Corps de l’article

Introduction

Ce cerclage maternel travaille du dedans notre civilisation, en dérange l’ordre, en bouleverse les lois, reprend le sang là où elle a donné le souffle et ouvre à la possibilité de la mort ce qu’elle a mis au monde, ouvert à la vie. Et la vie est sans doute à ce prix : se risquer à affronter cette violence première qu’aucune mémoire ne nous restituera jamais, mais qui cependant demeure et se perpétue. L’affronter, c’est-à-dire en assumer les liens, en défaire le serment, transmuter la violence en création, reporter vers la connaissance spirituelle ce qui en nous a été une première fois « ravi » et ensuite porté en silence du même au même, sans déchirure, pour retourner la fatalité en destin[1].

Anne Dufourmantelle

Alors que le lien de la mère à l’enfant, particulièrement dans la petite enfance, est marqué par le lieu commun de la plus grande attention à l’autre – espace archaïque du soin, du souci constant, de la protection presque animale[2] –, celui qui va de la fille à la mère est souvent appréhendé, et d’autant plus à mesure que la fille grandit, de manière complexe, problématique même. Cette relation paradoxale, à la fois proche et lointaine, fusionnelle et distanciée, empreinte d’affects contradictoires et porteuse d’une histoire préexistante à la naissance de la fille, serait liée à une difficile différenciation. « Il n’y a pas d’identité bien tranchée entre ces deux femmes[3] », affirme Luce Irigaray en écho à la théorie freudienne. Dans le sillage de nombreuses autrices et auteurs qui ont fouillé ce lien problématique, mais dans une approche d’herméneutique littéraire nourrie à la fois de la psychanalyse et des éthiques du care, nous nous demanderons comment, sur ce socle archaïque fragile, la fille peut à son tour prendre soin de sa mère. Si la vie réelle offre de multiples configurations de ce lien tourmenté, sans cesse retravaillé, nous nous intéresserons davantage à ce qui advient dans le texte littéraire, et plus particulièrement dans un corpus de cinq oeuvres de filles autrices écrivant sur leur mère ou, comme nous le postulons, avec leur mère.

En interrogeant le lien entre la fille et la mère dans Putain (2001) et « La robe » (2011), Les mots pour le dire (1975), Homère est morte (2014) et Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique, Szindler, Calle, Pagliero,Gonthier, Sindler. Ma mère aimait qu’on parle d’elle (2012), Nelly Arcan, Marie Cardinal, Hélène Cixous et Sophie Calle, respectivement, ont su faire du texte un lieu paradoxal d’accueil et de soin de la mère. C’est ce lien et ce lieu que nous tenterons de circonscrire en interrogeant ce que pourrait être un « soin » littéraire de la fille à sa mère, soin nécessairement ambigu, mêlant bienveillance et dégoût, haine et amour, désir de fusion et de séparation, qui s’actualiserait, c’est là notre hypothèse, dans une forme, affichée ou discrète, de cocréation fille-mère. Qu’elle soit compulsive et mortifère, comme chez Nelly Arcan, ou possibilité de retour vers un lien apaisé au moment de la mort de la mère, comme chez Hélène Cixous, cette cocréation singulière permet-elle, au-delà d’un soin traditionnel tel qu’il pourrait être envisagé dans le contexte des humanités médicales, de tenir ensemble fidélité et trahison ? En d’autres termes, comment la création permet-elle d’embrasser ou d’affronter ce que la psychanalyste Anne Dufourmantelle, citée en exergue, nomme le cerclage de la sauvagerie maternelle ?

Dans les pages qui suivent, nous analyserons les oeuvres en réfléchissant au lien complexe, sauvage, à la mère. Nous nous appuierons principalement[4] sur l’essai La sauvagerie maternelle dans lequel Anne Dufourmantelle définit cette sauvagerie comme un espace pré-historique et pré-linguistique. Ce « magma » est « à la fois un amas d’indistinction, et une promesse en germe, un levain[5] », selon Joseph Rouzel qui analyse l’autrice Nicole Malinconi en s’appuyant sur l’oeuvre de Marie Cardinal. Dans cet espace psychique d’avant la naissance du sujet, la mère est une « langue avant la langue » (SM, p. 11) où se tisse le lien d’une « dette infinie » (SM, p. 17). Nous nous demanderons si l’acte d’écrire permet aux filles de transmuter la « violence » en « création », de « défaire le serment » originellement scellé. En reniant dans l’écriture cette fidélité « sauvage » d’une incorporation archaïque, la fille peut-elle trouver une nouvelle « promesse » qui lui permettrait de se reconnaître dans la mère sans être dévorée par le lien, ou en faisant « oeuvre » de ce lien, le réactualisant dans les mots ? Alors que la médecine narrative, une branche des humanités médicales conceptualisée par Rita Charon, s’attache à transmettre aux soignants la capacité d’écouter (et de lire) les patients avec cette attention au détail que les littéraires ont face à un texte, c’est dans une même optique de lecture attentive (« close-reading ») que nous aborderons notre corpus. Toutefois, notre réflexion divergera de celle de Charon qui vise ultimement l’écoute bienveillante[6] du témoignage du patient ou encore d’un Alexandre Gefen qui analyse la littérature dans sa fonction réparatrice[7]. Nous nous demanderons si la littérature ne permet pas plutôt de penser ce soin singulier ambigu, entre la mère et la fille, en sortant de cette forme d’éthique du « bien » chère aux humanités médicales et même, dans son acception étroite – celle d’une morale des bons sentiments –, à l’éthique du care[8]. Le « soin » littéraire que nous envisageons est au contraire de l’ordre d’une nécessaire trahison de la fille envers la mère à partir de laquelle peut être redéfini un espace de cocréation où les voix et les corps peuvent à nouveau se confondre, être attentifs les uns aux autres.

Nous explorerons la possibilité de ce « soin » littéraire entre la fille et la mère dans des oeuvres qui n’ont jamais été analysées ensemble sous cet angle, et qui mettent toutes à l’avant-plan l’ambiguïté du lien à la mère s’actualisant dans une forme de cocréation, elle-même forcément ambiguë. Nous montrerons d’abord l’emprise de la sauvagerie du lien maternel chez Arcan, puis sa déprise chez Cardinal, pour ouvrir dialectiquement sur la possibilité littéraire d’une réidentification à la mère en fin de vie, retour à une sauvagerie qui n’est plus cette fois une fatalité, mais bien une réinscription du corps de la mère dans la vie de sa fille et dans son oeuvre. C’est ce mouvement, celui qui va d’une fusion mortifère entre la mère et la fille à une identification libératrice, de la « fatalité » au « destin », que nous nous proposons d’étudier à travers ces textes écrits par des filles qui prennent soin de leur mère et de son corps dans leur oeuvre, et, par la cocréation, de leur mère en elles.

La méthodologie que nous adoptons entend être cohérente avec notre analyse, en ce sens que nous nous adonnons aussi à une démarche de cocréation qui, bien que reposant sur des études et une analyse fouillée des textes, encrypte nécessairement nos propres réflexions intimes sur le rapport à la mère, pour les relier et les mettre en écho. Cet article écrit à quatre mains tracera un chemin qui, sans être chronologique du point de vue de la parution des textes, le sera dans celui d’une forme de pacification, et ultimement, d’une possibilité, par la littérature, de « prendre soin » autrement de sa mère et du lien à la mère, fût-ce au moment de sa mort et après, dans l’absence. Ainsi, nous examinerons d’abord la manière dont Nelly Arcan bâtit dans son oeuvre un espace de cocréation douloureux et conflictuel, avant de montrer comment Marie Cardinal, par la cure analytique et l’écriture, réussit à abandonner sa mère pour enfin pouvoir s’adresser à elle et la rejoindre dialectiquement dans un geste final de cocréation désirée. La deuxième partie de notre article se concentrera sur la fusion créatrice entre fille et mère qui s’incarne dans la langue d’Hélène Cixous et le rapprochement ultime, par l’art, à l’oeuvre chez Sophie Calle.

Nelly Arcan : la littérature comme espace compulsif d’un « prendre soin » sauvage de la mère

Juger sa mère c’est engueuler un miroir, c’est montrer les dents dans le noir, c’est se manger, c’est ouvrir la gueule sur sa propre gueule ouverte, c’est mordre cette gueule qui sert à mordre

Nelly Arcan[9]

La sauvagerie du lien maternel, cette « dette jamais acquittée » (SM, p. 21), est centrale dans l’oeuvre de Nelly Arcan, alors que les narratrices de Putain et de « La robe » décrivent leur rapport ambigu et compulsif à une prise en charge de leur mère. Putain, le premier livre de l’autrice, retrace par l’écriture le chemin de la psychanalyse (dont elle n’a pas pu venir à bout, explique-t-elle) de la narratrice Cynthia, racontant les ramifications qui lient sa prostitution et son histoire familiale. Si la scène prostitutionnelle est centrale dans le texte, c’est surtout le lien à la mère et l’indifférenciation constamment remise en scène entre la mère et la fille qui sont énoncés comme moteurs d’écriture[10]. Ainsi, Cynthia ne cesse de se rappeler à une forme de fatalité de la répétition en elle du corps maternel : elle est « le prolongement de [s]a mère », elle a la « manie d’être [s]a mère[11] », elle est prise avec un « cerveau qui n’est pas le [s]ien, c’est celui de [s]a mère, car il a pris sa stature de larve en vieillissant » (P, p. 138), une mère qu’elle a « sur le dos et sur les bras, pendue à [s]on cou et roulée en boule à [s]es pieds, [qu’elle a] de toutes les façons et partout en même temps » (P, p. 139) et qui fait qu’elle « ne dor[t] pas, [qu’elle] ne peu[t] pas dormir, comment pourrai[t-elle] dormir avec elle sur les bras » (P, p. 59). Cette fatalité maternelle qui tient la narratrice est alors décrite comme un soin « nécessaire » à rendre à une mère qu’elle aurait déjà trahie malgré elle, et dont elle se doit désormais de prolonger la vie, une mère qu’elle doit « soigner avant [elle] sinon [elle] doute bien que ce soit efficace » (P, p. 139). En ce sens, si on retient souvent de Putain la fameuse scission, nette et cruelle, entre les « schtroumpfettes » qu’Arcan associe aux jeunes filles, et les « larves », dont sa mère est la première représentante, cette division est constamment contrebalancée par une réincorporation de la fatalité maternelle inscrite à même le corps de la fille, qui se fait larve à son tour[12], à force de « constater qu’[elle] est une larve parce que sortie du ventre d’une larve » (P, p. 99). Tout Putain est là : dans l’abjection de soi-même qui s’organise à partir de l’abjection du corps de la mère, dans cette différenciation jamais consommée qui empêche la narratrice de prendre soin d’elle sans prendre soin, à travers elle, du corps de sa mère.

Dans Putain, cette fusion prend la forme d’une critique dédaigneuse et cruelle de la mère, dégoût pour un corps auquel la fille s’identifie malgré elle et dont elle veut se distancier sans pouvoir rompre le serment. Dans les oeuvres subséquentes d’Arcan, dans lesquelles mère et fille sont encore « deux têtes impuissantes à se soutenir réciproquement par manque de distance et absence de tonus, par encouragement mutuel à l’anéantissement[13] », le lien devient de plus en plus clairement celui d’un embrassement mortifère, qui vient mettre en relief l’ambiguïté et la cruauté du « prendre soin ». Ainsi, dans « La robe », un court texte paru dans le recueil posthume Burqa de chair, la narratrice décrit sa robe de chambre comme un « substitut des bras maternels, étreinte de la routine, présence émasculée, doucereuse, du au jour le jour » (R, p. 40). Cette comparaison peut sembler d’abord rassurante mais l’image « doucereuse » garde en elle cette viscosité qu’on trouve dans la description de la mère comme « larve ». La nouvelle se clôt enfin sur l’affirmation d’un soin macabre de la mère envers la fille (qui l’embrasse) et de la fille envers la mère (qui doit la garder propre) : « Ce n’est pas parce qu’on veut mourir qu’on doit laisser puer la peau de sa mère » (R, p. 53). L’écriture d’Arcan permet alors de mettre en scène et de rejouer cet espace paradoxal du lien à la mère, entre fidélité mortifère, abjection et soin. Que faire de la sauvagerie maternelle ? Comment cesser de prendre soin lorsque ce soin devient un serment impossible à trahir qui empêche la narratrice d’avancer ? Comment insuffler une parole qui puisse créer une distance entre les corps, traverser la peur d’être abandonnée par la mère ? Ou plutôt, comment accepter d’avoir été toujours déjà abandonnée par une mère qui « avait trop à dormir » (P, p. 9) et d’abandonner à son tour la mère à sa mélancolie et sa mort pour se créer un destin propre ?

Ce sont de telles questions que soulèvent les narratrices de Putain et de « La robe ». Elles font alors état d’une peau commune qui devient une langue commune entre la mère et la fille, c’est-à-dire une langue qui répète constamment ne pas parvenir, au fil des associations d’idées, à se défaire de la sauvagerie du lien mère-fille. Cette absence de scission est réinvestie dans le rythme d’un texte effréné, essoufflant monologue dans lequel la grande majorité des paragraphes se lient au précédent par un « et » ou un « mais », recréant à même l’écriture l’étouffement du lien de coordination, et performant un impossible détachement. Alors que le corps maternel est décrit par Arcan comme un espace visqueux et informe, larvaire, corps à la fois sien et rejeté, abject, la langue à son tour rejoue cette réalité. En ce sens, si la mise en récit de son expérience permet à la narratrice, de façon performative, de se créer un espace propre, le fil des associations d’idées la ramène paradoxalement toujours à ce lien indénouable. Le discours de Cynthia devient le lieu d’une réinscription du corps maternel dans le destin de la fille, d’un « prendre soin » compulsif de la mélancolie maternelle dont la narratrice dit ne pouvoir se défaire, éternelle répétition du même pour celle qui « souffre de [s]a cohérence et de la vie qui [lui] donne trop de réponses » (P, p. 45), et qui reste « enchaînée à [s]on discours » (P, p. 46).

Ainsi, pour Cynthia, écrire ne réussit pas à soigner la mère, ni la fille ; écrire ne répare pas. Le texte dénonce plutôt cruellement la co-présence de la mère et de la fille, et rejoue la sauvagerie. La littérature, et ce serait là sa puissance ambiguë, viendrait alors non pas énoncer une attention bienveillante envers l’autre, ni assumer une intention malveillante, mais plutôt répéter ad nauseam la permanence d’une relation de soin mortifère de la fille vers la mère. Au coeur de cette relation paradoxale se rejoue sans cesse la fidélité envers le maternel (là où la narratrice ne peut que répéter sa mère) et, enfin, l’aveu d’une trahison déjà advenue (là où la narratrice a abandonné sa mère pour prendre place, par la prostitution, dans le désir des hommes) qui ne peut être rachetée. C’est donc à la fois le soin de la mère et sa trahison qui sont mis en texte dans Putain, dans ces contradictions que permet d’assumer le fait littéraire. La littérature vient alors embrasser un paradoxe, celui de l’échec d’un soin trop « sauvage » où l’une parle nécessairement à travers l’autre dans une « cocréation » compulsive et mortifère[14].

C’est cependant de cet échec que naît la réussite de l’oeuvre littéraire. Cynthia rappelle ainsi que la littérature n’est pas là pour « soigner », qu’elle ne « soigne » ni elle, ni sa mère, mais qu’elle participe de façon paradoxale à la fois à la nouer au corps maternel – « vous verrez que je mourrai de ça, de ces mots qui ne me disent rien car ce qu’ils désignent est bien trop vaste pour m’interpeller, bien trop peu pour me dissocier de ma mère » (P, p. 144) – et à trahir cette mère dans la cruauté des descriptions qu’elle en fait. Ainsi, contrairement à une conception étroite de ce que serait un care littéraire selon laquelle l’écriture ou le récit pourraient « aider » la narratrice à « prendre soin » d’elle ou de sa mère, se faire « réparatrice », pour reprendre le terme d’Alexandre Gefen, le soin, chez Arcan est plutôt ancré dans une esthétique et une écriture de l’échec qui pointent non pas vers la réconciliation, mais vers la mort, dernier mot du livre. Seule la mort, en effet, pourrait « délivrer » la narratrice.

Marie Cardinal : trahir la mère pour créer un nouveau récit

Le prix à payer par l’enfant pour réaliser sa différence est la non-réalisation du désir maternel. Assumer la peur d’être abandonné, risquer sa différence, sortir de cette boucle enchantée qui fait chaîne, c’est naître une seconde fois à son propre destin d’être désirant.

Anne Dufourmantelle[15]

L’abandon de la mère pour sortir de sa fatalité, cet abandon auquel Cynthia ne pourra se résoudre, c’est celui que met en scène, pour sa part, la narratrice des Mots pour le dire. Paru près de trente ans avant Putain, le récit de Marie Cardinal semble « poursuivre » l’exploration du lien mère-fille d’Arcan, où le discours sur la prostitution vient constamment faire écran à l’exploration complète du rapport maternel. Chez Cardinal, le « prétexte » des ménorragies qui amènent Marie en analyse est pour sa part assez vite évacué pour que la narratrice se concentre pleinement sur sa mère. En effet, comme l’écrit Anne Donadey Roch : « Toute l’oeuvre de Marie Cardinal est une répétition du thème de la symbiose mère/fille […] dont la relation a été souvent ignorée par les écrivains et psychanalystes masculins[16]. »

Si le dispositif de la narration est similaire chez Arcan et Cardinal, qui mettent toutes deux en scène la parole psychanalytique pour fouiller la « sauvagerie » du soin des filles envers leur mère dont elles tentent de se défaire, leur temporalité diffère. Alors que Putain est écrit au présent des associations d’idées (et nous donne à lire l’analyse qui se fait à même un discours qui ne parvient pas à donner un sens neuf au tourbillonnement des pensées de la narratrice) le récit de Cardinal est pour sa part rétrospectif, et par conséquent plus narratif. Cette différence est fondamentale, car Marie nous oriente d’une découverte à l’autre, telle une narratrice qui saurait là où elle va, pour nous mener finalement à sa « naissance » dans l’analyse (et de façon concomitante à la « fin » d’une analyse, celle-là-même qui ne finit pas chez Arcan). Par cette temporalité rétrospective, Cardinal fait de son récit, comme le propose Anne-Gaëlle Ulloa, « un travail de finalisation symbolique après-coup, comme un dernier rebond de galet après l’onde de tous ses ricochets[17] », c’est-à-dire qu’elle donne au livre la forme d’un retour sur l’expérience analytique, ou plutôt qu’elle « dot[e] l’analyse d’une double-épaisseur[18] », à la fois récit de soi et mise en perspective de ce récit par l’écriture subséquente. La différence générique entre ces deux narratrices réside donc de prime abord en ce que celle de Cardinal nous raconte une psychanalyse « terminée[19] », contrairement à Cynthia qui nous décrit une analyse « en cours », interminable. Cette différence module l’évolution du lien entre la mère et la fille au centre duquel, dans l’un et l’autre des cas, se présente d’abord « some deadly, unnameable, abject thing[20] ».

En effet, chez Marie, la fin de l’analyse est liée de près à l’abandon de sa mère puis à la pacification de son lien avec cette dernière. La « chose », cette folie qui l’amène sur le divan et qui semble être la cause de ses saignements, est d’ailleurs décrite à la fois comme une mère irrémédiablement logée dans la fille – une « sale matrone dont les deux énormes fesses [sont] les lobes de [s]on cerveau » – et comme « le seul lien qui [les] unissait [sa mère et elle] » (MPLD, p. 319). Ultimement, la libération de la fille de « la chose » sera aussi une libération de la mère, abandon de sa « peau », et déplacement du lien[21]. D’ailleurs, le livre est dédicacé au « docteur qui [l]’a aidée à naître » (MPLD, p. 5 ; nous soulignons), et si cette locution pointe vers la sortie hors du corps maternel qui aura été possible grâce à la parole, et dont le livre rend compte, elle est aussi le signe, d’entrée de jeu, d’une « trahison » de la mère, Marie déplaçant le rapport maternel dans les bras de l’analyste. Elle se décrira encore, en pleurs devant lui, « comme un enfant repu dans son berceau, les lèvres encore pleines de lait, envahi par la torpeur de la digestion, protégé par le regard de sa mère » (MPLD, p. 36). En ce sens, le récit de Cardinal est tout à fait à l’opposé de celui d’Arcan. Enfin, et cela n’est pas sans importance dans le cadre de cette étude de la confrontation à la sauvagerie maternelle, la forme même que prend le transfert développé dans les oeuvres se lie avec la capacité à terminer, ou pas, l’analyse, et à pacifier, ou pas, la relation à la mère. Si Cynthia positionne systématiquement son analyste dans la file indifférenciée des hommes, à la suite de ses clients, d’une part, et de son père, de l’autre – elle s’étend sur « un divan alors que toute la journée il [lui faut s’]allonger dans un lit avec des hommes qui devaient avoir son âge, des hommes qui auraient pu être [s]on père » (P, p. 17) – chez Cardinal, nous l’avons dit, c’est d’abord à sa mère que renvoie le transfert analytique.

Toutefois, ce n’est pas seulement de ce transfert qu’il est question dans Les mots pour le dire. Bien que ce soit d’abord l’analyse qui permette à Marie de mettre des mots sur la scène centrale de son enfance qu’est celle où sa mère lui avoue avoir voulu avorter d’elle[22], et si c’est encore l’analyse qui lui permet ensuite d’être « plus sage et plus responsable, [et de découvrir] la fragilité de [s]a mère, son innocence et son côté victime » (MPLD, p. 268), de déplacer le lien maternel, la libération finale de la « chose » n’aura pas seulement lieu sur le divan de l’analyste. En effet, à la fin du livre, c’est hors du récit de la parole psychanalytique que la narratrice montrera cruellement le corps abandonné à l’alcoolisme de sa mère vieillissante : « Son corps n’était qu’un gros tas affaissé recouvert d’une chemise de nuit crasseuse en pilou rose à fleurettes bleues et blanches. Ses pieds sales et gonflés se balançaient dans le vide[23] ». Et si la description fait écho à celle de la mère « larvaire » de Cynthia, elle n’a pas la même portée : dans le cadre des Mots pour le dire, l’abandon du corps de la mère contraste avec la description de la mère qui précède, toujours décrite dans sa contenance, dans son maintien ; alors que chez Arcan, c’est la mère dans cet abandon larvaire d’elle-même qui est indifférenciée avec la fille. Ainsi, au-delà de la trahison dans la parole analytique, c’est aussi dans l’abandon du corps de la mère permis par elle, au seuil de sa mort, qu’un détachement peut avoir lieu, qui autorisera finalement une autre forme d’adresse.

En ce sens, bien que le titre paraisse d’abord, de façon limpide, référer à la « réussite » de l’analyse, « les mots pour le dire » éponymes se transforment au cours du texte. Ces « mots pour le dire » deviennent éventuellement ceux que prononcera, devant sa fille, la mère elle-même, dans le bureau d’un autre médecin, alors que, racontant son existence, elle se met « à parler plus vite et plus distinctement […] à remonter plus haut dans le temps […], alle[r] encore plus loin, avant, avant : son mariage, sa petite fille morte » (MPLD, p. 335). Ici, le discours s’arrête au seuil de la naissance de Marie, comme si la parole qui a donné « naissance » à la fille en analyse (comme dans le texte qui s’écrit) poursuivait finalement celui de la mère qui aurait préféré ne pas la voir naître. Les mots pour dire ne sont alors plus seulement ceux de la fille, mais aussi ceux de la mère qui, à son tour, « se » dit devant Marie, en se séparant violemment d’elle. Cette parole permet à son tour que s’opère une différenciation entre la mère et la fille : « Jusqu’à cet instant elle avait été ma mère, uniquement ma mère, pas une personne » (MPLD, p. 335). C’est cette différenciation que l’écriture d’Arcan montrait, pour sa part, dans son impossibilité.

Ultimement, « les mots pour le dire » ne seront ni ceux de la fille en analyse, ni ceux de la mère devant le médecin, mais plutôt ceux adressés à la mère par la fille, et directement incorporés à même le texte, sans guillemets :

Vous souvenez-vous ? Vous m’emmeniez à la chasse au trésor avec vous. […] Vous disiez que j’avais des yeux de lynx, que je savais trouver mieux que personne les nacres, les porcelaines, les escargots pointus, les oreilles de mer, les couteaux roses. Vous saviez tous leurs noms, comme vous saviez les noms des étoiles.

MPLD, p. 276

La toute fin du livre demande donc de reconsidérer le récit qui précède et devient, plutôt qu’uniquement celui d’une analyse réussie, aussi celui, singulier, du deuil à faire de la mère. Et le rapprochement entre la mère et la fille n’aura finalement lieu qu’au seuil, puis au-delà de la mort.

Il fallait que j’aille si loin dans l’impasse, que je m’isole face à ce lieu plat, si semblable à celui qui se présentait souvent à moi sur le divan, mais ensoleillé cette fois, pour oser entendre ma voix prononcer ces trois mots : « je » (moi, la folle, la pas folle, l’enfant, la femme) « vous » (ma mère, la belle, l’experte, l’orgueilleuse, la démente, la suicidée) « aime » (l’attachement, l’union, mais aussi la chaleur, le baiser et encore la joie possible, le bonheur espéré). […] Quels coups elle m’avait assénés, quel venin j’avais distillé ! Quelle sauvagerie, quel massacre !

MPLD, p. 277-278

De cette tendresse ultime qui réinvestit une sauvagerie grâce à l’adresse, Arcan est incapable, pour sa part, manifestant jusque dans sa langue son incapacité à trahir le serment, à le déplacer ; elle qui entame d’ailleurs Putain en affirmant qu’elle n’a « pas l’habitude de s’adresser aux autres lorsqu’elle parle » (P, p.7). Ce mouvement de différenciation des corps chez Cardinal (abandon que fille et mère font de leur propre corps, et qu’elles font ensuite l’une de l’autre) se boucle dans un rapprochement final par l’adresse qui ne pouvait avoir lieu sans lui, un mouvement que le début du texte ne prévoyait pas, lui qui ne faisait qu’annoncer « l’abandon » à venir. En cela, le texte, ambigu, se joue du lecteur. La trahison de la fille vers sa mère se lie finalement avec la possibilité de parler à cette dernière : « J’étais contente de sortir ça de moi : ces trois petits mots assemblés et refoulés des milliers de fois au long de ma vie. » (MPLD, p. 278). S’élabore alors une dialectique entre la sauvagerie et la trahison/différenciation vers une nouvelle forme d’oeuvre commune. L’avant-dernière phrase du livre est un appel à une création conjointe entre la mère et la fille : « Devant moi l’impasse, la rue, la ville, le pays, la terre et un goût de vivre et de construire gros comme elle » (MPLD, p. 279).

Si la narratrice chez Arcan ne sort jamais vraiment des jupes ni du lit de sa mère et ne l’expulse pas d’elle-même, sinon en supprimant son propre corps qui la contient (et qu’elle ne peut donc pas s’adresser à elle), celle de Marie Cardinal parvient, pour sa part, in extremis, à s’en détacher, à en acquérir une nouvelle (re) connaissance pour se (re) construire à partir de celle qu’elle a d’abord exécrée. Or, ce qu’Arcan refuse et que Cardinal finit par embrasser, c’est aussi son propre avenir, celui d’une femme qui accèderait au grand âge, préférant briser le miroir dans lequel elle dédaigne de se reconnaître plutôt que de céder à la « larvification » en devenant vieille et, éventuellement, mère à son tour, pour réinventer ce lien qui « apparaît aussi, imaginairement, comme ce qui peut faire échec à la mort. Un lien de vie surpuissant, un lien qui rend possible la survie » (SM, p. 47). Chez Arcan, les narratrices ne se « reconnaissent » pas dans le corps maternel : elles constatent plutôt en faire partie inéluctablement. Pour s’y reconnaître, il faudrait que se soit installé un espace différentiel qui permettrait de regarder l’autre comme une autre qui nous regarde, qu’il y ait là un « je » et un « tu » qui ne soient pas faits de la même gueule ouverte ; c’est l’expression de cet espace sauvage qui est alors creusé par la littérature. Refusant d’héberger sa mère chez elle (mais aussi en elle) et à la faveur de la détérioration de son corps vieillissant, Marie, au contraire, bannit « les grosses fesses » de sa mère de son cerveau et réussit, paradoxalement, à s’en rapprocher sans crainte. Ainsi, la fin des Mots pour le dire laisse entrevoir que les conditions de ce mouvement d’expulsion-rapprochement autorisant la rupture du serment de sauvagerie ne sont peut-être jamais mieux réunies que dans la grande vieillesse de la mère, cet âge de la vulnérabilité extrême où le corps tremble, lâche, s’abandonne enfin.

Déplacer la sauvagerie, prendre soin du corps vieux de la mère

À partir de deux récits de deuil écrits par des filles sur leur mère, il s’agira maintenant de montrer que ce double, voire triple mouvement (identification-désidentification-réidentification), opère dans une acceptation paradoxale du corps maternel, advenant en fin de vie et impliquant, pour la fille, de le reconnaître simultanément comme autre et comme même (dans la projection de son devenir de vieille femme). Ce paradoxe s’actualise dans un espace de soin et de texte, de soin au texte. En accueillant ce corps vieux, malade, détraqué, vulnérable, qui s’abandonne à elle et à ses soins, la fille le reconnaît enfin comme autre. Par l’amplification de cet espace de soin dans un espace de texte (une oeuvre), tandis qu’elle extériorise le corps de sa mère tout en s’y réidentifiant, la fille rompt enfin le serment de la sauvagerie. S’opère alors une transformation dialectique de l’identification sauvage vers une reconnaissance qui assume l’abandon pour ensuite le réactualiser dans une nouvelle incorporation à travers la littérature. Là, l’espace visqueux et informe du corps maternel si présent chez Arcan n’est précisément plus pensé comme dégoutant ou abject mais comme une évidence de la vieillesse, vulnérabilité qui appelle au soin.

Dans Homère est morte, Hélène Cixous raconte la dernière année de vie de sa mère, Ève Cixous, disparue en 2013, à l’âge de 103 ans, tandis que dans Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique […], Sophie Calle élabore un projet hybride rendant hommage à sa mère décédée en 2006. Toutes deux actualisent, dans le soin et dans le texte, la rupture du serment scellé dans l’archaïque du pré-langage mère-fille avec, paradoxalement, un retour à l’archaïque, au pré-langage, en fin de vie. Ainsi, alors que, chez Arcan, le langage psychanalytique échouait à « bien » défaire le lien, l’écriture littéraire se saisit ici de la relation mère-fille pour la performer, dans la langue chaotique de la maladie, jusqu’au silence de la mort, et même au-delà. De ces deux livres très différents l’un de l’autre émerge l’idée selon laquelle, pour une écrivaine, écrire la grande vieillesse et la fin de vie de sa mère lui permet de faire l’expérience anticipée de sa propre vieillesse, en se reconnaissant tout à la fois comme autre que sa mère, et pareille à elle. Cette désidentification-réidentification est rendue possible et largement favorisée par la fréquentation rapprochée de la mère vieillissante, puis mourante, par le fait de s’en occuper, d’en prendre soin, d’être dans la promiscuité de son corps malade, détérioré, mais c’est davantage encore le travail de l’écriture qui, par le « surplus d’existence[24] » qu’elle procure à la mère en train de disparaître, rend possible ce processus émancipatoire, dépassant ainsi, par une réélaboration formelle, l’impasse de la relation mère-fille dans le réel. Ainsi, l’accueil de la vulnérabilité de la mère dans sa grande vieillesse, les soins à son corps et à ses mots (disponibilité, écoute tendue, attention soutenue, dialogues serrés), mais surtout leur élaboration dans une forme de cocréation au-delà même de la mort, permettent à la fille de se projeter dans son avenir de femme et d’écrivaine orpheline.

Si le rapport qu’ont entretenu les deux narratrices avec leur mère de son vivant diffère (proche, constant, fusionnel, marqué par une continuité bienveillante chez Cixous ; conflictuel, fragmenté, souvent distant chez Calle), le texte littéraire, sans se substituer à la relation réelle, se présente dans les deux cas comme un espace qui, tout à la fois la prolonge et la réinvente. La relation mère-fille se transforme alors au coeur du livre qui se donne dès lors comme une trace pérenne de ce que fut la mère, et, pour la fille, confrontée au miroir maternel, comme un exercice de préparation à sa propre vieillesse. Ainsi la fille-écrivaine aménage dans le texte un point de rencontre où est réélaboré le hors-temps de la maladie et du deuil et qui agit comme un sas de décompression où se dépose le corps diaphane de la mère presque déjà morte, presque déjà spectre. Dès lors, il ne s’agit pas tant de se livrer à une « thanatographie[25] », qui évoque immanquablement le travail de deuil cher à la psychologie, comme Pierre-Louis Fort désigne les récits faisant état de la mort de leur mère chez Annie Ernaux, Simone de Beauvoir et Marguerite Yourcenar, que de créer ce que Vinciane Despret définit comme une « niche écologique » favorable à l’accueil (elle parlera d’« instauration ») des morts dans la vie des vivants, mais aussi « comme ouverture de possibilités […] qui conduit les choses à leur réalisation, certes transitoire, mais bien réelle[26] ». C’est ainsi que dans cet espace de papier, intermédiaire entre la fille et la mère, les identités générationnelles s’abolissent, les rôles et les rangs permutent, les frontières entre la vie et la mort se brouillent, la mère y circulant à la fois morte et vivante, présente et absente. La relation mère-fille évolue dès lors « outrement [sic], c’est-à-dire sur un autre plan[27] » : « Amener un être à “plus d’existence” qui lui permette de continuer à influer sur la vie des vivants demande donc tout un travail ou, plus précisément, une disponibilité qui n’a pas grand-chose à voir avec le fameux “travail de deuil” [28] ». Plus qu’un travail de deuil effectivement, tel qu’il est abordé par les humanités médicales, il s’agit ici d’un « faire » proprement littéraire qui offre la possibilité de créer une surréalité. Chez Cixous, ce travail littéraire a commencé des années avant la mort réelle de sa mère puisqu’elle n’a eu de cesse et ne cessera pas, même après sa mort, de recréer sa mère dans l’oeuvre. Rien à voir avec une biographie, encore moins avec une thanatographie. Tout « Le cycle d’Ève[29] », en effet, comme est parfois désigné la dizaine de livres que Cixous a écrits, dès la fin des années 90, sur sa mère, en amplifiant sa stature, en la mythifiant en quelque sorte, a pour effet de surréaliser Ève, la grande et sage femme. C’est qu’à l’âge de six ans, la petite narratrice a vécu l’expérience de la disparition de sa mère[30]. En fait, elle l’a cru morte alors qu’elle n’était tout simplement pas à l’endroit où elle l’attendait, mais l’expérience a été si traumatisante que, dès ce moment, elle s’est mise à réinventer sa mère dans l’écriture : « La mère fut remplacée par la chair de l’écriture ; en lieu et place des jambes de sa mère, elle trouva du réconfort dans les jambages des lettres[31] », analyse Mairéad Hanrahan. Dans quel autre lieu que l’écriture aurait-elle pu retrouver sa mère qu’elle imaginait absentée à jamais ? Dans quel autre lieu que l’écriture aurait-elle pu se préparer à sa disparition, déjà advenue, mais qui adviendra encore ? « Il s’agit en effet pour Cixous de mettre en écriture l’innommable anxiété anticipatrice de la mort – inéluctable – d’Ève – mère vénérable et (é)vénérée[32] », écrit Frédérique Chevillot qui souligne la mise en exergue de cette peur dans le Prière d’insérer de Cigüe : « J’ai peur que maman meure. Voilà la vérité. Voilà l’erreur[33]. » De cette erreur fertile naîtra une attention extrême, une écoute alerte, une omniprésence à l’autre et à sa voix, jusqu’à se confondre avec elle, comme nous le verrons plus loin. Chez Calle, à l’opposé, la mère était quasiment absente de l’oeuvre de sa fille. Dans Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique […] qui a été précédée d’une exposition-spectacle portant le même titre[34], elle l’incorpore littéralement dans le matériau du livre. En effet, Calle, artiste visuelle avant d’être écrivaine, fait peu appel aux ressources narratives. Elle incruste plutôt dans les pages des traces de la vie matérielle, et surtout du corps de la mère, par la reproduction d’artefacts, de photos, de carnets, d’extraits de journaux intimes qui s’accompagnent de jeux de typographie et de mise en page. À cet égard, si plusieurs critiques ont écrit que le livre de Calle mettait en scène l’absence, notamment par le gaufrage (plutôt que l’impression en noir) sur du papier blanc, de certains passages, et la présence de photographies de tombes, dont celle de Monique Sindler, j’avancerai qu’il s’agit plutôt de figurer une co-présence, d’élaborer un dispositif autorisant la présence des deux femmes dans le même livre-lieu. Comme l’affirme Céline Huyghebaert :

Il y a […] désir de créer un espace de jeu où le récit s’amuse à tisser une enquête qui n’aboutit qu’à des incertitudes et qui échoue finalement à restituer autant l’expérience de la mort que l’identité de celle qui fait cette expérience. Ainsi, à la métaphore du tombeau, qui convoque avec elle une immobilité, une permanence, je préfère penser au travail de Sophie Calle comme un montage, un collage d’histoires multiples : la narration assumée par Monique dans les reproductions de ses journaux intimes ou de ses albums, le texte et les oeuvres de Sophie Calle qui présentent des gestes et des rituels adressés à sa mère décédée, les photographies des tombes sur lesquelles est écrit le mot « Mother », les variations du mot « soucis », les récits liés au travail de deuil, etc., s’emmêlent[35].

Malgré les photos de cénotaphes, il ne s’agit en rien, en effet, d’un enterrement par l’écriture, mais bien d’une co-création qui, même si elle est symbolique (mère et fille n’ont évidemment pas écrit le livre ensemble), s’avère transformatrice. Ce projet commun est, d’une manière ou d’une autre, autorisé par la mère, celle-ci en déléguant en quelque sorte la fabrication à sa fille qui en maîtrise les outils. « Ce livre a été volé à Monique Sindler »[36] figure, sous la forme d’une inscription au tampon-encreur, en épilogue de Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique […]. Cixous, elle, l’annonce dès le prologue : « Ce livre a déjà été écrit par ma mère jusqu’à la dernière ligne[37] », puis le confirme à la fin d’Homère est morte qui se clôt sur une signature commune : Ève Cixous et Hélène Cixous. Le 26août 2013 à 5heures du matin dans la maison d’Arcachon (HEM, p. 224). L’écart lexical entre les deux verbes – écrire/voler – s’explique notamment par la nature plus diffuse de la relation mère-fille chez Sophie Calle, mais aussi par l’inévitable sentiment de trahison qu’engendre un tel exercice. Ce sentiment est aussi présent chez Cixous qui pose d’emblée, et y répond de fait, la question éthique de la voix narrative en avalisant la séparation d’avec la mère, la rupture du serment dans l’écriture. « Ce livre a déjà été écrit par ma mère jusqu’à la dernière ligne. Tandis que je le recopie voilà qu’il s’écrit autrement, s’éloigne malgré moi de la nudité maternelle, perd de sa sainteté et nous n’y pouvons rien » (HEM, p. 9). Peut-on écrire sur sa mère morte ou pour sa mère morte sans la trahir ? Impossible, répondent implicitement les deux autrices, non sans culpabilité, car les mères meurent et les filles restent, et écrivent. C’est cependant dans cette trahison indissociable de la création à partir du réel qu’est performée et prolongée la relation dans une forme de permutation des rangs familiaux et d’inversion générationnelle autorisant à la fois la différentiation des corps et leur réunification dans l’oeuvre : « Ma mère, qui jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans m’avait aidée, était devenue mon enfant, d’un jour à l’autre elle m’avait remis la maternité entre mes mains, et j’avais dit oui » (HEM, p. 211), écrit Cixous. Plus tôt, elle avait déjà affirmé que sa mère « [la] fait mère, pour l’enfant mourant qu’elle est » (HEM, p. 24) et, plus loin :

Dans ces scènes, la mère, c’est la fille, on est à l’envers, celle qui était la mère est l’enfant, la fille, c’est la mère qui est encore la fille, la mère est la fille, on naît à l’envers, la mère appelle sa mère la fille, la fille c’est la mère à l’amour sans lait, la mère à la mère en sang, la mère tout amour sans lumière, la mère sans réponse sans pouvoir caresser, je ne peux pas toucher maman, la fille c’est la mère aux mains bâillonnées, reste la voix, le mince filet, jesuislà mon amour jesuislà, un maigre jesuislà ténu tenace triste, dénutri.

HEM, p. 51-52

On assiste alors au « vieillissement » de la fille qui assume de fait le rôle maternel (dans les soins et la sécurité prodigués à la mère malade), et au « rajeunissement » de la mère qui devient l’enfant nourri, lavé, soigné, tout entière abandonnée à la sollicitude de sa fille. Et alors que chez Arcan, l’inversion était mortifère (dans le roman Paradis clef en main, une mère éternellement jeune prend [mal] soin d’une fille paraplégique et alcoolique), et la trahison impossible, ici, l’inversion s’avère porteuse d’avenir et de vie.

Dans Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique […], Sophie accepte elle aussi (plus tardivement, moins totalement que chez Cixous) d’entrer dans la danse avec sa mère, de la soigner, mais surtout d’être attentive à son souci et à son désir, même exprimés à moitié, et la mère l’accepte elle aussi avec une bienveillance tardive mais non feinte. Ainsi en est-il de la réalisation même du livre qui permet une fusion (autorisant la défusion) des deux femmes post mortem. Monique avait en effet écrit dans ses carnets : « Curieusement mon seul regret si je devais être malade, c’est de ne rien laisser derrière moi, de n’avoir accompli aucune oeuvre » (ESA). Ces mots ne sont pas tombés dans l’oreille d’une sourde. Sophie, prenant acte plus tard du fait que sa mère n’a pas détruit ses carnets (« Ma mère n’était pas dupe de ce qui pourrait arriver si elle me les abandonnait » ; ESA), se glisse dans la peau de Monique pour lui prodiguer le soin ultime en produisant l’oeuvre qu’elle a exprimé le regret de ne pas avoir elle-même réalisée. Comme Arcan qui ne laisse pas puer la peau de sa mère, Sophie s’en drape et en prend soin, mais cette fois dans une entreprise de création (littéraire et artistique) plutôt que de destruction psychique, réussissant l’exploit qui se produit parfois quand mère et fille sortent de la sauvagerie du lien : « De cette terreur surmontée naîtront parfois des oeuvres : écriture, peinture, musique… ce qui peut apprivoiser l’innommable » (SM, p. 26). Le retournement générationnel se produit ainsi chez Calle, mais aussi chez Cixous, dans une incorporation de la mère par la fille au coeur de l’objet-livre et du texte littéraire, garants d’une nécessaire différenciation. En témoigne le vol implicitement autorisé des carnets de la mère perpétré par les deux filles. « Je décide d’incruster dans cette construction qui désobéit à maman des feuillets tirés de sa sainte simplicité » (HEM, p. 9). Tout est dit : la « construction » littéraire est une désobéissance, une trahison, mais l’incrustation-instauration de la mère morte assure une autre présence, un « surplus d’existence[38] », voire cet « éclat de réalité[39] » qu’Étienne Souriau reconnaît aux instaurations particulièrement réussies. La première partie de Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique […] est quant à elle exclusivement constituée des carnets de la mère et de photos légendées par celle-ci. C’est seulement dans la deuxième partie, une fois que sa présence s’est imposée, que l’instauration est assurée, que la fille s’autorise à parler par sa voix propre, mais elle le fait en sourdine, en incrustant du texte blanc dans du papier blanc : elle se montre en fading, s’effaçant par un habile procédé qui adoucit la trahison et assure, là encore, le surplus d’existence maternelle dans le texte. La fille est ici spectrale, et la mère morte, présence monumentale.

Par ces stratégies graphiques et littéraires, les filles inhument symboliquement leur mère et glissent doucement vers leur propre vieillesse, se plaçant ainsi en haut de la liste des générations. Chez Cixous, les cahiers « incrustés » de la mère sont littéralement présentés comme une aide à mieux mourir et, peut-être, pour la fille qui les recueille, à mieux vieillir. « Ces cahiers ont l’utilité qui est la vertu de ma mère. Ils n’ont pas d’autres soucis que d’accompagner les voyageurs et d’aider à mieux trépasser » (HEM, p. 12), écrit-elle. Or, ces cahiers sont ceux sur lesquels Ève a noté tous les détails des accouchements qu’elle a effectués au cours de sa vie, elle qui a exercé le métier de sage-femme jusqu’à plus de 80 ans. Cet étrange retournement marque l’équivalence entre mort et naissance, entre fille et mère, entre nouvelle-née et vieillarde. « On est un corps qui en a vu d’autres. Deux-cent quarante accouchements par mois » (HEM, p. 36), écrit encore la narratrice en s’agglomérant à sa mère par le pronom « on ». L’incorporation s’opère en effet dans la langue même de Cixous qui foisonne d’idiomes, d’expressions d’Ève la polyglotte, et de dialogues proches de la stichomythie qui rendent difficile l’attribution des répliques à l’une ou à l’autre, provoquant un floutage des identités et des générations. Calle, comme elle en convient, a marché à côté de sa mère, mais les deux femmes se sont finalement rejointes dans l’espace de ce livre-hommage : « Sa vie n’apparaît pas dans mon travail. Ça l’agaçait. Quand j’ai posé ma caméra au pied du lit dans lequel elle agonisait parce que je craignais qu’elle expire en mon absence, alors que je voulais être là, entendre son dernier mot, elle s’est écriée : “Enfin” » (ESA).

Dans les deux cas, les narratrices ont recours à la technologie pour dessiner l’espace conjoint et fixer l’hommage, reproduisant la matérialité du corps de leur mère, la mettant à distance, la désincorporant tout en la matérialisant. Sophie s’équipe d’une caméra et d’un appareil photo pour filmer les derniers instants de Monique, la photographier sur son lit de mort et jusque dans son cercueil ; Hélène, d’un magnétophone pour procéder à « l’enregistrement », reprise du titre d’un chapitre d’un livre antérieur[40], le terme d’enregistrement étant ici à envisager dans sa polysémie : elle a véritablement enregistré la voix de sa mère à l’aide d’un magnétophone, mais elle « enregistre » aussi ses moindres mouvements, ses moindres sons, mots, clignements d’yeux. En proie à une « attention inqualifiable », elle « écoute », est « [elle]-même le ruban magnétique[41] ». Cette attention s’actualise aussi chez Calle dans la peur de manquer les dernières fois : « Ses dernières larmes ont coulé. Le 15 mars 2006, à 15 heures, dernier sourire. Dernier souffle, quelque part entre 15 h 02 et 15 h 13. Insaisissable » (ESA). Quant au dernier mot prononcé par la mère, « Souci », il apparaît, à peine visible, en noir sur papier glacé noir, sur chacune des deux pages qui ouvrent et ferment le livre, comme le ferait une pierre tombale. Même attitude de veille chez Cixous qui écrit : « Je ne te quitte pas du regard, mon adorée. […] J’ai ramassé chaque dernier instant, la dernière gorgée d’eau, le dernier mot et le dernier baiser » (HEM, p. 11). Cet exercice qui consiste à guetter jusqu’au bout « le processus de l’altération infinie, de la mutation, donc, en vérité, du travail virulent de la mort » (HEM, p. 15), puis à l’élaborer dans le texte, agit comme une forme de pharmakon (à la fois poison et remède), ou de vaccin, qui inocule à la fille la vieillesse de sa mère, sa mort imminente, l’empoisonnant et l’immunisant en même temps, la mithridatisant. « Une fois je lui demandai si l’époque couin-couin [référence à un bruit désagréable que la mère grabataire fait avec sa bouche] finirait un jour, mais elle n’en savait rien. Elle devait couin-couiner et à la longue, je finis par me mithridatiser » (HEM, p. 17).

Ainsi, se rapprochant tout en se différenciant de sa mère par les soins du corps, l’attention, accueillant la vulnérabilité et la matérialité organique de son être malade puis de son cadavre, la fille élabore son « livre-mère », son « livre-soin » qui performe, transforme et prolonge la relation. Dans cet espace intermédiaire se façonne alors une voix à la tessiture unique, qui mêle celle de la fille et celle de la mère (« J’écris par toi, j’écris ce que tu m’écris, ma bien-aimée », HEM, p. 15), et singulière, qui atteste de la fusion-défusion des deux corps, n’étant ni celle de la mère ni celle de la fille, mais une troisième voix : celle de la fille-écrivaine advenue par la mort de la mère. En tricotant cette voix double dans laquelle la fille incorpore sa génitrice et est incorporée par elle, elle s’approche au plus près de sa mère en fin de vie tout en s’en dissociant, et, dès lors, de sa propre vieillesse saisie dans le miroir du corps de la mère exposé dans toute sa nudité.

Espace littéraire, espace de soin : réélaborer le lien mère-fille

Comment prendre soin de la mère à travers sa propre écriture ? Comment le corps de la mère reste-t-il, ou devient-il, le corps propre et le corps de l’oeuvre à la fois ? C’est bien la question que pose chacune de ces quatre autrices, alors qu’elles écrivent toutes avec leur mère, en prenant toujours soin, parfois de façon bienveillante, parfois mortifère, de cette dernière : la mère qu’Arcan a « sur le dos », celle dont la demande étouffe Marie, celle qu’enregistre Cixous ou que vole Calle. Si l’oeuvre d’Arcan ne performe pas une réelle trahison du serment maternel, que l’écriture reste alors paradoxalement le lieu qui contient l’abjection d’une mère indélogeable, le texte met néanmoins de l’avant la sauvagerie du lien mère-fille, la mère devenant une peau « puante » dont il faudrait prendre soin à travers soi. C’est bien une telle trahison que met en texte Marie Cardinal et qui permet, ultimement, une reconnaissance de la fille envers la mère, à la toute fin de la vie de cette dernière, et une adresse, au-delà d’elle. Dans les récits de Cixous et de Calle, la permutation des rôles donne à lire un espace de soin et de création où fille et mère peuvent se retrouver pour faire oeuvre commune, rompant ce qui restait à rompre du serment pour mieux devenir vieilles. Ainsi, dans ces quatre livres, la présence de la mère, tout comme son récit propre, est indissociable de la création littéraire de la fille qui devient alors chaque fois une cocréation symbolique. Ce que ces quatre textes, mis côte à côte, semblent tracer, c’est une dialectique du lien maternel. La sauvagerie première peut devenir, dans la prise en charge du corps mourant et dans l’oeuvre littéraire, un espace d’incorporation/indifférenciation entre la mère et la fille porteur de soin pour l’une et l’autre, et garant, pour la fille, d’une plongée lucide dans son destin de vieille femme.

Cet article aura été, à son tour, une plongée dans les possibles de la cocréation. Écrit et pensé à deux, il a tenté de prendre la mesure de cette question qui nous occupe : comment accueillir la parole de l’autre dans la sienne, comment faireavec ? Est-il tout simplement possible d’écrire au « Nous », comme se le demande Jacques Derrida ?

Cette modalité logico-grammaticale paraît intéressante, entre autres choses, parce que c’est toujours moi qui dit « nous », c’est toujours un « je » qui énonce « nous », supposant en somme par là, dans la structure dissymétrique de l’énonciation, l’autre absent ou mort ou en tout cas incompétent voire trop tard venu pour objecter.

L’un signe pour l’autre[42].

Ainsi, peut-on co-signer sans trahir à la fois les deux signataires, ou faut-il, justement, écrire en trahissant, pour permettre de créer « gros comme [chacune] » (MPLD, p. 279), gros comme l’une et l’autre ? Penser à deux revient-il tour à tour à se soutenir et à s’abandonner l’une l’autre, l’une à l’autre, en assumant le sens ambigu que prend, ici, la forme pronominale ? Contrairement aux autrices sur lesquelles nous travaillons, elles qui cocréent symboliquement avec une mère intégrée en elles, nous avons pu, lors de l’écriture, échanger, nous corriger, être en désaccord et ainsi, nous différenciant, assumer chacun un « je » qui, se fondant l’un dans l’autre, amplifient cependant l’expérience et l’écriture.