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Fig. 1

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Qu’ont en commun Ground Zero à New York, l’ancienne centrale nucléaire de Tchernobyl et l’attraction The Dungeon à Londres ? Tous les trois sont des sites touristiques ! Ils exploitent sous différentes formes des événements passés qui ont bouleversé le cours des choses en provoquant la mort et la destruction. The Darker Side of Travel: The Theory and Practice of Dark Tourism, publié en 2009 aux éditions Channel View sous la direction de Richard Sharpley, professeur en tourisme et développement à l’Université de Central Lancashire à Preston (UK), et de Philip R. Stone, docteur en thanatologie et chargé de cours à la même université, explore les multiples aspects de ce phénomène touristique en vogue.

Défini comme l’« act of travel to sites associated with death, suffering and the seemingly macabre » (p. 10), le dark tourism ou tourisme noir jouit d’une popularité accrue auprès des cercles médiatiques et universitaires depuis une dizaine d’années. Ce succès suscite plusieurs interrogations. Dans le sillon creusé par Malcolm Foley et John Lennon[1] qui ont estampillé le terme de dark tourism depuis la publication de leur ouvrage en 2000, ce livre vise à approfondir la connaissance du phénomène en esquissant des réponses aux questions soulevées par les mass media. Quelles sont les motivations des visiteurs ? Est-ce condamnable moralement ? Peut-on exploiter économiquement ces sites ? De quelle manière faut-il les gérer ? Peut-on élaborer un modèle de « mise en tourisme » de ces sites macabres ? Quelles conséquences éthiques une telle démarche implique-t-elle ?

Divisé en trois parties, l’ouvrage propose d’appréhender cette manifestation du corps social en développant des outils conceptuels pour aider à élaborer des stratégies managériales efficaces et durables selon les contextes sociaux, politiques et historiques. La première partie vise à fondre un cadre théorique et conceptuel solide. Le chapitre 1, « Shedding Light on Dark Tourism: An Introduction », récapitule les principales découvertes scientifiques récentes. À son terme, Sharpley fait état du manque d’écrits théoriques sur un tel phénomène historique. Pour y pallier, il élabore, sous la forme d’un spectre colorimétrique, une classification des sites allant du plus sombre (darkest) au plus clair (lightest). Tout au long du livre, la majorité des études de cas s’étalonneront sur cette échelle. Toutefois, ce modèle peine à prendre en compte le contexte socioculturel de l’ensemble des cas, étant donné la spécificité du phénomène. Les trois chapitres suivants, écrits successivement par Philip Stone, Tony Walker et Stone à nouveau, tentent d’y remédier : soit en analysant la consommation des sites (« Making Absent Death Present: Consuming Dark Tourism in Contemporary Society ») et son rôle dans la fabrique de nouvelles éthiques (« Morality and New Moral Spaces ») ; soit en se concentrant sur la nature des rapports engagés par les visiteurs (« Mediating Between the Dead and the Living »). Le lecteur appréciera le différend sociologique soulevé par Tony Walter entre ceux qui présupposent que les sociétés modernes ont rompu le lien entre les vivants et les morts (chap. 1, 2 et 4) et ceux qui récusent cette séquestration de la mort et ses effets sur la « sécurité ontologique » des individus. Il démontre l’existence de nouveaux espaces intermédiaires entre les deux mondes (chap. 3).

La seconde partie de l’ouvrage traite de la délicate gestion des sites. Comment préserver l’aura mystique qui en émane ? Comment les mettre en valeur tout en contournant l’écueil bien connu de l’uniformisation mondiale des sites touristiques ? À ces questions légitimes, Tony Seaton (« Purposeful Otherness: Approaches to the Management of Thanatourism ») propose une typologie des stratégies managériales à mener en fonction de la nature et de l’origine de la catastrophe. Son modèle d’analyse vise à assurer aux décideurs une compréhension affinée de la particularité de chaque site en prenant en compte l’origine passée de la catastrophe et la volonté présente des différents acteurs (propriétaire[s], communautés, hôtes, médias, etc.). Les trois chapitres suivants tentent de répondre à la problématique soulevée à la fin de ce chapitre : quelle démarche faut-il adopter pour inscrire le développement d’un site dans un processus d’authenticité tout en respectant les besoins de tous les acteurs ? Si le chapitre 6 (« Representing the Macabre: Interpretation, Kitschification and Authenticity » de Sharpley et Stone) explore les conditions d’une interprétation historique, politique et commémorative réussie, le chapitre 7 (« Contested National Tragedies » de Craig Wight) se concentre, quant à lui, sur les raisons de la contestation du récit national véhiculé dans le parc Grutas en Lituanie. À la fin de cette partie, Sharpley (« Towards a Governance Model ») propose un modèle de gouvernance pour réduire les cas de « dissonance » entre les idéologies institutionnelles sous-jacentes, le développement du site et l’expérience vécue du lieu.

La troisième partie est consacrée à plusieurs cas pratiques. Elle aborde successivement quatre sous-catégories du dark tourism : l’attraction londonienne de The Dungeon (Fun, Fear and a Lighter Side), les champs de bataille (Battlefield Tourism), les monuments et les musées commémorant les génocides (Genocide Tourism) ainsi que ceux dédiés à la mémoire de l’époque esclavagiste (Slavery and Dark Tourism).

The Darker Side of Travel – résultat de la collaboration de huit spécialistes d’horizons différents – s’impose comme un ouvrage de référence pour penser le développement du tourisme noir, l’état de la recherche sur ce phénomène et la compréhension qu’a la société de certains types de tourisme associés aux sites macabres. Le livre réussit le pari initial de faire l’état des lieux sur la relation entre les sites et les touristes, mais plus largement sur la relation que nous entretenons avec la mort, ses représentations et ses institutions. Toutefois, de nombreux défis théoriques restent en suspens. Si l’ouvrage apporte des outils utiles aux professionnels et aux étudiants pour comprendre, gérer et aménager ces sites d’exception – à ce titre le chapitre 5 de Tony Seaton sur la gestion du phénomène est remarquable –, il constitue un appel à la communauté scientifique pour prolonger le travail et étendre la recherche. C’est en ce sens que Richard Sharpley et Philip R. Stone concluent l’ouvrage : « There are no simple definitions of dark tourism, no simple answers to many of the questions that surround it, and no quick solutions to the challenges or dilemmas inherent in the development and promotion of dark sites. » (p. 250)

Précisions sur les collaborateurs : Frank Baldwin est un ancien guide et officier de l’Armée britannique ; John Beech est chercheur en sport et tourisme à l’Université de Coventry ; Alan Rice est chargé de cours en études culturelles américaines à l’Université de Central Lancashire à Preston (UK) ; Tony Seaton, professeur retraité, a été le fondateur et directeur du International Tourism Research Centre à l’Université de Bedfordshire ; Tony Walter est chercheur au Centre for Death and Society à Bath, enfin Craig Wight est consultant pour le Moffat Centre à l’Université calédonienne de Glasgow.