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Parmi les poètes du début du xviie siècle qui ont dû leur renaissance à « l’invention du baroque[1] », Théophile de Viau est le seul dont l’oeuvre ait fait l’objet de plusieurs anthologies autographiques. Avant même que les recueils de Frédéric Lachèvre aient promu le poète en chef de file du « Libertinage au xviie siècle », deux anthologies avaient offert ses poésies au public. Celle du Mercure de France, présentée par Rémy de Gourmont pour la collection « Les plus belles pages », en 1907, affichait dans son titre – Odes et stances. Élégies et sonnets – la fécondité d’un poète expert en divers genres[2]. L’éditeur affirmait cependant son souci de contextualisation par l’abondant dossier documentaire qui accompagnait la sélection – des « documents biographiques », des « jugements littéraires » et des éclaircissements sur l’affaire du Parnasse satyrique et le procès. Quant à la notice de Rémy de Gourmont, elle mettait en lumière le poète pré-romantique et le libre penseur[3]. La seconde anthologie, parue en septembre 1914 chez l’éditeur d’ouvrages de luxe François Bernouard, avec des gravures de Charles de Fontenay[4], put donc se fonder sur la connaissance du poète diffusée dans le public cultivé par la précédente anthologie pour proposer une sélection beaucoup plus limitée, commandée par le contraste entre l’exaltation sensuelle et l’inquiétude existentielle. Dans une étude récente, Maxime Cartron a montré l’incidence probable de la perspective de la guerre sur le choix et l’agencement des pièces poétiques ainsi que sur le commentaire implicite qu’en produit l’illustration[5]. L’oeuvre de Théophile, par sa diversité mais aussi par sa réception d’emblée controversée, se prêtait-elle tout particulièrement à une telle appropriation ? La « Note sur la présente édition » de l’anthologie éditée en 1949 chez Stock par Marcel Bisiaux[6] contient une réponse positive à cette question, par la défiance même qu’elle exprime à l’égard des jugements partisans sur la vie et l’oeuvre du poète :

Nous avons surtout choisi, et réuni dans ce volume, les textes de Théophile – vers et prose – pour leur valeur poétique. Mais sa vie et son oeuvre sont étroitement liées : aussi nous avons cherché à refléter le plus possible par le choix des textes, l’esprit de sa vie, agitée, courte, et de l’ensemble de son oeuvre, en évitant de donner plus d’importance qu’en réalité à telles ou telles parties, d’apparence souvent contradictoires : Esprit Aubert avait fait de Théophile un poète religieux. Le jésuite Garasse l’avait poursuivi comme athée et « sodomiste » [sic]. On en a fait depuis un libertin, un pornographe, un buveur. Trop intelligent et sensible pour être exclusif, Théophile est tout cela suivant les moments et les fortunes diverses de son existence. En réalité, il se soucie peu de ce qu’il est. Son seul guide est une passion extraordinaire de la vie qui s’est manifestée surtout dans l’amitié et dans l’amour[7].

La référence à l’édition d’Esprit Aubert est significative : elle rappelle la précocité du processus d’appropriation des oeuvres de Théophile. En effet, sous le couvert d’une réédition des oeuvres de Théophile « revues, augmentées et corrigées[8] », le chanoine d’Avignon accomplit de fait un geste anthologique radical, par l’exclusion de certaines pièces jugées irrecevables et l’expurgation de celles qui sont retenues. Il s’agissait pour lui de faire apparaître la catholicité de l’oeuvre de Théophile, ce qu’il atteste dans son péritexte par une longue citation de l’Alexis de Jean-Pierre Camus, où l’auteur donne la parole à un défenseur de Théophile, Florimond, dans une controverse qui l’oppose à son détracteur, Méléton. La conclusion est explicite : « Enfin c’est un enfant de l’Eglise, que la charité nous oblige d’aymer comme Chrestien et de défendre comme frère[9]. » Une appropriation aussi radicale, face à la stigmatisation de Garasse, témoigne de la charge polémique investie dans la lecture de l’oeuvre de Théophile par ses contemporains. Elle ne s’atténue pas au cours du siècle, si l’on en juge par la micro-anthologie que constitue la section du recueil Barbin consacrée à Théophile : introduite par une notice biographique focalisée sur la persécution d’un esprit libre, celle-ci s’organise pour donner à lire, par le choix des pièces et leur agencement, « une forme discrète de suggestion du libertinage[10] ». Cette tendance à l’anthologisation engagée reparaît au xixe siècle avec l’exhumation de Théophile : les textes cités par Théophile Gautier dans sa notice des Grotesques composent les pièces d’une anthologie tendancieuse à l’appui de la thèse d’un Théophile de Viau pré-romantique.

Quelle position occupe, dans la longue et tumultueuse histoire des anthologies théophiliennes, la dernière en date (2002), éditée dans la prestigieuse collection « Poésie/Gallimard » par le spécialiste de la poésie du premier xviie siècle, Jean-Pierre Chauveau ?

Le discours préfaciel : incidence du cadre éditorial sur la re-figuration de l’auteur

Le cadre éditorial de l’anthologie exigeait sans doute de l’éditeur scientifique un positionnement très lisible de l’oeuvre de Théophile. Créée en 1966 par Claude Gallimard pour « publier en format de poche […] les grands poètes de sa maison d’édition[11] », la collection « Poésie » n’accueille dans les premiers temps de son existence que des oeuvres poétiques contemporaines. En 1971, l’arrivée d’André Fermigier, agrégé de lettres et spécialiste d’histoire de l’art, coïncidant avec l’arrêt du « Livre de Poche classique » cogéré par Gallimard et Hachette, suscite l’entrée au catalogue de poètes anciens, de Villon à Verlaine, indépendants du fonds Gallimard, tandis que se développe la publication de poètes étrangers, quelquefois en format bilingue. Au début du xxie siècle, la poésie du xviie siècle y est la moins représentée : 4 % des publications, contre 18 % pour le xixe siècle – et 5 % pour le xvie, période réputée, il est vrai, pour sa poésie. Dans un tel contexte, le choix du titre principal – le vers final de la première strophe de la « Lettre de Théophile à son frère », qui revient en conclusion de cette dernière pièce de la Troisième partie des Oeuvres : « Après m’avoir fait tant mourir » – peut apparaître comme un choix stratégique : cet octosyllabe sublime, qui suggère à demi-mot, par la durée paradoxale conférée au « mourir », l’obstination persécutrice de forces sociales conjuguées (indistinctement visées par l’indéfini « on ») et la résistance obstinée du poète, fait planer l’ombre du tragique sur les « Oeuvres choisies » d’un poète que le lecteur moderne, s’il en connaît le nom, serait plutôt enclin à ranger dans la culture érudite. Le texte préfaciel débute d’ailleurs par le commentaire de la phrase poétique entière : « Il faudra qu’on me laisse vivre / Après m’avoir fait tant mourir », qu’il restitue en exergue. Ce commentaire dessine au seuil de l’anthologie la figure, si souvent sollicitée par les anthologies précédentes, du poète persécuté, en donnant de surcroît aux vers mis en valeur le statut émouvant d’une poésie testamentaire : « Tels sont, probablement, les deux derniers vers, pathétiques dans leur simplicité, écrits par Théophile, alors qu’au fond de sa prison, il domine son scepticisme pour s’accrocher encore à l’espoir [12]. » Une lecture rapide et non informée – induite par la formule résomptive « la destinée dramatique » qui ouvre la phrase suivante – pourrait laisser penser que le poète est mort en prison, ce que démentent, bien entendu, les éléments biographiques qui suivent. Du moins, en proposant d’entendre dans les vers théophiliens l’expression de sa confiance « dans le jugement de la postérité[13] », Jean-Pierre Chauveau fait de l’image du poète en prison un argument puissant pour l’entrée de son oeuvre dans une collection prestigieuse, qui a, dès ses débuts, fait une place d’honneur aux poètes emprisonnés : François Villon, Federico García Lorca, Antonio Machado, Pablo Neruda… Aussi peut-il esquisser en filigrane une histoire de la réhabilitation de Théophile dont la présente anthologie serait l’aboutissement :

Après le désert du xviiie siècle, le xixe siècle, un peu, le xxe, beaucoup plus, ont travaillé à retrouver, derrière les caricatures et les faux masques, le visage, plus vrai, et aussi plus attachant, d’un poète tellement enraciné dans son époque, et en même temps, plus que tout autre de ses contemporains, proche, fraternel même[14].

Cette histoire allusive de la réception de l’oeuvre de Théophile est indexée à la présence croissante d’anthologies autographiques. La hiérarchie établie en ce domaine entre le xxe et le xixe siècle s’accorde avec la constatation qui concluait la préface de l’anthologie de 1949 : après avoir accordé au xixe siècle le mérite discutable d’avoir fait « reparaît[re] » Théophile « en qualité de grotesque et de pittoresque », Henri Thomas louait ses contemporains d’être enclins à le reconnaître pour lui-même car « vivan[t] dans la polyphonie des cultures et des goûts[15] ». Or, paradoxalement, la conscience de l’historicité de la réception de l’oeuvre de Théophile favorise un rapport déshistoricisé – immédiat, de sensibilité à sensibilité – aux textes qui la composent. L’absence de référence au baroque semble d’ailleurs aller dans le même sens, comme si la convocation d’une catégorie d’analyse historiquement construite était susceptible d’installer une médiation parasitaire entre le lecteur et l’objet poétique.

À cet effet, l’analyse du style du poète tend à en faire sentir la modernité. Sans doute fortuitement, Jean-Pierre Chauveau retrouve les critères établis jadis par Gautier, à commencer par l’éloge de la prose théophilienne, claire, directe, et dénuée d’ornements rhétoriques, où celui-ci voyait l’ébauche de la phrase romantique, par opposition à un néo-classicisme engoncé dans la rhétorique[16]. Mais alors que Gautier faisait de la rupture avec le style de Malherbe une affaire de principe esthétique, relevant de l’aspiration à la liberté poétique et par là assimilable à l’élan romantique, Jean-Pierre Chauveau, ici encore, historicise le phénomène, en le fondant sur un écart de génération et sur les implications politiques de celui-ci[17]. Si bien que Théophile, même dans les poèmes encomiastiques que lui commandent ses devoirs de poète courtisan, ne peut durablement « emboucher la trompette épique pour célébrer, à la manière malherbienne les hauts faits du roi et de ses généraux » et « présenter le roi vainqueur comme le garant de la paix et du bonheur universels[18] », sans être tenté de réorienter l’éloge obligé vers la célébration de la beauté de la création. L’allégation est solidement étayée par la citation d’un extrait de l’« Étrenne au Roi », écrite en décembre 1620 par un Théophile alors rentré en grâce avant de s’embarquer pour l’Angleterre à la suite du frère du duc de Luynes, le maréchal de Cadenet. On entend distinctement dans les derniers vers – « Pour vous sa fantaisie [du soleil], en nos vergers errante, / Forme le gris de lin, l’orangé, l’amarante […] » – les prémices d’un lyrisme descriptif qui s’épanouira sous la plume de La Fontaine[19].

C’est cette fidélité à soi-même, c’est-à-dire à une « manière » d’être et d’écrire, qui fait aux yeux de Jean-Pierre Chauveau la modernité de Théophile, bien davantage que l’intégration des règles malherbiennes, qui, néanmoins, est réelle et assumée par le poète. Un tel désir de modernisation s’accorde, certes, avec les propres revendications du poète – « Il faut écrire à la moderne », proclamait-il dans le chapitre liminaire de Première journée[20] –, mais il vise surtout à rendre son oeuvre plus propre à être reçue du public du xxe siècle, en en révélant les orientations compatibles avec la sensibilité de ce public, et, plus largement, avec l’idée qu’il se fait du texte poétique et de son rôle dans la société. Aussi Chauveau insiste-t-il en conclusion de sa préface sur l’anticonformisme de Théophile, qui, en poésie, lui fait rejeter l’imitation et, dans l’amour, ou du moins le discours amoureux, déconstruire les stéréotypes idéalistes du lyrisme pétrarquisant. Il est frappant que cette attention aux fluctuations du sentiment amoureux conduise l’anthologiste de 2002 à mettre en valeur les élégies que son prédécesseur, en 1949, avait écartées pour leur longueur fastidieuse et leur manque d’authenticité[21] : « ces élégies (poèmes en alexandrins à rimes suivies, le plus souvent) qui sont sa marque, notamment dans le recueil de 1623, où un moi se met continuellement en scène, sensible, émotif, traversé de mouvements contradictoires[22] ». Autre retournement novateur du point de vue critique : c’est au nom de l’authenticité que Jean-Pierre Chauveau propose le parallèle de Théophile avec Ovide. Ovide n’est pas seulement le pourvoyeur de figures mythologiques, chez qui, contre ses propres convictions modernistes, Théophile a puisé le magnifique sujet de son unique tragédie, Les amours tragiques de Pyrame et Thisbé, et la figure de son double poétique, le rossignol Philomèle au chant invincible, il est aussi le poète exilé, évoquant au bord de la mer Noire les souvenirs lumineux de la campagne romaine. Par son entremise, l’image un peu statique du poète persécuté s’anime d’un élan vital auquel l’exercice poétique fournit sa force de résistance. Ce parallèle, qui tend à affirmer, en dépit d’une réticence à employer le terme, le lyrisme de la poésie de Théophile, élargit son inscription historique jusqu’à l’annuler. Le lecteur de l’anthologie est ainsi invité à la lire comme étant de tous les temps et donc du sien. Le dossier qui accompagne le choix des textes apporte néanmoins un contrepoint à cette lecture potentiellement anhistorique.

Le « dossier » : matériaux pour une construction historique de l’oeuvre

L’historicité de l’oeuvre de Théophile est mise en évidence par la première pièce du dossier, qui s’intitule significativement « Chronologie théophilienne ». Il s’agit en effet de souligner les implications politiques de la trajectoire biographique de Théophile, dans une époque où, de l’apaisement des conflits religieux procuré par l’édit de Nantes à l’écrasement des rébellions huguenotes en Languedoc, l’Histoire est faite de retournements spectaculaires dont pâtissent les histoires individuelles. En contrepoint, les lettres familières données en annexes documentent les vicissitudes de la vie du poète, et constituent les archives de l’oeuvre poétique. Ainsi, en amont de la « Lettre de Théophile à son frère » de 1625 qui sert d’emblème à l’anthologie, on découvre une lettre de l’automne 1622[23] par laquelle Théophile tente de convertir Paul, alors chef des huguenots, qui a failli mourir dans la lutte contre les armées royales où il se trouvait lui-même enrôlé. La conviction religieuse y apparaît très secondaire par rapport à la perspective de la paix et de la préservation personnelle. Et les sentiments fraternels, maintenus par-delà la fracture politique et religieuse, font apparaître comme factices les éloges versifiés qu’à la même époque Théophile décerne au roi et à son favori, le duc de Luynes, pour leurs victoires sur les « hérétiques ». C’est sans doute la raison qui détourne l’anthologiste de retenir de tels textes. En revanche, la série des lettres latines adressées à Jacques Vallée des Barreaux après son élargissement, que Jean-Pierre Chauveau cite dans sa propre traduction, éclaire, à travers les récriminations contre l’ami infidèle, la situation incertaine, voire périlleuse où se trouve le poète du fait de la sentence d’exil. Cette circonstance donne plus de prix à la confiance qui irradie des deux seules pièces de prison retenues dans l’anthologie : « La Maison de Sylvie » et la « Lettre à son frère ».

D’autres annexes documentent la réception de Théophile : réception poétique avec « Le Promenoir des deux Amants », « véritable exercice de réécriture » accompli par Tristan L’Hermite ; réception critique, avec un ensemble de prises de position en faveur de la réhabilitation de Théophile, du xviie siècle (Scudéry) jusqu’au xixe (Gautier) et au xxe (Jean Tortel).

Cet encadrement historique rigoureux vient contrebalancer les élans d’adhésion lyrique qui traversent la préface, mais fournit aussi, en contrepartie, une ligne d’intelligibilité sous-jacente aux textes de Théophile offerts sans commentaire aux lecteurs.

L’ordre des textes, opérateur de lisibilité pour le temps présent

Le choix et l’organisation des textes, qui constituent l’anthologie proprement dite, portent en filigrane la trace du souci de clarification biographique qui commande le dossier. En effet, en rupture avec le classement générique qui structurait les anthologies antérieures (1907 et 1949), Jean-Pierre Chauveau fait le choix de l’ordre chronologique, en donnant aux intitulés des quatre sections qui l’organisent une coloration biographique : « Premières publications. Oeuvres de 1621 », « Les oeuvres (seconde partie) de 1623 », « Au temps de l’emprisonnement et du procès (1623-1625) », « Les derniers mois (septembre 1625 – septembre 1626) » ; l’anthologie apparaît ainsi scandée en quatre périodes décisives orientées, selon une perspective téléologique, vers le drame de la mort prématurée. L’histoire éditoriale de l’oeuvre n’est pas mise en avant, même si elle commande discrètement l’ordre et la présentation des pièces sélectionnées. La « note sur la présente édition » éclaire en ce sens la démarche de l’anthologiste[24], et on peut supposer qu’il a pu s’appuyer fructueusement dans le choix des textes et leur annotation sur l’édition critique des Oeuvres complètes de Théophile de Viau en trois volumes publiée par Guido Saba chez Nizet en 1978, puis chez Honoré Champion en 1999. Mais, de fait, la sélection des textes apparaît commandée par le portrait moral et artistique du poète qu’a dessiné la préface.

En rupture avec ses prédécesseurs, Jean-Pierre Chauveau choisit d’ouvrir la série des pièces en vers – à la suite de deux textes en prose et prosimètre : l’épître « Au lecteur » des Oeuvres de 1621 et l’extrait du Traité de l’immortalité de l’âme – par l’ode « À Monsieur de Montmorency » plutôt que par l’ode « Au roi, sur son exil ». C’est un geste critique fort puisqu’il revient à substituer à l’image du poète courtisan, résolu à adopter le point de vue du roi jusque dans le bannissement que celui-ci lui inflige, l’affirmation de l’indépendance poétique dans l’exercice même de l’éloge au service d’un patron. Le choix est par ailleurs cohérent avec les lignes de force de l’engagement existentiel et poétique de Théophile dessinées dans la préface : la valeur accordée à l’amitié, héritage de la pensée épicurienne transmise par Montaigne, et l’aspiration à l’indépendance[25], deux traits dont témoigne le petit recueil des lettres qui conclut l’anthologie[26]. Le choix de placer ensuite une autre pièce encomiastique généralement ignorée ou reléguée à la fin de la série par les anthologies précédentes, l’ode « À monsieur le marquis de Bouquingant [Buckingham] », est cohérent avec la thèse préfacielle selon laquelle Théophile se livre dans ces pièces officielles à un exercice obligé qu’il tend à divertir (ou diversifier) par des échappées vers le lyrisme descriptif : or, l’ode en question prend prétexte de la libéralité du grand seigneur britannique pour célébrer la générosité de la nature en toutes ses incarnations, le soleil, la terre, l’océan et jusqu’au désert. Cette situation de l’ode dans l’anthologie ne tient pas, en effet, à la chronologie de la composition des pièces poétiques, car elle est l’une des plus récentes des Oeuvres de 1621, écrite alors que Théophile participait à l’ambassade du frère du duc de Luynes, Cadenet, auprès du roi d’Angleterre, en janvier 1621[27].

Autre indice de cohérence : le choix de la « Satire première » plutôt que la « Satire seconde », présente dans toutes les anthologies antérieures. Celle-ci se présente comme un discours d’appropriation personnelle de l’épicurisme, proclamant la valeur de la liberté individuelle dans un monde délaissé par les dieux. Or, l’anthologiste écarte la dimension philosophique de l’oeuvre de Théophile, se bornant à évoquer l’épicurisme comme référence obligée du courant libertin contemporain. En revanche, la « Satire première » peut se lire comme un art poétique complémentaire de l’« Élégie à une dame », en ce qu’il condamne en termes explicites l’imitation en art comme dans la conduite de la vie[28]. Cette démonstration vient à l’appui de l’affirmation, à la fin de la préface, de l’anticonformisme de Théophile. Le refus de l’imitation dans le domaine de la poésie d’amour s’affirme dans l’épître « À monsieur du Fargis », qui précède la « Satire première » dans l’anthologie comme dans la première partie des Oeuvres. En la faisant suivre de l’ode xlv (« L’infidélité me déplaît »), l’anthologie propose une petite série cohérente autour du motif de l’authenticité, avec ses implications morales et esthétiques, qui invitent à rapprocher la méfiance affichée dans le premier chapitre de Première journée à l’égard de l’ornementation stylistique de la libre expression de ses convictions personnelles en matière de religion, sanctionnée par le procès. Il est d’ailleurs possible d’étendre cette séquence en y incluant, en amont, les stances « La frayeur de la mort ébranle les plus fermes » et l’« Élégie à une dame », deux pièces poétiques qui dénoncent le leurre des postures convenues, l’impassibilité stoïque comme l’imitation poétique. L’ode énigmatique « Un Corbeau devant moi croasse », qui succède à la série, accomplit, par les figures de monde renversé qu’elle accumule sans livrer d’indice sur leur statut – expression exacerbée d’une angoisse existentielle ou simple jeu d’esprit ? –, une forme de transition vers les derniers poèmes de la première partie qui se présentent comme une série de jeux poétiques sur des schémas ou des genres convenus : le sonnet pétrarquiste, le livret de ballet de cour, la consolation, avec, dans chaque cas, le dessein secret d’en subvertir le sens.

De la Seconde partie des Oeuvres, l’anthologiste écarte les pièces qui témoignent de la place de Théophile à la cour, ou du moins de l’effort qu’il fait pour s’y maintenir en cette période pleine de menaces qu’est l’année 1623. Il propose une série qui tire son unité du projet obsédant – énoncé par le Je poétique sous des formes et en des scénarios variés – de s’émanciper de l’amour et des souffrances qu’il inflige. De la déclaration d’indépendance adressée à l’amante dans la première élégie – « Je veux prendre un objet où mon libre désir / Discerne la douleur d’avecque le désir » – à la sollicitation de l’assistance et du soutien de l’ami, Monsieur de Pézé, en passant par la série des sonnets évoquant des songes érotiques bienvenus car libérateurs de la tension sexuelle, c’est une image très sombre qui est donnée de l’amour, véritable prison, voire géhenne de l’âme. Toutefois, en dépit de la source épicurienne de la plainte, la tranquillité de l’âme est refusée par un sujet poétique qui prend, en connaissance de cause, le parti de l’illusion amoureuse : « Je veux suivre partout mon amoureuse erreur[29]. » Très logiquement, la dernière élégie renoue avec l’univers pastoral pour peindre l’espoir toujours déçu et toujours renouvelé qu’entretient le berger Mélibée de voir revenir sa Calliste. En contrepoint, la scène finale des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé expose spectaculairement la puissance de mort contenue dans la passion amoureuse. Ainsi, l’assombrissement de la thématique amoureuse apparaît comme une réfraction intime et imaginaire des périls mortels qui dans la réalité menacent le poète.

La troisième section opère un contraste thématique d’autant plus surprenant, voire paradoxal, qu’elle est consacrée aux écrits de prison. Or, Jean-Pierre Chauveau en a extrait les deux pièces les plus représentatives de la poésie carcérale singulière de Théophile, qui tire des ténèbres du cachot les visions lumineuses de la nature conservées dans sa mémoire : le parc de Chantilly dans « La Maison de Sylvie », le domaine familial de Boussères dans la « Lettre de Théophile à son frère ». Ainsi rapprochés par le principe anthologique, ces deux longs poèmes révèlent la maîtrise d’une poétique du clair-obscur acquise par Théophile à la fin de sa brève carrière.

La quatrième section est un choix de lettres destiné à donner consistance à la dernière année de la vie du poète, que les biographes et les éditeurs traitent en général allusivement. Le troisième volume de l’édition de Guido Saba a sans doute été une ressource précieuse, car il rassemble des lettres appartenant à divers recueils publiés après la mort de Théophile, dont les Nouvelles Oeuvres, recueil de lettres inédites réunies par Jean Mairet en 1641, et les Lettres meslées du sieur de Tristan de 1642. Ce dernier recueil livre une lettre précieuse sur la santé dégradée du poète récemment sorti de prison, à l’automne 1625. En publiant cette lettre[30], Jean-Pierre Chauveau donne consistance à la thèse de la mort causée par les persécutions, sans pour autant, comme le faisait sans ambages Théophile Gautier, fonder sur cette thèse l’image du poète maudit, dont la société a cruellement entravé l’essor créatif[31]. Cette petite série épistolaire dessine ainsi l’état physique et moral de Théophile, et atteste la valeur qu’il accordait à l’amitié dans la situation de vulnérabilité où le tenait la sentence d’exil : celle-ci se manifeste a contrario dans l’éloquence indignée de la « Lettre à Balzac », traître en amitié et témoin à charge du procès, et, pleinement, dans la reconnaissance envers ses protecteurs et leur hospitalité qui affleure dans les lettres ponctuant son itinérance de banni – aux marquis de Pézé (l’ami Damon de la Seconde partie des Oeuvres) et d’Asserac. Outre leur fonction biographique, ces lettres répondent sans doute au projet de Jean-Pierre Chauveau de donner à lire la prose de Théophile comme un prolongement de son style poétique, souple, clair et incarné. Elles font écho aux deux épîtres « Au lecteur » qui ouvrent, respectivement, la première et la deuxième section de l’anthologie[32], offrant en raccourci le bilan d’une activité d’écriture prolifique condensée en une quinzaine d’années à peine.

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Dans une « Adresse de Guido Saba à Jean-Pierre Chauveau » publiée dans le dossier, l’éditeur italien saluait l’anthologie de son confrère comme une initiative propre à « combler un vide dans l’édition française » et le louait d’avoir retenu « les textes de Théophile les plus représentatifs et les plus susceptibles de toucher un lecteur moderne curieux de la poésie du passé[33] ». Or, six années après la parution du volume, les Poésies de Théophile étaient inscrites au programme de l’agrégation de Lettres. C’était là une première dans l’histoire du concours, aucune oeuvre poétique du xviie siècle n’ayant jusque-là figuré au programme. Ne pouvait-on y voir l’indice de la réussite de l’entreprise anthologique de Jean-Pierre Chauveau, si l’on considère que ce concours de recrutement des professeurs de l’enseignement secondaire, bien que reposant sur un programme historiquement structuré, vise à valider des méthodes d’analyse des textes clairement transhistoriques[34] ? Le parti pris d’offrir un aperçu de l’oeuvre de Théophile débarrassé de son enracinement historique et politique, mettant en valeur une écriture « à la moderne » susceptible de procurer au lecteur une impression de proximité émotionnelle, s’accordait parfaitement avec les exigences du concours, d’autant que les éclaircissements historiques étaient accessibles en annexe. Certes, ce n’est pas l’anthologie de Jean-Pierre Chauveau qui a servi d’édition de référence, le volume des textes étant trop faible, mais une version remaniée de l’édition de Saba. Néanmoins, il est probable que l’existence de l’anthologie, dans une collection aussi connue et aussi pratiquée par les enseignants, a facilité l’entrée de Théophile dans l’enseignement des lettres dès le secondaire. L’image emblématique du poète persécuté ne pouvait qu’appeler la sympathie des élèves, dans un contexte où la littérature du passé doit, pour subsister, éveiller des échos avec la vie réelle des lecteurs, ou du moins leur imaginaire existentiel.