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Avec Images d’André Mage de Fiefmelin. Poète baroque, paru en 1965[1], Pierre Menanteau offre une monographie mettant à l’épreuve du « baroque », généralement plutôt envisagé à l’échelle d’une époque et de l’Europe, un poète singulier et même un unique recueil. Il s’agit aussi d’une anthologie d’auteur préparée par un écrivain[2] : un poète alors marginal dans la mémoire collective est publié par un auteur au faîte de sa consécration[3]. Le paratexte signale en effet que Pierre Menanteau, âgé de soixante-dix ans, venait de recevoir le « Grand prix de Poésie de la Société des Gens de Lettres » pour son oeuvre poétique[4]. Dans cette dynamique de reconnaissance, Images d’André Mage. Poète baroque fut à son tour primé en 1966 par l’Académie française[5]. À cet effet, le format éditorial était sans doute judicieusement choisi : bien que publié dans le Limousin par René Rougerie, le volume adopte la composition et la typographie d’un modèle parisien d’anthologie, celui de la collection « Poètes d’aujourd’hui » aux Éditions Pierre Seghers. Toute coïncidence est exclue puisque Pierre Menanteau était un contributeur de « Poètes d’aujourd’hui » par les volumes consacrés à Charles Vildrac en 1959 et, en 1965 également, à Tristan Klingsor[6]. Images d’André Mage. Poète baroque est donc divisé en deux sections de volume strictement équivalent : un essai biographique et critique, incluant un premier florilège d’A. Mage et d’autres poètes par d’abondantes citations, présente le livre des Oeuvres du sieur de Fiefmelin (Poitiers, 1601) ; une seconde section offre un choix d’extraits, dans l’ordre des Oeuvres, derrière lesquels la médiation de l’anthologiste devient tacite. L’efficace polémique de la notion de poésie baroque à l’encontre d’une historiographie littéraire française centrée sur le canon classique, tant dans l’histoire des écrivains que dans celle des universitaires, est bien connue pour l’après-guerre. Dans ce cadre polémique établi, de quelle puissance de révision narrative, de perturbation d’un certain état poétique peut être pourvue l’oeuvre d’André Mage grâce à sa mise au format de « Poètes d’aujourd’hui » par P. Menanteau ? Nous analyserons d’abord la position dans le champ littéraire des acteurs impliqués dans cette édition, afin d’identifier les postures associées à cette publication. Nous verrons ensuite que son intervention conduit le poète P. Menanteau à se faire essayiste, suivant une démarche d’inspiration bachelardienne, qui recoupe par instants l’écriture d’une histoire littéraire d’écrivain. Nous examinerons enfin son usage de la notion de « baroque », présente dès le titre mais différée dans l’ouvrage.

Minorer sa consécration en légitimant un poète baroque

Nous envisagerons la signification possible de ce geste éditorial, présenté comme la redécouverte d’un poète oublié, en tant qu’intervention dans le champ littéraire en 1965. Pour cela, nous analyserons les positions des acteurs de la réception d’A. Mage, le poète P. Menanteau et l’imprimeur-éditeur René Rougerie.

Un éducateur poète au service de la démocratisation de la poésie

P. Menanteau (1895-1992), bien que décrit comme l’un des « poètes fondateurs de la poésie pour enfant au xxe siècle[7] », pratiqua la poésie tout court[8]. Sans frayer avec l’avant-garde poétique révolutionnaire, sans doute à cause de sa position institutionnelle, se gardant également des polémiques critiques, en raison d’une probable conviction pacifiste, il exerça un rôle actif de diffusion de la poésie. Sa curiosité pour A. Mage peut être située dans son entreprise de valorisation, non seulement de l’éducation sensible à la poésie, mais aussi du réseau dense des « petits » poètes, contemporains ou passés.

L’anthologie Images d’André Mage peut être lue comme l’aboutissement de sa mue d’une figure d’éducateur poète[9] en écrivain consacré au plan national. En effet, lors de sa retraite de l’enseignement en 1961, les principales reconnaissances professionnelles et civiles françaises couronnèrent sa carrière : P. Menanteau était chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, commandeur dans l’ordre des Palmes académiques, et accéda à la Légion d’honneur[10]. En parallèle, peu après Images d’André Mage, le volume Pierre Menanteau par Georges Bouquet. La barrière entrouverte. Bibliographie[11] témoignait de ce processus de consécration par l’élaboration critique d’une figure d’auteur, qui se détache de celle de l’enseignant qu’il fut naguère. Si P. Menanteau publia sans discontinuer à partir de 1927 – sauf entre 1939 et 1945 –, il fit oeuvre d’éducateur à la poésie au cours de sa vie professionnelle. Il fit en effet carrière au sein de l’enseignement public[12] : enseignant en École normale d’instituteur, directeur d’une telle École (Cahors, Évreux, Poitiers, de 1930 à 1945), inspecteur du département de la Seine (1945-1961), passant ainsi de la province à Paris. À ce titre, il publia des anthologies scolaires, notamment le Trésor de la poésie française, en deux livrets illustrés (1950 et 1952), et un traité de didactique de la poésie, Poésie et récitation (1963)[13]. Images d’André Mage s’apparente à une monographie érudite et folkloriste d’instituteur républicain[14], mais magnifiée par une vision de la poésie sur le « fond apocalyptique » du présent (IMF, p. 104).

G. Bouquet (1895-1988) mentionne que P. Menanteau et lui fréquentèrent les entretiens de l’Union pour la vérité de Paul Desjardins, devenus ensuite Décades de Pontigny, sans doute dans les années 1920 (LBE, p. 17). Le fait laisse entrevoir un possible « spiritualisme républicain[15] » ou « laïc » chez P. Menanteau, dont la poésie serait une forme élective. P. Menanteau put ainsi écrire en 1963 qu’il avait « consacr[é] son existence[16] » à la poésie, en tant que poète et en tant qu’éducateur. En 1965, grâce à son savoir-faire d’anthologiste, il visait au-demeurant des destinataires par-delà le public scolaire. En collaboration avec G. Bouquet, lui aussi inspecteur, il éditait depuis dix ans des « Florilèges poétiques » de contemporains, destinés au public des instituteurs et des institutrices mêmes[17] : les éditions L’Amitié par le livre, dans la Manche, fondées par l’instituteur Camille Belliard en 1930, reposaient sur un système d’abonnement auprès de ce lectorat. Par ailleurs, ses contributions déjà signalées à la collection « Poètes d’aujourd’hui » de P. Seghers confirment sa légitimation dans le champ poétique et littéraire. Cette reconnaissance récente se soutenait de publications anciennes, peut-être encouragées par des écrivains tels que Henri Pourrat, Jules Supervielle, Charles Vildrac – G. Bouquet le situe du moins par rapport à eux (LBE, p. 19). La Bibliographie que ce dernier établit met en évidence depuis 1927 une activité profuse de publication de vers, en revue, en plaquette ou en recueil, ainsi que de chroniques[18], préfaces ou conférences[19]. Tapisserie du vent d’Ouest. Poèmes (1945-1963) chez P. Seghers (1964) précéda ainsi l’obtention du prix André Foulon-de-Vaux en 1965. La diversité des lieux de publication empêche d’identifier une option politique précise : la publication d’une plaquette hors-série par la revue La Tour de feu fondée par Pierre Boujut en 1948 fut une participation à une entreprise libertaire et utopiste à distance du marxisme, entre autres.

Bien que P. Menanteau eût engagé par le passé des travaux érudits[20], le choix du poète A. Mage se prêtait mal à une synthèse savante qui aurait permis de poursuivre une carrière en empruntant une posture universitaire ou académique. En revanche, parce qu’il était lui-même un poète reconnu, il pouvait écrire une histoire littéraire personnelle à partir d’un poète non canonique et non patrimonial. Il ne s’agit pas d’une dénégation lorsque, malgré ce qu’implique littérairement la fabrication d’une anthologie, P. Menanteau se défend d’entreprendre de réhabiliter ce poète (IMF, p. 106), donc de se faire arbitre en matière de jugement esthétique ou patrimonial : A. Mage est un représentant et non un modèle de l’esprit poétique qu’il cherche à proposer à l’usage de ses contemporains.

Les Éditions Rougerie, qualification plutôt que légitimation[21]

À cette fin, malgré la diversité de son réseau de diffusion, P. Menanteau collabore avec un nouvel éditeur : il entre avec A. Mage dans le catalogue de cet éditeur limousin. La maison n’ayant pas de collections, l’ouvrage paraît au format habituel des éditions Rougerie – 14 × 22,5 cm –, sous la sobre couverture claire à la typographie en Garamond rouge et noire.

D’après le témoignage d’Olivier Rougerie, successeur de René Rougerie à la direction des éditions, ce volume fut proposé à l’initiative de P. Menanteau. Nous pouvons spéculer sur ce que recouvre la parenté de composition avec les anthologies de « Poètes d’aujourd’hui » chez P. Seghers, jusque dans les choix typographiques : P. Menanteau envisagea-t-il de faire inclure A. Mage dans cette collection ? Adapta-t-il un modèle éditorial qu’il avait déjà pratiqué, qui lui paraissait permettre d’actualiser la lecture d’un poète ancien ? Il est probable en tout cas que, suivant l’usage de R. Rougerie, l’impression fut ensuite faite sans intervention significative sur le contenu. A. Mage autant que P. Menanteau entraient ainsi dans un catalogue constitué de poésie « vivante[22] ». Qu’Images d’André Mage aurait pu éventuellement avoir été proposé à P. Seghers ou qu’il le fût à R. Rougerie laisse penser que se poursuivait autour de son nom le nouage déjà établi par Louis Aragon entre poésie et Résistance à partir de l’intérêt de ce dernier pour le sonnettiste[23]. Les deux éditeurs publiaient en effet pendant l’après-guerre dans l’élan issu de la poésie de la Résistance, pour R. Rougerie dans l’entourage de Georges-Emmanuel Clancier et de René Char. Néanmoins, on relève la mise au point peu amène des Lettres françaises après un entretien de P. Menanteau sur France Inter à la suite de cette publication : se jugeant évincé des médiations qui faisaient connaître A. Mage, l’hebdomadaire, toujours dirigé par L. Aragon, tint à réaffirmer son rôle dans la diffusion de son nom et de ses vers[24].

Un précédent put préparer la publication chez Rougerie : le Choix de pages, présentées et annotées par Amédée Carriat, de vers et de prose de Tristan L’Hermite (Rougerie, 1960)[25]. Comme P. Menanteau d’abord instituteur, A. Carriat (1922-2004) développa au cours des années 1950 une oeuvre érudite consacrée à Tristan L’Hermite (1601-1655). R. Rougerie la publia pour des raisons géographiques, A. Carriat exerçant alors dans la Creuse. P. Menanteau signale qu’A. Carriat fut l’un de ses correspondants érudits (IMF, p. 12). Des choix éditoriaux distinguent cependant les deux anthologies : l’introduction concise d’A. Carriat cède la place aux textes choisis ; l’apparat critique comprend un « tableau synchronique » qui pose des éléments des contextes politiques, religieux et artistiques en regard de la carrière et des publications de Tristan L’Hermite, ainsi que des « notes et commentaires » incluant une synthèse bibliographique, des « jugements » et des gloses lexicales et culturelles. L’oeuvre d’A. Mage, connue par le seul jalon de son livre imprimé en 1601 ou presque, ne se prêtait pas à ce dispositif éditorial érudit : la notice bibliographique de P. Menanteau en tête du volume remplace celle d’A. Mage, puisque cette dernière est sans objet.

Un entretien entre René Rougerie et Christian Viguié indique la mécompréhension possible devant le catalogue de R. Rougerie. Le second suggère en effet, au sujet de Joseph Joubert, Tristan L’Hermite, Bernard de Ventadour, André Mage et Brantôme, publiés par Rougerie : « Tous ces auteurs d’époques différentes ont un seul point commun : leur origine du centre de la France, d’après ce que j’ai pu voir[26]. » R. Rougerie rectifie cependant l’interprétation possible de ce constat : « J’étais un éditeur travaillant en région, je voulais montrer que je ne m’en désintéressais pas, même si je refusais le régionalisme[27]. » La métaphore employée par Ch. Viguié attire l’attention sur l’imaginaire du pouvoir qui travaille la représentation de la publication : quoiqu’assigné à l’île d’Oléron par P. Menanteau, A. Mage devient en figurant dans le catalogue Rougerie un auteur du « centre de la France », susceptible de rabattre la capitale politique et littéraire qu’est Paris à la périphérie du pays. Les Lettres françaises ne s’y trompèrent pas, puisqu’elles égratignèrent « un livre publié en province et qu’il [P. Menanteau] s’est abstenu de nous adresser[28] ». La région peut ainsi continuer à être un lieu littéraire, comme elle semble l’avoir été au début du xviie siècle, telle est la proposition qu’avance P. Menanteau secondé par R. Rougerie – ou l’inverse.

Si la publication chez Rougerie pouvait marquer la revendication du « pays », c’est-à-dire de la région, comme lieu de littérature, la distribution des ouvrages était néanmoins nationale et ne visait donc pas exclusivement le public du « Centre », comme le signalent à la parution tant la médiatisation par France Inter et Les Lettres françaises que le prix décerné par l’Académie française.

Tout en affirmant par le geste éditorial une position d’écrivain consacré et une posture de poète « en région », P. Menanteau recourt ainsi à des médiations littéraires – l’oeuvre du poète mineur A. Mage et la notion instituée de poésie baroque – afin d’organiser un état du champ poétique contemporain.

Images de Menanteau, essayiste bachelardien

L’écriture d’une anthologie précédée d’un essai critique permet deux actions à son rédacteur : ressaisir de manière rétrospective l’histoire d’une certaine forme de poésie sans paraître en occuper lui-même le centre ; dégager des suggestions de poétique en évitant le double écueil du manifeste empreint d’agressivité militante, d’une part, et de la théorisation pédante, d’autre part. La composition d’Images d’André Mage de Fiefmelin. Poète baroque permet ainsi au médiateur poète P. Menanteau, dans une insubordination aux valeurs dominant le champ, de fusionner art poétique et histoire littéraire.

Un vaisseau fantôme de l’histoire de la littérature

S’il s’agit, d’après le titre de l’anthologie, de publier les « images » poétiques d’A. Mage, le premier producteur d’images du volume est néanmoins l’essayiste. L’introduction critique s’ouvre en effet sur une métaphore qui caractérise un aspect de l’historiographie poétique selon l’écrivain : elle désigne l’oeuvre d’A. Mage comme « un vaisseau presque perdu dans le brouillard » (IMF, p. 7) qui hante l’histoire littéraire. P. Menanteau explore dans son oeuvre poétique et critique un imaginaire maritime et aérien, ce qui a suscité son intérêt pour les études de Gaston Bachelard[29]. Sa lecture d’A. Mage semble pouvoir s’inscrire à son tour dans cette mouvance critique bachelardienne.

Évitant l’érudition positiviste, P. Menanteau livre une lecture actualisante. Dans la partie critique, une tentative de dialogue des consciences par-delà les époques est mise en récit. Comme l’avait fait Louis Audiat en 1864[30], P. Menanteau souligne le succès littéraire d’A. Mage en tant que poète local au début du xviie siècle, mais il insiste sur la discontinuité de l’histoire littéraire : A. Mage a été évincé du patrimoine à transmettre. Suivant une pensée téléologique, le moment de la rencontre prédestinée serait enfin venu : « Mais quel est donc ce Mage dont le voyage vers nous fut si lent ? » (IMF, p. 7) Le volume Images d’André Mage serait donc la rencontre à la fois inactuelle et nécessaire du livre de 1601 et de ses lecteurs, rencontre dont la signification doit être élucidée et progressivement révélée au fil de l’ouvrage. La question théorique de la décontextualisation des poèmes et de leur recontextualisation par l’anthologie est ainsi atténuée[31] puisque les imaginaires des poètes se rejoignent dans cette herméneutique.

Cette rencontre de consciences qu’est la découverte d’un poète par un autre poète est l’événement qui instaure un temps suspendu, lequel condense l’écart entre 1601 et 1965. Grâce à cette représentation de la durée, les conditions sont réunies pour que l’essayiste livre au jugement des lecteurs du xxe siècle des vers directement présentés dans une section indépendante d’anthologie, ce que ne faisait pas l’étude de L. Audiat. Il abrège en fait en une centaine de pages l’édition originale, qui en compte presque mille. L’anthologie favorise l’expérience de la lecture d’extraits d’A. Mage dans l’ordre de son livre, grâce à une typographie amendée qui développe, de surcroît, les nombreuses abréviations originales. Les titres, s’ils existent, ou la numérotation de certains poèmes sont authentiques et scrupuleusement cités, l’éditeur n’ajoutant pas de péritexte anachronique. Ce souci de son effacement de la lettre du texte est seulement perturbé lorsqu’à deux reprises, l’édition met en regard le modèle textuel du poème et cite alors en italique des extraits de Bernard Palissy et Guillaume Haudent (IMF, p. 147 et 151). La médiation éditoriale n’est pas absente de cette section puisque l’anthologie relate indirectement une expérience de lecture, cherche à communiquer le plaisir de la trouvaille, à baliser des lieux de plaisir ou d’admiration. L’emploi dans l’essai critique du pronom « nous », qui associe l’essayiste et l’usager de l’anthologie, permet de soustraire le contemporain au présent et de l’inclure dans cette temporalité à part que serait la lecture poétique, échappant aux déterminations politiques et sociales.

L’essai liminaire a ainsi pour rôle d’instaurer les conditions temporelles, de l’ordre de l’éternité, pour la lecture de l’anthologie par l’usager : sa conscience peut alors lire sous le regard du poète A. Mage et sous le contrôle éducateur de P. Menanteau.

À la rencontre du poète et du livre

Sur un ton intimiste, l’essai se donne pour un témoignage de lecture personnelle. Faute de pouvoir rencontrer le poète pour converser, comme P. Menanteau le fit avec Tristan Klingsor (1874-1966) pour P. Seghers, l’essayiste organise son propos liminaire en narrant l’expérience matérielle du livre original (chap. i à viii).

Le corps de l’anthologiste poète regimbe toutefois devant la contention intellectuelle de la consultation en bibliothèque d’étude. Cette empathie soutient en effet une expérience de lecture qui n’en est pas moins physiquement pénible. Comme L. Audiat, le commentateur signale (chap. ii) que le recueil de 1601, « peu engageant » (IMF, p. 20), présente une typographie défectueuse. L’édition de 1965 implique un labeur : « Est-il bien sage de copier tant de vers – ce qui n’allait pas sans fatigue visuelle, ou manuelle ? » (IMF, p. 110) L’expérience spirituelle de poèmes « où ne cesse de se débattre le mystère de la destinée humaine, apparemment élucidé par la foi, mais remis sans cesse en question » est peut-être moins urgente, « quand on a franchi le seuil de la vieillesse » (IMF, p. 110), que l’expérience sensorielle : « Ne serait-il pas plus agréable de me promener le long de la Seine ou au bord de la mer, et de jouir des métamorphoses naturelles, de cette instabilité de l’onde labile ou des vents capricieux ? » (IMF, p. 111) L’expérience du livre et la culture imprimée occupent donc une place relative dans la poésie, qu’il s’agisse de la diffuser – la musique et le cinéma semblent autant le permettre que le livre, selon P. Menanteau – ou de la comprendre – le paysage permet une expérience morale et spirituelle analogue à celle des vers, une ascèse comparable à celle de la lecture de l’imprimé de 1601. L’essayiste affecte un détachement modeste envers son entreprise : il semble excuser par avance son lecteur d’abandonner une lecture flâneuse de l’anthologie au profit de l’agrément d’une expérience non métaphorique.

Cette expérience sensible justifie que les atteintes au goût classique soient indiquées sans jeter le discrédit sur la poésie d’A. Mage. En effet, elles ne font pas obstacle à la naissance de l’émotion esthétique : « Sans doute, Mage ne possède point l’élégante diction que l’on admire chez notre grand tragique [Racine], mais, dans sa gaucherie archaïque, j’allais dire provinciale, il sait nous toucher[32]. » La concession indique que P. Menanteau connaît les arguments du débat littéraire entre honnêtes gens, mais il transforme les défauts en valeur littéraire à partir de son expérience personnelle. L’anthologie permet au demeurant d’écarter les vers les plus faibles, les poèmes abstrus, les sonnets hermétiques. Les coupes pratiquées dans un poème long de cent vingt-huit vers, comme la paraphrase du psaume xxxviii, indiquent les bonheurs de lecture : en isolant deux vers ou parfois un seul, l’anthologiste désigne la réussite mémorable d’un rythme, d’une harmonie musicale, d’une formule (IMF, p. 153). Le choix d’extraits empruntés aux différentes sections du recueil de 1601 permet ainsi de valoriser, à côté du sonnettiste déjà connu grâce à L. Aragon, un A. Mage poète dramatique et lyrique. La sélection illustre par ailleurs une poétique des quatre éléments, parfois ancrée dans une géographie précise, celle du littoral de la Saintonge.

L’étude critique a pour imaginaire la démarche de la rencontre et l’anthologie, celle de la promenade avec l’écrivain : les chapitres ii à viii reposent sur une lecture cursive des Oeuvres faite de citations reliées par des résumés. Cette composition souple est propice aux commentaires ponctuels, de l’ordre de la remarque incidente, parfois entre parenthèses, ou bien offrant une compréhension mieux documentée, voire évaluative, presque méditative.

Une histoire littéraire intelligible aux poètes

Si la faiblesse du discours d’escorte concernant A. Mage depuis le xviie siècle contraignait à recourir à la puissance de sympathie et de vision d’un autre poète pour la compenser, P. Menanteau ne s’efforce pas moins de réinsérer l’oeuvre d’A. Mage dans une histoire littéraire continue. La parenté avec le travail d’anthologiste de Thierry Maulnier peut être signalée[33], ainsi que la rémanence, dans Images d’André Mage, du modèle de l’anthologie collective.

Témoignant ainsi de sa propre aptitude à organiser les valeurs littéraires, l’écrivain éditeur se donne pour tâche de valoriser A. Mage en affirmant qu’il s’agit d’un « grand poète, dont on sent presque partout la présence » (IMF, p. 106), d’une « étoile de première grandeur, dont l’éclat semblait éteint » (IMF, p. 38). Pour cela, il doit rassembler la bibliothèque poétique nationale, et l’essayiste s’emploie à lire chez lui la persistance de poètes passés ou la préfiguration d’oeuvres à venir. Si A. Mage ne cite pas Clément Marot, le critique en décèle à plusieurs reprises le souvenir (IMF, p. 40 et 84). De même, A. Mage ne cite ni Joachim Du Bellay ni Estienne Jodelle : P. Menanteau signale l’aveuglement du créateur à lui-même comme explication, car « on ne reconnait pas toujours ses véritables ancêtres » (IMF, p. 23). L’écrivain relève en revanche les nombreux poètes auxquels A. Mage rend hommage, de Philippe Desportes à Guillaume Du Bartas et Jean de Sponde, en passant par le Poitevin Scévole de Sainte-Marthe (chap. iii). De façon plus étonnante, le chapitre consacré à la poétique d’A. Mage (chap. iv) réunit des extraits sous des rubriques dont les intitulés constituent l’essentiel du commentaire. De la sorte, l’essayiste établit différents rapprochements avec la poétique de Jean de La Fontaine (1621-1695) et, avec sa constante prudence, suggère qu’A. Mage « préfigure la doctrine des poètes de “l’école de 1660”, c’est-à-dire de nos grands classiques » (IMF, p. 37). Il mobilise alors un jugement de Thierry Maulnier qui fait des poètes de la fin du xvie siècle et du premier xviie siècle un « microcosme de la poésie française » afin de justifier le rapprochement entre un poète baroque et la doctrine classique. P. Menanteau propose donc des successions en laissant à d’autres le souci de les hiérarchiser, peut-être à l’image d’A. Mage lui-même (voir chap. iii).

Si l’essai introductif offre une première anthologie d’A. Mage par l’abondance des citations, il garde aussi le souvenir de l’anthologie collective grâce aux citations de vers d’autres poètes, anciens ou contemporains. Le critique place le nom d’A. Mage dans différentes configurations poétiques, l’une d’elles étant celle des poètes de la fin du xvie siècle et du début du xviie siècle. L’introduction mentionne (IMF, p. 7) l’étude récente d’Eugénie Droz sur Jacques de Constans (1962), c’est-à-dire l’élaboration de noms d’auteurs neufs par l’érudition littéraire. L’essayiste établit des comparaisons avec les poèmes du Mespris de la vie et consolation contre la mort de Jean-Baptiste Chassignet (1594) (IMF, p. 17, 80) et les cite (IMF, p. 80). L’enjeu patrimonial du geste de regroupement est explicite : « Grâce à ma persévérance, le quatuor des grands poètes protestants : Agrippa d’Aubigné, Saluste Du Bartas, Jean de Sponde, Laurent Drelincourt, allait s’élargir, s’amplifier en quintette » (IMF, p. 111). P. Menanteau dispose de suffisamment de surplomb temporel pour déceler des « héritiers » d’A. Mage, qui méconnaissent leur ancêtre. Le nom et les vers de Charles Péguy reviennent, désignés comme successeurs de J.-B. Chassignet et d’A. Mage (IMF, p. 89 et p. 82-83). Les héritiers sont cependant divers, chrétiens certes, mais aussi catholiques, voire simplement lyriques ; Français, certes, mais aussi Européens : « Il [A. Mage] m’apparaît comme un ancêtre des poètes de l’amour conjugal, du catholique Coventry Patmore, du Verhaeren des Heures claires, du fou d’Elsa, Aragon, de Maurice Fombeure, Poitevin, qui a répondu lyriquement à cette question : “Quel est ce coeur ?”[34] » La rigueur de l’érudition est assouplie par la diversité d’attache et de réputation des poètes destinés à actualiser l’oeuvre de l’Oléronnais A. Mage.

Les catachrèses de l’histoire littéraire, notamment génération, ancêtre et héritage, permettent d’« inscrire dans le trésor poétique de la France » les vers d’A. Mage, comme L. Aragon l’appela de ses voeux (IMF, p. 9). P. Menanteau utilise cependant cette histoire dépolitisante pour introduire dans une poéticité échappant aux délimitations nationales l’expérience régionale, ainsi que les particularités confessionnelles. L’essai de P. Menanteau est le premier à interroger le statut de « poète huguenot » d’A. Mage (chap. vii). Il examine ainsi une poétique calviniste tout en favorisant, grâce à la souplesse qu’offre le genre de l’anthologie, l’appréhension d’un tempérament poétique, d’une diversité lyrique, de l’expression angoissée du conflit intérieur.

L’entreprise de P. Menanteau combine deux approches entrelacées, l’une intuitive, relevant d’une imagination élémentaire proche de la poétique de G. Bachelard, l’autre érudite, proposant un reclassement de noms d’auteurs et des juxtapositions d’écoles dans la définition personnelle d’un « courant » littéraire. L’écriture hésite entre vision suspendue dans l’éternité et historiographie élucidant une orientation de la poésie française depuis les Grands rhétoriqueurs.

Poésie d’aujourd’hui ou « poésie de demain » (IMF, p. 104) ?

Du dispositif qui vient d’être décrit découlent les propositions selon lesquelles la poésie baroque est contemporaine et que, pour cette raison même, celle d’A. Mage ne pouvait être comprise en son temps. La notion de baroque apparaît incidemment dans le premier chapitre, par le titre de l’anthologie d’André Blanchard[35], puis çà et là, mais la discussion théorique sur le baroque est retardée jusqu’à l’avant-dernier chapitre (ix), « Mage, poète baroque ». Elle sert une incitation à l’écriture, faite avec tact, parce qu’il s’agit plutôt de dégager l’inspiration d’un courant déjà là que de prétendre la contrôler par la définition d’une doctrine.

Pays et paysage, producteurs d’images

L’entreprise repose en fait sur une résistance de l’oeuvre d’A. Mage à une lecture réduite au baroque. P. Menanteau reprend à L. Audiat les informations relatives à l’ancrage géographique du poète et de son recueil, en présupposant la permanence de l’expérience du territoire atlantique qu’il appelle les « pays d’Ouest » (IMF, p. 72). Elle dérive d’une mythologie poétique personnelle, puisque, selon G. Bouquet, « il [P. Menanteau] aime à dire que les pays d’Ouest, dont la Vendée est l’un des plus typiques, favorisent l’imagination des poètes et aussi, pourquoi pas, la sensibilité des peintres » (LBE, p. 6). Le critique marche ainsi sur les traces du poète dans le « pays des isles » – ainsi que le désigne A. Mage –, s’intéressant d’abord à une poésie que suscite une expérience sensible et ordinaire, c’est-à‑dire en creux, ni urbaine ni exotique.

Par sa propre expérience des pays d’Ouest – et non par son savoir ou son statut social –, le Vendéen P. Menanteau est en position d’évaluer le travail de représentation du Saintongeais A. Mage. Il valorise les « dons de paysagiste » d’A. Mage (IMF, p. 81). Par exemple, il juge positivement le poème consacré à la culture du sel marin, « Le Saulnier », en tant que témoignage d’un talent descriptif appliqué à ce qui est familier : « Dans la poésie française, si rarement attirée par le travail artisanal, on voit apparaître quelque chose de vigoureux, d’original, de méticuleusement observé. Cette familiarité, cette humblesse finissent par toucher » (IMF, p. 72). L’art poétique implicite de P. Menanteau valorise l’harmonie entre la nature et l’homme, confirmée par le travail, que ce dernier soit poétique ou non. Il promeut une morale laïque de la modestie, et non de l’humilité chrétienne. Elle rejoint la notion de « médiocrité dorée », qui a pour origine le poète latin Horace et que réénonce A. Mage. P. Menanteau décèle dans la poésie d’A. Mage les particularités régionales qui l’éloignent des modèles parisiens dominants : « On ne se dit plus : c’est didactique, c’est prosaïque, mais bien : c’est la vie d’un pays, d’une catégorie sociale, qui est enclose dans des pages comme celles-là » (IMF, p. 72). Avec l’expression « catégorie sociale », P. Menanteau valorise une population rurale, c’est-à-dire la classe laborieuse, en tant qu’elle est dépolitisée.

L’évaluation se déplace au demeurant de la représentation vers le sujet représenté. L’artisanat et l’art sont ainsi relativisés au profit d’un humanisme qui se fraie une voie parmi les formes symboliques. Les images que soumet A. Mage sont selon P. Menanteau le résultat de la conscience professionnelle des sauniers associée à la fierté de leur savoir-faire : « Ce ne sont pas des dieux et des déesses non plus, que nous voyons en grand arroi sur ces rivages, mais de braves gens qui accomplissent en conscience leur métier et qui en parlent avec plaisir. On se sent tout disposé, en raison de leur bon vouloir, à élargir en leur faveur le compas du goût » (IMF, p. 73). Le travail de l’artisan ou de l’agriculteur pourrait entrer selon P. Menanteau, si A. Mage était une autorité suffisante, dans la tradition littéraire morale et moraliste.

P. Menanteau, par imitation d’A. Mage peut-être, se déprend de la forme matérielle pour apprécier l’accès à un monde d’images : « Visuel, il deviendra aisément visionnaire » (IMF, p. 81). Par-delà le flux instable des choses et des représentations qui conditionne l’existence humaine, le poète qu’interprète P. Menanteau parvient à suggérer l’éternité. L’écrivain souligne alors le rôle didactique de l’image chez A. Mage, sans le réprouver : « De fin en soi, elle [la nature] devient un moyen, un vivier d’images, de métaphores, subordonnées à un dessein apologétique : rendre sensibles au coeur les exigences morales ou religieuses » (IMF, p. 82). Il constate dans L’Image d’un mage, seconde partie des Oeuvres, la place qu’occupent « des visions de caractère philosophique, métaphysique » (IMF, p. 82).

La poésie du « pays des isles » permet ainsi à P. Menanteau de polémiquer avec les tenants de la « poésie pure », notion qu’il paraphrase par celle d’« alchimie verbale » (IMF, p. 72). Les pays d’Ouest, par la nécessité d’un destin poétique, sont transformés en lieux littéraires.

Présence du baroque dans une actualité tragique

En dépit du sous-titre du volume, « poète baroque », la notion de baroque semble facultative au propos d’ensemble. L’essai introduisant l’anthologie vise en fait à comprendre l’orientation de la poésie contemporaine à partir du constat que les conditions historiques sont enfin tristement propices à la lecture d’A. Mage. Plutôt que de baroque, il est question de tradition biblique et chrétienne.

P. Menanteau met en récit non seulement sa lecture mais aussi ses choix éditoriaux. Essai et anthologie ont en fait pour origine un « véritable choc » provoqué par le sonnet intitulé « Cosmologie » édité par André Blanchard. P. Menanteau travaille ensuite sous l’effet de l’« impression » produite par l’énergie poétique, « au service d’un sentiment, ou plutôt d’une vision de l’agitation marine, aérienne, terrestre, humaine, à laquelle s’oppose, dans son immutabilité, l’homme solidement ancré dans ses convictions » (IMF, p. 9). Cette lecture du sonnet « Cosmologie » d’A. Mage est la clé poétique qui enclenche l’interprétation de P. Menanteau. Illustrant cette antithèse principielle, une série de poèmes de l’anthologie repose sur la figure du fidèle je menacé par les éléments – la mer en général – et sauvé par la grâce divine. P. Menanteau lit les Oeuvres comme la lutte du désespoir et de la foi. Le poète serait partagé entre scepticisme et fidéisme avant de parvenir à l’expression de la conviction : « Chez l’apologétiste [sic] qu’est Mage, la certitude apparaît comme une conquête difficile, et même, à certains instants, comme une reddition du désespoir » (IMF, p. 104). Ce poète chrétien touche l’écrivain parce qu’il se refuse au dogmatisme et s’autorise l’expression de l’angoisse.

P. Menanteau suit ainsi la permanence de formes expressives dont A. Mage est selon lui l’une des occurrences, en particulier d’inspiration vétéro-testamentaire. On lit par exemple, après un extrait d’un sonnet de la section « L’homme naturel » : « Là, le poète, proche comme Ronsard des sources bibliques, est essentiellement lyrique, et nous trouverions aisément dans l’oeuvre de Lamartine (“L’Homme”) ou dans celle de Hugo (“À Villequier”) des accents semblables » (IMF, p. 101). La veine d’un lyrisme biblique transhistorique s’exprimerait par des poètes d’époques diverses. A. Mage est valorisé pour une manière de tragique biblique, dont P. Menanteau trouve l’origine dans le Livre de Job – l’anthologie donne le passage que paraphrase A. Mage (IMF, p. 158) – et qui s’exprime chez des auteurs postérieurs et contemporains : le poète « s’inscrit dans une lignée allant des plaintes de Job à la dialectique de Kierkegaard, à l’angoisse contemporaine, celle d’un Miguel de Unamuno (“Le sentiment tragique de la vie”), ou d’un Samuel Beckett » (IMF, p. 87-88). La sécularisation de la tradition biblique semble être pour P. Menanteau une nécessité de l’histoire poétique.

De même qu’A. Mage n’est compris qu’avec retard, de même P. Menanteau considère que ses contemporains ne seront compris qu’ultérieurement, sauf à être sensible au baroque, qui éclaire la création du moment : « Cette oeuvre [d’A. Mage] a des successeurs qui s’ignorent. Qui étudiera plus tard les poètes contemporains (en particulier Pierre Emmanuel, Audiberti, Jean Rousselot, d’autres encore), découvrira des motifs, des formes, qui ressortissent au baroque » (IMF, p. 103). S’il peut rattacher des poètes réputés et vivants à un prédécesseur, il met en lumière un poète contemporain méconnu, narrant, comme pour A. Mage, son contact avec le livre : « J’ouvre une plaquette toute récente, “fruit de l’angoisse et de la foi” d’un jeune poète catholique : Apocalypse, de Jean Bancal » (IMF, p. 103-104). Une rapide caractérisation formelle permet de situer Jean Bancal par rapport à Agrippa d’Aubigné, Victor Hugo ou A. Mage, et précède une citation claironnant la fin de l’histoire : « Alleluia ! La somme / Est réunie au temps ». Finalement, l’anthologiste suggère la pertinence historique du discours apocalyptique en évoquant les crimes contre l’humanité : « Fumées des fours crématoires ; bombe de Hiroshima ; bombes atomiques ; guerres sanglantes, ou guerre froide ; propagandes attentatoires à la personnalité humaine : tel est le fond apocalyptique sur lequel maintes oeuvres d’aujourd’hui se détachent » (IMF, p. 104). La tradition biblique immémoriale, même distincte de la confession de foi et rendue littéraire, produit face au nihilisme tragique une poésie qui peut être dite baroque.

En somme, P. Menanteau propose une lecture d’une orientation possible, non seulement de la poésie française, mais de la littérature européenne : il discerne la place de la sécularisation chrétienne – il n’emploie pas le mot – dans la création contemporaine et suggère sa pertinence historique.

De la conscience baroque à la poésie d’A. Mage

P. Menanteau évoque une composition qu’aurait pu prendre l’anthologie d’A. Mage : le cadre thématique défini par Jean Rousset dans sa fameuse Anthologie de la poésie baroque française[36] aurait pu être meublé d’extraits des Oeuvres. Il réfute toutefois la place de « l’inconstance blanche » dans ce recueil et a préféré discerner « un itinéraire hasardeux » (IMF, p. 103), ce qui justifie son choix d’extraire des vers dans l’ordre de l’édition originale.

Bien qu’il ne le mentionne pas, il semble tenir le baroque, à la suite d’Eugenio d’Ors, pour un « éon » qui prend forme à des époques différentes. Le chapitre sur « Mage, poète baroque » (chap. ix) repose sur des remarques lâchement enchaînées, qui relèvent de l’observation davantage que de l’argumentation. Préciser ce qu’est le baroque supposerait de sortir de la confusion dans laquelle il pourrait se confondre avec la préciosité et le romantisme. Ces derniers relèveraient du goût et de la sensibilité, de sorte qu’ils peuvent être « de tous les temps » (IMF, p. 100). En revanche, le baroque ne s’abolit pas dans le sentiment, il serait l’émotion ressaisie par la raison : « Le baroque n’apparaît véritablement que lorsque l’émotion – inquiétude, anxiété, angoisse – accompagne avec force, plus encore, avec violence, les mouvements de l’intellect » (IMF, p. 100). P. Menanteau ne réduit pas ses exemples au xvie et au xviie siècle puisque le lyrisme de Hugo et de Lamartine est convoqué. Dans la lignée des chapitres précédents, qui ont pu décrire le travail formel, P. Menanteau propose d’affiner cette définition pour que la notion de baroque ne porte plus sur un état de conscience mais sur des vers « plus dramatiques, plus tragiques, dont la forme s’accompagne de répétitions obsessionnelles » (IMF, p. 102). Il lui donne alors une caractérisation historique circonstancielle, l’analysant comme une conjonction d’influences, celle du sonnet épigrammatique promu par Du Bellay, celle de Marot psalmiste, celles des jeux des Grands rhétoriqueurs (IMF, p. 103).

P. Menanteau cite les travaux sur le baroque qui ont préparé son édition, les études de Marcel Raymond et de Jean Rousset (1954, 1955) (IMF, p. 100). Au terme de l’essai critique, il rassemble des caractérisations possibles du baroque littéraire afin de discerner, à partir du cas offert par A. Mage, ce qui est propre au baroque. P. Menanteau ne fait toutefois pas d’A. Mage l’illustration d’une catégorie esthétique. Il enrichit cette dernière par le cas d’A. Mage, en insistant sur une poésie du tragique spécifiquement chrétienne, celle de la conscience qui lutte entre foi et désespoir, qui lui paraît actuelle dans une conjoncture qu’il évoque comme apocalyptique.

Conclusion

En dépit de son rapport ambigu au savoir – le discours historique est nécessaire mais non suffisant à l’appréhension de la poésie –, l’ouvrage fut assez bien reçu des universitaires, comme le présent article en témoigne encore. Outre plusieurs comptes rendus critiques orientés vers la réception d’A. Mage[37], un chercheur – Jean Marmier, au sujet du poète Alexandre de Rivière[38] – put se prévaloir de ce précédent pour enrichir la liste des « poètes baroques » et donner une légitimité à la province littéraire. La réception de cette anthologie par les poètes reste en revanche un point aveugle.

Bon connaisseur de la poésie ancienne par les anthologies, P. Menanteau évalue peut-être avec la sienne les raisons de réparer une lacune : l’absence d’A. Mage de Fiefmelin dans l’Anthologie de la poésie religieuse française par Dominique Aury (1943[39]). Pour cela, au modèle de l’anthologie de poésie baroque, P. Menanteau surimprime celui d’une étude d’un abord lansonien, associant un essai sur l’homme suivi d’un accès balisé à l’oeuvre. L’ensemble garde aussi des traits de la monographie folkloriste d’instituteur mais retravaillée par les jugements de goût de l’honnête homme. Il livre ainsi une historiographie littéraire déroutante, non d’un docte ou d’un inspecteur de l’enseignement, mais d’un écrivain. Il discerne un courant poétique qui, depuis la Renaissance, associe biblisme et baroque au service d’un sens du tragique : P. Menanteau envisage la poésie comme le discours où ce tragique existentiel peut être combattu. En tant que poète, il s’efface de cette histoire pourtant écrite à partir de son témoignage de lecture : dans l’anthologie de poètes anciens ou contemporains qu’il réunit aux côtés des vers d’A. Mage, il ne mentionne pas ses propres écrits. C’est cependant un mythe relevant d’une géopoétique qui est à l’origine de ce geste d’écriture et de lecture : les pays d’Ouest rendent P. Menanteau poète comme ce fut le cas d’A. Mage à la fin du xvie siècle. Le Vendéen est pour cette raison sensible à des images que les doctes peuvent dire baroques sans cependant en épuiser la signification. La figure d’André Mage offre un support passif à l’herméneutique du poète P. Menanteau : l’essai et le choix de textes instituent en littérature la poétique de P. Menanteau lui-même, davantage encore que celle d’A. Mage. Que des exemplaires du tirage original soient toujours disponibles à la vente chez Rougerie attire l’attention sur l’alliance du poète et de l’éditeur dans la définition du temps poétique baroque comme contemporain.