux du collectif (Olson, 2011). C’est pourquoi une approche équitable et solidaire est essentielle dans ce type de processus, ce qui correspond soit à une structure communautaire forte soit à un désir de consolider ou retrouver les liens communautaires à travers l’action collective. Au cours des dernières années, et en travaillant à la mise en réseau d’acteurs dans la péninsule du Yucatán, nous avons constaté de grandes différences culturelles entre acteurs mayas et non mayas. Ainsi, l’Alliance péninsulaire pour le tourisme communautaire[16] regroupe 24 coopératives situées dans différentes régions de la péninsule du Yucatán : côte du Yucatán et Campeche, région maya du centre du Quintana Roo, région orientale du Yucatán et région de Calakmul. Selon les régions, le maya est la première langue utilisée par ses habitants. Si cette diversité bioculturelle paraît être un atout touristique, elle représente un grand défi organisationnel en termes d’interculturalité. Par exemple, lors de certaines discussions collectives sur des sujets épineux, les acteurs mayas ont tendance à se taire et s’effacer lorsque le ton s’élève. Une médiation est alors de mise pour rétablir la participation de tous les acteurs.

Les difficultés dues aux conceptions traditionnelles du savoir

Divers éléments marquent la relation entre les savoirs locaux produits par les sociétés locales ou groupes sociaux dit « traditionnels » et les connaissances scientifiques : les difficultés à changer la relation entre la science, la connaissance et la raison ; les éventuelles tensions entre le sujet et l’objet ; mais aussi le rôle de l’université dans la résolution des problèmes sociaux.

La relation entre l’université et les Organisations de la société civile (OSC), ainsi que le rôle social de la recherche dans la construction d’une société plus juste et égalitaire, restent des aspects marginaux dans le milieu universitaire. Si la remise en question du rôle du chercheur en sciences sociales amène à s’impliquer dans des processus de recherche-action participative où il devient un sujet aux côtés des acteurs locaux dans la recherche de solutions et d’actions, on peut toujours observer un manque d’intérêt des chercheurs pour les connaissances locales et les relations hiérarchiques imposées par leur statut social. En sus, le Système de chercheurs mexicains ou SNI[17], établi en 1984 par le Conseil national des sciences et de la technologie (CONACyT), une agence gouvernementale mexicaine dédiée comme son nom l’indique aux sciences et à la technologie, ne valorisait pas, jusqu’en 2020, les connaissances produites par ce type de méthodologie. Or, à partir 2020, en marge de la pandémie liée au virus SARS-COV2, le CONACyT a lancé un appel à projet national intitulé « Réseaux horizontaux de connaissance » à hauteur de 1,5 million de dollars américains pour 30 projets destinés à des réseaux formés d’universités et d’OSC. Les réseaux de connaissances horizontaux sont des mécanismes d’articulation entre des personnes et des institutions qui partagent un intérêt pour la réponse à des besoins clairement identifiés dans des territoires spécifiques qui affectent des communautés spécifiques (rurales ou urbaines). Puis, en 2021, une réforme du SNI valorise désormais les connaissances à forte pertinence sociale produites par les chercheurs. Le rôle de ces agences ne doit donc pas être sous-estimé dans la résolution de ces difficultés liées à l’hégémonie des savoirs scientifiques.

Réflexions finales

L’incursion des sociétés locales d’origine autochtone dans le tourisme est un phénomène complexe, car la plupart sont des populations rurales dédiées à l’agriculture vivrière, entre autres, et n’ont pas ou peu d’expérience dans la prestation de services, la gestion de l’activité touristique, la mise en place de stratégies de promotion de leurs projets. Les processus de changement au cœur des espaces ruraux sont lents et progressifs, d’où l’intérêt de l’accompagnement par le monde universitaire à travers des approches de recherche telles que la RAP dans la planification et la gestion des projets touristiques, afin que les habitants des communautés ne dépendent pas uniquement d’acteurs externes pour le fonctionnement de leurs projets et puissent prendre des décisions résultant de consensus internes. Cela implique un changement de mentalité dans les formes de relations entre les acteurs des différentes sphères de la société, ce qui est parfois compliqué étant donné la coutume qui existe dans les zones rurales de programmes d’assistance sociale paternalistes, d’une part, et la difficulté de valoriser les connaissances empiriques et locales dans la sphère universitaire, d’autre part.

La RAP est une approche de recherche qui permet au chercheur d’interagir avec la réalité sociale, tout en y apportant des contributions, directement, horizontalement et en consensus avec les communautés. À Yokdzonot, un village où l’activité touristique est présente depuis une quinzaine d’années, dans le contexte de territoires ruraux sans expérience préalable en matière de tourisme, la RAP permet de générer des processus d’organisation collective, de réaliser des diagnostics de l’activité touristique depuis la perspective endogène, de produire des connaissances et des apprentissages spécifiques dans le domaine du tourisme alternatif. Il s’agit de promouvoir des processus participatifs dans lesquels les communautés rurales peuvent réfléchir aux avantages et aux inconvénients du tourisme, le remettre en question, décider de manière informée de l’intérêt ou non de le développer, si elles le souhaitent, penser et concevoir le type de tourisme qui correspond aux conditions sociales, territoriales, environnementales et culturelles de la communauté. À cette fin, la RAP permet non seulement de produire des connaissances sur le lien entre le tourisme et les sociétés rurales, mais aussi de promouvoir l’appropriation de ces connaissances par les acteurs locaux, ce qui engendre des processus d’autonomisation, raison pour laquelle elle est particulièrement utile pour l’étude et la gestion du tourisme au cœur des société locales d’origine autochtone.