Résumés
Mots-clés :
- forêt,
- recherche,
- enseignement,
- patrimoine naturel,
- Université Laval
Corps de l’article
Hugues Sansregret est directeur des opérations de la Forêt Montmorency de l’Université Laval, la plus grande forêt d’enseignement et de recherche universitaire au monde, qui totalise 412 kilomètres carrés. Située à environ 75 kilomètres au nord de la ville de Québec et de l’Université Laval, cette forêt intéresse non seulement des chercheurs du domaine forestier, mais aussi des chercheurs et des étudiants de différentes disciplines qui manifestent un intérêt envers le patrimoine naturel. En effet, les projets de recherche et d’enseignement qui s’y déroulent ne portent pas exclusivement sur les sciences forestières, mais entre autres sur la géomatique, le marketing, l’archéologie et le tourisme. À travers ces activités de recherche et d’enseignement, le directeur de la Forêt Montmorency doit également accueillir différents profils de visiteurs. Il doit par exemple gérer la présence de touristes et de villégiateurs qui désirent pratiquer diverses activités ou séjourner dans ce milieu naturel. Une partie de son travail consiste donc à éviter les conflits d’usage, mais aussi à permettre la réalisation des objectifs de chaque visiteur dans les meilleures conditions, tout en générant suffisamment de revenus pour rendre la Forêt Montmorency rentable et en préservant le caractère originel de cette forêt boréale.
LB : Quel chemin avez-vous parcouru pour devenir directeur de cette Forêt ?
HS : Biologiste de formation, j’ai toujours eu un lien privilégié avec la nature. J’ai notamment pratiqué et participé à de nombreuses compétitions de ski de fond au Québec, au Canada et à travers le monde. Directeur de la Forêt Montmorency depuis plus de quinze ans, mon intérêt pour le développement des produits touristiques expérientiels en milieu forestier a débuté par les activités sportives. En 2009, c’est avec fierté que nous avons reçu près de 500 skieurs de fond d’universités étatsuniennes. Des athlètes de l’Université Laval ont alors pu côtoyer ceux de Harvard University, University of Vermont ou Colby College. La présence de ces athlètes fut non seulement une source de revenus, mais a représenté un défi quant à la qualité de la neige qui devait être offerte aux sportifs. En tant que skieur de fond, je connais les besoins de ces sportifs, mais en tant que gestionnaire de la Forêt, je dois aussi veiller à offrir une qualité de neige qui respecte les fondements du développement durable. Pour cette raison, j’ai choisi d’évoluer dans un milieu alliant recherche et réalité. Je dois trouver des solutions qui ne sont pas toujours à l’intérieur des cadres habituels du fonctionnement d’une forêt. En tant que biologiste, je considère que la présence des humains ne doit pas nuire aux habitats naturels. Je ne pourrais dire ce qui prépare une personne à devenir responsable d’une forêt boréale dont les paramètres de développement se basent sur le développement durable, mais mon amour de la chasse, de la pêche et de la nature a probablement influencé ma présence dans cette organisation. Gérer un territoire de la sorte a toujours été un rêve ; il faut réussir à concilier la faune, la flore et la présence humaine. C’est un défi constant.
LB : Comment parvenez-vous à concilier des intérêts qui apparaissent si différents ?
HS : La présence humaine est probablement un des facteurs les plus difficiles à contrôler. Je dois non seulement me préoccuper des comportements humains à l’intérieur de la forêt, mais également à l’extérieur, alors que les usagers et les partenaires de la Forêt établissent leurs objectifs et leurs attentes à son égard. Les chercheurs et les touristes y sont souvent présents, en même temps. Je dois alors me préoccuper de possibles conflits d’usage, mais aussi de perceptions foncièrement différentes à l’égard de l’exploitation et de la protection de ce territoire.
Néanmoins, même si le tourisme et la recherche sont différents, ils ne sont pas inconciliables. Le tourisme en forêt est un terroir propice aux activités de tourisme scientifique. Je crois sincèrement que l’on peut faire du tourisme à l’intérieur des paramètres du développement durable, si les objectifs de développement touristique sont définis avec clarté par les partenaires du milieu naturel. À cet égard, je peux notamment m’appuyer sur un comité scientifique et d’aménagement composé de chercheurs, de représentants de compagnies forestières, du gouvernement, de membres des Premières Nations et d’administrateurs de l’Université Laval. Ensemble, nous devons trouver des solutions afin réaliser la mission de la Forêt Montmorency, dont le territoire, en plus d’être aménagé de façon durable, doit favoriser le développement de la recherche et de l’enseignement. Voilà ce qu’est la Forêt Montmorency : une expérience d’harmonisation des usages qui perdure depuis 1964.
Pour la Forêt, le tourisme est une source de revenus et de recherche, mais il a également des impacts sur son aménagement. Les mécanismes de gouvernance sont fort importants pour trouver des solutions avec des partenaires qui ne connaissent pas tous les attentes et les besoins des touristes, et qui ne sont pas physiquement sur place. En effet, certains de nos partenaires interagissent avec la Forêt Montmorency sans y être quotidiennement. C’est notamment le cas des chercheurs du milieu universitaire. La plupart des chercheurs viennent de façon ponctuelle pour la recherche ou l’enseignement, et ce, même si une grande partie de leur travail porte sur des projets reliés à notre territoire.
LB : Comment le tourisme a-t-il été inséré dans les activités de la Forêt Montmorency ?
HS : Il est important de savoir que l’Université Laval est le seul établissement d’enseignement qui forme des ingénieurs forestiers au Québec. L’utilisation de la forêt fut donc au départ principalement associée à l’enseignement et à la recherche dans le domaine des sciences forestières. D’ailleurs, la plupart des professionnels forestiers connaissent notre territoire pour l’avoir fréquenté au moment de leurs études. Bien que la Forêt Montmorency soit sous la responsabilité de l’Université Laval, notre organisation doit également chercher à s’autofinancer. Si les chercheurs financent leurs projets de recherche, les coûts de gestion et d’aménagement du territoire sont élevés et je devais, et je dois toujours, identifier des sources de revenus. Pendant de nombreuses années, la principale source de revenus provenait de la vente des coupes forestières. Puis, la baisse des prix nous a forcés à chercher d’autres sources de revenus, mais des sources qui concordaient avec la mission de protection de notre forêt boréale et de vitrine pour les bonnes pratiques d’aménagement enseignées par l’Université Laval. La Forêt devait donc intégrer de nouvelles activités afin de valoriser le territoire dans une perspective de développement durable et aussi de mise en valeur de l’ensemble des ressources du milieu forestier. Pour moi, il ne s’agit pas d’utiliser le plus de mètres carrés, mais plutôt de m’assurer que chaque mètre cube de territoire joue sa fonction et profite aux divers utilisateurs de la Forêt. L’intégration du tourisme dans nos activités prend donc tout son sens au sein de cette vision territoriale.
Une première phase nous a conduits à développer des activités de loisirs, notamment de ski de fond. Aujourd’hui, la Forêt Montmorency offre d’ailleurs aux skieurs la plus longue saison de ski de fond au Québec, sur un total de 57 kilomètres linéaires de sentiers de ski de fond (41 km en ski classique et 16 km en pas de patin). Les conditions climatiques expliquent en grande partie cette longue saison, car nous offrons du ski d’octobre à mai. Cette offre d’activités représentait une nouvelle source de revenus, mais amenait aussi de nouvelles clientèles sur ce territoire. Au cours de cette première phase, nous étions dans un mode « loisir ». Nous cherchions à devenir un site d’entraînement et de pratique du ski pour les gens de la région de Québec. Dans une deuxième phase, nous avons constaté que nous pouvions jouer un rôle au sein de l’industrie touristique en développant une approche expérientielle. Nous avons en effet constaté que les skieurs ne venaient pas uniquement de la région de Québec, mais d’ailleurs au Québec et même de l’étranger. À titre d’exemple, des athlètes russes et suédois sont venus s’entraîner à la Forêt Montmorency avant la tenue des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi (2014). Le développement d’une offre d’hébergement diversifiée, composée de refuges, de chalets et de chambres dans un grand pavillon, nous a alors permis de répondre aux besoins des différents groupes de touristes du Québec ou d’ailleurs.
J’ajouterai que le développement des activités touristiques nous a permis de devenir un acteur majeur du tourisme hivernal dans la Capitale-Nationale. Il y a quelques années à peine, de nombreux acteurs de l’industrie touristique ne connaissaient pas cette forêt de recherche et d’enseignement. En toute honnêteté, nous n’avions que peu ou très peu de liens avec l’industrie touristique. Nous étions des forestiers. Point. Maintenant, le fondement de la Forêt Montmorency est toujours étroitement lié à l’industrie forestière, mais le tourisme nous a permis de valoriser le territoire forestier et représente un outil supplémentaire afin de transmettre des connaissances auprès d’étudiants et du grand public. Comment associer le milieu forestier et le tourisme ? C’est un peu comme associer le milieu agricole et le tourisme.
Les touristes que nous cherchons à attirer sont ceux qui ont évidemment un intérêt pour la nature et le développement durable. C’est peut-être pour cette raison que des médias tels que le National Geographic Kids et le National Geographic Traveler China, qui s’intéressent au tourisme scientifique, se tournent votre notre forêt et ses activités associées au tourisme durable.
LB : Quelles sont les activités marquantes de votre offre touristique ?
HS : Un des éléments phares de notre développement touristique est la « Glisse Boréale ». À la fin de chaque saison de ski, l’équipe technique entrepose de la neige sous des tonnes de copeaux de bois et elle y reste cachée durant tout l’été. En octobre, cette neige conservée de la saison précédente est étalée sur une piste de ski de fond. Nous avons été les premiers à réaliser ce genre de projet dans le Nord-Est américain. Dès la fin octobre, nous pouvons ainsi offrir du ski de fond aux touristes et aux athlètes. Un champion tel qu’Alex Harvey peut alors s’entraîner dans des conditions plus près de la réalité. Cette « Glisse Boréale » nous permet d’offrir un produit de tourisme hivernal à différents marchés, notamment de tourisme sportif, et d’assurer la présence de neige. La « Glisse Boréale » nous a littéralement mis au monde, tant sur le plan national qu’international.
Un autre moment marquant a été le développement d’activités qui se basent sur l’approche expérientielle. Nous proposons une forme de tourisme scientifique dont l’objet d’intérêt principal est le territoire et ses richesses. L’expérience touristique ne se crée pas autour d’un produit créé artificiellement, mais de ce que nous avons dans notre forêt. Par exemple, par le biais de notre programme « De la Forêt à l’assiette », nous offrons une expérience de découverte des champignons forestiers. Les visiteurs peuvent non seulement venir cueillir des champignons dans la forêt avec un mycologue, mais ils apprendront les rudiments de l’identification des champignons, ils apprendront à les nettoyer au retour de leur expédition, puis, avec l’aide d’un chef cuisinier, à les cuisiner et les déguster. Ils acquerront des connaissances non seulement sur les variétés de champignons, mais aussi sur le rôle de la forêt. Nous pouvons alors établir des liens avec le patrimoine culinaire, le patrimoine naturel et les sensations. Les visiteurs apprennent, s’amusent, s’évadent, goûtent, voient, entendent les bruits de la forêt. Nous avons aussi développé des activités en lien avec notre mission d’enseignement et de recherche ; signalons les concerts fauniques offerts pendant la saison estivale, concerts d’une durée de 90 minutes, qui sont interprétés par des musiciens sur un lac alors que les spectateurs sont en bordure du plan d’eau. En pleine nature, la musique permet aux spectateurs de comprendre de façon sensorielle la faune et la flore de la forêt. Nous pourrions également mentionner la cueillette et la transformation du sapin baumier qui permet, en saison hivernale, de récolter des produits du terroir boréal.
Ces activités deviennent alors complémentaires aux activités forestières traditionnelles et nous ont permis d’innover. Nous cherchons ainsi à valoriser la forêt sur toutes les saisons, mais également sur des cycles temporels plus longs. Cette valorisation se fait par exemple avec le paysage forestier, après une coupe. Pour les touristes randonneurs, la forêt coupée est souvent considérée comme « laide ». Cependant, le même territoire recouvert de neige et dégagé d’une partie de ses obstacles – les arbres – est propice à la pratique d’autres activités. Ainsi, après avoir tiré des revenus du bois coupé en montagne, nous pouvons, durant la saison hivernale, obtenir des revenus avec le ski hors-piste et parfois, durant l’été ou l’automne, proposer la collecte de champignons ou d’autres produits forestiers non ligneux comme les petits fruits ou les plantes comestibles. Ainsi s’exprime une vision d’exploitation territoriale où chaque mètre cube du territoire est utilisé. Cette troisième dimension, générée par une ressource naturelle qu’est la neige, nous permet d’inclure une composante économique (revenus d’activités touristiques) dans l’exploitation de la Forêt Montmorency. Le tourisme devient alors une activité complémentaire aux revenus forestiers et nous permet d’établir des liens avec d’autres partenaires de l’industrie touristique. Il s’agit ici d’un point marquant dans ma carrière : savoir utiliser l’expertise enseignée à la Faculté de foresterie, géographie et géomatique pour développer un tourisme expérientiel.
LB : Comment ce genre de partenariat se manifeste-t-il ?
HS : En plus d’être membre de l’Office du tourisme de Québec, la Forêt Montmorency a développé des liens privilégiés avec des partenaires de l’industrie touristique. La Forêt est aussi membre de la Chaire de recherche en partenariat sur l’attractivité et l’innovation en tourisme (Québec et Charlevoix). Nous pouvons non seulement côtoyer des partenaires de l’industrie touristique de la Capitale-Nationale, mais nous pouvons contribuer à la formation de main-d’œuvre hautement qualifiée en tourisme. En raison de notre mission de forêt d’enseignement et de recherche, je me dois, dans la mesure du possible, d’associer notre offre touristique à des projets de recherche en tourisme. L’un des plus beaux succès est, sans contredit, l’implication d’une chercheure de la Chaire, Pascale Marcotte, Ph.D., qui a réalisé une recherche sur l’expérience « champignons » et le tourisme au sein de notre programme « De la Forêt à l’assiette ». Les données qui ont été recueillies à la Forêt Montmorency ont par la suite été présentées à plusieurs conférences scientifiques internationales, dont à Kyoto (Japon), à Barcelone (Espagne) et en France. Cette recherche a non seulement impliqué des étudiants des cycles supérieurs, mais elle a permis à la Chaire de recherche d’attirer un colloque international en tourisme durable à Québec. Forte de cette acquisition de connaissances, madame Marcotte s’est avérée une collaboratrice importante dans l’innovation du tourisme expérientiel à la Forêt Montmorency. L’apport de la recherche en tourisme nous aide grandement à catalyser l’innovation touristique à la Forêt.
Nous tentons ainsi de réduire la dépendance mono-industrielle de la forêt grâce à la recherche en tourisme. La recherche touristique sur la forêt offre en effet la possibilité de la regarder sous un angle différent et d’y découvrir des richesses inexplorées ou oubliées. Pour le touriste, la forêt n’est pas seulement des arbres, bien au contraire. C’est un lieu de beauté, de recueillement, de neige, de petits fruits, d’observation de la faune, de partage de connaissances avec la famille. S’ils y ont accès, si on les accueille, les touristes permettront la valorisation de ces richesses.
Notre mission d’enseignement et de recherche permet aussi la diffusion des résultats de nos expériences pour que d’autres territoires forestiers puissent valoriser leurs ressources et s’inspirant de nos produits touristiques.
Ce partenariat se manifeste également à travers le « Château boréal ». Nous avons conclu un partenariat avec un autre partenaire de la Chaire, le Fairmont Le Château Frontenac. Cette entente fait en sorte que chaque client qui déclinera la visite quotidienne d’entretien de sa chambre aura, en échange, un arbre planté à son nom à la Forêt Montmorency. Ce partenariat nous rapproche d’une entreprise privée qui manifeste du respect envers notre organisation, et permet à de jeunes chercheurs de poursuivre leurs recherches en sciences forestières. Les liens privilégiés qui sont créés favorisent alors le développement d’autres ententes, notamment quant à la disponibilité de produits alimentaires de la forêt boréale pour la cuisine du Fairmont Le Château Frontenac, ou encore la recommandation d’une visite à la Forêt auprès des clients de cet hôtel.
L’association de la Forêt avec une icône telle que le Fairmont Le Château Frontenac est aussi stimulante et remplie de défis. D’une part, cet hôtel prestigieux souhaite poursuivre et maintenir ses efforts dans toutes les sphères du développement durable, aussi bien sur les plans écologique, social et culturel qu’économique. Ainsi l’entente permet de planter des arbres, de réduire l’utilisation de produits de nettoyage, de privilégier la recherche, de faire connaître la culture locale, de créer un nouveau produit touristique, car les clients pourront venir visiter à la Forêt Montmorency « leur arbre ».
Parmi les défis, il faut que les deux partenaires, qui œuvrent dans des secteurs des plus différents, avec des objectifs communs mais des moyens très différents, puissent avoir un échange équitable. Le Fairmont Le Château Frontenac est une grande entreprise, ce qui implique la nécessité de fournir un service et des produits de la plus haute qualité, tous les jours, à tous ses clients. La Forêt est en mode de recherche, d’innovation, d’essais et de risques. S’il fait trop chaud, ou trop froid, les champignons ne pousseront pas à la même vitesse. Et ce partenariat amène aussi à réfléchir sur les risques de « blanchiment écologique ». Les clients doivent ainsi être certains que la somme économisée est bien investie dans la Forêt Montmorency.
En conclusion
Gérer la Forêt Montmorency est un défi quotidien, mais qui me permet d’assouvir mes passions par rapport à la nature et aux défis de l’entrepreneurship. C’est une occasion quotidienne d’acquérir et de combiner de nouvelles connaissances, venant de sphères diverses, mais aussi suscitées par des partenariats parfois inattendus. Mes connaissances de biologiste sont essentielles à la création de produits touristiques en milieu forestier, mais de côtoyer des scientifiques en tourisme m’amène à voir de nouvelles possibilités pour nos richesses naturelles.