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Être artiste maraîchère

Artiste maraîchère est l’expression qui me définit sans doute le mieux aujourd’hui, mais j’aime préciser : artiste somatique et cultivatrice. L’adjectif somatique se rapporte à soma[1] en tant que corps sujet, le corps percevant, le corps vécu en relation. Les pratiques dites somatiques nourrissent « une conscience corporelle où les dimensions physique, émotionnelle et mentale sont abordées dans leurs interactions et l’unité qu’elles forment[2] ».

L’exploration de telles techniques de perception affine nos relations au sensible, aux milieux qui nous traversent et par lesquels on se laisse traverser en conscience. Ce sont des partitions corporelles souvent transformatrices (autant de nos états d’esprit que de nos actions) que je propose de travailler comme matières artistiques, ou plus précisément comme outillage dans une palette d’artiste qui ne dissocie pas corps et esprit (body/mind).

Le qualificatif « cultivatrice » a trait quant à lui au sens premier de cultivar rare, le sens étymologique d’agriculteur·ice qui signifie cultiver, soigner, veiller sur, mais aussi habiter, pratiquer, entretenir, honorer les dieux. Ainsi, j’ai fondé une compagnie de danse et de pratiques (éco)somatiques, Écosoma, pour m’engager dans l’exploration des pratiques somatiques en tant que lien avec le travail du paysage, nos usages et nos manières d’éprouver les milieux[3].

La compagnie chorégraphique Écosoma soutient ma pratique d’artiste maraîchère autant qu’elle est une plateforme collective et polyphonique pour expérimenter, questionner et éprouver autrement d’autres manières de faire société et politique. Écosoma s’implante à Kerminy, un lieu de résidence en art et une ferme expérimentale en maraîchage sur sol vivant créée en 2020 en Bretagne Sud, et dont je suis l’une des initiatrices[4]. Dans ce contexte maraîcher se sont nouées ensemble des questions liées à la transition, qu’elle soit écologique ou esthétique : le site de maraîchage en agriculture paysanne est un lieu de renouvellement d’une certaine agriculture, et de toute une économie-écologie qui travaille sa régénération ; comment un tel lieu accueillant des pratiques corporelles quotidiennes dans un paysage travaillé pourrait-il devenir une nouvelle scène de l’art en mutation ? Comment m’impliquer, en tant qu’artiste, sur un terrain régénérant autant nos corps que les sols nourriciers, et de quelle manière ?

C’est à partir de cette expérience sensible et singulière que s’est façonnée ma posture d’artiste maraîchère. Je suis engagée dans un processus, où chaque étape (que je tenterai de déplier ici en trois temps) me réserve des réponses : le nouage danse et maraîchage est exploré au travers de diverses pratiques ; puis je développe des ateliers performatifs au contact des végétaux, Devenir végétal ; avant de créer des dispositifs artistiques pour inventer une agriculture de collaboration qui invite aussi à repenser les espaces agricoles, la serre, les champs cultivés comme une nouvelle scène de l’art.

Danse et maraîchage

Avec mon partenaire artistique du duo (n), Dominique Leroy, artiste sonore, nous avons installé un atelier nomade dans un site maraîcher de l’agglomération nantaise, où se trouvent les maraîchers des Couëts, pendant trois ans (2017-2020). Dominique hybride son travail de sonification[5] à l’outillage, j’étudie la gestuelle agricole comme une partition corporelle. Progressivement, c’est tout le champ de l’art qui nous intéressera (celui de la recherche et de l’expérimentation), que nous déplaçons sur le terrain de l’agriculture, à l’écoute de ce qui constitue notre posture d’artistes. En 2018, ces recherches donnent lieu à un voyage sur la côte californienne à la découverte de sites de permaculture, puis nous séjournons en résidence chez un performeur devenu maraîcher au nord de San Francisco (Micky Murch à Gospel Flat farm[6], Bolinas). Sa boutique de légumes, à l’esthétique travaillée, est l’antichambre d’un espace d’expositions d’oeuvres d’artistes contemporains. Nous participons au travail des champs, étudions les méthodes culturales, les outils, les postures corporelles, puis partageons notre expérience sur le site nantais. En 2019, nous organisons les premières rencontres artistiques mêlant chercheur·e·s, artistes, scientifiques, paysagistes, agriculteur·rice·s sur le site des maraîchers des Couëts : Agrilab, ainsi qu’un atelier sur l’analyse des sols, Polusol[7].

Dans le même temps, je participe à une recherche en danse : Le Body Weather Laboratory, pratique contemporaine pour la danse : le laboratoire du Toucher[8], en inscrivant des temps de pratique Body Weather sur le site maraîcher de l’agglomération nantaise, les maraîchers des Couëts[9]. Nous pratiquons en groupe avec les deux maraîchers du site, dans les champs et les serres. Puis, je poursuis le maraîchage au quotidien, j’observe les corps au travail, je mène des entretiens sur la notion de météorologie auprès des maraîchers, je consigne les gestes, postures et techniques maraîchères dans un journal de bord comme des notes pour une partition à rejouer (à chaque saison !), m’engageant dans une recherche personnelle située[10]. Je développe une qualité de toucher, à la rencontre des espèces végétales que j’ai l’impression progressivement d’apprivoiser. Le corps se trouve ainsi impliqué dans une démarche écosomatique[11] dans le contexte d’un paysage agricole au travail. Mes contrats salariés comme maraîchère deviennent un soutien en production pour ma nouvelle recherche-création : des modules corporels Intermission Body-Mind (IBM)[12]. Intermission prend ici le sens d’intermède autant que d’entremêlement entre le corps et l’esprit. C’est aussi un clin d’oeil ironique à l’entreprise qui a déposé le plus de brevets au monde, quand je positionne les modules IBM dans le champ de l’open source et de l’art libre, en contrepoint à de nombreuses techniques du corps, notamment somatiques, qui ont été copyrightées[13]. Le Body Weather fait exception, refusant toute institutionnalisation, école ou trade mark[14] pour une transmission exclusivement par la pratique en ateliers définis comme des « laboratoires ». L’outillage « body-mind » que je développe hybride des pratiques somatiques comme le Body-Mind Centering, la technique Alexander, la méthode Feldenkrais, à des explorations issues du Body Weather Laboratory ou de performances dansées pour des « IBM semis », « IBM transplantation », « IBM récolte » : des modules corporels pratiqués dans les serres et les champs de maraîchage. J’invite alors des publics à s’échauffer en groupe, à éveiller les corps à une qualité de sensation (le soleil sur la peau, les sons englobants ou perçants) avant de performer des gestuelles propres au travail des champs, aux semis, à la mise en terre de jeunes plants de légumes ou aux récoltes (en se laissant bouger par la chaleur ou les sons et la rencontre avec le végétal à travailler par exemple). Les gestes agricoles s’effectuent avec le soutien de la respiration consciente et ciblée, souvent selon le rythme de notre liquide cellulaire, intercellulaire ou céphalo-rachidien. Ils dialoguent dans un rapport de continuité, d’écoute avec la graine ou le plant de légume, comme dans une danse de relation ancrée dans la terre depuis une force de gravité partagée. Ce sont les esquisses de partitions de maraîchage somatique que je déploierai par la suite. Elles sont parfois pratiquées à l’aide d’outils comme la binette ou la grelinette et expérimentées lors de sessions collectives de désherbage de carottes ou de récolte de pommes de terre, autant d’expériences collectives dans les champs. Ces ateliers contribuent au maraîchage, l’activité des participant·e·s dépassant le cadre de l’expérience esthétique et de l’art participatif, et en ce sens, je les définis comme des performances contributives.

Pendant deux ans, je partage au quotidien les questions de résilience, de mutation d’une agriculture qui se transforme, qui remodèle son économie par réseaux, qui court-circuite, mutualise ses moyens de productions et hybride ses pratiques d’expertises et d’expérimentations. Ce contexte paysan est si inspirant qu’il m’incite à créer un tel terrain de travail artistique autonome et dans la durée. Le projet (n) d’agriculture en art se façonne progressivement, et nous amorçons, Dominique et moi, le projet de monter une micro-ferme maraîchère conçue comme un studio artistique pour nos pratiques d’art sonores et somatiques. Il s’agit de proposer un laboratoire artistique afin d’éprouver les relations au vivant végétal sur du long terme dans un jardin-maraîcher sur sol vivant. Cette aventure nous mène à la problématique de la confiscation des terres cultivables (au profit de l’agriculture intensive ou de l’artificialisation pour l’urbanisation) et à nous associer pour acquérir un plus grand domaine dont nous aurons la liberté d’usage des terres : Kerminy en Finistère.

L’agriculture en art à Kerminy

Le projet agricole initié par (n) prend ainsi corps en 2020 sous la forme d’un lieu d’agriculture en art (comme on parlerait de recherche en art). Le château principal devient une résidence d’artistes et de chercheur·e·s, auto-gérée[15], la chapelle, le lavoir et les dépendances, des ruines à régénérer ; le réemploi de matériaux, le do it yourself[16] et les installations low tech (numérique, chauffage, électricité) sont les moyens de lancer des activités au sein d’associations organisées en écosystémie[17].

Cyclo-Farm[18] est une ferme en maraîchage expérimental qui croise des techniques douces (inspirées de permaculture, maraîchage sur sol vivant, agriculture bio-intensive, agroforesterie), et une créativité (concernant l’outillage – cyclo-tools, et le corps au travail – ateliers de pratique consciente des gestes de maraîchage) au service des cycles des cultures. Cyclo-Farm vise à explorer des passerelles d’échanges interspécifiques par des dispositifs artistiques, des installations sonores ou performances poétiques au sein même des espaces agricoles. On cultive le jardin clos de 1000 m², on procède à la mise en place de deux serres (une serre à semis de 200 m2 et une serre de culture de 500 m2), d’un verger de deux hectares, des brebis en éco-pâturage, des systèmes d’irrigation, mais aussi, on accueille des équipes de stagiaires renouvelées à chaque saison. Le cheminement politique consiste à s’émanciper des techniques culturales de production intensive autant que des modèles artistiques institutionnels, ce qui exige une mise en oeuvre structurellement complexe afin de développer la résidence artistique et son pendant agraire. Pendant ce temps, les légumes poussent, les outils et méthodes s’éprouvent, les collaborations se renforcent et les explorations artistiques se déplacent.

Les ateliers Devenir végétal

La forêt de Kerminy inspire une autre recherche-création par le détour d’ateliers intitulés Devenir végétal[19], que je décline en cycles saisonniers avec des groupes d’une dizaine de personnes. Les explorations se font essentiellement dans la forêt du domaine qui abrite des séquoias, des cèdres et autres spécimens végétaux remarquables de l’ancien parc botanique attenant au château. Je me passionne pour les recherches actuelles sur la perception végétale, la pensée végétale[20] et je m’engage dans une formation intitulée « Matières, arts somatiques » auprès d’Anne Expert[21], qui transmet les outils du Body-Mind Centering (BMC) et propose des temps de pratiques de Mouvement Authentique. Le BMC est une approche somatique par le toucher, l’écoute, la voix permettant d’entrer en relation avec les tissus de notre corps ; l’état d’esprit (mind) du corps (body) s’exprime là où nous posons notre attention (ou bien notre main ou celle d’un·e partenaire), nous entrons ainsi en écoute des informations sensorielles reçues[22]. Le Mouvement Authentique[23] (que je pratique essentiellement dans des moments d’intégration du BMC) est une pratique de mouvements, souvent dansée les yeux fermés, initiée par un mouveur et centrée sur le développement de la conscience sous le regard d’un témoin : un ou plusieurs témoins observent la danse du mouveur avec une attention soutenue. La simplicité extrême du cadre offre un vécu d’une profondeur étonnante. Ces deux pratiques nourrissent mes outils de transmissions somatiques lors des ateliers Devenir végétal[24]. Le bois des fontaines de Kerminy est le contexte que je choisis pour ces plongées sensorielles avec des végétaux très divers[25].

Je propose à des groupes de mobiliser des rapports d’attention, d’écoute avec les organismes de la forêt, depuis les informations que nous émettons autant que celles que nous captons. Voici quelques extraits du procédé d’un atelier : un petit échauffement collectif en extérieur sur la terrasse enherbée permet de mettre un focus sur les articulations, d’activer notre liquide synovial, qui va contribuer à laisser circuler des informations venant de diverses parties du corps. Puis, on se concentre sur différentes zones de la plante des pieds. J’invite ensuite à des mouvements soutenus qui deviennent progressivement des gestes réalisés en collectif. L’attention se porte alors sur les liquides du corps, puis sur les cellules et leurs membranes, par la description du double mouvement du liquide interstitiel qui entre dans la cellule et qui en ressort. On peut aussi s’attarder sur la peau en nommant son poids, la grandeur de sa surface d’échange, les capteurs sensoriels qui y affleurent, et en se questionnant : comment est orientée ma peau ? La proprioception[26] est activée lors des premiers pas en forêt, où l’on se dirige une fois les corps échauffés. La proposition est simplement de marcher et de se laisser baigner dans ce milieu, à l’écoute des sons, des images et des odeurs qui peuvent circuler depuis la périphérie du corps jusqu’au coeur d’une intériorité sensible (autre que celle objectivée par le cerveau). Le groupe entre ainsi dans un état d’attention conjointe[27] qui soutient les sensations de chacun·e et permet de plonger dans un milieu qu’on est prêt·e·s à rencontrer au présent et ensemble. L’écoute ainsi mobilisée prend la forme d’une exploration des corps, de leur complexité interne et de leur porosité au cours d’un « processus attentif aux perceptions et aux sensations intimes, aux cellules, et aux flux qui composent nos corps et qui sont autre chose que nous » (extrait de la présentation d’un atelier).

Lors des sessions dans la forêt, les participant·e·s peuvent retracer les analogies entre les systèmes végétaux et le corps humain. Par exemple, les fascias (ces tissus conjonctifs fibreux qui enveloppent les organes et relient les muscles) présentent des similitudes avec les membranes plasmiques des plantes. Les terminaisons nerveuses proprioceptives encapsulées dans les fascias sont nommées, durant la guidance, et par là même, agissent sur chaque mouvement dans son rapport à l’espace. Pendant que le groupe bouge dans la forêt, ce sixième sens qu’est la proprioception, est alors ressenti consciemment dans son rapport à la gravité[28]. Puis en se reliant à l’oreille interne, organe de l’équilibre, les participant·e·s initient une danse spontanée. Une attention peut aussi être portée sur la relation de la surface extérieure de l’épiderme jusqu’aux trois couches successives de peau, et ainsi éveiller une conscience de soi, hic et nunc, en dialogue avec le milieu arboré. Progressivement, ces explorations modifient le rapport à la sensibilité des végétaux, comme s’il était possible de ressentir la relation d’une plante à la position de ses différentes parties : la perception végétale résonne avec l’acuité des modes de perception humaine explorés. De retour au studio, ou sur la pelouse, les participant·e·s contemplent une orange coupée en deux où la continuité tissulaire entre ce qui définit les quartiers et les enveloppes de chaque alvéole de pulpes de l’agrume est manifeste. Un tel réseau de fibres s’étend depuis les membranes plasmiques des plantes à l’ensemble de l’organisme végétal et y fait circuler des informations (par exemple, une feuille croquée par un rongeur invite l’ensemble de la plante à activer une substance toxique). À l’issue de l’exploration corporelle, des planches de l’anatomie et de la physiologie du corps humain sont juxtaposées à des images décrivant l’organisation tissulaire des végétaux. Par un procédé paratactique, la composition fait émerger la question des relations, des échos entre humains et végétaux, sans toutefois y apporter de réponse. La sémantique utilisée joue simplement avec les analogies : le système nerveux périphérique, autonome, est aussi nommé le système végétatif ! Les éléments de description des matières des organismes laissent apparaître des parentés autant que des asymétries entre corps végétal et corps humain.

L’approche phylogénétique propose de sentir les traces de l’évolution commune des corps végétaux et des corps humains. On explore aussi les échanges inter-spécifiques en nommant les mouvements opérés comme lors de la respiration où l’on ingère du déchet végétal, l’oxygène, besoin vital pour les organismes humains, quand les végétaux absorbent le dioxyde de carbone expiré par d’autres espèces. Physiologiquement, plantes et mammifères sont en parfaite complémentarité. Lors de touchers en duo, les partenaires différencient chaque lobe pulmonaire et son activité, avant de conscientiser les échanges gazeux et leur trajet ; puis à partir des bras (qui sont organiquement soutenus par les poumons), les personnes libèrent des mouvements qui emmènent le corps entier dans une danse de relation au milieu. Des temps d’échange à l’oral, parfois par écrit, des retours d’expérience ou partages de savoirs sur le végétal, précèdent un moment de clôture de l’atelier : le mouvement authentique plante où chaque participant·e, l’un·e après l’autre, entre dans une danse les yeux fermés en duo avec le végétal de son choix qui devient son témoin de mouvements, sous le regard du groupe soutenant l’expérience.

Les participant·e·s s’inspirent ainsi de structures ou de sensorialités végétales comme des hackeur·euse·s, des pirates bricoleur·euse·s de leur propre corporéité, au sens du dépassement des habitudes d’usage et des limites connues du corps humain. Le hacking[29] (positif !) par lequel on expérimente d’entrer dans le code des systèmes de communications, généralement par passion, jeu, plaisir de l’échange et du partage, permet ici de renouveler la pensée de l’articulation corps/esprit pour une exploration corporelle inédite, déroutante dans son lien au milieu[30]. « Que fait mon corps quand je n’en suis pas conscient ? » se demande Steve Paxton[31] qui prend pour exemple la marche : « Lorsqu’il m’est arrivé de penser à la marche en marchant, j’ai essayé de continuer à marcher comme avant d’y penser. Je m’espionnais moi-même. Je m’auto-piratais[32]. » En observant assez finement chez les végétaux ce qui permet le partage de nutriments autant que les communications végétales (le système radiculaire des arbres ou les surfaces foliaires qui captent des particules dans les flux d’air), ceci donne à penser la capacité spécifiquement végétale qui consiste à produire des « gestes » d’enracinement, d’absorption, d’éclosion, de mélange, de croissance, de rétraction, de métamorphose, etc. En effet, le geste végétal, dans son rapport temporel si spécifique (la latence, le ralenti, la réaction, l’arborescence) se mêle au caractère génératif et nutritif de la vie végétative intriquée aux éléments naturels (terre, vent, pluie…), aux insectes, aux rongeurs, aux oiseaux, aux humains. La capacité motrice particulière des végétaux peut prendre des formes très diverses, s’adaptant avec les éléments présents pour son processus de développement. Les ateliers Devenir végétal détournent les finalités gestuelles humaines, ou tentent de les étendre à une expérience transformatrice. Faire se frotter des imaginaires différents, créer des interstices qui relient autrement humain et non-humain : les gestes ralentis, la danse en duo végétal sont autant d’expériences où le sentir et l’agir se confondent dans les échanges avec un milieu et un moment. Le travail sur la conscience corporelle permet de traverser des expériences par lesquelles, selon Jérémy Damian, « il devient possible de se dépaysager à l’intérieur de son propre corps par une mise en culture intime et collective des sens, entraînant des possibilités d’action, d’expression et de mise en rapport nouvelles […], des pratiques de partenariats intra-actifs[33] ». Il s’agit moins ici de hacker le mode d’être au monde d’une plante que de proposer une altération de nos modes habituels de mise en contact (par exemple de peau à peau, puis de la peau humaine à la peau végétale, et à la peau du monde) et d’en flouter les limites. C’est précisément cet indéterminé-là qui est exploré, celui où se loge la vie du sensible et ses espaces communs partagés, alors vécus et ressentis ensemble, en forêt ou dans les jardins. Lorsque, après l’exploration corporelle, on observe en groupe des planches anatomiques de nos épidermes, les comparant avec celles d’épidermes végétaux et leurs stomates, les visuels peuvent soutenir un processus de désapprentissage, ou altérer les modalités d’analyse de nos perceptions, réarticulant ainsi un ensemble de savoirs depuis l’expérience éprouvée. Laisser agir le sentir permet de découvrir les voix propre des systèmes du corps « en les explorant consciemment et inconsciemment dans diverses combinaisons[34] ». On se met à écouter/rencontrer les plantes depuis nos corps vécus comme hétérogènes, évolutifs, déconnectés de leur connaissance sur eux-mêmes pour laisser advenir des zones de contact inédites, instables, des ressentis audacieux[35]. Il ne s’agit pas d’équiper le corps mais au contraire de le délester de tout ce qui génère son manque de prédisposition à l’accueil d’une altérité.

Pour ce faire, j’aime aussi proposer des lectures, au creux de l’atelier, pendant le processus exploratoire, comme le texte suivant sur l’imagination créatrice des plantes de Didier Van Cauwelaert :

L’un des grands mystères qui obsédait Darwin, est que, pour l’architecture du règne animal, tout s’est joué structurellement d’un seul coup, en moins de cent millions d’années avec l’émergence des vertébrés. Aucun embranchement nouveau n’est apparu, durant les cinq cents millions d’années qui nous séparent de cette époque, alors que dans le même temps les plantes se montraient constamment inventives. Est-ce en raison de leur immobilité, qui, face aux dangers de prédation, les oblige à innover sans fin pour survivre – notamment à travers une gamme de partenariats plus ou moins roublards avec le monde animal ? C’est un fait, elles ont remplacé la liberté de mouvement par l’imagination motrice. […]

Incapables de fuir ou de poursuivre une proie, [les végétaux] ont privilégié la communication dans l’espace et la puissance d’attraction. D’où la nécessité pour eux d’élaborer différents langages, afin de s’adapter aux interlocuteurs souhaités. Et c’est là qu’entre en jeu, une fois encore, l’imagination. […] L’imagination n’est pas qu’une déformation de la réalité. C’est, en l’occurrence, la capacité de concevoir une action future à partir de la perception du présent, nourrie par les enseignements de la mémoire[36].

Par plongées immersives, les participant·e·s explorent ainsi un système sensoriel depuis leur système végétatif en laissant au repos le système nerveux central. S’opèrent de cette manière des allers-retours entre des perceptions globales et des ressentis localisés, comme la densité de l’air au contact de la peau ou les matières du sol touchées par les plantes de pieds. Ces jeux sémantiques sont soutenus par la lecture de textes de biologistes ou de philosophes. Ils invitent à des explorations en mouvement où il s’agit d’entrer en relation avec des êtres végétaux depuis un « état d’esprit de la matière » ou par « les qualités des tissus contactés[37] ». Devenir végétal cherche donc moins à solliciter des mémoires et des traces phylogénétiques dans nos organismes qu’à ouvrir une conscience, celle d’un enchevêtrement des milieux autant intérieur qu’extérieur. Les restitutions en témoignent :

« Il me semblait ressentir, presque voir les spirales des troncs des arbres comme celles qu’on a suivies dans les os de notre squelette. »

« Me sentir observée par l’arbuste a fait que ma danse semblait le toucher sans qu’il y ait de contact, puis progressivement il me semblait que je touchais toutes les autres personnes autour de moi. »

« J’ai eu l’impression de jouer avec une toile d’araignée qui me tissait et qui débordait de mon corps pour me relier aux autres[38]. »

Ces ateliers Devenir végétal sont aussi la matière exploratoire pour d’autres performances collectives à Kerminy[39] ou pour des textes performés avec de la danse dans le jardin clos ou dans la serre. En définitive, ces cycles, qui réensauvagent un rapport au végétal, enrichissent une pratique du sensible qui peut aussi se partager dans les lieux du travail quotidien avec le végétal domestiqué au sein de Cyclo-Farm, dans les champs, le grand jardin clos ou les serres.

La serre-laboratoire-scène

Une serre-laboratoire-scène vient d’être montée à Kerminy, pour y cultiver légumes et poésie. On y accueille, Dominique et moi, des stagiaires (étudiant·e·s ou jeunes diplômé·e·s d’écoles d’art) qui participent au soin des cultures et accompagnent les explorations artistiques. La serre deviendra bientôt la scène d’invitations publiques. Elle constituera un cadre pour des performances maillées à l’activité maraîchère que l’on a choisi de nommer « sonomatiques » : on y pratique l’écoute sonore et on y mène des investigations somatiques et dansées. La serre-laboratoire-scène est aussi pensée en tant qu’oeuvre d’art en soi, un espace poétique évolutif et météorologique.

La serre abrite en effet des installations sonores qui créent un espace acoustique perméable au paysage alentour. Des micros et capteurs de données météorologiques, positionnés dans les champs, renvoient en temps réel des données (des fréquences de lumière, humidité, température, pression atmosphérique). L’ambiance[40] du grand paysage est ainsi concentrée dans la serre-membrane d’écoute. Le dispositif ambiantal, qui implique « la participation immédiate des sujets pris [dans l’ambiance][41] », permet de saisir le flux des données perçues par les légumes cultivés, suivant les études sur la perception végétale menées par les biologistes Stefano Mancuso et Franck W. Telewski[42]. Les installations sonores nous renseignent aussi sur les rythmes végétaux, et leurs rapports si spécifiques au temps, à l’espace, aux saisons. Elles dialoguent donc avec l’état des cultures en cours : la hauteur des plants, la densité des feuillages, le sol au repos, le paillage, les engrais verts, les semis en godet, etc. Les systèmes de diffusion sont modulables, repositionnables.

Figure 1

Un des haut-parleurs suspendus dans la serre de tomates.

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Les gestes agricoles sont ainsi soutenus par l’ambiance créée par la sonification ; le son transmettant « une vibration commune qui met en résonance mon être avec les énergies mouvantes des autres êtres, des objets ou des éléments naturels qui sont en train de vibrer ici et maintenant[43] ». Cette résonance, ce rapport d’écoute (au double mouvement intérieur et extérieur) m’inspirent pour l’écriture de partitions de maraîchage somatique[44] qui décrivent les tâches du maraîchage depuis un éprouvé du corps en plein travail agricole.

Figure 2

Déambulation publique lors d’une performance HUM !, Kerminy, été 2022.

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À partir des notes du journal de bord où j’ai consigné les mouvements, rythmes et postures appropriés à chaque tâche, j’extrais des gestuelles de relations (couper les gourmands des tomates, cueillir) et les décline en partitions de tâches comme les mouvements d’une chorégraphie à rejouer, à chaque saison :

Semis : enfoncer la graine d’une profondeur de 2 fois la graine. Devant la plaque à semis / Planter les pieds dans le sol, de la largeur du bassin / comme si des faisceaux de gravité y plongeaient jusqu’au centre de la Terre / Ceci étire doucement la colonne et la nuque/ de sorte que le liquide dans lequel baigne le cerveau[45] puisse couler jusqu’au coccyx / Effectuer un trou du bout du doigt, sentir l’humidité du terreau/ de l’autre main (qui doit être propre et sèche) positionner la graine dans le trou / Enfoncer la graine d’une profondeur de 2 fois la graine / Quand la planche de semis est achevée (300 graines) / Recouvrir les graines de terreau, sans tasser/ Le tout dans une respiration souple, fluide où le bout des doigts sent la qualité des pieds sur le sol et invente un rythme (bout de doigts – liquide ruisselant du cerveau au coccyx – plantes des pieds plongeant dans le sol) qui se renouvelle à chaque graine[46].

Certaines partitions sont plus ouvertes, moins écrites, plus proches d’un Mouvement Authentique dans un rapport de continuité au grand paysage. Par exemple, après avoir frotté les paumes de mains, nommé leur nombre de capteurs sensoriels au centimètre carré, façonné une coupelle de chair prête à palper, les participant·e·s récoltent chaque tomate selon les informations reçues par le toucher. La cueillette génère un moment collectif où les mouvements se ralentissent, et semblent autant à l’écoute des informations reçues par les tomates palpées que par les mouvements des autres acteurs·trices de la cueillette collective (où chacun·e devient témoin des autres). Ces moments créent une expérience commune à partir des relations singulières de chaque contributeur·trice à la proposition sonomatique. Les retours d’expérience portent souvent sur l’esthétique du moment vécu : la qualité de la lumière, le son des oiseaux traversant la membrane de la serre, le sentiment d’un temps suspendu, l’impression de faire les mêmes gestes ensemble :

« Je ne cueillerai plus jamais les tomates de la même manière ! »

« Il y avait une sorte d’unisson dans nos déplacements parmi les rangs des plantations. »

« Je me sentais comme sous les projecteurs, et à la fois pleinement dans mes pieds et mes mains qui touchent[47] ».

Sans doute, prendre part à un évènement, qui est aussi un extrait du continuum de la vie d’une ferme maraîchère, dans un moment dédié où l’attention est soutenue et commune, peut aussi générer le sentiment de contribuer à un art de la situation. Et, dans certaines situations, la fertilité d’un corps collectif, noué au milieu investi ensemble, ouvre au potentiel d’une expérience esthétique éprouvée en commun[48].

La serre-laboratoire-scène mêle ainsi les points de vue et fait varier les registres. Elle cultive les agencements sympoïétiques[49], préconisés par Donna Haraway, lorsque les spectateur·trice·s effectuent des gestuelles pour cueillir les légumes, tout en étant attentif·ve·s aux données d’informations météorologiques et de sonifications. La serre a par ailleurs des haut-parleurs, un salon d’écoute, des espaces de documentations et de préparations au maraîchage somatique qui l’intriquent à d’autres domaines qu’agricoles, si bien qu’elle brouille délibérément les frontières entre les catégories art et agriculture, pratiques culturales et culturelles. Lors de rendez-vous artistiques[50], un public est convié dans la serre, nous sommes des artistes performeurs à l’oeuvre[51], la serre devient une scène et les légumes, des partenaires de performance.

Des communs co-créatifs

L’agriculture en art est une manière de nommer (en ouvrant la question au domaine artistique) la recherche concernant l’autonomie alimentaire dans l’utopie concrète de Kerminy[52], depuis la créativité requise pour y accéder : l’ingéniosité autant technique (les outils), posturale (les gestes) que politique pour développer une agriculture sociale, c’est-à-dire qui se pense en collectif, et qui pense son commun à l’échelle d’un territoire.

Aux rencontres « La Table et le Territoire, Arts et territoires écologiques[53] » à la Cité internationale des Arts en décembre 2021, nous avons rencontré d’autres artistes impliqué·e·s dans des fermes (Zone Sensible [Saint-Denis, France], Campo Adentro [Espagne], Art Mill [République Tchèque], la ferme de la Mhotte [Saint-Menoux, France]) et débattu de la mutation des lieux de l’art, du déplacement des artistes sur le terrain de l’alimentation, des modes d’implication artistiques dans une avant-garde culturale et culturelle. Ces lieux s’inscrivent, chacun à leur manière, dans des bio-régions nourricières, nouant des partenariats divers avec les agriculteur·rice·s voisin·e·s et développant des imaginaires entremêlés au monde vivant qu’il s’agit d’habiter. Toutes nos démarches de création en contexte agricole – qu’elles s’infiltrent dans des fermes (Campo Adentro) ou s’associent à des maraîcher·ère·s professionnel·le·s (Zone Sensible, la ferme de la Mhotte) – sont exploratoires et suivent leur propre processus de déploiement. Nos fermes expérimentales entretiennent, depuis leurs territoires situés, des « écologies habitées[54] », et nous procédons d’une autonomie en relation, entre nous et avec un ensemble plus vaste[55] où il s’agit d’habiter un oikos commun (s’accommodant diversement des politiques locales de transitions écologiques).

En tant qu’artistes maraîcher·ère·s de Kerminy, Dominique et moi contribuons régulièrement à des rencontres-débats-perspectives communes organisées de façon informelle entre professionnel·le·s du territoire (agriculteur·ice·s, associations environnementalistes, etc.), ou à des ateliers proposés par les collectivités locales[56], ou encore nous sommes invité·e·s au comité de pilotage pour le lancement d’un nouveau festival de danse en Cornouaille[57]. Nous dessinons ensemble un maillage d’acteur·trice·s engagé·e·s dans un territoire commun en mutation[58].

Chaque porteur·euse de projet expérimente et compose avec d’autres façons de faire au sein d’un projet commun de territoire qui s’esquisse dans son propre contexte. Nous sommes conscient·e·s que nos pratiques peuvent être transformatrices[59] dans un temps long et nos lieux, avoir une vraie place, en tant qu’espace de recherche autonome et créatif dans les orientations collectives de nos territoires en mutation. Nous positionnons ces espaces autonomes en tant qu’espaces de l’art. Se présenter en artistes praticien·ne·s d’une agriculture en art nous situe au regard des fermier·ère·s alentour comme des expérimentateur·trice·s friand·e·s de partages d’expériences[60] et très vite comme des personnes ressources pour des mutualisations. On discute par exemple de la construction d’un moulin (pour le blé ou le sarrasin) en lien avec d’autres agriculteur·rices·s et des paysan·ne·s boulanger·ère·s. C’est aussi par des performances contributives (sonores et somatiques dans les serres, les champs ou le jardin) que la ferme de Kerminy présente ses méthodes pour une agriculture douce et sociale. Le site devient en outre un repère culturel pour les locaux avec des rendez-vous festifs ouverts comme les soirées musicales mensuelles à Kerminy[61].

Une certaine agriculture (paysanne) est en renouvellement et le besoin de créativité, d’inventivité et d’ingéniosité est criant pour qu’économie et écologie se conjuguent en une écosystémie vivante, et circulatoire. Le pari de proposer une ferme maraîchère en art est de créer un terrain d’explorations où « la poétique trouve son terreau dans nos façons de faire signe et sens des lieux et de leurs mondes vivants[62] ».

À Kerminy, à la serre et dans tous les espaces de la ferme expérimentale en art, les légumes et leur milieu deviennent des partenaires de performances qui nous affectent et nous transforment. Le public, à la fois observateur, participant, parfois co-habitant est pris dans un rapport body-mind, autant que dans l’implication d’un « faire ensemble ». Si les végétaux deviennent coauteurs et le public, acteur des performances contributives[63], les expériences vécues ouvrent des potentialités pour s’impliquer autant qu’impliquer d’autres entités, et sans doute cette altérité reconfigure-t-elle des manières d’habiter la terre.

Proposer une serre, et tous les espaces de la ferme expérimentale en art, comme lieux à la fois de production agricole et de production artistique multi-catégorielle pointe la relation interspécifique ténue que nous (Dominique Leroy et Marina Pirot) éprouvons au quotidien, ce qui façonne, selon nous, une oeuvre d’art en soi.

Les perspectives de Cyclo-Farm, à partir de la serre-laboratoire-scène, sont de proposer des rituels collectifs de semis, de transplantations et de récoltes avec les végétaux partenaires ; de laisser agir, saison après saison, nos transformations réciproques, d’en observer la création de poétiques qui les traversent et les rapports esthétiques naissant de telles pratiques cosmomorphes de l’art.

De même, les ateliers Devenir végétal et les performances permettent de se découvrir « compost », « métabiomes », « matière vibrante », « sujets phytosémiotiques[64] ». Nos organismes sont des écosystèmes enchevêtrés aux environnements et aux autres espèces, si ce n’est qu’ils sont dotés de puissances d’agir transformatrices particulières, des sujets politiques acteurs. Invitons à des actes de création agriculturelle et dansée, vecteurs de changement individuels, inter-spécifiques et collectifs !