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Comment, ou plutôt par quels supports les textes et les oeuvres adviennent-ils à l’histoire littéraire ? Si « faire l’histoire de la littérature, c’est faire l’histoire d’un objet variable et contingent » et, par conséquent, « faire l’histoire de ces variations, de leurs modalités, de leurs implications[1] », il s’avère fondamental de prendre en considération les « modalités de publication, de dissémination et d’appropriation des textes[2] ». C’est dans cette perspective qu’un ouvrage récent[3] avait cherché à suivre la trajectoire d’anthologies de la poésie du premier xviie siècle parues au xxe siècle dans le contexte général de l’émergence, puis de l’institutionnalisation de la notion de baroque littéraire. Le présent dossier se situe dans la continuité de ce questionnement, qu’il ne vise pas seulement à approfondir, mais à déporter. Il s’agit en effet, en passant du général au particulier, de réfléchir à un autre type d’objet : les anthologies consacrées à un seul poète du xvie ou du xviie siècle, qu’il soit considéré « baroque » ou non par les compilateurs. Ce mode de compilation pose de fait plusieurs problèmes spécifiques, que les articles réunis ici s’attachent à analyser.

Matérialités

Il s’agit en premier lieu d’étudier les singularités de l’objet-livre, sa fabrication, son format, sa sémiologie, mais aussi sa diffusion et sa circulation. L’enjeu est de déterminer de quelle manière les anthologies autographiques disposent le lecteur à appréhender la matière compilée. L’étude des préconisations de lecture développées par les anthologistes est donc capitale, puisqu’elle permet de déterminer à quels publics s’adressent leurs ouvrages. Michèle Rosellini montre ainsi que Jean-Pierre Chauveau déploie un discours préfaciel visant à mettre son lecteur en relation directe avec la poésie de Théophile de Viau, tandis que ma propre contribution explore l’appareil iconographique et typographique de l’anthologie de Saint-Amant émanant de la collection de l’Académie française. Cet objet-livre produit un « effet de passé » dont l’exhibitionnisme attrayant vise clairement un lectorat potentiellement séduit par le « prestige » de l’institution. De plus, la prise en compte du rôle des intermédiaires de la publication et de leur implication dans le montage éditorial permet de dévoiler les tactiques des anthologistes. Audrey Duru étudie dans cette optique le rôle de René Rougerie dans le positionnement de son anthologie de Mage de Fiefmelin, l’éditeur de « Poésie présente » s’investissant idéologiquement dans cette entreprise[4]. Pour sa part, Clément Duyck montre à propos de Jeanne Guyon que le processus éditorial d’anthologisation « invente un corpus poétique » nouveau. En effet, la lecture fragmentaire de la poésie de cette autrice engage des stratégies d’appropriation.

Stratégies de publication

L’étude de la matérialité anthologique débouche donc logiquement sur celle des stratégies de publication. Dans son « Étude sur les poésies de Jean de Sponde », Alan Boase se positionne explicitement contre les compilateurs ayant retenu dans leurs pages celui qu’il considère comme « son » poète, tout en les hiérarchisant : ainsi, même si son travail est jugé médiocre, Marcel Arland lui a du moins « fait l’honneur de [l]e citer comme l’homme auquel il doit d’avoir connu le poète des Stances et Sonnets de la Mort[5] ». Et de poursuivre : « [J]’y suis d’autant plus sensible que d’autres personnes, qui à mon insu s’étaient procuré mes transcriptions, non seulement de Sponde mais de quelques autres textes peu connus du xviie siècle, les ont utilisées sans mentionner mon nom[6] ». La note identifie clairement l’intéressé : Thierry Maulnier[7]. Cette polémique fait apparaître un enjeu sociologique majeur de l’anthologie : elle peut se muer en plateforme de publication propre à servir une carrière ou une cause. L’article d’Audrey Duru éclaire ainsi le rôle joué par l’anthologie de Mage de Fiefmelin réalisée par le poète Pierre Menanteau dans sa « dynamique de reconnaissance » et son inscription sociale. De son côté, Michèle Rosellini suggère que l’anthologie de Théophile de Viau compilée par Jean-Pierre Chauveau pour la collection « Poésie/Gallimard » a probablement eu un impact sur l’inscription des Poésies de l’auteur des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé au programme d’agrégation. On constate donc que les anthologies autographiques de poètes des xvie et xviie siècles répondent à des opportunités éditoriales et commerciales, mais aussi symboliques ; c’est notamment ce que montre Thomas Hunkeler au sujet de Maurice Scève, tour à tour « victime de temps inhumains », quignardien et « telquelien ».

Historiographies

Pourquoi des universitaires ou des poètes compilent-ils des anthologies consacrées à un seul auteur ? Quel en est le gain heuristique et herméneutique ? Comment saisir les particularités de ce geste de lecture dans le cadre de l’histoire de l’appréhension d’une oeuvre, et de quelle manière en rendre compte ? En incluant une réflexion sur le va-et-vient entre anthologie générale et anthologie de poète, les articles réunis dans ce dossier s’attachent à répondre à cette question. William Barreau dévoile ainsi l’influence du choix de sonnets de La Ceppède que Jean Rousset publie en 1947 chez G.L.M. sur son Anthologie de la poésie baroque française, parue quatorze ans plus tard chez Armand Colin, et plus généralement sur sa conception du baroque, dont Audrey Duru met en lumière « l’efficace polémique », porteuse d’une « puissance de révision narrative, de perturbation d’un certain état poétique ». Dans cet ordre d’idées, ma contribution sur Saint-Amant relu et corrigé par l’Académie française met en lumière un fantasme classiciste visant à repousser, pour des raisons morales, le baroque, tout en utilisant, de manière ambivalente, son pouvoir de séduction pour promouvoir l’ouvrage. Ces considérations impliquent d’appréhender les anthologies autographiques comme la mise en oeuvre d’une rhétorique de la lecture[8]. Mais il importe également d’étudier le rapport des compilateurs à la philologie : consultent-ils des éditions d’époque, et si oui, lesquelles ? À quels types de textes (forme, genre, mais aussi typographie, orthographe…) donnent-ils la préférence, et quels sont leurs principes d’édition ? Ce sont ces interrogations que Thomas Hunkeler élucide, en évoquant en particulier le travail éditorial de Pascal Quignard sur l’oeuvre de Maurice Scève. Par là, on comprend mieux comment travaillent les historiens de la littérature que sont beaucoup d’anthologistes, et l’influence et la portée, réelles ou fantasmées, de leurs ouvrages dans la construction de la réception des poètes des xvie et xviie siècles sont évaluées à leur juste mesure. Michèle Rosellini explicite dans cette optique la tendance de Jean-Pierre Chauveau à « favorise[r] un rapport déshistoricisé – immédiat, de sensibilité à sensibilité » à l’oeuvre de Théophile de Viau. De façon similaire, Clément Duyck expose, à propos de l’anthologisation de l’oeuvre poétique de Jeanne Guyon par Marie-Louise Gondal, l’aptitude de la catégorie de baroque à « confére[r] une lisibilité contemporaine » à l’autrice et, partant, à lui procurer une « légitimation contemporaine ». De même, le rapprochement pourtant étonnant, proposé par l’anthologiste, entre cette oeuvre et le romantisme, voire le surréalisme, lui octroie « une valeur qui dépasse ses déterminations historiques ». En effet, au bout du compte, « [c]e n’est pas tant la dimension historique de la poésie de Jeanne Guyon qui intéresse Marie-Louise Gondal que son actualité ».

Poétique

Enfin, les textes rassemblés ici réfléchissent plus spécifiquement aux choix et agencements de textes que met en jeu le dispositif anthologique. Les opérations textuelles auxquelles se livrent les anthologistes (sélection, extraction, fragmentation, rapprochement cotextuel, assemblage de textes…) sont étudiées en détail, et leurs objectifs, souvent idéologiques, sont mis en lumière ; on consultera à ce propos les développements de William Barreau sur le réagencement des Théorèmes de La Ceppède par Jean Rousset. Par ailleurs, dans la mesure où le geste anthologique tend à effacer, par l’action de publication, l’hétérogénéité temporelle des textes, il s’agit de déceler dans les dispositifs anthologiques des actualisations et/ou des usages idéologiques de l’oeuvre des poètes[9]. Audrey Duru réfléchit de ce point de vue sur la démarche « bachelardienne » de Pierre Menanteau, tandis que Michèle Rosellini fait valoir l’hypothèse d’une « perspective téléologique » orientant la lecture de Théophile de Viau « vers le drame de la mort prématurée » et que Thomas Hunkeler lit en réseau trois appropriations singulières de Maurice Scève. Clément Duyck étudie quant à lui les manipulations que Marie-Louise Gondal réalise sur le corpus de poésies de Jeanne Guyon, à des fins apologétiques, l’objectif de l’anthologiste étant de développer un « projet théologique pour temps de crise », projet s’incarnant dans une « pragmatique spirituelle pour le temps présent ».

En définitive, étudier les anthologies de poètes des xvie et xviie siècles publiées aux xxe et xxie siècles permet notamment de mesurer la part exacte prise par la notion de baroque dans l’émergence, puis l’institutionnalisation de certains auteurs triés sur le volet car répondant, aux yeux des compilateurs, aux critères distinctifs de cette catégorie historiographique. Cependant, on constatera à la lecture des articles présentés dans ce numéro la nature floue, voire l’absence presque totale, dans certains cas, du baroque. Si une telle constatation n’a rien pour étonner, il est intéressant de noter que cette trajectoire est simultanément symétrique et dissemblable de celle des anthologies « générales » de la poésie baroque publiées parallèlement à ces compilations autographiques, certains anthologistes, comme Jean Rousset, ayant pratiqué ces deux modes de publication. En effet, en un mouvement historiographique singulier, le mot de « baroque » permet de faire advenir les textes et les oeuvres labellisées de la sorte à l’histoire littéraire tout en empêchant, par son usage indéfini, une réduction intégrale des poètes à cette catégorie. Par conséquent, c’est la dimension profondément idéologique et stratégique des gestes anthologiques qui apparaît, le baroque n’étant dans la plupart des cas qu’un simple levier herméneutique, voire un passage obligé, ou même un outil facultatif. De ce fait, il est légitime d’appréhender les compilations autographiques étudiées ici comme des instruments privilégiés pour orienter la lecture des poètes des xvie et xviie siècles, mais aussi comme des objets concourant à modaliser le devenir social de leurs auteurs.