Résumés
Résumé
L’article traite de la question des motivations pour le tourisme sombre, du point de vue émotionnel. Il est supposé, en particulier, que le « sublime » représente l’expérience émotionnelle d’être placé au centre du processus de la fascination. L’analyse proposée ici crée un parallèle entre les notions de « sublime », de « awe » et de l’« inquiétante étrangeté ». Deux dimensions sont en outre identifiées pour orienter la recherche empirique et relever la présence de cet état émotionnel chez les dark tourists.
Mots-clés :
- Motivation,
- émotion,
- sublime,
- dark tourism,
- mal
Corps de l’article
Pourquoi choisir de participer à une visite sur les traces de Charles Manson ou de visiter les lieux où ont été jetés les vêtements tachés de sang après l’assassinat de Sharon Tate, au lieu de se détendre sur une plage de Californie ? En d’autres termes, pourquoi pratiquer le tourisme sombre ? Ce type de tourisme a été défini comme étant « le fait de voyager ou de visiter des sites associés à la mort, à la souffrance ou à ce qui est apparemment macabre » (Stone, 2006 :146)[1]. Cette définition englobe un large éventail de comportements qui vont, en fait, du tourisme sur les traces de Charles Manson jusqu’à la visite d’un camp de concentration (Seaton, 1996 ; Miles, 2002 ; Strange et Kempa, 2003 ; Sharpley, 2005 ; Stone, 2006).
Étant donné que chaque destination touristique « sombre » et chaque voyageur sont caractérisés par leur propre unicité, une des raisons qui unit les touristes sombres pourrait être le désir de faire l’expérience d’un état émotionnel particulier associé au rapprochement du mal, auquel « la mort, la souffrance et l’apparemment macabre » peuvent être liés.
Cet état émotionnel, synthétisable dans l’expérience du sublime, au fil du temps, a d’abord été identifié et décrit par la philosophie – déjà au IIe siècle de notre ère –, puis la psychanalyse et, plus récemment, les sciences psychosociales expérimentales. Les contributions de ces disciplines peuvent être une clé utile pour aller à la racine du phénomène du tourisme sombre, considérant ce dernier comme une des manières variées d’aborder la mort, la souffrance et le macabre, ce que l’être humain a toujours cherché à faire, dans des formes correspondant aux milieux d’appartenance (Seaton, 1996).
À ce jour, la recherche empirique sur les motivations du tourisme sombre n’est pas beaucoup développée et des réflexions plus en profondeur sur les émotions véhiculées par cette pratique n’ont été incluses que dans de rares cas.
Le but du présent travail est, d’une part, d’offrir une enquête sur les acquisitions théoriques concernant l’expérience émotionnelle de l’approche du mal et, d’autre part, de proposer deux dimensions pour opérationnaliser cette émotion, fournissant ainsi un point de départ de cette recherche empirique sur les motivations « émotionnelles » qui mènent au tourisme sombre.
Repères théoriques : le tourisme sombre comme un « récit d’approche » du mal
En considérant les motivations qui poussent au tourisme sombre, on peut partir de la constatation que les gens qui pratiquent ce genre de tourisme cherchent un contact émotionnel avec les lieux où le mal s’est matérialisé : où il y a eu du sang, des larmes, où l’irréparable est devenu visible. Le tourisme sombre pourrait donc être interprété comme le désir de concrétiser « un lieu de visibilité » (Deleuze, 2004) de certains « récits » qui lient l’individu à la mort, à la souffrance et au macabre (Stone, 2006 : 146), en d’autre termes, au mal.
L’idée d’interpréter les processus de réaction sociale au mal comme des « récits » présuppose que
les groupes sociaux, ainsi que les personnes, racontent et agissent sur la base des histoires. En outre, les histoires thématisent le point de connexion entre le personnel et l’expérience collective […] Le moment où la capacité de chaque organisme est reconfigurée, phénoménologiquement, par la volonté du groupe (et vice versa), est tirée des histoires. (Presser, 2009 : 178-179)
Si le tourisme sombre peut être compris en référence à la notion de « récit » (ou d’histoire) (Stone, 2012) – tout en étant conscient du fait que « simplifier c’est sacrifier » (Bachelard, 1987) –, c’est en supposant l’existence de deux réactions collectives face au mal. Ces contraintes ont pour conséquence la polarisation autour de deux camps : le rejet du mal (qui caractérise les « récits d’expulsion ») et l’attrait pour le mal (qui distingue les « récits d’approche », dont le tourisme sombre peut être une déclinaison).
Face à « la mort, la tragédie et l’apparemment macabre », les chercheurs ont analysé principalement les types de réactions collectives, ce qu’on pourrait appeler « récits d’expulsion » où les processus relationnels grâce auxquels on attribue un sens à la tragédie sont caractérisés par les émotions de peur, de colère et de dégoût (Karstedt, 2002), émotions qui sous-entendent des actions destinées à éloigner le mal, à isoler « l’autre malveillant » et à le supprimer, dans un tourbillon allant de sentiments forts de haine, de dégoût et d’incapacité de participer à la vie des autres (Ceretti et Cornelli, 2013). En d’autres termes, on craint la violence, la criminalité et, plus généralement, les événements de la tragédie ; on essaie de se protéger contre ces événements et, souvent, on nourrit des sentiments de haine envers ceux qui, croit-on, sont responsables de l’irruption du mal. Des exemples de « récits d’expulsion » peuvent être trouvés partout, bien que qu’ils soient caractérisés par différents niveaux de complexité : à la télévision, dans les programmes politiques, dans les lois, dans l’obsession du contrôle et de la sécurité.
Mais il faut également reconnaître le pouvoir de séduction que la mort, la souffrance et le macabre exercent sur la communauté, où la séduction peut être vue comme un processus qui « désigne un espace circulaire particulier, celui du moi par rapport à l’Autre. [C’est] une danse avec une fréquence inhabituelle, celle de l’approche et de l’enlèvement, de la présence et de l’absence, de la confusion et des bouleversements absolus devant l’inconnu que l’Autre incarne » (Carotenuto, 1999 : 2).
Attirés par l’inconnu, à certains moments et dans certaines formes, les êtres humains semblent reconnaître leur ambiguïté fondamentale ; c’est comme s’ils estimaient qu’on ne peut pas avoir le bien sans au moins la possibilité du mal, et que le mal est un excédent indéracinable de notre société (Ceretti et Natali, 2009). C’est dans ces circonstances que la mort violente séduit et fascine (un terme qui se réfère à l’étymologie latine fascinum, qui est l’enchantement, voire la malédiction) et que les « récits d’approche » prennent forme.
Un large éventail de comportements peuvent être inclus dans les « récits d’approche », y compris la pratique du tourisme sombre, la collecte de murderabilia ou l’attention à la divulgation médiatique de la criminalité violente. Dans une tentative de donner un sens à ces formes spécifiques de réactions collectives, il devrait être clair dès le départ que les processus de rapprochement et d’expulsion du mal ne sont pas mutuellement exclusifs, qu’il est possible que certaines formes de fascination provoquée par la tragédie coexistent avec des mécanismes de projection et des instances punitives strictes. C’est comme si les sujets de la réaction sociale étaient engagés dans une danse avec le mal : avec certains pas ils se rapprochent, avec d’autres ils s’éloignent.
Les émotions des « récit d’approche » du mal : le sublime, le sentiment de awe, l’inquiétante étrangeté
Les sensations ressenties à l’approche du mal s’expriment dans une expérience émotionnelle spécifique qui, comme nous allons l’expliquer, au fil du temps mais avec des nuances différentes, a été identifiée et nommée par trois termes différents : le sublime (Burke, 1803), le sentiment de awe (Keltner et Haidt, 2003) et l’inquiétante étrangeté (Freud, 1933).
Le sublime
En esquissant les points de connexion entre le sublime, le sentiment de awe et l’inquiétante étrangeté, en relation au tourisme sombre, les références à la notion de « sublime » peuvent être repérées de la version donnée par Edmund Burke. Un élément novateur de sa réflexion, qui la met en syntonie avec le thème de la mort et de la souffrance, est la terreur, passion par excellence. Tout ce qui est terrible, selon Burke, est aussi sublime. Tout ce qui est effrayant, car menaçant la conservation de l’individu, est une source de sublime, à condition, toutefois, qu’il existe une distance entre l’individu et l’objet. Quand le danger ou la douleur s’approchent trop, ils ne sont pas en mesure d’offrir un grand plaisir et sont tout simplement terribles ; mais considérés d’une certaine distance et avec quelques modifications, ils peuvent être agréables. Si cette distance est garantie, alors la source du sublime peut produire le délice (delight), c’est-à-dire « la sensation qui accompagne l’éloignement de la douleur ou du danger » (Burke, 1803 : 65). Pour Burke, le sublime concerne le domaine de l’excédent, de l’incompréhensible, de l’émotion qui découle de l’incapacité à saisir le sens de ce que l’on observe, une sorte de défaillance cognitive pour comprendre la réalité et évaluer le danger. Ce sentiment de perte, pour lui, est plus fort s’il implique des objets qui pourraient menacer le principe d’autoconservation de l’individu.
Dans le cadre des études sur le tourisme sombre, Laura Huey (2011) a utilisé la catégorie du sublime, dans le sens donné par Burke, pour analyser le Musée de la criminalité de Vienne, en particulier les choix esthétiques et la composition proposés par les conservateurs. Le musée, en effet, donne aux spectateurs la chance de voir des formes esthétisées du crime et de la souffrance, en utilisant des objets sublimes pour exciter le spectateur, parfois pour le choquer ou pour l’éduquer. En outre, les recherches de Jeff Goatcher et Viv Brunsden (2011) ont interprété le tourisme à Tchernobyl, en Ukraine, en ayant recours au concept du sublime.
Le sentiment de awe
Le sentiment de awe comporte de nombreuses similitudes avec le concept du sublime. Bernard Rimé (2005) l’a défini comme ce qui arrive quand on se sent frappé par la terreur ou par une crainte mystérieuse. On se retrouve souvent dans un état de awe devant un accident de voiture, explique-t-il : à cette occasion, il est difficile de détourner le regard du métal tordu, des victimes choquées, du sang sur le sol, de l’idée de la mort qui se présentent à la vue. Le fait que l’expérience soit commune, cependant, ne permet pas d’en déchiffrer les causes ; au contraire, l’accident de voiture suscite souvent des réactions de censure : pour certains, il n’est pas bon de regarder, il est préférable de détourner son regard. Cette règle non écrite, cependant, ne peut que renforcer l’évidence de l’attrait qu’il exerce sur le témoin. D’où vient alors cette fascination ? Pour vivre cette excitation émotionnelle spécifique, selon Rimé, un événement surprenant est nécessaire ; celui-ci crée un état d’alerte et exige une mobilisation de la perception cognitive pour comprendre.
Dacher Keltner et Jonathan Haidt (2003) ont étudié cette expérience émotive en établissant des parallèles entre le sentiment de awe et le sublime. Ces auteurs mettent en évidence que cette émotion a été peu traitée par la recherche scientifique et ils proposent une synthèse critique sur cette émotion bidimensionnelle qui la reconduit à : (1) une expérience d’immensité et (2) une tentative de relocalisation sur soi-même. Actuellement, s’il y a beaucoup de recherche sur le sentiment de awe (Shiota et al., 2003 ; 2004 ; 2006 ; 2007), il n’y en a pas sur la connexion entre l’état de awe et le tourisme sombre.
L’inquiétante étrangeté
Finalement, Sigmund Freud (1933) affirme que l’inquiétante étrangeté (unheimlich) est liée à quelque chose de « nouveau » et d’« inhabituel ». La nouveauté n’est pas, cependant, liée à la « non-familiarité » de l’objet ; c’est le familier qui comprend en lui-même des éléments cachés, mystérieux, capables de désorienter. Freud conclut son analyse étymologique en citant Shelling : ce que nous proposons comme « nouveau et inhabituel » est en fait quelque chose de très familier, c’est unheimlich, « tout ce qui devrait rester secret, caché mais qui se manifeste » (ibid. : 11) fondamentalement, ce qui est révélé.
L’assassinat, la mort violente et tragique sont unheimlich, parce qu’ils révèlent les obscurités qui se cachent dans les êtres humains, ils rendent immédiatement visible notre destructivité, notre pouvoir de donner la mort. Quelque chose de caché devient, de façon traumatisante, un spectacle pour les yeux, une preuve tangible de l’animal qui nous habite.
Paul Dobraszczyk (2010), se référant à l’inquiétante étrangeté, a raconté l’expérience de première main d’un voyage organisé au réacteur de Tchernobyl et à la ville abandonnée de Pripyat, construite à un kilomètre au nord-ouest du réacteur pour abriter les travailleurs de l’usine. Il a élaboré des réflexions autour des photographies de la ville de Pripyat prises par les touristes dans les lieux laissés à l’abandon et à la ruine. Ces images immortalisent le moment de renversement, où le scénario est devenu son étrange double, donnant forme à un spectacle que la photographie ne peut que suggérer et révélant, dans le même temps, la faiblesse de l’instrument dans la représentation de l’incommensurable (ibid.).
Bien que le sublime et l’inquiétante étrangeté soient présents dans les réflexions des chercheurs qui se sont penchés sur le tourisme sombre, ils peuvent avoir un rôle plus important dans la recherche empirique sur ce thème. Pour commencer, les liens entre les trois états émotionnels ont déjà été identifiés dans la littérature. Comme anticipé, Keltner et Haidt ont montré la dérivation de l’état de awe du sublime. Par ailleurs, l’inquiétante étrangeté a été identifiée à plusieurs reprises (Ellison, 2001 ; Nayar, 2011 ; Jorgensen, 2009) comme étant une sorte de « fils » du sublime. Il y a donc les prémisses pour étudier cet état émotionnel et construire une réflexion unique sur ce dernier.
Ensuite, on peut réfléchir sur cette expérience émotionnelle dans le but de vérifier sa présence dans le vécu des touristes. Keltner et Haidt – en présentant l’expérience de awe – ont déjà identifié deux dimensions pour la décrire et aborder la recherche empirique réalisée par Michelle Shiota et ses collaborateurs (2003 ; 2004 ; 2006 ; 2007), établissant un parallèle avec les deux autres dimensions du sublime qu’ils ont extrapolées à partir de la pensée de Burke.
À partir de ces considérations, la reconstruction suivante trace un parallèle entre les trois états émotionnels en relation au phénomène du tourisme sombre et cherche à construire un discours unique. Chaque section aura pour titre une courte phrase pour rétablir le sens respectif des deux dimensions et suggérera, entre les trois différentes versions proposées, une médiation applicable à la recherche empirique sur le tourisme sombre.
Dimension 1. Le sens d’immensité et de puissance associé à la destructivité humaine émergeant à travers le dépassement d’une limite
Qu’est-ce qui a le potentiel d’activer l’émotion la plus forte qu’un être humain puisse ressentir ? Quels sont les facteurs qui peuvent nous mettre sur sa piste ? Nous présentons la première dimension de cette expérience émotionnelle dans les mots des trois auteurs :
« En quelque endroit que nous trouvions la force, de quelque manière que nous envisagions la puissance, nous verrons toujours le sublime marcher à côté de la terreur. » (Sublime – Burke, 1803, partie II point V : 119, cité dans Keltner et Haidt, 2003 : 301.)
« Un sentiment d’immensité, lié à tout ce qui est connu comme plus grand que les frontières naturelles de l’expérience individuelle. » (Awe – Keltner et Haidt, 2003 : 303.)
« Tout ce qui devrait rester secret, caché, et qui se manifeste. » (Inquiétante étrangeté – Freud, 1933 : 11.)
La connexion entre la dimension de Keltner et Haidt, un sentiment d’immensité, et celle de Burke, sur la puissance, est facile à comprendre et se réfère à la logique de l’oppression et de la perte de l’ego, typique de cette émotion. La violence qui se cache dans les lieux du tourisme sombre, en ce sens, est quelque chose de scandaleux, elle excite parce qu’elle situe l’individu face à la dimension pulsionnelle immense et toute-puissante cachée dans l’être humain, à tout ce qui devrait rester secret, caché, mais qui se manifeste, la dimension évoquée par Freud.
Face à une tragédie comme peut l’être l’Holocauste – imaginez un touriste à Auschwitz –, l’individu vit une émotion qui dépasse les frontières naturelles de l’expérience individuelle, il entre en contact avec un événement destructeur et puissant, une fracture dans l’histoire. Une telle tragédie rend visible de manière dramatique ce qui devait rester caché : la capacité des êtres humains à donner la mort, à exterminer leurs semblables et à le faire de façon rationnelle.
La fascination qui se cache derrière le tourisme sombre, en conséquence, semble animée par l’émotion ambiguë qui sous-tend une question d’importance décisive : dans quelle mesure peut-on pousser la pensée, l’imagination, l’action humaine ? On ressent un « sentiment de limitation et sa simple représentation nue, son offrande » (Carboni, 2003 : 33). En effet, les références à la dimension de la limite se trouvent dans le discours de Keltner et Haidt, au moment où ils parlent de « tout ce qui est connu comme plus grand que les frontières naturelles de l’expérience individuelle ». Encore, pour Freud, c’est parce qu’une limite a été surpassée que ce qui était caché devient visible. Il ne faut pas oublier que le terme « sublime » dérive du latin sub-limen où limen signifie aussi frontière, limite extrême, donc le concept de limite est une partie du mot sublime qui cherche à en décrire l’expérience.
De ce point de vue, l’acte violent est l’élément qui rend visible de manière dramatique l’énorme potentiel de destruction de l’être humain, celui qui est capable de s’élever au-dessus des règles et de devenir l’auteur d’un dépassement de la limite.
Nous nous concentrons sur l’hypothèse que le dépassement de la limite (limen) à travers l’acte violent représente un élément central pour susciter le sentiment d’être soudainement devant une entité forte et puissante, capable de détruire. Plus précisément, dans les lieux du tourisme sombre, la limite est offerte à la contemplation esthétique sous différentes formes :
la limite par excellence : la mort (analysée aussi par les chercheurs qui s’intéressent au tourisme sombre) ;
la frontière entre le sacré et le profane (qui a été traitée par Keltner et Haidt [2003] comme réinterprétation de la pensée de Durkheim) ;
la limite représentée par le principe de réalité (dont Alexander et Staub [1920] ont parlé).
La limite par excellence : la mort
La mort, qui est étroitement liée au tourisme sombre (voir Seaton, 1996), est la source de l’inquiétante étrangeté que Freud a définie comme « la plus frappante » (1933 : 24). C’est un élément retiré qui – évoqué – génère un état d’incertitude.
Les études sociologiques qui traitent du thème de la mort et de son « enlèvement » dans la vie quotidienne contemporaine sont nombreuses et le texte précurseur sur ces questions, « The Pornography of Death » de Geoffrey Gorer, remonte à 1955.
Un des textes de référence sur la gestion de la mort était The Denial of Death d’Ernest Becker (1973). Becker appelle la mort le ver au centre du bonheur présumé de l’homme, un ver que tous les hommes ont, une sorte d’intuition, en mesure de susciter une terreur universelle. La prise de conscience de la condition humaine et de son dilemme est ce qui rend l’homme nécessairement fou, ce qui l’a amené à construire un monde de symboles pour nier son destin grotesque. Le déni de la mort – pour Becker – devient ainsi un pivot fondamental pour l’individu, rendant la vie possible dans un monde majestueux et incompréhensible qui, si accepté dans son intégralité, finirait par le paralyser. En se défendant contre la mort, on peut imaginer sa propre existence d’une manière héroïque, se sentir partie d’un tout, d’un projet politique ou religieux, d’une activité culturelle ou artistique ; c’est-à-dire des « systèmes d’immortalité » qui éloignent de sa fragilité et donnent le sentiment d’une permanence éternelle. Quarante ans après l’étude de Becker, dans une société où les « systèmes de l’immortalité » semblent en crise – en particulier le système religieux dans la société occidentale –, la mort est objet de tentatives d’intégration dans l’existence, y compris, même si cela peut sembler paradoxal, du tourisme sombre.
Présentement, l’idée que la mort constitue un tabou a été partiellement surmontée (Walter, 1991 ; Lee, 2008, Sayer, 2010) et le processus qui empêche la sortie radicale de la mort du discours est défini par Philip Stone comme le paradoxe de la mort « présente-absente » (Stone et Sharpley, 2008, Stone, 2011 ; 2012) : cachée dans la sphère rituelle et appauvrie dans le registre symbolique, elle réapparaît de façon endémique à la télévision, sur Internet, dans les journaux, où la mort est jugée importante pour l’individu et pour ses mondes culturels, même dans le tourisme sombre. Si c’est vrai que ni « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement » (La Rochefoucauld, 1961, maxime 26), la pratique du tourisme sombre pourrait être un outil pour la thématiser (voir Walter, 2009). L’exterritorialité de la mort en fait un lieu impossible, l’expérience du tourisme sombre serait ce qui s’en rapproche le plus. En d’autres termes, la mort violente sacralise l’expérience touristique qui la commémore.
Le sujet de la mort violente est relié également au pouvoir. Jean Baudrillard (1976) a montré que dans la société contemporaine, tout comme la justice et la vengeance, la mort est déléguée à une instance transcendante « objective ». À une époque où le culte des morts est à la baisse, où la mort est discréditée car elle devient obscène et embarrassante, quelque chose à « gérer » techniquement dans un hôpital, n’importe quelle mort ou violence qui échappe au monopole de l’état est subversive. La fascination exercée par les grands assassins, bandits ou hors-la-loi découle précisément de leur relation irrévérencieuse avec le contrôle social, semblable à une œuvre d’art : « quelque chose de la mort et de la violence est arraché au monopole de l’État pour être reversé à une réciprocité sauvage, directe, symbolique, de la mort » (ibid. : 267). En d’autres termes, par la mort violente s’ouvre un aperçu sur la réalité qui laisse émerger l’énorme puissance sauvage de l’individu.
De ce point de vue, l’un des thèmes récurrents de la réflexion de Burke (1803) est celui de la mort qui, avec la douleur et la maladie, remplit l’esprit avec des émotions d’horreur, les plus fortes que l’esprit humain puisse ressentir ; le sublime est, en effet, la tension qui, par la terreur, pousse l’individu à aborder Thanatos – contrairement au « beau », expression de langueur amoureuse qui se rapproche d’Éros. La mort, observée à une certaine distance, est donc l’une des sources les plus puissantes du sublime, c’est l’expérience de la limite par excellence – la fin de la vie – et elle est capable de donner à l’individu un état de désorientation paralysant, où le plaisir de la sensation d’être en vie se confond, de façon ambiguë, avec la conscience de l’inéluctabilité de la mort elle-même.
Un bon exemple de cette association entre cet état émotionnel et la mort, où la composante esthétique est particulièrement marquée, peut se retrouver dans les premières expérimentations de la chaise électrique, à la fin du XIXe siècle, qui donnaient aux Américains la possibilité de vivre une forme particulière de sublime (Martschukat, 2002).
Dans le New York Times du 8 juillet 1891, la chaise électrique a été saluée comme un pas en avant dans « l’art de tuer avec l’électricité », une expression qui combine au moins deux sources d’émotion à contempler : la mort, en fait, et la technologie, dont l’électricité était la plus haute expression. Au cours du XIXe siècle, même les créations technologiques, les machines et les bâtiments ont été en mesure d’évoquer l’expérience émotionnelle du sublime, comme « preuve » mystérieuse de la capacité humaine de faire face à la nature. En démonstration de la composante inexplicable et fascinante inhérente à toute invention technologique, dans son essai consacré à l’expérience sublime de la chaise électrique, Jürgen Martschukat (2002 : 905) cite un article paru en 1896 dans le New Monthly Magazine au sujet de l’électricité : à la question « Qu’est-ce qu’est l’électricité ? », une réponse mystérieuse suivait : « C’est une question à laquelle personne ne peut répondre pleinement. » Même si l’électricité avait été découverte par l’être humain, l’absence apparente de limites dans ses applications et ses évolutions possibles pouvait générer un état sublime de désorientation, surtout si la mort était un de ses domaines d’application.
Ainsi, lorsque la première chaise électrique a été mise en place, après avoir été testée à la prison de Sing Sing à New York, elle a été exposée, parmi d’autres applications étonnantes de l’électricité, à l’Exposition universelle de Chicago où elle a pu être observée par les touristes. L’exécution par chaise électrique a été perçue, en fait, comme un signe de progrès, en opposition à la cruauté barbare du mode d’exécution précédent. De plus, elle était également dotée d’une dimension esthétique attrayante : les 24 lumières installées dans le cadre de la chaise électrique pour indiquer que le mécanisme était prêt pour le condamné donnaient à la performance une dimension spectaculaire.
La première exécution, celle de William Kemmler, reconnu coupable d’avoir tué sa maîtresse avec une hache, a eu lieu le 5 août 1890 à la prison d’Auburn, devant vingt experts en médecine et en technologie. Devant les portes de la prison une foule incroyable de personnes s’est amassée. « Il n’y avait aucun bruit. Personne n’osait parler à haute voix […] un sentiment de awe les avait envahis », écrit un journaliste, décrivant une expérience fascinante de tourisme sombre du XIXe siècle (Martschukat : 917).
La frontière entre le sacré et le profane et l’effervescence durkheimienne
Une autre variante de la notion de « limite dépassée », comprise comme un élément clé pour définir la dimension émotionnelle du processus de fascination provoquée par le tourisme sombre, vient de la pensée d’Émile Durkheim qui, selon Keltner et Haidt (2003), a traité du sentiment de awe – bien qu’il ne l’appelle pas explicitement de cette façon – dans son analyse de l’« effervescence collective », dans le livre Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1968).
En ce qui concerne la réaction collective à la violence, Durkheim (1968) a déclaré que lorsque les émotions sont si vives, elles ne peuvent pas être déprimantes. Au contraire, il se crée un état d’effervescence collective (un état de awe) qui suggère une mobilisation de toutes les forces et qui soulève le ton vital du groupe. L’effervescence collective semble se joindre de manière convaincante au sentiment du sublime : transporté dans un « ailleurs », l’individu vit un sentiment de perte de soi. Durkheim définit l’effervescence comme une condition difficile à mettre en mots, mais qui a un grand pouvoir sur l’individu, perdu, incapable de reconnaître et de trouver des références communes dans le « monde à part » qu’il se trouve à traverser. Frappés par un événement qui rompt le cadre rassurant de la routine, les gens partagent avec le groupe social leur désarroi, qui se transforme en un état d’excitation.
L’essence de la religion consiste, selon Durkheim, en la distinction entre les phénomènes sacrés et profanes. Ce n’est pas grave si, avec la sécularisation, la religion a perdu de son importance, la dynamique qui anime ses formes (élémentaires) est encore présente dans la réalité contemporaine. Sacré vient de sacer et signifie « séparé » ; ainsi, entre les phénomènes de la vie quotidienne on continue – indépendamment de la religion – à séparer certains objets auxquels on attribue l’intouchabilité, le caractère sacré.
Autour de ce qui est sacré on construit des rites, des interdictions, des sanctions pour les contrevenants, visant à renforcer la cohésion du groupe. L’effervescence collective est une façon de célébrer et de marquer cette frontière entre le sacré et le profane ; le sentiment de awe, dans la relecture du texte de Durkheim faite par Keltner et Haidt (2003 : 299), par conséquent, serait donné par l’effort collectif pour définir cette limite, une pratique particulièrement nécessaire dans les cas où on a le sentiment qu’elle est remise en question, par exemple par le crime. Le charme du tourisme sombre découle alors, selon ce point de vue, du fait que certains événements tragiques sont en mesure :
d’illustrer la frontière entre le sacré et le profane, entre le comportement licite et illicite, entre la conformité et la déviance ;
de générer un état d’émerveillement et de terreur déclenché par la « révélation » représentée par l’émergence de la puissance de l’être humain, en surmontant la limite ;
d’activer l’effervescence collective qui a un effet bénéfique sur l’individu et qui le conduit à se sentir partie intégrante du groupe, grâce à la puissance transformatrice et à la transcendance de ses émotions.
Le cas de Sara Scazzi, une jeune fille de quinze ans assassinée par des membres de sa famille à Avetrana, dans le sud de l’Italie, peut être utile pour expliquer ce concept. Des excursions en bus ont été organisées pour visiter la scène du crime avec des participants des régions voisines ; l’affluence était si forte qu’il a fallu l’intervention du maire pour interdire l’accès à certaines routes et ainsi empêcher l’autobus de s’approcher.
Ce cas est intéressant parce que, comme les images transmises par les médias ont suggéré, l’état émotionnel des touristes n’en était pas un de tristesse, ils vivaient plutôt une situation d’effervescence. L’atmosphère était de fête, mais ils cherchaient dans la réalité (et pas dans l’histoire des médias) la preuve visible et passionnante du dépassement de la limite entre le sacré et le profane, de la brutalité de l’auteur(e) du crime, capable de tuer une jeune fille et de la jeter dans une fosse. La présence de ces touristes, réinterprétée avec la pensé de Durkheim, pourrait alors être attribuée à la nécessité de restaurer une frontière et de revitaliser ainsi le lien social, mis en discussion par l’acte violent.
Philip Stone et Richard Sharpley (2013) font un pas de plus. S’éloignant des contributions critiques qui se concentrent sur l’immoralité de ces formes de tourisme, ils les identifient comme une tentative de construire de nouveaux « domaines de la morale », afin de définir et de redéfinir le concept de moralité, « bon » et « mauvais », ainsi que celui du sacré. Dans certains cas, le tourisme sombre, pour ces auteurs qui remontent à la notion durkheimienne d’« effervescence collective » (awe), sert à effectuer une « revitalisation » de la morale et une négociation/renégociation des principes de base. En fin de compte, Stone et Sharpley attribuent à ces pratiques et à ces émotions un potentiel attrayant d’ouverture et de connexion entre les individus, comme si l’état d’effervescence pouvait jeter un pont sur l’Autre.
La frontière entre principe de plaisir et principe de réalité
Nous concluons cette brève digression sur la notion de fascination pour le tourisme sombre comme une « limite dépassée » en ajoutant la contribution des psychanalystes Franz Alexander et Hugo Staub (1929), qui ont traité du conflit entre principe de plaisir et principe de réalité dans le contexte de la réaction émotionnelle face au crime. Réinterprétant la pensée freudienne, ces auteurs décrivent le processus par lequel la mère, grâce au dosage de l’amour, pousse l’enfant à renoncer à ses pulsions (principe de plaisir) en faveur du principe de réalité. Pendant le processus de croissance, c’est le moyen éducatif – la sanction –, traditionnellement identifié par la figure du père, qui prend de l’importance en tant qu’instrument direct de souffrance. Dans cette répartition des rôles – qui pourrait sembler obsolète au regard contemporain –, la mère semble plutôt une source de plaisir (parce que l’amour est dosé, donné et enlevé) et le père est le premier représentant du principe de réalité.
Mais pourquoi obéir au principe de réalité et abandonner le principe de plaisir, ou la libre expression de ses pulsions ? La contrepartie serait représentée par le sentiment d’être aimé, ainsi qu’un sens plus général de sécurité.
Selon cette approche, le sentiment du droit serait l’un des fondements essentiels de la société civile. Il nous aide à nous contenir, nous rassure et garantit certaines autolimitations exigées par l’intérêt collectif. Cet équilibre, cependant, n’est pas entièrement stable, encore moins dans les cas où la justice ne parvient pas à inspirer confiance ou encore les cas où des privations excessives sont exigées des individus incorrectement indemnisés. Une violation de la loi dans ces conditions signifie que l’individu ne veut plus comme avant renoncer à ses pulsions et réveille un état émotionnel ambivalent. « Quelque chose qui était caché » – la possibilité d’enfreindre les règles – devient évident et crée un état d’incertitude caractérisé par un sentiment d’amertume pour la violation qui a eu lieu, mais aussi une nouvelle prise de conscience de la puissance incommensurable de ses propres impulsions. Selon Alexander et Staub, quand une personne se trouve face à un criminel, dans les couches plus profondes de sa personnalité, dans son désir le plus primitif d’une satisfaction illimitée des impulsions, elle se solidarise avec lui. Les conséquences psychologiques de cette situation si chère à la fantaisie révèlent que les gens vivent dans l’attente qu’une autre partie au contrat social le transgresse. Quand cela arrive, ils sont justifiés de régresser à leur individualisme primitif auquel, finalement, ils n’avaient jamais renoncé.
De ce point de vue, visiter un champ de bataille ou un camp d’extermination mettrait les touristes en contact avec leur propre destructivité, la composante animale qui se trouve en chacun. Ils ne cherchent pas seulement le point de vue de la victime, mais aussi celui de l’auteur de violence. L’exploration des endroits sombres permettrait donc de savoir ce qui se passe lorsque le principe de réalité est brisé et que le principe de plaisir se manifeste dans sa forme la plus extrême et obscure, lorsqu’une rupture dans les règles se produit.
Dimension 2. Le sentiment de l’indéchiffrable et la nécessité de relocalisation sur soi-même
Qu’est-ce qui peut activer cette expérience émotionnelle, en plus du « sens d’immensité et de puissance associé à la destructivité humaine émergeant à travers le dépassement d’une limite » (dimension 1) ?
« L’obscurité. Lorsque nous connaissons toute l’étendue d’un danger, lorsque nos yeux peuvent s’y accoutumer, une grande partie de la crainte s’évanouit. ». (Sublime – Burke, Partie II, point III :104-105, cité dans Keltner et Haidt, 2003 :301.)
« Quelque chose qui nécessite une relocalisation sur soi-même. » (Awe – Keltner et Haidt, 2003 : 304.)
« Quelque chose de nouveau et d’inhabituel, qui crée un sentiment d’incertitude intellectuelle. » (Inquiétante étrangeté – Freud, 1933 : 8.)
Pour que la fascination émotionnelle ait lieu et que ce sentiment d’immensité et de puissance s’impose, il est nécessaire que l’événement soit situé en dehors de la gamme de choses habituelles, connues et compréhensibles, et qu’il soit radicalement différent. Il survient avec une nature « autre » dans le sens fort du terme, par rapport aux événements habituels (Otto, 1958). Le concept d’« autre » rappelle immédiatement la nature opaque – ou sombre – et ainsi séduisante de la mort et de la souffrance, qui conduit l’individu à un état d’incertitude intellectuelle. En raison de sa composante ambiguë et de la quantité d’incertitude qu’elle porte avec elle, la fascination repose sur une émotion étroitement liée à l’ineffable, à la terrible expérience de ce qui est devenu excessif pour le mot qui devrait l’exprimer (Carboni, 2009). En d’autres termes, à la base de l’approche du mal par le tourisme sombre se trouve l’émotion indescriptible qui accueille les contraires et s’en nourrit, en jetant l’individu dans la fusion ambiguë entre attraction et répulsion pour l’événement tragique.
À cet état chaotique s’associe une activation perceptive et cognitive, qui est nécessaire pour donner un sens à l’événement déclencheur ; c’est le point sur lequel se concentrent Keltner et Haidt quand ils font référence à la nécessité d’une « relocalisation sur soi-même ». Deux théories traitent d’un point de vue psychologique de la phase d’activation générée par les événements surprenants : « la défense en cascade » (Rimé, 2005 : 116) et la théorie d’accommodation (Piaget et Inhelder, 2008). Les deux montrent comment chaque événement surprenant génère une phase de collecte de l’information sensorielle et de l’identification de tous les signes de danger (défense en cascade), qui est suivie par une tentative de réévaluation et de révision des schémas cognitifs existants (accommodation). Toutefois, cet état émotionnel n’est pas toujours associé à une restructuration mentale, ce qui explique pourquoi Keltner et Haidt précisent qu’il est plus correct de se référer à une « tentative de relocalisation sur soi-même », qui ne peut pas toujours donner lieu à un changement réel de soi.
Dans le cas de la violence qui anime les lieux du tourisme sombre, cette étape illustrée par Keltner et Haidt est particulièrement évidente ; une des interrogations qui caractérisent la réaction collective contre la violence coïncide avec la question « pourquoi est-ce arrivé ? », presque toujours destinée à entrer en conflit avec la nature ontologique obscure de la violence, un sujet qui se prête difficilement à être adopté par les schèmes cognitifs.
En combinant les deux dimensions, la réaction au tourisme sombre peut se définir comme une émotion qui met l’individu face au sens de la limite, de la composante puissante de la destructivité humaine, et qui crée un état de confusion, une tentative de comprendre un geste « autre » qui est en dehors de la vie quotidienne habituelle.
Compte tenu des similitudes entre les descriptions données par Burke, Keltner et Haidt, ainsi que Freud, alors qu’il n’y a pas une traduction univoque du mot awe en français, et que le sublime est une sorte de « père » de l’inquiétante étrangeté, dans cet article nous proposons l’utilisation du terme « sublime » pour définir l’expérience émotionnelle qui guide le processus d’approche du mal et qui orchestre la fascination pour le tourisme sombre.
Dans la poursuite de cette option, il convient donc de respecter l’élément ambigu de la racine étymologique du terme (sublimis, composé de sub-, « sous », et limus, « oblique », donc « qui monte obliquement », ou bien sub-, « sous », et limen, « seuil », « limite », ainsi « qui vient jusqu’à la limite supérieure »), et de se désengager de son acception commune et contemporaine, plus réduite quant aux éléments positifs de cette émotion.
Conclusion
Cette traversée des émotions du sublime, du sentiment de awe et de l’inquiétante étrangeté nous a permis d’identifier dans cet état émotionnel un élément certainement non négligeable pour comprendre les motivations du touriste sombre. En fait, ce dernier semble exercer sa « malédiction » (fascinum) en activant chez l’individu un état d’effervescence qui le renvoie à sa dimension oblique interne et qui est capable de le connecter à la volonté de ressentir une expérience limite.
Toutefois, lorsqu’on considère le tourisme sombre en connexion à l’expérience du sublime (comme une synthèse des trois états émotionnels), il est nécessaire de se distancier des approches qui interprètent les émotions à la lumière du modèle stimulus-réponse. La complexité d’une émotion comme le sublime souligne la nécessité de relier ces « manifestations corporelles » aux processus psychosociaux spécifiques qui contribuent aussi à les élaborer. L’émotion, par conséquent, est à la fois quelque chose qui se produit (l’aspect « physiologique » n’est pas nié), que l’on recherche et que l’on produit. Poursuivant cette idée, l’émotion peut donc être décrite comme un « processus par lequel un individu évalue et répond à une situation sociale spécifique réelle ou imaginaire » (Thamm, 2007 : 16), tout en restant en contact avec soi-même et avec sa propre dimension réflexive (voir Ceretti et Natali, 2009). En d’autres termes, dans la pratique du tourisme sombre, l’individu peut exprimer son désir d’approcher le mal en vivant l’émotion du sublime, qui prend forme à travers un dialogue profond avec soi-même, un récit sur le sens à attribuer à certains événements tragiques, à leur place dans la société et à son idée de la morale. La recherche qualitative à l’aide d’entretiens en profondeur construite en relation aux deux dimensions pourrait être l’outil le plus approprié pour valider, affiner et développer cette hypothèse d’étude.
On ne peut toutefois mentionner le tourisme sombre d’aujourd’hui sans lier le sens du sublime aux processus de marchandisation et de spectacularisation de la société contemporaine. Si, en fait, un sens du sublime est toujours associé à l’acte de voir la violence – notamment les cartes postales représentant les lynchages qui se propageaient aux États-Unis dans les années 1930 (Garland, 2005) –, l’évocation de cette émotion dans la société d’aujourd’hui prend une dimension centrale et inédite. Une évocation qui va structurer les processus de signification typiquement contemporains qui conduisent à transformer la violence en une destination touristique, un objet de collection, une occasion d’affaires, un spectacle, une forme de divertissement.
La fascination pour le mal qui anime le dark tourism peut être liée alors à la même recherche de sensations intenses qui caractérise la société contemporaine. L’image utilisée pour décrire ce processus par Zigmunt Bauman (1998) est celle de la transformation des individus en « chasseurs de sentiments » qui, dans un dialogue permanent avec le monde social, s’aventurent dans la ville à la recherche d’émotions à consommer (voir Illouz, 2006) qui enrichissent l’ensemble de leur identité. Il est possible que le sublime se transforme en une « marchandise émotionnelle » prête à la consommation. Le développement de recherches sur ce thème pourrait, en perspective, apporter des réponses à cette question.
Parties annexes
Note
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[1]
Toutes les citations dont la source est en anglais ou en italien sont nos traductions.
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