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Depuis Henri Bremond[1] qui, dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France, exhumait Jean de La Ceppède dans quelques pages brèves mais qui témoignent de son admiration[2], le poète aixois du début du xviie siècle est progressivement sorti de l’oubli dans lequel il était tombé, et plusieurs de ses sonnets[3] ou de ses paraphrases ont été publiés dans des anthologies consacrées à la poésie (religieuse ou non) de cette époque[4]. Cependant, la première édition moderne entièrement consacrée à cet auteur date de 1947 : Jean de La Ceppède. Choix des textes et préface par Jean Rousset[5]. Il s’agit, comme le titre l’indique, non pas de la publication intégrale d’une de ses oeuvres ou de son oeuvre entier, mais bien d’une sélection anthologique de plusieurs sonnets, issus de son ouvrage majeur, les Théorèmes spirituels sur le sacré Mystère de nostre Rédemption (publié en 1613 pour la première partie de cet ouvrage, en 1622 pour la seconde, dans les deux cas chez le même éditeur toulousain, Colomiez). Cette anthologie composée par Rousset est donc la première occasion offerte, au xxe siècle, au poète « baroque » d’être publié, acheté et lu pour lui-même, et d’avoir son nom imprimé sur la page de titre. En tant que première édition moderne, cet opuscule occupe une place fondamentale dans la réception lacéppédienne contemporaine et témoigne, par la sélection anthologique – affichée dès le titre même –, de l’importance du rôle joué par le critique genevois dans la relecture de cet auteur.

En effet, les noms de Rousset et de La Ceppède semblent assez étroitement liés : c’est sous la direction du critique suisse que Lance K. Donaldson-Evans rédigera sa thèse dédiée au poète-magistrat[6], et c’est aussi Rousset qui publiera, en 1966 aux éditions Droz, un fac-similé des Théorèmes[7]. Par la suite, le poète aixois aura droit à deux rééditions critiques[8], et à de nombreux articles et travaux universitaires. L’oeuvre lacéppédienne a donc suscité l’intérêt des lecteurs et des chercheurs particulièrement au cours du xxe siècle et a connu à ce moment un réel succès, qui a excédé les bornes du cercle des spécialistes ; plusieurs ouvrages à vocation généraliste, dans les passages qu’ils consacrent au premier xviie siècle, citent les Théorèmes comme étant un recueil exemplaire de l’esthétique poétique de cette période. Marie-Madeleine Fragonard l’évoque dans un chapitre intitulé « La sensibilité baroque » de son Précis d’histoire de la littérature française[9]. Cécilia de Ligny et Manuela Rousselot, au chapitre « L’esprit baroque » de La littérature française[10], le donnent comme un exemple de poète baroque chrétien inspiré par « le spectacle de la mort », choix de termes qui témoigne de la normalisation des catégories anthologiques roussetiennes[11].

À travers ces quelques exemples, il semble que La Ceppède apparaît dans l’histoire de la littérature française comme un parangon de la littérature que l’on appelle « baroque » :

Lorsque la suprématie de la Renaissance et surtout celle du Classicisme, de l’ordre et de la mesure, parut ébranlée, lorsque Jean Rousset mit en lumière les merveilles du Baroque, et que les lecteurs se passionnèrent pour les oubliés de la littérature, on rendit enfin justice, en France, et peut-être plus encore hors de France, à la grande oeuvre de La Ceppède[12].

Ainsi, Jean Rousset et Jean de La Ceppède sont deux noms étroitement liés, et il semble qu’un autre terme établisse le lien entre eux : « Baroque ». Or, la publication de 1947 aux éditions GLM revêt à ce titre une importance toute particulière. S’agissant d’une anthologie, elle est une reconfiguration par Rousset de l’oeuvre originelle et, lue à l’aune de son travail définitoire du baroque littéraire (publié postérieurement à ce recueil, mais qui est déjà en cours en 1947[13]), on peut y voir l’influence qu’a eue l’oeuvre du poète sur les choix du critique et sur les germes de sa réflexion, tout autant que le travail effectué par le critique lui-même sur le texte source, qu’il découpe et réarrange selon sa propre conception de la littérature du début du xviie siècle, l’image qu’il s’en fait et celle qu’il veut en donner. Le recueil de 1947 nous semble être, et c’est ainsi que nous tâcherons ici de l’étudier, un objet témoignant de l’influence de Rousset sur la réception moderne de La Ceppède et de l’influence de la poésie de La Ceppède sur le travail historiographique de Rousset. Nous allons voir comment Rousset agence le recueil et oriente la lecture par ses choix personnels, pour construire une certaine image du poète et de la littérature de son temps, et comment on peut lire dans ses choix des éléments que l’on retrouvera par la suite dans le reste de sa production critique.

Structure et matérialité du recueil : Rousset éditeur

L’ouvrage édité par Jean Rousset a paru chez GLM en 1947. C’est un très fin opuscule, une plaquette de 32 pages, de 22 centimètres de haut pour environ 11 de large, imprimé sur vélin du Rénage et à la couverture cartonnée. Son titre est indiqué ainsi sur la couverture : Jean de // La Ceppède, // Choix des Textes // & préface par // Jean Rousset. En dessous du titre, on distingue une petite arabesque sous laquelle se trouvent les lettres GLM. Cette anthologie a été tirée à 510 exemplaires, 485 numérotés et 25 marqués de A à Z et réservés « aux amis de GLM[14] ».

Ainsi, matériellement, cette première réédition moderne de La Ceppède se présente comme un objet de connaisseur et d’amateur de poésie, par son format particulier tout d’abord, et par le choix de l’éditeur GLM (Guy Lévis Mano[15]), qui était lui-même poète et considérait le travail de typographie et de mise en page comme partie intégrante du travail poétique. Ce recueil marque la volonté chez Rousset de faire reconnaître La Ceppède comme un poète, et de toucher un public amateur de poésie tout d’abord, à travers un tirage limité, qui se veut de qualité et élégant.

Toutefois, et la mise en page du titre sur la couverture permet de s’en rendre compte, il s’agit aussi d’un travail d’illustration du nom qui est mis en oeuvre ici. Le titre original de l’oeuvre dont sont tirés les sonnets n’est pas mentionné dans le titre de ce volume, pour des raisons esthétiques peut-être, afin d’éviter de surcharger la couverture, mais aussi parce que c’est sur le nom de La Ceppède que va miser Rousset pour attirer le lecteur, plutôt que sur le titre – intriguant pourtant – de Théorèmes spirituels. La première phrase de la préface semble confirmer cette intuition selon laquelle Rousset tâche ici d’illustrer un poète tombé dans l’oubli : « Contemporain d’Henri iv, d’Agrippa d’Aubigné, La Ceppède n’est pas un inconnu de son temps ; Malherbe et Saint François de Sales l’admirent[16]. »

Il mentionne ensuite le titre de l’ouvrage, sous sa forme abrégée, dans la préface qu’il écrit et qui occupe la page 5 de la plaquette. Ce titre est à nouveau donné sur la page 6 (de gauche) qui fait pendant aux premiers sonnets de l’anthologie à la page 7 : « Le livre des Théorèmes // de Messire Jean de La Ceppède // sur le sacré Mystère de notre//Rédemption ». Là encore, le nom de La Ceppède est mis en avant par l’usage de l’italique[17].

Ensuite, Rousset donne 39 poèmes répartis comme suit : de la première partie des Théorèmes, 9 sont tirés du premier livre, 5 du second, 9 du troisième. De la seconde partie, 5 sont tirés du premier livre, 6 du second, 1 du troisième et 3 du quatrième. Enfin, il donne le psaume ci pour conclure cette anthologie.

Des titres en italique indiquent ce découpage (« Le second livre des Théorèmes ») et des intertitres précisent la situation narrative des quelques poèmes cités (« Le retour en ville & la nuit de la condamnation[18] »). Dans la marge à la gauche de chaque poème est inscrit en chiffre romain son numéro ou, pour les poèmes concernés, « Voeu pour la fin de ce livre[19] », comme dans l’édition ancienne. Le lecteur qui parcourt ce petit livre est donc bien conscient, à chaque instant, qu’il lit un extrait d’un tout plus large, et l’architecture même de ce tout lui est signalée par le maintien du découpage de l’oeuvre en deux parties, de chaque partie ensuite en différents livres et par le choix d’indiquer la numérotation des sonnets. Mais, dans le choix du nombre de poèmes cités pour chaque partie, il semble ne pas y avoir de règle suivie par Rousset, là où l’on sait que l’auteur – et aux xvie et xviie siècle cela était courant – avait pris un soin extrême à ce qu’il y ait un équilibre entre les différentes parties de son recueil selon un rapport symbolique aux nombres : par exemple, les trois livres de la première partie contiennent chacun cent sonnets[20].

Pour ce qui est des gloses explicatives qui suivent chaque poème dans l’édition originale des Théorèmes, Rousset ne les reprend pas intégralement, sauf pour sept sonnets, mais les abrège : les notes théologiques de l’oeuvre ancienne deviennent ainsi plutôt des explicitations de certains termes ; tantôt des noms propres moins familiers au lecteur moderne, tantôt des termes utilisés dans un sens spécifique par le poète. Cependant, le caractère théologique n’est pas tout à fait estompé, et certaines notes exégétiques renvoyant à des passages précis de la Bible sont conservées, par exemple, au sonnet xxiii, une note sur le mot « Pal », qui indique :

2) Vieux Pal. Figuratif aussi de la Croix, décrit aux Nombres, chap. 21, verset 8 et 9.
Ainsi que le serpent qui y fut mis sus était la figure de Jésus-Christ crucifié comme il le dit lui-même en S. Jean 3, verset 14.

LC, note 2, p. 15

L’entreprise théologique lacéppédienne se devine donc dans ces quelques notes qui subsistent, mais Rousset coupe court, abrège, quitte à utiliser les points de suspensions (LC, aux notes 2 p. 10, 1 p. 13, 4 p. 15…). Le lecteur ne devine pas que dans l’édition ancienne, il arrive parfois que plusieurs pages de gloses séparent deux sonnets l’un de l’autre. Ici les sonnets se suivent. Ce choix semble motivé par la volonté de présenter une oeuvre poétique à un public que de longues gloses prosaïques pourraient rebuter, et qui orienteraient la lecture différemment. Le style plutôt que le sens – et le sens spirituel historiquement situé – nous paraît privilégié dans cette édition destinée à un public contemporain pour qui la distinction entre ouvrage « savant » et ouvrage plus purement littéraire est consommée. Dans le même souci de toucher un public non spécialiste, Rousset a pris la décision de moderniser l’orthographe.

Par ailleurs, l’éditeur a choisi de ne pas respecter une règle systématique pour ce qui est de la succession des sonnets sur l’espace de la page : ils se suivent les uns les autres. Parfois deux quatrains sont sur une page, et les deux tercets sur la page suivante ; l’on se retrouve alors avec deux tercets en haut de la page, un sonnet complet au milieu et deux quatrains au bas de la page. Parfois, deux sonnets complets occupent une page. La minceur de la plaquette explique sûrement ce choix, l’anthologie paraissant tout entière sous le signe de l’économie et de l’épure[21]. Ainsi, le glossaire qui termine l’ouvrage comporte 26 termes, mais dans l’espace du texte aucun signe diacritique – l’on pourrait s’attendre à un astérisque – n’indique que certains mots vieillis seront définis en fin de volume. Rien ne doit venir perturber l’unité du poème (mais pas du sonnet, qui peut être réparti sur deux pages). Les définitions tiennent le plus souvent en un seul mot, le synonyme moderne du terme plus ancien : « hallier – buisson », « travailler – tourmenter » (LC, p. 32).

Qui plus est, la publication de ce recueil de poésie de Jean de La Ceppède ne constitue pas la seule collaboration entre Jean Rousset et le poète-éditeur Guy Lévis Mano, et à ce titre elle peut se lire dans la trajectoire de Rousset si on la met en réseau avec ses autres collaborations contemporaines avec GLM. En effet, exactement la même année (1947), il a publié une anthologie, traduite par ses soins, de poèmes d’Andreas Gryphius dans une plaquette à peu près semblable quant à son format (plus petite cependant, 16,5 sur 11,5 cm, sur un papier moins prestigieux et à un tirage plus important : 847 volumes numérotés). Il réitérera ce geste en 1949 avec une traduction personnelle d’un choix de poèmes d’Angelus Silesius.

Or, ces éditions se font écho. Dans la préface d’Andreas Gryphius. Choix des textes et traduction par Jean Rousset – on notera que le titre se présente exactement sous la même forme que celui du recueil de poésie de La Ceppède, y compris typographiquement, et quant à la mise en page, à l’exception notable de la présence d’une arabesque sur la page de titre –, le critique conclut en affirmant que

[l]e lecteur français ne peut manquer de sentir les correspondances profondes qui lient, en dehors de toute influence directe, ce protestant humaniste et militant à un d’Aubigné, ce contemplateur méthodique des souffrances du Christ à un La Ceppède, les méditations de ce tragique de la vie fugitive au contrepoint austère et passionné d’un Jean de Sponde[22].

La « correspondance » établie avec La Ceppède, cité ici comme un parangon, n’est pas innocente, et peut-être y a-t-il dans ces deux éditions mises en réseau comme un tour de force pour légitimer La Ceppède (et Sponde) et l’asseoir sur le même plan que d’Aubigné, nettement plus connu. En tout cas, la publication concomitante de deux « poètes de la mort », quand on sait l’importance de cette thématique dans la définition roussetienne du baroque[23], ne paraît pas innocente : chaque poète semble confirmer l’autre et, par leur mise en réseau, témoigner d’une proximité esthétique qui sera ensuite systématisable par la critique.

Pour Rousset, la fin des années 1940 est donc un moment privilégié d’entreprise de publication poétique et de mise au jour du xviie siècle, qui lui permet de faire connaître des oeuvres oubliées ou méconnues en France, l’une française et les deux autres allemandes (ce faisant, il se pose aussi en traducteur et donc, d’une certaine manière, en poète). Cet ensemble de publications constitue un acte séminal de réorientation ou de refondation critique. Comme le note Robert Vigneault :

L’appétit critique de Jean Rousset ne pouvait se rassasier d’une oeuvre isolée ou même des opera omnia d’un écrivain. Le champ doit s’élargir encore : il lui faut une époque tout entière. Des affinités sélectives le portaient vers « l’âge baroque ». Après avoir publié des choix de textes de Jean de La Ceppède, Andreas Gryphius et Angelus Silesius, il embrassait hardiment la Littérature de l’âge baroque en France, couronnant ensuite l’oeuvre descriptive et historique par une Anthologie de la poésie baroque française en deux volumes[24].

Dans cet article, la carrière critique de Rousset est divisée en deux parties, la publication des trois anthologies chez GLM semblant constituer le moment charnière où se joue le grand tournant vers le Baroque. Ce que nous avons déjà dit, à savoir que la notion de baroque constituait un lien qui rend très intéressante la relation entre La Ceppède et Rousset, semble confirmé par le sentiment de Vigneault, qui présente ces republications pour ainsi dire comme des prolégomènes à la Littérature de l’âge baroque en France.

La recomposition des Théorèmes : une illustration du baroque littéraire ?

Tout d’abord, il est frappant de voir que par les choix opérés, Rousset fait des deux parties des Théorèmes, celle de 1613 et celle de 1622, un tout. Choix qui peut sembler logique, puisque les oeuvres se présentent effectivement comme deux parties d’un même ensemble. La Bibliothèque nationale de France conserve un exemplaire où les deux parties sont reliées l’une avec l’autre[25]. Cependant, ces deux émissions distinctes de plusieurs années nous semblent avoir l’une avec l’autre assez de différences, formelles notamment, pour qu’il ne soit pas si évident que cela de les éditer comme un tout.

Cette idée se défend d’abord en raison de la différence des dates d’élaboration et de publication, mais aussi des divergences formelles et thématiques : la première partie se divise en trois livres, et traite exclusivement de la Passion du Christ, le recueil ayant une architecture et une organisation rigoureuses. La seconde partie, en revanche, est distribuée en quatre livres et traite de différents mystères de la foi chrétienne : la descente du Christ aux Enfers, la Résurrection, la Pentecôte… elle est ainsi beaucoup moins systématique. Yvette Quenot a fait le choix par exemple, à la Société des Textes Français Modernes, de publier le recueil de 1613 à part. Ici, les deux parties – et même une paraphrase de psaume, isolée toutefois par sa place finale dans le recueil – sont éditées ensemble, comme un seul et même corps. Rousset lui-même, dans la préface qu’il donne au fac-similé de 1966, évoque pourtant la différence entre les deux parties : « Il me paraît vraisemblable, pour maintes raisons qui n’ont pas leur place ici, que le projet originel ne prévoyait que ce premier tome, l’idée du second, moins harmonieusement construit, n’ayant dû surgir que tardivement, peut-être même après 1613[26]. » Le fait que Rousset évite de développer le sujet en disant que des explications n’auraient « pas leur place ici » témoigne par ailleurs de sa volonté d’éviter de produire une préface trop savante, trop longue, à une réédition qu’il conçoit plus comme un livre d’amateurs que comme un ouvrage à destination des spécialistes. En revanche, dans la préface de l’anthologie GLM, le critique ne met pas du tout l’accent sur cette différence patente : il parle des « six cents [sic] sonnets qui composent cette méditation » (LC, p. 5), mais n’évoque pas les divergences entre les parties de l’oeuvre, les dates de publication originales n’étant même pas mentionnées.

L’absence du sonnet liminaire, pourtant programmatique, est elle aussi particulièrement éloquente. En ne l’éditant pas, Rousset tend à rendre la poésie lacéppédienne moins intimidante, plus intime, et évacue l’aspect épique et grandiloquent de ce sonnet qui emprunte à la tradition virgilienne : « Je chante les amours, les armes, la victoire / Du Ciel, qui pour la Terre a la Mort combatu […][27]. » Ici, au contraire, ce sont des topoï comme ceux du locus amoenus ou de l’hortus conclusus qui sautent d’abord aux yeux du lecteur : la façade, la porte d’entrée de l’oeuvre en est entièrement modifiée, tout comme le sont les a priori du lecteur.

Le choix des poèmes que nous venons de commenter, mais aussi la courte – et cependant dense – préface permettent de voir dans ce petit recueil un certain nombre de traits définitoires du baroque roussetien. Plusieurs des éléments à l’oeuvre dans son Anthologie de la poésie baroque française s’y retrouvent, bien que cela soit ici moins explicite, car non formalisé par des sections thématiques titrées. Cela tient à la matière même de l’oeuvre, traitant de la mort du Christ, mettant en avant le lieu du jardin de Gethsémani et l’inconstance des disciples et des Hommes, qui par leurs reniements entraînent le drame sacrificiel. Pour cela, il nous paraît évident que cette oeuvre a joué dans l’édification de la définition du baroque roussetien. Mais la recomposition effectuée met l’accent sur certains thèmes de manière accrue.

Tout d’abord, la façon dont Rousset décrit et caractérise succinctement l’écriture des Théorèmes dans sa préface est éclairante quant au prisme de lecture qui est le sien, et qu’il invite le lecteur à adopter :

Poésie peu malherbienne, à vrai dire : soudaines clartés et ombres sanglantes, éclats de violences et puretés enfantines, art souvent rugueux, mais non sans recherches, grandeur sévère mais comme ignorante d’elle-même, tendresse un peu sauvage, exubérance du symbolisme biblique, extase méditative.

LC, p. 4

Le qualificatif de « peu malherbienne » pourrait presque être lu comme une périphrase euphémisante pour dire « baroque » ; et la suite d’éléments contradictoires cités par Rousset va dans le sens de cette esthétique, qui se définit selon lui, ainsi qu’il l’expliquera dans ses ouvrages critiques ultérieurs, par « le changement, l’inconstance, le trompe-l’oeil et la parure, le spectacle funèbre, la vie fugitive et le monde en instabilité[28] ». Ces « violences » et « puretés » qui se mêlent participent de l’« inconstance », de l’« exubérance » symbolique dont il parle, et qui serait, quant à elle, du côté de la « parure ». Le thème même des Théorèmes fait de cette oeuvre un « spectacle funèbre ».

Les choix opérés par la suite sont aussi témoins d’une lecture particulière de La Ceppède : le premier sonnet, qui, comme nous l’avons dit, plaçait sous les auspices de la tradition de l’épopée virgilienne l’ensemble des Théorèmes, n’est pas reproduit par Rousset. Le premier sonnet cité dans l’anthologie est le cinquième : « Vers la plage rosine où le soleil s’élève […] ». Les éléments topiques des loci amoeni et de la retraite sont ensuite largement illustrés par les sonnets suivants ; ainsi peut-on lire dans le deuxième (septième des Théorèmes) : « Ah ! Que la solitude est douce et désirable[29]. »

L’entrée en matière ne rend donc pas tout à fait compte du projet lacéppédien : le caractère solennel – dirions-nous, pompeux – est occulté au profit d’une écriture qui se veut plus intime et donc, probablement aux yeux du lecteur du xxe siècle, plus authentique, en raison de la confusion entre lyrisme et expression sincère des affects mise en avant par un certain romantisme. Au demeurant, Rousset ne s’est pas caché d’avoir établi une sélection, affirmant dans sa préface que « parmi les six cents sonnets […] il en est quelques-uns qui sont parmi les plus beaux de l’époque » (LC, p. 5). Il n’est point question ici d’exhaustivité ni de respect du projet poétique premier, mais bien d’un choix qui se fonde avant tout sur des critères esthétiques. Albert-Marie Schmidt ne procédera pas autrement lorsqu’il publiera dans la prestigieuse collection « Bibliothèque de la Pléiade » son anthologie des poètes du xvie siècle[30]. L’autorité de celui qui édite, dans le processus de discrimination des « plus beaux » poèmes, est ici manifeste et ne semble pas poser question.

Parmi ces sonnets dont l’action est centrée au jardin de Gethsémani, il en est un dont le choix traduit la volonté de témoigner de ce pétrarquisme pieux (que l’on n’appelait pas encore ainsi à l’époque) qui traverse l’oeuvre – Rousset parle d’« effusion amoureuse » (LC, p. 5) : « O l’amour de mon âme, ô non pareil amant […] » (LC, p. 11). Ainsi, du premier livre, sont conservés des éléments qui font songer à une écriture amoureuse, et ceux-ci sont confrontés à des sonnets beaucoup plus violents, justifiant par là les couples antinomiques cités en préface, et l’idée que le recueil est éclairé par « deux teintes dominantes : le blanc des origines, des anges, des épiphanies, et le rouge de tant de vers qui distillent le sang » (LC, p. 5)[31].

La métaphore de ces deux teintes, perçue par Rousset comme structurant le recueil et dont il veut rendre compte par ses choix, trouve son origine dans deux sonnets des Théorèmes, qu’il recueille dans son édition : le sonnet liv : « Blanc est le vêtement du grand Père sans âge, / Blanc sont les courtisans de sa blanche maison, / Blanc est de son esprit l’étincelant pennage,/Blanche est de son agneau la brillante toison […] » (LC, p. 12), ainsi que le sonnet xxiii, qui introduit l’image du pressoir : « Le pressoir de la Vigne en Calvaire est dressé, / Où ce fameux raisin ce pressoir a pressé […] » (LC, p. 15). Le blanc et le rouge signifient alors aussi la douceur et la dureté.

Aux « fueilleux arbrisseaux ennemis du débat » s’oppose la violence de la torture et de la mise à mort : « Or sus donc, serrez fort, liez fort ô canaille , /Celui qui vient à vous pour dénouer vos noeuds /Tiraillez, travaillez cestui-ci qui travaille/Pour soulager les griefs de vos travaux peineux » (LC, p. 10). Si cette opposition est bien présente dans l’ouvrage original, ici la suppression d’un certain nombre de sonnets et des gloses a pour effet de rendre plus frappante cette dichotomie en faisant se suivre directement des idées contraires.

Ainsi, de ce que nous avons remarqué jusqu’ici, se dégage de l’anthologie de La Ceppède par Rousset l’image d’une poésie où se confrontent des éléments a priori opposés pour le lecteur contemporain, caractéristiques de la « mobilité » ou de l’« inconstance », et où la mise en scène de la mort domine, traits typiquement baroques si l’on en croit La littérature de l’âge baroque en France[32]. La coïncidence entre les thèmes et certaines figures (celles d’opposition notamment) mis en avant dans cette anthologie par Rousset, et ceux sur lesquels il se penche plus tard dans son ouvrage critique montre bien que dans le processus d’élaboration de la notion de baroque, l’oeuvre de La Ceppède a été un important jalon, ou qu’il a expérimenté sur elle la théorie qu’il était alors en train d’élaborer.

Les poèmes en forme de voeux ont aussi une utilité particulière : ils permettent d’introduire un discours métatextuel, de faire entendre la première personne du poète et, partant, d’expliquer la démarche spirituelle qui a présidé à l’élaboration du recueil (les notes étant absentes, la démarche apologétique est quelque peu effacée).

Enfin, le fait d’éditer conjointement des sonnets de la première et de la seconde parties des Théorèmes permet à Rousset d’aller dans le sens de la varietas qu’il évoquait en préface. S’il avait opté pour un choix centré uniquement sur le recueil de 1613, il eût confronté son lecteur à la grande unité formelle et thématique de celui-ci, et le thème de la Passion eût été le seul réellement illustré. Ici, une tonalité plus lumineuse, et partant moins grave, se dégage de la lecture de l’anthologie, qui fait de la Passion non pas le centre de toute la première partie (c’est-à-dire de la moitié de l’oeuvre), mais au contraire, un moment seulement dans les méditations poétiques de La Ceppède, qui débutent sur une « plage rosine » et s’achèvent plus heureusement par l’exaltation de la vie et de la victoire sur la mort. Il est possible que la date de publication, 1947, explique aussi ce choix, le moment n’étant peut-être pas le mieux choisi pour rééditer, sans l’adoucir quelque peu, une oeuvre qui fait la part belle à la mort.

Un geste éditorial rejoué ?

Avant d’écrire son oeuvre la plus connue, d’où sont tirés les sonnets qui occupent l’anthologie de Jean Rousset, La Ceppède a entrepris de paraphraser les psaumes, comme cela était alors courant[33]. Il s’attache particulièrement aux sept psaumes pénitentiels. Il publie ainsi en 1594 son Imitation des Pseaumes de la penitence de David (Lyon, Jean Tholosan).

Or, dans cet ouvrage, se retrouvent plusieurs sonnets ainsi présentés : « 12 meditations sur le sacré mystere de Nostre Redemption Prinses de L’Oeuvre entier des Theoremes de M. J. de la Ceppede ». Ce titre laisse peu de doutes quant au fait que le lecteur se trouve face à une partie d’une oeuvre plus grande, une anthologie qui précède la publication intégrale, et que l’on doit à l’auteur lui-même. Lance K. Donaldson-Evans étudie la présence de douze sonnets issus des Théorèmes dans ce recueil et note qu’il « s’agit d’une “avant-première” des Théorèmes qui ne seront publiés que dix-neuf ans plus tard. […] Ces douze sonnets constituent donc un “ballon d’essai” destiné à sonder non pas les succès commerciaux que son oeuvre pourrait éventuellement remporter, mais l’utilité spirituelle de ses poèmes[34] ». Que ce soit ou non dans le but de jauger le succès ou « l’utilité » de la publication de la poésie lacéppédienne, il nous semble que d’une certaine manière, avec l’anthologie de 1947 qui précède la publication des Théorèmes dans leur intégralité chez Droz sous forme de fac-similé, Jean Rousset rejoue ce même acte éditorial de sondage que le poète-magistrat. L’édition GLM constituerait alors une petite sélection qui a valeur de réclame avant une édition complète, mais une réclame confidentielle et élitaire, avant l’édition Droz plus largement diffusée.

Fait notable, ces deux rééditions par Rousset (celle de 1947 et celle de 1966) sont séparées par 19 ans : exactement le même laps de temps que celui qui a séparé la publication de l’Imitation des Pseaumes de la penitence en 1594, et avec lui de ce « ballon d’essai », et la première partie des Théorèmes en 1613. Simple coïncidence ou clin d’oeil mûrement réfléchi ? Nous savons par la première note de la préface qu’il donnera au fac-similé que Rousset avait connaissance de cette première édition de quelques sonnets : « Ce qui nous importe dans ce recueil [de 1594] c’est moins la paraphrase des Pénitentiaux que ce qui leur fait suite : “12 Méditations”[35] ». Peut-être n’était-ce pas originellement voulu et a-t-il décidé, au moment d’éditer chez Droz, de jouer de la coïncidence.

Quoi qu’il en soit, l’essentiel, pour le critique, demeure cette republication plutôt que l’édition de 1947. Il affirme en effet que :

Le livre de La Ceppède, outre qu’il ne se prive pas sans dommage des commentaires par lesquels le poète lui-même accompagne chacun de ses poèmes, est de ces oeuvres qui appellent la lecture continue. Cette construction monumentale ne prend sa signification que pour un regard capable de l’embrasser totalement ; la façade trouée, aux trois quarts démantelée, que nous avions sous les yeux, nous dérobait sa véritable architecture[36].

En parlant de « façade trouée », il évoque les publications antérieures, anthologiques, de La Ceppède et cite notamment celle de François Ruchon (Essai sur la vie et l’oeuvre de Jean de La Ceppède, 1953), qui a édité un certain nombre de sonnets, et qu’il présente comme décisive dans son choix de procéder à la publication de ce fac-similé. Mais, dans la bibliographie de sa préface, il ne cite pas sa propre édition (il élude d’ailleurs la recension des anthologies, qu’il évoque pourtant dans son texte, en écrivant « je renonce à mentionner les anthologies, assez nombreuses, qui depuis une trentaine d’années ont fait la place au poète[37] »).

Faut-il voir alors dans cet acte de republication et dans cette préface de 1966 un reniement de l’édition de 1947 ? Sommes-nous face à une palinodie ? Une pudique mise sous silence, par le critique rigoureux, d’une édition qu’il avait commise avant sa « conversion » et qui se destinait avant tout au plaisir des lettrés, dont les choix, essentiellement esthétiques, ne témoignaient pas de la richesse et de la diversité de l’oeuvre lacéppédienne prise dans son ensemble ? De plus, outre l’édition GLM, Rousset a publié plusieurs sonnets de Jean de La Ceppède dans son Anthologie de la poésie baroque française, ne renonçant donc pas, à côté de cette édition intégrale, à donner à lire quelques sonnets pris isolément.

Cette anthologie, première réelle réédition moderne des Théorèmes, offre au lecteur les sonnets considérés par Rousset comme faisant partie des « plus beaux de l’époque » (LC, p. 5), mais qui présentent surtout un grand nombre d’éléments participant de son baroque littéraire. Ils constituent une illustration de plusieurs lieux poétiques de cette époque et, en ce sens, permettent non seulement de faire de l’oeuvre un patron à partir duquel penser l’esthétique du premier xviie siècle, mais transforment aussi la poésie de Jean de La Ceppède en une démonstration des thèses de Rousset. Il est par ailleurs étonnant que cet auteur ne soit pas cité davantage dans La littérature de l’âge baroque en France. Il ne l’est en effet qu’à une seule reprise, mais à quelle place : juste deux pages après Gryphius[38].

Nous ne savons pas si Rousset pense explicitement à La Ceppède lorsqu’il dresse la liste des traits selon lui définitoires du baroque littéraire français, mais une chose est certaine, c’est que même inconsciemment, ce dernier l’a beaucoup influencé. Une autre chose est sûre : la proximité dans son esprit entre ce poète et Gryphius. En les éditant tous les deux chez GLM (puis en faisant de même avec Angelus Silesius), il a montré qu’il avait un rapport tout particulier, pour ainsi dire privilégié, à leurs oeuvres, puisqu’il s’agit ici non pas d’une édition scientifique, ni d’une édition grand public, ni même d’une anthologie thématique qui mêle plusieurs auteurs, comme il en éditera une, mais bien de recueils entièrement dédiés à un auteur, qui se veulent poétiques, élégants, donc plus propres à une lecture personnelle, à une appropriation que nous pourrions dire « sensible » plutôt qu’intellective. Cependant, ce rapport direct à l’oeuvre, permis par les choix anthologiques et l’expulsion des gloses prosaïques, a aussi, nous le pensons, été le lieu d’un contact qui a contribué à une élaboration théorique ultérieure, laquelle s’est nourrie du souvenir de La Ceppède, et de La Ceppède tel qu’il a été lu et apprécié par le critique.