Corps de l’article

Les recherches sur l’acquisition des expériences à la suite de séjours touristiques sont multiples et diverses. Elles ont donné naissance à plusieurs expressions comme le « capital de savoirs, d’habitudes, de sensations, d’émotions… », ou encore à des concepts comme l’« expérience touristique » dans sa dimension « processuelle » (Vergopoulos, 2016) qui, à son tour, réfère à un autre concept, à savoir l’apprentissage des pratiques touristiques. Celui-ci est défini dans un contexte de transformation des compétences cumulées en connaissances. Ainsi, le concept de capital touristique personnel (CTP) tel que proposé dans cet article renvoie à de multiples références comme le capital bourdieusien, le capital spatial ou encore le capital mobilitaire, dont le lien sera expliqué plus loin dans le texte. Mais il convient de commencer par la définition et l’explication du lien entre le CTP et des concepts proches ou connexes comme expérience ou apprentissage.

Le concept d’expérience touristique comprend plusieurs sens et définitions : cette expérience est définie comme « un processus psychologique complexe » (Quinlan Cutler et Carmichael, 2010 : 3), comme un « fait vécu » (Simon, 2015), un exercice de construction identitaire (Jaurand, 2015), un jeu dialogique ciblant une meilleure compréhension de la nature des habitudes et de la dépendance à certaines croyances (Henning, 2012), une pratique de la transformation de soi (Saunders et al., 2013), ou encore comme une quête de bonheur ou de bien-être (Panchal, 2014 ; Sharpley et Stone, 2014). Philippe Violier (2013) utilise plutôt l’expression « expérimentation des différentiels[1] » pour évoquer les expériences touristiques. Cette liste non exhaustive des définitions reflète une nette complexité du concept d’expérience touristique et invite à s’interroger sur la nécessité d’inventer une terminologie plus précise qui évite cette divergence dans divers sens et domaines. Dans cette optique, le concept de CTP se proposerait comme un terme limpide qualifiant ces différents acquis que le touriste pourrait cumuler.

Le concept d’apprentissage ou plus particulièrement celui d’« apprentissage informel » (Brougère et Bézille, 2007 ; Brougère et Ulmann, 2009) consiste à considérer « les pratiques touristiques comme espace d’apprentissage », une expression que Gilles Brougère utilise sciemment dans son article de 2012. Dans cette optique, l’apprentissage est défini, entre autres, comme une partie intégrante d’une posture de « participation légitime périphérique » pour des activités structurées dans un cadre social et culturel que Jean Lave et Etienne Wenger (1991) qualifient d’« apprentissage situé » (voir aussi Wenger, 2005). Le concept d’apprentissage apporte, à ce niveau, deux nouvelles dimensions : d’une part la manière dont l’apprentissage s’effectue, par l’intermédiaire des pratiques touristiques, d’autre part la dimension géographique dans laquelle s’applique ce concept. Or, repos, sociabilité, découverte et jeu, ces familles de pratiques touristiques recensées par l’Équipe MIT (2011) et qui permettent au pratiquant (touriste) d’apprendre et d’accumuler de nouvelles compétences, comme l’explique Hécate Vergopoulos (2016), seraient-elles l’unique source d’apprentissage pour un touriste ? Ou bien, ce dernier, poursuivant un objectif comme la volonté de s’intégrer dans le contexte sociétal du séjour, serait-il amené à mettre en application des modalités d’apprentissage telles l’observation et l’imitation ? Le concept d’apprentissage évoque, aussi, la dimension de temps. C’est un processus qui, écrivent Peter Alheit et Bettina Dausien (2000), se déroule tout au long de la vie, qui comporte donc une dimension forte d’« apprentissage biographique » (lire aussi Dausien, 2001). Ces mêmes auteurs expliquent dans une publication ultérieure (2005) que c’est une question de connaissances qui s’acquièrent et s’accumulent étape par étape par un processus d’affinage qui demande du temps. Le CTP se présente dans ce contexte comme une obtention ou encore une capitalisation de savoirs soit par soi-même, soit par une personne tierce, dans un cadre chronologique précis.

S’appuyant sur un travail de terrain réalisé sur le territoire tunisois, cet article tente de répondre aux questions suivantes : Quels sont les liens entre les concepts d’expérience, de compétences, de connaissances et d’apprentissage ? Comment le CTP peut-il expliquer ces concepts ? Quelle est la différence entre le CTP et les différents capitaux : les quatre bourdieusiens, celui spatial et celui mobilitaire ? Quelles sont les paramètres qui influent sur le CTP ? Quel est l’aire géographique du CTP des touristes maghrébins ? Comment cela s’explique-t-il ? Le CTP a-t-il toujours une connotation positive ?

Au vu des éléments précédents, plusieurs hypothèses se dégagent. La proposition de ce nouveau concept de CTP fédère d’autres concepts complexes et variés qui définissent l’acquisition des expériences chez les touristes. De surcroît, il détournera l’usage des concepts tantôt complémentaires, tantôt antagonistes. Le CTP sera à la fois précis pour englober et simplifier les concepts présentés au préalable, et assez large pour intégrer d’autres dimensions qui pourraient ne pas être évoquées, jusque-là, d’un point de vue scientifique, tout cela dans un contexte de mobilité touristique spécifique dans le champ des mobilités hors du quotidien.

Afin de répondre aux questions posées et vérifier les hypothèses énoncées, l’article suivra une structure étayée sur trois parties : une première pour mieux contextualiser le sujet et expliquer la méthodologie, une deuxième pour présenter les résultats de l’étude, et une troisième pour discuter ces résultats. La deuxième partie est, à son tour, ramifiée en trois sous-sections : la première présentant les différentes formes d’acquisition d’un CTP chez les touristes maghrébins lors d’un séjour en Tunisie, la deuxième proposant la théorisation du concept de CTP et la troisième mettant en exergue le côté négatif que pourrait avoir un CTP. Chacune de ces trois sous-sections se base sur une des trois méthodes détaillées ci-après.

Matériel et méthodes

Contexte de l’étude

Cathy H.C. Hsu et Sam Huang (2008) déclarent que les voyageurs ont différentes configurations de besoins à la suite de leurs expériences de voyage précédentes et des étapes de leur vie. À partir de ce passage, on pourrait faire un parallèle entre voyageurs et touristes, puisque ces derniers peuvent, grâce à un cumul[2] d’expériences touristiques, acquérir des connaissances et des outils qui leur faciliteront d’éventuels séjours. Un autre parallèle ou « a reciprocal relationship », pour utiliser l’expression de Ian Jones et Graham Symon (2001), est à souligner entre l’apprentissage tout au long de la vie et les loisirs ou encore le tourisme. Dans ce contexte, on peut reprendre l’exemple de l’entretien réalisé par Christian Pihet et Pierre Leroux (cités par Ceriani et al., 2004) auprès d’un gendarme français qui a séjourné au Maroc quatre fois. À chaque séjour il acquiert de nouvelles compétences qui lui permettent de mieux appréhender le séjour comme suit :

  • lors du premier séjour, il a répondu à une annonce faite par une organisation non gouvernementale (ONG) à la recherche d’un chauffeur de 4 x 4 ; il a travaillé dans le Sahara marocain ;

  • au deuxième, il a fait appel à l’encadrement d’un organisateur de voyages spécialisé ;

  • au troisième, il est parti avec un groupe ;

  • au quatrième séjour, il était avec sa compagne.

Par l’acquisition des compétences appliquées sur le même territoire en plusieurs séjours, ce touriste français a su réaliser une forme d’apprentissage : personnelle à son niveau d’individu (ibid.), bilatérale au niveau du couple et, éventuellement, générationnelle par la transmission de ses expériences touristiques à ses enfants.

Étant donné toute la réflexion menée depuis le début de l’article, le concept de capital touristique, qui est une traduction du développement des acquis et des compétences spatiales (Lucas, 2018), est proposé. Une idée construite sur la base des compétences spatiales élémentaires (Lévy et Lussault, 2013 : 45-47), à savoir : 1) la maîtrise de la mesure des distances, 2) l’appropriation de l’espace, 3) le raisonnement multiscalaire, 4) la compétence de curiosité et d’audace, 5) le découpage et la délimitation de l’espace, et 6) l’appréhension des échelles absolues et relatives des objets composant l’espace. Le capital touristique est une forme de compétence géographique (Ceriani et al., 2004) qui nécessite une compréhension de la logique de fonctionnement des moyens de transport et des infrastructures d’interconnexion comme les aéroports et les gares.

La compétence spatiale et la compétence géographique seules ne peuvent pas constituer un capital touristique. Il est indispensable d’avoir en plus une compétence sociale, exprimée ici par la notion de « facilitateurs » (voir illustration 2) ; ceux-ci peuvent prendre plusieurs formes, dont l’assimilation d’une culture locale, l’appropriation des codes sociaux locaux et la capacité de communiquer avec la population locale, ou encore les compétences géographiques, mobilitaires, etc.

De ce fait, le capital touristique est un ensemble de couches de compétences qui se sédimentent au fur et à mesure de l’accumulation des expériences, ce que Christophe Guibert (2016) nomme des « déterminants dispositionnels du ‘touriste pluriel’ ». Ces expériences sont transformées en compétences par le processus d’apprentissage informel (Brougère, 2012). Ainsi, un touriste lambda, grâce à la croissance de son capital touristique, pourra monter du grade de touriste apprenti (bas de l’échelle) à celui de touriste aguerri, chevronné, « voyageur », etc. Pour éviter toute confusion, il est indispensable de souligner que le terme « capital touristique » se base sur l’analyse traditionnelle du capital bourdieusien (Bourdieu, 1983) dans ses catégories économique, culturelle et sociale : économique, car avoir des ressources financières facilite l’accès aux services d’un professionnel du tourisme[3] ou encore à payer un guide local pour garantir une meilleure visite d’un lieu ; culturelle, puisque l’expérience que développe un touriste par rapport à un autre est directement influencée par son savoir-être (habitus), ses diplômes, son érudition, etc. ; et sociale, par exemple en ayant dans son réseau une personne qui connaît le lieu/pays à visiter et qui pourrait fournir des conseils. Par ailleurs, le capital touristique implique aussi une capacité et une volonté personnelles à mettre en application ces capitaux bourdieusiens et donc à garantir un savoir-faire évolutif. Le concept de capital touristique est aussi fondé sur le capital spatial, théorisé par Jacques Lévy (1994) et Jacques Lévy et Michel Lussault (2013), dans son contexte d’appropriation de l’espace[4] par toutes sortes de mobilités avec maîtrise des distances. Cependant, celui-ci risque de « substantiver l’espace », en le considérant comme objet et en oubliant sa nature intrinsèquement sociale, comme le signale Vincent Veschambre (2006). Aussi, ce concept, comme proposé ici, se chevauche avec celui de capital mobilitaire (Kaufmann et al., 2004 ; Ceriani-Sebregondi, 2007), qui croise compétence géographique, expérience de mobilité et potentiel des lieux. Le concept de capital touristique constitue donc un terme fédérateur de tout ce qui a été dit en plus du fait d’intégrer les concepts d’expériences, de compétences, de connaissances et d’apprentissages, tout cela dans un contexte de mobilité touristique spécifique dans le champ des mobilités hors du quotidien.

À ce stade, la terminologie du capital touristique comme concept fédérateur reflète l’acquisition des expériences touristiques tout au long de la vie, englobant en même temps des compétences spatiales, géographiques et sociales, en plus des concepts d’expérience touristique et d’apprentissage ou plus particulièrement d’apprentissage informel. Il est en revanche nécessaire d’ajouter le qualificatif personnel au concept proposé pour éviter toute confusion avec le concept de capital touristique mobilisé par Frédéric Darbellay, Christophe Clivaz, Stéphane Nahrath et Mathis Stock (2011 : 28) pour définir l’ensemble des caractéristiques d’une station touristique, à savoir les dimensions : « spatiale, politique, monétaire, ressourcielle, réputationnelle et cognitive ». Suivant le raisonnement préalablement établi, le concept proposé est finalement celui de capital touristique personnel (CTP).

Méthodologie

La démarche méthodologique se base sur le paradigme pragmatique (Bessone, 2004 ; Biesta, 2010 ; Creswell, 2014) duquel découle l’usage des méthodes mixtes (Morse, 1991 ; Creswell et al., 2006). Ces dernières constituent la base du présent travail méthodologique. Trois méthodes ont en effet été mobilisées, à savoir l’entretien semi-directif, le questionnaire et l’observation non participante.

Entretiens semi-directifs

Des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’acteurs du tourisme tunisiens et de touristes tunisiens et maghrébins. La langue arabe était utilisée lors de ces entrevues, ainsi que quelques mots en français et, plus rarement, en anglais. Dans la transcription et la traduction du corpus, ces mots (français et anglais) ont été conservés. Le nombre d’entretiens par nationalité a été soumis au principe de la « saturation », c’est-à-dire que les entretiens ont été arrêtés là où l’information devenait redondante. Les profils présentés (voir tableau 3) comportent plus d’hommes que de femmes, à l’exception de l’exemple de la diaspora. Dans la majorité des entretiens avec des femmes, soit elles désignent volontairement leur compagnon homme pour parler à leur place, soit celui-ci se désigne lui-même. Un seul entretien a été réalisé respectivement auprès de personnes de nationalité marocaine et mauritanienne (les statistiques officielles de l’Office national du tourisme tunisien [ONTT] révèlent d’ailleurs la faible présence de ces touristes en Tunisie). D’autres entretiens ont aussi été réalisés auprès de professionnels du secteur touristique. Ainsi, les chauffeurs de taxis (trois entretiens) ont permis de cibler les lieux d’enquêtes. Vu la redondance de l’information et pour alléger l’article, un seul des trois est cité. Cette méthode a permis de dessiner un panorama des pratiques et de leur évolution au cours de séjours successifs de touristes maghrébins en Tunisie.

Tableau 1 

Profil des personnes interrogées

Profil des personnes interrogées
Source : W. Othmani, 2020

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Le questionnaire

Une enquête quantitative composée de 470 répondants maghrébins a été définie sur la base du guide des entretiens semi-directifs. Les lieux de passages frontaliers ont été choisis à la suite d’entretiens avec les différents acteurs du tourisme : l’aéroport et le port proposés par les hôteliers et les agences de voyages pour cibler les différentes nationalités présentes dans l’échantillon, et la frontière terrestre tuniso-algérienne proposée par les chauffeurs de taxi qui travaillent sur les lignes reliant plusieurs villes algériennes à la capitale Tunis. Le choix de ces lieux sous-tend une enquête post-séjour touristique. Les informations récupérées sont donc d’autant plus complètes.

  • La salle d’embarquement de l’aéroport Tunis Carthage : 200 questionnaires en 3 jours, répartis auprès de voyageurs maghrébins prenant un avion pour les destinations suivantes :

Tableau 2

Répartition des personnes enquêtées à l’aéroport Tunis-Carthage par pays de résidence

Répartition des personnes enquêtées à l’aéroport Tunis-Carthage par pays de résidence

Le Port de La Goulette : 100 questionnaires répartis sur quatre jours différents à partir de la mi-août, y compris un dimanche (période de très grand flux), sur 4 bateaux accueillant entre 400 et 600 voyageurs, dont deux faisant partie de la compagnie tunisienne de navigation (CTN), un appartenant à une compagnie française et l’autre à une compagnie italienne (enquêtes réalisées parallèlement à celles au sein de l’aéroport). Le poste frontalier terrestre sur la frontière tuniso-algérienne de Sakiet Sidi Youssef : 50 répondants. L’aire de repos de la station-service de l’autoroute reliant Tunis à la région Nord-Ouest de la Tunisie : 120 enquêtes. Ce lieu a constitué un plan de secours pour réaliser l’enquête par questionnaire auprès des Algériens rentrant en Algérie par la voie terrestre, après un blocage administratif par rapport à l’obtention des autorisations pour administrer les questionnaires à tous les postes frontaliers terrestres de la région du Nord-Ouest tunisien.

Source : W. Othmani, 2020

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Les 470 répondants (de 5 nationalités : tunisienne, algérienne, libyenne, marocaine et diaspora) sont répartis selon la méthode de l’échantillonnage par quotas sur la base des statistiques officielles de l’ONTT (2008-2015).

Tableau 3 

Rapport entre les arrivées globales dans les hôtels par nationalité maghrébine et répartition de l’échantillon de l’enquête

Rapport entre les arrivées globales dans les hôtels par nationalité maghrébine et répartition de l’échantillon de l’enquête
Source : W. Othmani, 2020

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L’échantillonnage de certaines catégories a été revu à la hausse, sans pour autant déséquilibrer la proportionnalité générale de l’échantillon[5]. Cette modification s’explique par le besoin de proposer plus de matières pour les catégories peu ou pas étudiées (tel est le cas des Algériens et des Libyens). L’échantillon de la catégorie diaspora est, lui aussi, surdimensionné, puisqu’il comprend plusieurs sous-catégories.

La méthode utilisée s’est révélée nécessaire pour mesurer le poids du CTP des touristes maghrébins dans les différentes régions du monde et ainsi délimiter l’aire géographique.

Tableau 4 

Composition de l’échantillon de la diaspora

Composition de l’échantillon de la diaspora
Source : W. Othmani, 2020

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Observation non participante

L’observation non participante des Maghrébins a été effectuée pendant une semaine, de huit heures à vingt heures, sur la totalité des plages de la métropole de Tunis, à savoir : Hammam Chott, Hammam Lif, Radès, La Goulette, El kram, Carthage, La Marsa, Gammarth et Raoued. Les prises de photographies ont eu lieu toutes les deux heures aux mêmes endroits. Concernant certaines plages proches l’une de l’autre, par exemple celles de Hammam Lif et d’Ezzahra, les premiers clichés ont été pris à huit heures pour la première et dans l’heure suivante pour la seconde, temps correspondant au déplacement entre les deux plages. L’usage de cette méthode dans un lieu comme la plage, espace ouvert et étendu avec une grande concentration de mixité sociale, a permis d’identifier certaines des pratiques des touristes maghrébins sans avoir à leur parler de la recherche et donc d’éviter ainsi toute éventuelle influence sur leurs actions.

Illustration 1

Carte illustrant la totalité des plages de l’agglomération tunisoise

Carte illustrant la totalité des plages de l’agglomération tunisoise
Source : W. Othmani, 2020

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Résultats

Formes d’acquisition de capital touristique dans le terrain d’étude

Les Maghrébins qui ont choisi de se rendre en Tunisie pour un séjour touristique développent des stratégies adaptées au niveau de leur connaissance du terrain visité. Certains, généralement lors de leur première visite, contactent des professionnels uniquement pour organiser leur hébergement. Par exemple, un touriste algérien, interviewé dans un hôtel, a sollicité les services d’une agence de voyages dans son pays pour sa réservation d’hôtel :

C’est ma première visite en Tunisie […] Je suis venu par avion, comme ça je me fais une idée sur la destination. Si ça me tente je reviendrai c’est sûr […] C’était par l’intermédiaire d’une agence de voyages en Algérie […] Nous ne pouvons pas aller à plusieurs endroits, car c’est un peu difficile et peu pratique avec les transports en commun. C’est pourquoi l’année prochaine nous comptons revenir avec notre voiture personnelle pour avoir la possibilité de visiter plus d’endroits. (DZA-P7)

Ce touriste évoque sa stratégie touristique avec une première étape (1er séjour) de reconnaissance de l’ambiance générale du pays, éventuellement suivie par un autre séjour où il compte s’aventurer au-delà de l’aire de l’hôtel. Cette évolution rapide reflète un bilan de compétences déjà acquises, comme la langue, et d’autres qu’il compte acquérir pendant son premier séjour, comme la découverte de la mentalité locale et le mode de fonctionnement de la société. Ce bilan sera mobilisé pendant le séjour suivant pour mieux appréhender la destination.

D’autres touristes, en l’occurrence algériens et libyens, soit par ce qu’ils sont des voyageurs plus expérimentés ou encore pour une raison de budget, franchissent la frontière par voie terrestre. Les « non-motorisés » font appel aux services des chauffeurs de taxis. Ces derniers connaissent très bien tous les coins de la ville et jouent donc le rôle d’intermédiaires entre le touriste et le territoire visité, y compris les acteurs locaux. C’est par exemple ce qu’a raconté un chauffeur de taxi sur la ligne Annaba (Algérie)–Tunis en parlant des voyageurs qui l’accompagnent : « Pour trouver des locations, chacun a sa méthode : il y a […] ceux qui demandent notre aide puisque des propriétaires tunisiens nous proposent de relayer leurs offres de location » (PRO-P1).

Ces touristes maghrébins peuvent aussi demander conseil à leurs concitoyens ou encore à des amis qui connaissent déjà la Tunisie : « Nous connaissons des personnes à Sousse. Donc nous louons leur maison au bord de la plage. » (DZA-P8) C’est aussi le cas pour les Libyens. Beaucoup d’entre eux ont choisi de s’installer en Tunisie, surtout à Tunis. Après la guerre de 2011 en Libye, la communauté libyenne résidente en Tunisie s’est agrandie, du fait que les Libyens choisissent de faire un séjour touristique en Tunisie et préfèrent contacter un patriote sur les lieux pour leur faciliter la connaissance du territoire tunisien. Même la réservation d’un hôtel se fait sur place, soit par le touriste lui-même soit par une tierce personne mandatée par ce touriste.

Cet hôtel que j’ai choisi et auquel je suis resté fidèle, je l’ai connu grâce à la suggestion de l’agence de voyages lors de mon premier séjour en Tunisie et, depuis, j’y reviens à chaque séjour. Je m’y suis habitué et même le personnel me connaît et moi aussi je le connais, donc c’est une raison de plus pour que j’y retourne ! (LYB-P1)

La citation précédente montre l’évolution du CTP chez ce touriste libyen qui a connu le territoire tunisien pour la première fois par le biais d’un professionnel du tourisme (bien avant la guerre en Libye) et qui, pour tous ses séjours touristiques subséquents, a choisi l’auto-organisation comme stratégie d’accès à la Tunisie.

Être initié au territoire par ses parents lorsqu’on était enfant est une autre source qui permet d’accroître son CTP. Lors des séjours suivants, on devient de plus en plus chevronné dans l’organisation, puisqu’une fois les points de repère acquis et un certain réseau d’acteurs locaux mis en place (à l’exemple des loueurs des logements meublés), le terrain jadis méconnu devient d’ores et déjà accessible. Ainsi, d’autres stratégies se mettent en place, comme le choix de venir en famille avec sa propre voiture pour faciliter les déplacements et réduire ainsi le coût du transport. Ce cas de figure est relayé par l’exemple suivant : « Bon pour la première période avec mes parents, vers les années 1970, on ne connaissait pas Nabeul et Hammamet et même Sousse. Donc c’était Tunis la destination […] ! Après, lorsque j’ai grandi, j’emmenais ma petite famille à Sousse en général. » (DZA-P8)

En plus des stratégies évoquées précédemment pour l’accès touristique au territoire tunisien, ces touristes maghrébins possèdent des compétences innées ou encore développées par appartenance à une aire géographique bien déterminée. Les exemples suivants illustrent l’accès à un séjour en Tunisie facilité ou bien motivé par le partage d’une culture commune, une langue commune, une origine commune, etc.

Mis à part les liens du sang, d’arabisme et le destin commun qui existent entre les deux pays, nous, Algériens et Tunisiens, faisons preuve d’une grande solidarité visible entre nous. Lorsque nous venons en Tunisie, nous trouvons notre aise, du point de vue de l’accueil et des lieux touristiques. (DZA-P1)

Un touriste libyen confirme les mêmes motifs en rajoutant celui de la proximité :

lorsque je venais pour le tourisme, je choisissais tunis pour sa proximité. les traditions sont presque les mêmes. il y a beaucoup de choses en commun ! vous me comprenez ! nous, les arabes, accordons beaucoup d’importance à ces choses ! vous me comprenez ! (lyb-p1)

Une Franco-Tunisienne vivant à Paris évoque la visite de la famille pour justifier son choix de la Tunisie. Elle parle aussi du mode d’organisation de ses séjours touristiques : « Je suis Tunisoise. Je suis née à Tunis, dans le quartier El Menzah […] J’achète les billets [d’avion] toute seule. Et une fois à Tunis, j’organise mes vacances à ma guise. » DIA-P9

Si cette touriste, née en Tunisie et appartenant à la diaspora maghrébine, choisit la destination pour revoir sa famille, une Franco-Algérienne, née et habitant à Paris, considère qu’une mobilité au sud de la France pour du loisir n’est pas du tourisme, parce qu’il y a absence du dépaysement. Donc, partir en Tunisie est la meilleure solution pour à la fois se rendre en Algérie revoir sa famille et franchir les frontières pour passer ses vacances en liberté[6] : « Même les weekends quand je prends mon fils dans le Sud ce ne sont pas des vacances pour moi. Pour moi les vacances sont seulement quand je prends l’avion ou le bateau. » (DIA-P3)

Les exemples présentés ci-dessus impliquent des formes et des sources diverses d’acquisition de capital touristique personnel chez un touriste maghrébin lors d’un séjour en Tunisie. Afin de mieux cadrer et organiser cette multitude de cas, la sous-partie suivante propose une théorisation du CTP.

Théorisation du capital touristique personnel

Construction du concept

Les schémas suivants se répartissent entre deux graphiques hypothétiques élaborés à partir de l’interprétation des entretiens effectués en 2016 (illustration 2, à gauche) et deux graphiques basés sur les données des questionnaires de 2017 (illustration 2, à droite). Ceux de gauche comprennent trois niveaux d’évolution du capital touristique : le niveau basique représenté par « Voyagiste », le niveau intermédiaire ou de transition qui est l’« Observation », et le niveau avancé représenté par les « Facilitateurs de communication et d’appréhension du territoire visité ». Ces facilitateurs peuvent s’exprimer sous différentes formes (culture, langue, etc.). Ceux de droite reprennent les données statistiques de la mobilité touristique des Maghrébins pendant les cinq dernières années, réparties selon trois modes d’organisation (auto-organisation, organisation par un tiers, organisation par un professionnel du tourisme). Cette répartition reprend les trois niveaux d’évolution du capital touristique représentés dans les premiers graphiques[7], à savoir : professionnel du tourisme pour les voyagistes, observation pour un tiers et auto-organisation pour les facilitateurs.

Illustration 2 

Schémas du système d’acquisition du capital touristique personnel chez un touriste

Schémas du système d’acquisition du capital touristique personnel chez un touriste
Source : W. Othmani, 2020

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On constate que le degré de développement et de pratique du CTP varie d’un touriste à l’autre selon les deux modèles présentés dans l’illustration 2. Dans le premier modèle (graphique de gauche), le touriste utilise son capital touristique acquis lors du premier séjour (temps 1) au service des séjours suivants (temps 2 et temps 3). Cela n’est applicable que lorsque les séjours successifs sont effectués dans le même pays (pays a) ou un pays qui partage avec le pays visité des points communs comme la culture, l’architecture et, surtout, la langue. Ce même touriste va connaître une indépendance par rapport aux voyagistes d’un séjour à l’autre parce qu’il va comprendre les codes du pays et développer des repères afin de s’approprier l’espace dans lequel il circule. Cela se fait dans le tout premier contact du touriste avec le pays en question, grâce à la compétence et à la connaissance du territoire visité qui lui seront transmises par le professionnel du tourisme qui l’accompagne. Lors de séjours subséquents au sein du même territoire, ce touriste va remplacer, dans un premier temps, le rôle du professionnel du tourisme par ses propres compétences, comme l’observation et le recours à la technologie en tant qu’« apprentissage informel » ; dans un second temps, il pourra acquérir des connaissances, des astuces et des ficelles par l’intermédiaire de ce qu’on a appelé facilitateurs de communication. Il apprendra aussi l’appréhension du territoire visité à la suite de l’acquisition des codes et des contacts avec des locaux. Ainsi, son capital touristique se développe, mais uniquement pour les pays culturellement proches du pays dans lequel ce touriste a construit son CTP. Ce capital touristique est représenté dans le graphique sous forme de courbes, constituées par un ensemble de points dont chacun représente un séjour touristique. L’évolution de la courbe s’exerce en partant d’une initiation du touriste au territoire visité par l’intermédiaire d’un professionnel du tourisme jusqu’à atteindre un certain niveau d’indépendance grâce à la multiplication des séjours dans le même territoire ou un territoire semblable (de point de vue tradition, langue, etc.). Le graphique de droite, représentant les Maghrébins habitués à la pratique touristique, confirme ce constat. Ces touristes qui sont partis en vacances dans les cinq dernières années préfèrent largement organiser eux-mêmes leurs séjours touristiques. Cela est d’autant plus notable dans des pays qui appartiennent à la sphère culturelle de ces touristes (Europe, Maghreb).

Dans le deuxième modèle, le touriste a effectué plusieurs séjours touristiques dans divers pays (pays a, pays b, etc.), mais à chaque fois il effectue un seul séjour dans ces pays qui diffèrent les uns des autres des points de vue linguistique, culturel, etc. Donc celui-ci, bien qu’il ait effectué plusieurs séjours touristiques, reste, en ce qui concerne son expérience ou son CTP, au stade du premier séjour (présenté dans le graphique en tant que [temps 1]). Il sera donc plus dépendant des services des professionnels du tourisme, parce qu’il n’est pas à un stade où son CTP est en phase de maturité qui lui permettrait davantage de flexibilité pour la visite du pays et/ou du territoire souhaité. En conséquence, le CTP dans le modèle 2 (graphique de gauche) est présenté avec une évolution croissante quasi linéaire qui flotte entre la prise en charge par le voyagiste et l’observation, sans jamais dépasser ce dernier niveau. Dans ce cas, le touriste, in abstracto, ne pourrait jamais acquérir un CTP de même niveau que celui des facilitateurs de communication et d’appréhension du territoire visité. Le graphique de droite confirme cette hypothèse. Il représente les Maghrébins qui s’adonnent occasionnellement au tourisme[8]. Pour eux, faire appel à l’expertise des professionnels du tourisme est une nécessité pour accéder à la pratique touristique.

Mise en application du concept sur le terrain d’étude

Les Maghrébins enquêtés sur leurs expériences touristiques ont répondu à hauteur de 69,79 % qu’ils alternent des séjours en Tunisie et ailleurs, contre 28,72 % qui ont répondu négativement, c’est-à-dire qu’ils ne prennent leurs vacances qu’en Tunisie.

Le tableau 5 illustre cette expérience ou ce capital touristique par rapport aux destinations visitées (classification par continents et sous-continents).

Tableau 5 

Mobilité touristique des Maghrébins alternant des séjours en Tunisie et ailleurs

Mobilité touristique des Maghrébins alternant des séjours en Tunisie et ailleurs
Source : W. Othmani, 2020

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La lecture de la ligne du tableau « part des réponses / région du monde (%) » répartit les logiques de mobilité des Maghrébins comme suit :

  • des régions du monde attractives et/ou accessibles : Europe (47,63 %), Maghreb (28,38 %) ;

  • une région moyennement attractive et/ou accessible : Asie (12,40 %) ;

  • des régions peu ou pas du tout attractives et/ou accessibles : Amérique du Sud (6,69 %), Amérique du Nord (2,77 %), Afrique (1,96 %) et Australie (0,16 %).

Pour les trois groupes, un élément se distingue fortement et semble décisif dans le choix de la destination touristique chez les Maghrébins. Cet élément n’est autre que la logique de proximité : géographique, culturelle, historique (en parlant d’un héritage colonial), etc. De ce fait, les statistiques évoquées précédemment présentent un CTP pour les Maghrébins couvrant l’Europe de l’Ouest, le Maghreb et l’Asie dans sa partie moyen-orientale et/ou musulmane :

  • L’Europe de l’Ouest, avec une prépondérance des réponses localisées sur la France, La Belgique, l’Allemagne et l’Italie (voir tableau 2), exprime l’influence de l’héritage colonial sur la société maghrébine (langue et culture).

  • Malgré ces multiples facteurs communs que se partage la société maghrébine (culture, langue, religion, liens familiaux, etc.), la mobilité touristique qui caractérise la région du Maghreb est relativement faible.

  • Toujours selon les réponses aux questionnaires, l’Asie explique sa troisième position (voir tableau 5) dans le CTP des Maghrébins par des réponses évoquant soit des pays arabes du Moyen-Orient comme le Qatar, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (ÉAU) ou le Liban, soit des pays musulmans comme l’Indonésie.

Dans le cadre d’une stratégie d’auto-organisation d’un séjour touristique, les Maghrébins sont attirés par deux régions : le Maghreb et l’Europe. La première est choisie à hauteur de 69,49 % par les Tunisiens, 56,86 % les Algériens, 62,96 % les Libyens et 70,97 % par la diaspora. Par ailleurs, 82,52 % parmi les Tunisiens choisissent l’Europe comme destination, tout comme 64,10 % des Algériens, 83,33 % des Libyens et 90,32 % de la diaspora.

Quant aux Tunisiens qui ont recours aux services d’un professionnel du tourisme (voyagiste, agence de voyages, etc.), ils sont de l’ordre de 6,78 % lorsqu’ils partent dans les pays du Maghreb et un peu moins (4,90 %) lorsqu’ils se rendent en Europe, deux zones du monde qui sont les plus proches du territoire tunisien. Mais dès qu’ils s’éloignent de la Tunisie, ils sollicitent beaucoup plus les professionnels du tourisme, comme on le constate dans les cas de l’Amérique du Sud (12 %) et de l’Afrique (25 %). Du côté des Algériens (tableau 5), l’appréhension du capital touristique est plus délicate puisqu’ils sollicitent souvent les professionnels du tourisme pour un déplacement hors de l’Algérie : pour se rendre dans un pays du Maghreb, 35,29 % d’entre eux font appel à un professionnel du tourisme, 20 % font de même pour aller en Amérique du Sud, 28,21 % pour visiter l’Europe, et 28,57 % pour visiter un pays en Asie. En revanche, ces Algériens ont beaucoup moins recours à des tierces personnes pour organiser leurs séjours touristiques hors de l’Algérie : seulement 7,84 % contactent un tiers pour organiser un séjour dans la région du Maghreb et 7,69 % pour un séjour en Europe. La logique de proximité explique encore une fois la forte mobilité touristique des Algériens qui choisissent l’auto-organisation : Maghreb (56,86 %), Europe (64,1 %). Pour les Libyens (tableau 5), la stratégie est autre : pour préparer un séjour touristique, ils sollicitent les professionnels du tourisme à hauteur fluctuant de 14,81 % (pour ceux qui se rendent à un pays du Maghreb) à 9,09 % (ceux qui se rendent en Asie) et 4,76 % (ceux qui se rendent en Europe). En outre, parmi ceux qui sollicitent un tiers pour l’organisation d’un séjour touristique, il y a 22,22 % des Libyens qui se rendent au Maghreb, 33,33 % de ceux qui se rendent en Afrique, 18,18 % de l’ensemble de ceux qui vont en Asie, et 11,90 % de ceux qui se rendent en Europe. Dans le cas de la diaspora, ceux qui choisissent de solliciter un professionnel pour l’organisation d’un séjour touristique dans un pays du Maghreb représentent un maigre 9,68 % de la totalité de ce groupe, mais 3,23 % seulement dans le cas d’un séjour touristique en Europe (deux régions qui leur sont familières du point de vue langue et/ou culture). Finalement à l’occasion d’un séjour touristique dans une destination en Afrique, le pourcentage augmente à 25 %.

Le capital touristique personnel dans sa forme négative

Il s’agit dans cette sous-section de connaître comment s’influencent les différents CTP des touristes maghrébins sur les plans de l’âge, du genre et de la nationalité.

Le CTP, tel qu’expliqué dans la section conceptualisation, représente le résultat d’un apprentissage informel qui peut s’exprimer sous forme d’imitation de l’autre (la population locale par exemple) dans un objectif d’appropriation de l’espace vécu et de dissolution dans le paysage hôte. C’est ce que proposent les illustrations 3 à 7.

Illustration 3 

Un Tunisien qui va chercher de l’eau de mer pour se rincer les pieds

Un Tunisien qui va chercher de l’eau de mer pour se rincer les pieds
Cliché pris par l’auteur le 18 août 2016 sur la plage d’El Kram, dans la banlieue nord de Tunis.

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L’information véhiculée par cette illustration se résume dans le fait que cette personne récupère des bouteilles vides, délaissées par d’autres baigneurs dans le parking là où sa voiture est garée. Il va les remplir d’eau de mer pour se rincer les pieds du sable de la plage avant de monter dans sa voiture, pour les rejeter de nouveau dans le parking. C’est exactement ce qu’ont fait d’autres baigneurs qui l’ont précédé.

Illustration 4 

Deux Tunisiennes qui se rincent les pieds du sable de la plage

Deux Tunisiennes qui se rincent les pieds du sable de la plage
Cliché pris par l’auteur le 18 août 2016 sur la plage d’El Kram, dans la banlieue nord de Tunis.

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Ces deux jeunes femmes sont photographiées dans le même parking où l’iilustration 3 a été prise. On remarque que la pratique du rinçage des pieds se terminant par l’abandon des bouteilles vides dans l’environnement n’est pas propre à la gent masculine.

Illustration 5 

Deux jeunes Tunisiens qui se rincent les pieds après une baignade avant de rentrer chez eux en transport public

Deux jeunes Tunisiens qui se rincent les pieds après une baignade avant de rentrer chez eux en transport public
Cliché pris par l’auteur le 19 août 2016 sur la plage d’Amilcar, dans la banlieue nord de Tunis.

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Qu’on soit motorisé ou à pied, homme ou femme, jeune ou adulte, la pratique de jeter des bouteilles vides dans l’environnement immédiat de la plage est un geste commun. Cela est, en partie, attribuable à une carence au niveau de l’aménagement des plages tunisiennes (absence d’installations sanitaires propres et entretenues, absence de douches publiques, absence de source d’eau à la limite des plages pour se débarrasser du sable collé aux pieds). C’est aussi une question d’apprentissage et d’imitation (l’illustration 6 est plus explicite dans ce sens).

Illustration 6 

Un garçon en train de se rincer les pieds après une baignade

Un garçon en train de se rincer les pieds après une baignade
Cliché pris par l’auteur le 19 août 2016 sur la plage d’Amilcar, dans la banlieue nord de Tunis.

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Cette photo confirme le constat d’une généralisation de cette pratique parmi les usagers de la plage, pratique qui dégrade l’environnement, surtout qu’il n’y a pas d’agent chargé de sanctionner ceux qui transgressent la loi[9]. Dans l’illustration 6, le garçon représente toute une génération qui, par imitation, développe un apprentissage informel de cette pratique de « recyclage nuisible » des bouteilles vides. L’utilisation de l’oxymore dans l’expression entre guillemets décrit un usage répétitif des bouteilles en plastique vides pour les rejeter de nouveau dans l’environnement.

Illustration 7 

Algériens qui se rincent les pieds après une baignade avant de monter dans la voiture

Algériens qui se rincent les pieds après une baignade avant de monter dans la voiture
Cliché pris par l’auteur le 18 août 2016 sur la plage de La Goulette, dans la banlieue nord de Tunis.

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Cette pratique du rinçage des pieds avec de l’eau de mer apportée dans des bouteilles en plastique récupérées puis rejetées dans les lieux côtoyant la plage ne semble pas être propre aux baigneurs tunisiens. Par imitation, ces touristes algériens (voir matricule de la voiture) reproduisent la même pratique.

Discussion

La discussion est présentée en trois sous-sections dont chacune reprend et synthétise les éléments d’une sous-section des résultats.

Formes d’acquisition du capital touristique dans le terrain d’étude : Le CTP se développe différemment d’une personne à une autre selon le niveau initial des compétences qu’elle met en pratique face à sa première expérience touristique. L’exemple du touriste algérien (DZA-P8) rappelle un peu l’évolution de l’expérience relatée par Giorgia Ceriani, Rémy Knafou et Mathis Stock (2004) du gendarme français qui a séjourné quatre fois au Maroc. Pour ce touriste algérien, l’évolution du CTP était rapide dans un territoire culturellement proche du sien. Il lui a fallu un seul intermédiaire (ses parents) pour qu’il puisse développer des repères en Tunisie et visiter des villes autres que celle dans laquelle il a développé ses habitudes. En revanche, pour le gendarme, l’évolution du CTP dans un territoire étranger à sa culture a nécessité davantage d’intermédiaires : un premier séjour matérialisé par un travail dans une ONG dans le désert marocain (étape nécessaire pour la découverte de la culture locale), dans un second, il a bénéficié de l’encadrement d’un voyagiste spécialisé, puis il en a réalisé un troisième avec un groupe pour enfin se sentir plus à l’aise et repartir dans un quatrième séjour avec sa compagne. Ce développement de stratégies, d’un séjour à un autre, est la conséquence d’un « apprentissage informel » (Brougère et Bézille, 2007 ; Brougère et Ulmann, 2009 ; Brougère, 2012), basé sur une logique de participation. Cette dernière, dans un contexte touristique, peut s’appuyer sur une gradation de plusieurs formes d’apprentissage, le plus souvent dans des groupes sociaux que Brougère (2009) appelle des « communautés de pratique ». La phase de pré-participation se fait par l’observation et la visualisation de la pratique touristique en question. Pour Barbara Rogoff, Leslie Moore, Behnosh Najafi, Amy Dexter, Maricela Correa-Chávez et Jocelyn Solis (2008), il s’agit de l’observation qui anticipe la participation. Ainsi, « [p]articiper, c’est parfois ne pas participer pour se préparer à le faire », toujours selon ces mêmes auteurs. Puis, il est question d’imitation, c’est ce que Brougère (2009) décrit comme « participation aménagée », quitte à commettre des erreurs. Toujours selon Brougère, la troisième phase consiste à faire des tâches simples et faciles (ou facilitées par ceux qui encouragent la participation). Le passage entre ces trois étapes de développement de l’expérience du touriste (observation, imitation et mise en application du savoir-faire acquis) est facilité par une fréquentation générationnelle (parents/enfants), une fréquentation familiale (avoir un pied à terre pour les expatriés ; avoir quelqu’un de la famille qui a beaucoup voyagé), ou encore une fréquentation communautaire (connaître une personne tierce qui vit dans le pays à visiter). En accumulant ces stratégies d’organisation du séjour, capacité et niveau de participation et d’interaction du touriste avec l’environnement et les acteurs qui s’imbriquent dans son séjour, le touriste construit son CTP.

Théorisation du capital touristique personnel : Le CTP est fort influencé par les « facilitateurs de communication et d’appréhension du territoire visité ». Les résultats montrent que globalement le touriste maghrébin est attiré par les régions du Maghreb, de l’Europe de l’Ouest et du Moyen-Orient, ce qui est attribuable à plusieurs facteurs :

  • L’Europe de l’Ouest, avec une prépondérance des réponses localisées sur la France, la Belgique, l’Allemagne et l’Italie (voir tableau 2), exprime l’influence de l’héritage colonial sur la société maghrébine (langue et culture). Philippe Duhamel (2018) explique cette proximité par les paramètres de l’histoire et de l’héritage. Il illustre ses propos en évoquant l’exemple des Français très présents au Maroc et en Tunisie, comme celui des Anglais en Inde (3e nationalité) et celui des Espagnols dans les pays latino-américains.

  • Malgré ces multiples facteurs communs que se partage la société maghrébine (la culture, la langue, la religion, les liens familiaux, etc.), la mobilité touristique qui caractérise la région du Maghreb est relativement faible. Cela traduit la faiblesse des liens, de tous bords, entre les différents pays maghrébins : politique, économique, commercial, etc. L’Union maghrébine arabe (UMA) est une organisation économique et politique formée depuis 1989 qui pourtant n’a pas eu de réelles réalisations : aucune connexion ferroviaire entre les cinq pays constituant l’union, frontière terrestre fermée entre le Maroc et l’Algérie depuis 1994, échanges commerciaux qui ne dépassent pas 10 % (selon les statistiques de l’UMA) par rapport au total des importations et des exportations de marchandises pour chaque pays.

  • Le choix des Maghrébins de pays du Moyen-Orient[10] est en troisième position malgré le partage de paramètres comme la langue et l’existence d’une grande communauté maghrébine, surtout dans les pays du golfe persique. Cela confirme que le tourisme est un phénomène de proximité ou encore un « phénomène concentré », comme l’avance Violier (2013 : 34). Cette proximité n’est pas uniquement géographique, mais aussi culturelle. La différence dans la culture ou la lecture religieuse entre le Maghreb et le Machrek est de taille : au-delà des différences entre sunnites et chiites, il y a des clivages entre sunnites appartenant à l’école juridique malikite (celle qui qualifie le Maghreb) et les autres écoles (hanafite, chaféite et hanbalite) plus présentes au Machrek (Messari, 2011).

À la lumière des éléments discutés dans ce paragraphe, l’hypothèse évoquée précédemment dans les modèles 1 et 2 (illustration 2) est validée.

Le capital touristique personnel dans sa forme négative : Au premier abord, la troisième sous-section de la partie résultats semble être déconnectée du texte. Cependant, elle propose un nouvel usage du mot capital. Celui-ci est toujours utilisé dans un contexte positif. La définition du dictionnaire Larousse et celle de l’Académie française[11] s’accordent sur l’usage positif de ce terme ; on y trouve des termes comme patrimoine, ressources, argent, richesse, etc. L’usage de l’oxymore « capital touristique négatif » implique, donc, une volonté ici de souligner le double sens du mot : positif et négatif. C’est aussi ce côté qu’apporte le CTP comme nouveauté d’usage linguistique et technique. L’exemple du rinçage des pieds avec des bouteilles en plastique récupérées puis rejetées sur les plages tunisoises a constitué l’élément clé pour étudier le CTP des Maghrébins en mobilisant des paramètres comme l’âge, le genre et la nationalité. Les exemples présentés dans cet article évoquent une pratique très répandue auprès des hommes comme des femmes : ceux et celles qui sont venus en voiture et qui veulent éviter de salir l’habitacle de leur voiture avec du sable et aussi ceux venus en transport en commun et qui ne veulent pas traîner du sable collé à leurs pieds jusque chez eux. À leur tour, les jeunes reproduisent cette pratique en imitant leur entourage. Michael Tomasello, Malinda Carpenter, Josep Call, Tanya Behne et Henrike Moll (2005, cités par Petit et Pascalis, 2009) expliquent ce processus d’imitation chez les enfants par leur besoin de s’intégrer socialement. D’ailleurs cette dimension sociale est plus favorable à l’apprentissage chez l’enfant que la dimension individuelle (Flynn et al., 2016). Dans ce sens, la plage constitue un lieu social très favorable pour la pratique de l’apprentissage par imitation, qui elle-même a tendance à se développer avec l’âge chez l’enfant (McGuigan et al., 2007 ; 2011 ; 2012 ; Whiten et al., 2016). Dans un contexte annexe, Nélia Dias (2005) affirme : « L’imitation peut être envisagée comme une stratégie parodique, une compétence cognitive, un moyen de transmission culturelle, un principe d’apprentissage social ou un mécanisme d’adaptation. » À part le premier élément, la photo illustrant les touristes algériens (illustration 7) exprime le reste. De manière générale, l’imitation est une caractéristique de la capacité culturelle humaine et sous-tend de nombreux aspects fondamentaux de ce que signifie être humain (Clay et al., 2018). Compte tenu de ce qu’a apporté ce dernier paragraphe, l’imitation constitue une source indispensable pour le développement du CTP.

Conclusion

L’article comporte des limites d’ordre méthodologique, pour plusieurs raisons dont les plus importantes concernent l’accès au terrain. La période du déroulement du travail de terrain (2016-2017) était très sensible d’un point de vue sécuritaire, surtout après moult attentats terroristes que la Tunisie a connus en 2015. De ce fait, excepté le travail dans l’aéroport et le port qui étaient autorisés, mais très restreints, les données récoltées dans les lieux publics comme les plages sont les fruits d’un travail réalisé sans autorisations officielles. Vu la sensibilité de la situation et la lourdeur des procédures administratives et sécuritaires, les autorisations ont été obtenues après bouclage du travail de terrain ; c’est ce qui explique la petite taille des populations qui composent l’échantillon global.

Malgré ces limites, il a été possible de proposer une théorisation du concept de capital touristique personnel (CTP). L’objectif globalisateur était d’intégrer d’autres concepts, comme l’expérience touristique ou encore celui de l’apprentissage. Ces concepts perdent en précision puisqu’ils sont proposés dans différents domaines et avec une diversité d’usage. Malgré sa proximité apparente à d’autres concepts comme les capitaux bourdieusiens, le capital spatial ou encore celui mobilitaire, le CTP se distingue par sa meilleure adaptation à la pratique et à la mobilité touristique qualifiées, toutes les deux, par des critères de lieu, de temps, de motivations, de choix et de logiques, tous hors du quotidien.

En plus de son aspect globalisateur, le concept proposé éclaire des zones d’ombre non traitées par les précédents. Le concept d’apprentissage informel en est un exemple. Il considère que le touriste développe au fur et à mesure de ses séjours des compétences spatiales et d’autres géographiques, mais n’exprime en aucun cas les compétences sociales. La présentation et l’analyse de cette dernière dimension forment l’idée principale de cet article. Le « P » dans le concept de CTP, qui réfère au qualificatif personnel, donne au concept son unicité puisqu’il s’intéresse à la personne comme individu et non pas à la personne morale qui reflète la forme institutionnelle traitée par d’autres chercheurs.

Comme démontré dans le corps de l’article, ce concept exprime un paramètre important, celui de la proximité géographique ou encore du phénomène de la concentration de la pratique touristique : les exemples des nationalités traitées dans l’article démontrent un « capital touristique » inscrit dans une culture localisée essentiellement dans trois grands espaces géographiques du monde (le Maghreb et l’Europe en premier lieu et le Moyen-Orient en second). L’apport négatif du CTP a aussi été souligné par des exemples différents et complémentaires des points de vue génération, genre et nationalité. Bref, être touriste, c’est avoir forcément un CTP qui influence et s’influence par rapport à un environnement touristique bien déterminé comprenant plusieurs facteurs : humain, culturel, identitaire, géographique, historique, etc.