Résumés
Résumé
Cet article analyse la représentation des filles dans Kuessipan (2011) et Manikanetish (2017) de l’écrivaine innue Naomi Fontaine. Au coeur des deux romans se dressent des personnages de filles solides qui incitent le lectorat non autochtone à remettre en question la perception stéréotypée des filles autochtones en tant que personnes en détresse qu’il faut sauver. Chez Fontaine, les filles innues — et particulièrement les jeunes mères — sont présentées comme des créatrices de communautés, les gardiennes de l’avenir de la nation.
Abstract
This article analyzes the representation of girls in Kuessipan (2011) and Manikanetish (2017) by the Inuit writer Naomi Fontaine. The main characters in both novels are sturdy, capable girls, who lead non-Indigenous readers to question the stereotyped view of Indigenous girls as individuals in distress who need to be rescued. In Fontaine, Inuit girls—and young mothers in particular—are presented as the creators of communities, the guardians of the nation’s future.
Corps de l’article
Dans ses deux romans publiés à ce jour, Kuessipan (2011) et Manikanetish (2017), l’auteure innue Naomi Fontaine met en scène la communauté de Uashat — d’où elle est originaire — et, en premier lieu, ses filles et ses jeunes femmes. Sous son regard empreint d’empathie mais sans complaisance, la lectrice allochtone[1] découvre un monde peuplé de filles « au ventre rond » qui se tiennent entre fragilité et solidité, vulnérabilité et résilience. Dans le troisième fragment constituant Kuessipan, nous faisons la connaissance d’un personnage qui — comme la plupart des autres dans cette oeuvre — demeure anonyme mais n’en est pas moins marquant :
J’aimerais que vous la connaissiez, la fille au ventre rond. Celle qui élèvera seule ses enfants. Qui criera après son copain qui l’aura trompée. Qui pleurera seule dans son salon, qui changera des couches toute sa vie. Qui cherchera à travailler à l’âge de trente ans, qui finira son secondaire à trente-cinq, qui commencera à vivre trop tard, qui mourra trop tôt, complètement épuisée et insatisfaite.
Bien sûr que j’ai menti, que j’ai mis un voile blanc sur ce qui est sale[2].
Loin d’être l’exception, ce personnage est présenté comme un archétype des jeunes filles de Uashat, dont le parcours semble être tracé d’avance, marqué par des épreuves difficiles et par la souffrance. Le commentaire qui clôt le fragment laisse croire que cette trajectoire de fille est perçue comme « sale » et doit être cachée du regard occidental par l’entremise d’un voile. Toutefois, à mon sens, l’oeuvre de Fontaine emprunte une autre direction et nous incite à reconnaître la solidité des filles plutôt que leur victimisation, bloquant ainsi le « complexe du sauveur blanc » — notion développée pour critiquer entre autres l’implication superficielle de personnes occidentales dans des causes humanitaires en Afrique[3]. Selon l’auteur afro-américain Teju Cole[4], l’Afrique sert souvent d’accessoire pour l’accomplissement de fantasmes d’héroïsme de la part de personnes blanches qui peuvent aller « sauver » des innocents — notamment des enfants ; en dépit des « bonnes intentions » mises de l’avant, cela se fait souvent au détriment du respect de l’agentivité des individus africains. Bien que le contexte colonial canadien diffère du contexte africain, il me semble que sous certains aspects les rapports entre allochtones et Autochtones au Canada participent du complexe du sauveur blanc[5].
Or, selon moi, Naomi Fontaine parvient à créer des personnages de filles vulnérables qui ne sont pas « à sauver », et certainement pas par des personnes blanches. Dans un premier temps, l’étude de Kuessipan me permettra d’établir la façon dont Fontaine manipule le regard occidental sur les filles autochtones afin de transformer notre perception de leur agentivité, notamment en lien avec la maternité. Dans un second temps, je me pencherai sur Manikanetish pour montrer comment les filles innues jouent un rôle capital dans la création et la réparation de communautés, non seulement en prodiguant des soins maternels, mais aussi en enseignant à la narratrice urbaine qu’elle est, elle aussi, une fille innue, en dépit de leurs différences superficielles.
Les filles au ventre rond de Kuessipan et la souveraineté autochtone
Plusieurs des fragments composant Kuessipan se présentent comme une visite guidée de la réserve de Uashat, où la narratrice pointe des bâtiments et des individus pour les décrire à un compagnon étranger à la communauté. Si l’on indique assez tôt que cet homme n’est pas autochtone, ce n’est qu’en clôture du roman qu’il est dévoilé comme blanc : « la claire blancheur d’un lac gelé, la même couleur que celle de ta peau » (K, p. 90). Au fil de leur marche, réelle ou imaginaire, elle lui désigne l’école primaire puis le stade, avant de s’arrêter sur un personnage qui s’approche :
La fille qui avance vers nous, celle qui est grosse avec le chandail noir, c’est ma cousine éloignée. […] Elle a trois enfants. Je crois qu’elle est encore enceinte. On dit qu’elle parle de se faire avorter. Mais je ne crois pas que ce soit vrai. Les filles ne se font pas avorter par ici. Elles endurent, elles survivent. Elles jouissent, quelquefois, des éphémères plaisirs de l’alcool. La plupart du temps elles ne trouvent pas de gardienne pour leurs trop jeunes et nombreux enfants. Elles acceptent. […] Ma cousine rit toujours très bruyamment, la main devant la bouche. Typique. Si elle était mince, elle serait belle. Ses cheveux, lorsqu’elle ne les attache pas, descendent jusqu’au milieu de son dos. Elle a des yeux d’Indienne qui ont tout vu, et qui s’étonnent de rire souvent. Un regard qui brûle. De l’intérieur, de l’existence. Tu vois, elle est belle.
K, p. 38
Bien que le passage soit au nous, unissant la narratrice innue et son compagnon allochtone, ce nous est loin d’être homogène comme le laisse voir la divergence des regards posés sur le personnage de la fille. Avec adresse, la narratrice adopte d’abord le point de vue dominant en jugeant la fille « grosse » et en affirmant qu’elle serait belle si elle perdait du poids. Peu à peu, toutefois, la narratrice délaisse ce premier jugement — qu’on suppose partagé par son compagnon — afin de déplacer la façon dont on regarde les filles autochtones ; plutôt que de se concentrer sur le négatif (« ce qui est sale », pour reprendre le jugement posé sur la fille au ventre rond), elle met en valeur les cheveux, le regard et le rire de la cousine, concluant qu’elle n’a rien à améliorer : « Tu vois, elle est belle. » Pour moi, il s’agit là d’une affirmation de souveraineté autochtone, dans la mesure où la narratrice se libère de la grille d’évaluation à travers laquelle les Occidentaux ont tendance à évaluer la valeur des filles et des femmes[6] ; cette « grille » se base notamment sur l’apparence physique, mais aussi sur leur conformité à un parcours spécifique, dont la maternité adolescente est résolument exclue. L’association de la grossesse et des enfants aux problèmes (souffrance, empêchement aux plaisirs) est d’ailleurs placée dans la première partie de la citation — celle où la fille est jugée « grosse » — et disparaît dans la seconde, où les difficultés ont été transmuées en expériences qui la rendent non pas plus fragile mais plus solide. Si la perspective occidentale est accueillie dans Kuessipan, ce n’est donc pas pour lui reconnaître une autorité à juger les vies autochtones, mais afin d’être corrigée.
Le fragment où la blanchitude[7] du compagnon est affirmée offre un autre exemple de ce mouvement de la narratrice qui accueille le regard étranger posé sur sa communauté pour doucement le rectifier. S’adressant à son amoureux qui n’a pas passé de temps avec elle dans Nutshimit, le territoire de chasse ancestral des Innus, elle dit :
Tu as vu la réserve, les maisons surpeuplées, la proximité, la clôture défaite, les regards fuyants. Tu as dit : Juste un peu de gazon, puis ce serait correct. On a dormi dans la maison de mon enfance. Mais ce que j’aurais aimé partager, c’est cette indicible fierté d’être moi, entièrement moi, sans maquillage et sans parfum, dans cet horizon de bois et de blancheur. De grandeur, qui rend humbles même les plus grands de ce monde. En suivant la route du caribou, tu aurais vu la ténacité des hommes devant le froid, plus vivants que jamais, enfin dans leurs coutumes. Puis, au retour de la chasse, il y aurait eu du lièvre et de la banique, du thé sucré pour vous réchauffer. Tu aurais habité quelques jours la terre de mes ancêtres et tu aurais compris que le gazon ne pousse pas naturellement sur du sable.
K, p. 90-91
Si l’homme croit se rapprocher de sa compagne en visitant la réserve, l’intimité de la jeune femme ne se trouve pas là où lui croyait l’avoir trouvée (dans la maison d’enfance) ; elle réside plutôt dans un espace de liberté que l’étranger ne peut pas même imaginer : Nutshimit. Ce fragment, comme celui portant sur la cousine, se déroule en deux mouvements distincts : un premier porté par le regard occidental qui voit « ce qui est sale » (la pauvreté) et en propose un correctif superficiel (le gazon) ; le deuxième met ce regard en question puisque l’homme est passé à côté de l’espace le plus significatif pour les Innus (Nutshimit) et rejette le correctif proposé en affirmant que l’espace innu est parfait tel qu’il est : le sable n’est pas un manque de gazon.
Aussi, le cadrage des grossesses adolescentes en tant que « problème social » peut être considéré comme une marque de colonialisme. Comme le soulignait Teju Cole[8], si l’on n’appartient pas à la communauté en question, il est d’autant plus impératif de respecter l’agentivité des gens les premiers concernés ; reconnaître, donc, qu’elles et ils peuvent choisir et que les gens de l’extérieur n’ont pas à approuver ce choix. Dans le fragment précédemment cité, portant sur la cousine, la narratrice mentionne les rumeurs sur l’avortement éventuel de celle-ci, pour immédiatement les écarter : « Les filles ne se font pas avorter par ici. » (K, p. 38) On retrouve de nouveau le dédoublement de la perspective de la narratrice : d’abord une concession à l’interprétation dominante des vies des filles autochtones (la maternité adolescente est un problème ; sa solution est l’avortement) ; puis la correction de cette interprétation, montrée comme fautive et déplacée. Ce point est renforcé plus loin dans un autre fragment en deux temps :
Le risque de ne pas tomber enceinte est plus grand que celui de l’être. Elles [les filles de Uashat] veulent toutes enfanter. Dès qu’elles trouvent preneur, elles ne se protègent pas, elles attendent que leur ventre s’alourdisse. Shannon a peur de ne jamais porter la vie. Dans ses désespoirs d’enfant triste, elle en veut à sa mère d’avoir si facilement conçu huit enfants. Elle voudrait seulement, comme toutes les autres, promener en carosse un petit qui serait le sien, à elle.
L’enfant, une boule de chaleur, un rêve, petite fille ou petit garçon, une échographie, une parcelle de réalité, un battement de coeur si rapide, une prospérité, une façon d’être aimée, une rentabilité assurée, une manière d’exister, de faire grandir le peuple que l’on a voulu décimer, une rage de vivre ou de cesser de mourir. L’enfant.
K, p. 85
Cette fois-ci, la structure en deux parties fonctionne différemment, opposant le désespoir de la fille nullipare au bonheur de la jeune mère. Le contraste entre les deux paragraphes renforce l’idée que les maternités, en contexte innu et dans la perspective de la narratrice, sont toutes les bienvenues. Si les enfants autochtones sont de précieux cadeaux pour leur mère et pour leur peuple, pourquoi devrait-on interpréter les grossesses adolescentes comme des problèmes ? Dans l’extrait cité, on voit bien que la narratrice veut rediriger notre empathie sur Shannon, qui est celle à plaindre parce que son désir d’enfant demeure sans réponse. La maternité heureuse et le rapport tendre à l’enfant occupent d’ailleurs une place importante dans Kuessipan[9], notamment dans la quatrième partie intitulée « Nikuss », ce qui signifie « mon fils » en innu-aimun ; le fait que la narratrice du roman soit elle-même une jeune mère ajoute à cette valorisation de la maternité des filles.
Si la maternité adolescente dérange autant, c’est entre autres parce qu’elle affiche les filles comme actives sexuellement, ce que plusieurs forces tentent toujours de réprimer aujourd’hui. La féministe afro-américaine Patricia Hill Collins dénonce par exemple l’image de « traînée » toujours associée aux jeunes femmes noires, qui fait que leurs pratiques sexuelles « sont perçues comme dévoyées, sales, maladives et immorales[10] ». Hill Collins souligne le racisme des normes sexuelles et liées à la maternité avec cette question rhétorique : « Si la plus noble vocation d’une femme est d’être mère, alors pourquoi les mères adolescentes noires se font-elles imposer le Norplant et le Depo Provera[11] ? » Un rapprochement indéniable peut être fait avec la sexualité des filles (et des femmes) autochtones au sujet de laquelle l’état colonial interfère violemment de diverses façons. Comme le montre Julie Perreault, à la suite d’Andrea Smith, la société coloniale construit les corps autochtones comme diversement salis et, dans le cas des femmes, cette souillure passe entre autres par la sexualisation[12]. Dans son ouvrage A Recognition of Being, la chercheure métis Kim Anderson identifie plusieurs stratégies employées par les femmes et les filles autochtones pour résister aux pratiques coloniales attaquant leur identité — voire leur existence même —, dont le rejet des stéréotypes mais aussi les grossesses hors-mariage. Elle rapporte les paroles de la poète mi’kmaw Rita Joe qui commente ainsi sa première grossesse, alors qu’elle était adolescente : « Je m’étais rebellée contre l’embrigadement dont j’avais fait l’expérience au pensionnat de Shubenacadie et je croyais que j’étais capable de tout faire ; je pensais que j’étais maître de moi[13]. » Dans certains cas, la grossesse adolescente peut de la sorte constituer une marque d’agentivité, où la fille autochtone prend en main sa sexualité et son pouvoir reproductif, refusant de se conformer au cadre imposé par la société coloniale.
De plus, la maternité autochtone doit être comprise dans l’héritage des pratiques eugénistes au Canada (et ailleurs) qui se sont manifestées notamment par la stérilisation contre leur gré de nombreuses femmes des Premières Nations. Dans son mémoire de maîtrise sur la stérilisation des femmes autochtones au Canada et des femmes noires aux États-Unis, Julie Vézina montre bien comment ces deux groupes de femmes se retrouvent à l’intersection du sexisme, du racisme et de la stigmatisation de la pauvreté, ce qui les expose à diverses violences personnelles et institutionnelles, dont la stérilisation forcée. Dans ses principes mêmes, l’eugénisme cherche à débarrasser la société de ses « indésirables » en freinant leur reproduction, et Vézina note que les Autochtones ont été stérilisé⋅e⋅s de façon disproportionnée au Canada[14]. La précarité de la situation des femmes autochtones les plaçant tout au bas de la hiérarchie établie par la société coloniale, leur reproduction a longtemps été perçue comme un « problème » pour lequel la stérilisation devenait une « solution ». Notons par ailleurs que la Loi sur les Indiens adoptée en 1876 stipulait que les femmes autochtones qui se mariaient avec des personnes sans statut perdaient leur statut, de même que leurs descendant⋅e⋅s, jusqu’à ce que la Loi soit amendée en 1985. Il s’agissait ainsi d’un autre moyen utilisé par l’État canadien pour limiter les naissances autochtones. À cela s’ajoutent les rafles d’enfants enlevés à leur famille pour être placés en adoption dans des familles blanches[15], et les horreurs innombrables des pensionnats. Bref, les enfants autochtones ont été attaqués de toutes parts par l’État canadien tout au long du xxe siècle. Encore aujourd’hui, des cas de stérilisations forcées de femmes autochtones ponctuent les nouvelles[16].
En somme, si l’on prend en compte le contexte colonial canadien, les adolescentes enceintes ou avec des enfants de Kuessipan apparaissent comme des personnages particulièrement intéressants pour étudier la souveraineté autochtone. À travers la présence de ces jeunes mères solides, le premier roman de Fontaine célèbre la survie, la continuité et la résurgence du peuple innu. Avec subtilité, Fontaine reconnaît la représentation dominante des filles au ventre rond (un « cas social » rappelant le stéréotype raciste de la welfare queen[17]), puis guide la lectrice ou le lecteur vers une interprétation plus adéquate des maternités autochtones, insistant sur la valorisation de l’enfant porteur de l’avenir de la nation.
Manikanetish : faire partie du monde
Les filles peuplant le second roman de Naomi Fontaine, Manikanetish (2017), sont elles aussi souvent représentées en lien avec la maternité. Nous suivons dans cette oeuvre le personnage de Yammie, jeune femme innue ayant quitté Uashat enfant, qui, fraîchement diplômée, retourne dans la communauté pour y enseigner à l’école secondaire. L’ambiguïté de la position de Yammie est visible d’entrée de jeu : en tant que jeune Innue de Uashat, sa grande proximité avec les élèves sous sa charge la rend mal à l’aise ; en même temps, Yammie se sent très éloignée des jeunes de l’école Manikanetish parce qu’elle vit en ville depuis une quinzaine d’années, qu’elle ne maîtrise plus la langue innue et qu’une vie professionnelle potentiellement stimulante s’ouvre à elle. Toutefois, son séjour à Uashat mènera Yammie à reconsidérer sa place par rapport à la communauté, entre autres grâce aux liens qu’elle tisse avec ses étudiantes. D’une certaine façon, Yammie délaisse la posture externe de « sauveuse » pour atteindre une pleine intégration de la communauté grâce à ses contacts avec les élèves — en particulier les filles — et à son acceptation de ce qu’elle partage avec elles.
L’incipit du roman, « Revenir est la fatalité[18] », inscrit la trajectoire de Yammie comme un retour en arrière ou, plutôt, comme circulaire. Alors qu’elle sort de l’université, la première autoreprésentation de la narratrice la renvoie à son enfance de « petite fille tranquille » (M, p. 9). Elle reprend l’expression à la page suivante pour décrire son sentiment d’exclusion à l’arrivée de sa famille à Québec : « J’avais sept ans. Petite fille brune parmi tous ces visages blancs, ces yeux pâles, bleus ou verts, ces cheveux blonds ou frisés. Étrangère. Nouvelle venue. Différente. Constater ma peau foncée. Ne pas me sentir chez moi. » (M, p. 10) Tout en insistant sur une différence d’apparence entre l’enfant innue et les enfants québécois — différence imbue de sens dans une société raciste —, la description établit aussi une association entre être une « petite fille » et se sentir vulnérable, intimidée. Ces souvenirs lui reviennent à son retour à Uashat parce que, malgré qu’elle soit plus âgée que ses élèves, Yammie a l’impression de retomber dans un état de « petite fille » vulnérable lorsqu’elle se retrouve face à la classe : « j’avais sur-répété mon introduction. Leur parlant d’une voix claire de mes années d’études, de ce qui m’avait guidée dans le domaine de l’éducation. Et de mon retour, ici, à Uashat. Je ne leur dirais pas […] la peur de ne pas être reconnue chez moi. Je leur cacherais mes craintes de début de carrière, mes incertitudes, mon manque de confiance. » (M, p. 14) Yammie est ultra-consciente du fait que, de nouveau, c’est elle qui sera perçue comme étrangère, nouvelle venue, différente, pas à sa place[19]. Elle conçoit donc ce plan d’attaque : accentuer ce qui la sépare des élèves (son âge, ses études universitaires, son expérience en ville, sa maîtrise du français) et masquer sa vulnérabilité pour protéger sa position.
Cependant, l’exposition du plan est immédiatement suivie d’un constat d’échec : « C’était avant. Avant les absences de Marc. Les épaules voûtées de Myriam. Le talent brut et secret de Mélina. La révolte de Rodrigue. Le rire timide de Mikuan. Avant de tomber dans le vide. Abruptement. Sans retour en arrière possible. C’était avant moi. » (M, p. 14) Le contraste de cette conclusion avec le début du même fragment est révélateur : « Eux. Je les avais imaginés. Des centaines de fois. Sans connaître leur nom, ni leur famille, ni leur histoire. Ni leurs désirs. Une vingtaine d’adolescents, disparates, des gars, des filles, timides et blagueurs. Des adultes en train de naître. » (M, p. 13 ; l’auteure souligne) Avant de les rencontrer, Yammie se représente ses élèves comme un bloc homogène, uniquement différenciés par leur genre sexuel. Commencer le fragment par « Eux ». met en relief comment les élèves constituent pour Yammie un bloc de différence qui l’intimide. La fin du fragment (citée en début de paragraphe) défait ce bloc indifférencié en nommant les élèves qui l’ont le plus marquée durant l’année, chacun et chacune retrouvant un statut d’individu distinct ; et c’est par ce nouveau regard que le « Eux » peut disparaître pour que Yammie arrive à établir un « moi » et un « nous ». De la sorte, Fontaine annonce dès le départ l’échec de la posture de distanciation préconisée par Yammie à son arrivée à Manikanetish.
Yammie remarque d’entrée de jeu le déséquilibre entre le corps enseignant, composé principalement de femmes blanches (M, p. 18), et les élèves, tous Innus. Sa propre position est dès lors ambiguë puisque sa formation et son travail la rapprochent davantage des femmes blanches (qui sont là pour transmettre un savoir) que des filles innues (qui viennent recevoir un savoir)[20]. N’ayant pas elle-même étudié à Manikanetish, elle se fait une idée de l’endroit à travers les histoires qui circulent à son sujet — histoires qui insistent toutes sur la dureté du milieu (M, p. 19), ce qui contribue à l’anxiété de la jeune femme. Sans s’en rendre compte, elle a assimilé les stéréotypes sur les jeunes vivant dans les réserves transmis par les agents coloniaux, et elle se positionne par conséquent de façon analogue aux « sauveurs blancs ». À son arrivée, Yammie conçoit son rôle de façon idéaliste : elle croit qu’on enseigne pour sauver. Avant son départ pour Uashat, elle voyait son contrat comme l’occasion de « redonner » à sa communauté (M, p. 15) et imaginait sa relation avec les élèves comme suit : « Je leur apprendrais le monde. Et comment on le regarde. Et comment on l’aime. Et comment on défait cette clôture désuète et immobile qu’est la réserve » (M, p. 13). Vu ainsi, l’enseignement a lieu entre une personne qui détient un savoir et une autre qui en bénéficierait, mais il est aussi un acte d’amour, de soin envers l’autre, une relation qui s’apparente à celle unissant une mère à ses enfants[21].
La communauté de Uashat semble avoir adopté cette conception de l’enseignement en nommant son école d’après Manikanetish (« Petite Marguerite » en innu-aimun), une femme admirée pour son dévouement envers les enfants des autres :
La Petite Marguerite n’avait jamais porté d’enfant, ce qui ne l’a pas empêchée d’en élever des dizaines. Des enfants qui avaient perdu leurs parents, ceux qui avaient été donnés, trop nombreux à la maison, les enfants difficiles, ceux qui au lieu d’être placés sous la garde de l’État, ont trouvé refuge dans son nid. Petite, dans le corps d’une préadolescente. Du coup, infiniment grande.
M, p. 18
La description de Manikanetish la rapproche des mères adolescentes que nous avons vues dans Kuessipan et que nous retrouvons dans ce deuxième roman de Fontaine : elle combine dans son corps et son esprit les différents âges (une fille-femme), prend soin des enfants avec générosité et tendresse en dépit des difficultés découlant de sa situation. Le terme Manikanetish contient ainsi en lui une série de liens d’amour unissant des figures maternelles et des enfants : la Petite Marguerite et ses enfants rescapés, l’école où les enfants de tous sont soignés par les enseignantes telle Yammie, et le roman de Fontaine où sont célébrés les liens unissant une instructrice et ses élèves.
Mais avant que Manikanetish devienne une histoire d’amour, Yammie doit traverser plusieurs épreuves. Son inadéquation lui apparaît de façon aiguë dans les premières semaines de classe, alors qu’elle essaie d’appliquer les principes d’enseignement appris à l’université. Bien qu’elle croie vouloir instaurer une distance avec les élèves, Yammie est blessée lorsque celle-ci devient visible : « Ils m’ont appelée madame dès le premier cours. […] Au départ le madame écorchait mes oreilles de jeune étudiante tout juste sortie de l’université, pas tout à fait mature, pas tout à fait prête pour cette marque de respect. Très vite, c’est devenu une nécessité. » (M, p. 21) L’ambiguïté de sa position se double ici de celle de ses désirs : désir d’appartenir à la communauté innue représentée par les élèves, désir d’affirmer une autorité sur le groupe. En classe, tant qu’elle suit le script, elle a l’impression de faire du théâtre en « jou[ant] le rôle de la jeune enseignante idéaliste », mais elle « sonn[e] faux » (M, p. 22). Nous avons vu qu’au départ Yammie a l’impression d’arriver en intruse dans une communauté déjà formée (les élèves) ; toutefois, elle est progressivement intégrée dans la communauté de la classe, au fur et à mesure qu’elle abandonne sa perspective hiérarchique et unidirectionnelle de l’enseignement (l’instructrice apportant un savoir aux élèves) pour la remplacer par une conception de l’enseignement comme coopération et collaboration (l’enseignement circulant entre tous les individus impliqués), plus près de l’enseignement autochtone traditionnel.
Dans les moments de crise, les limites de la structure classique de la classe occidentale deviennent évidentes ; à la suite du suicide d’une élève, Marithée, Yammie décide de ne pas suivre les consignes du directeur allochtone :
M, p. 79Le directeur nous avait demandé de continuer les cours. Pourtant, quelque chose en moi me pressait de faire autrement.
Je ne sais pas vous, mais moi, aujourd’hui, je n’ai pas envie d’enseigner.
Une larme a coulé de mes yeux et je l’ai écrasée avec ma main. D’être là, devant eux, vulnérable, m’a fait souffrir autant que cela m’a permis de poursuivre dans ma lancée.
Je veux vous proposer une chose, on devrait prendre le temps de se parler. Si vous êtes d’accord, on va tasser les bureaux et placer les chaises en cercle.
Yammie sent bien que, après la mort de l’une des leurs, les élèves n’ont pas besoin d’étudier les stratégies d’argumentation pour bien rédiger un texte en français, mais qu’ils ont plutôt besoin de consolider le cercle qui les tient ensemble. Et Yammie, sans s’en rendre compte, s’intègre au cercle de la communauté qu’elle a naturellement recréée entre les murs de Manikanetish. Quand l’une des amies proches de Marithée s’effondre, Yammie lui caresse les cheveux, la prend dans ses bras, la place à côté d’elle dans le cercle et lui chuchote : « C’est l’amour, ma belle, c’est l’amour qui va nous sauver. Ce soir tu vas prendre tes enfants dans tes bras, et même si ça fait mal tu vas leur dire que tu les aimes. » (M, p. 82) La relation affectueuse entre enseignante et élève est dès lors placée en continuité avec celle unissant une mère à son enfant, un type de relation avec lequel les élèves de Yammie sont plus que familières étant donné que la plupart d’entre elles sont déjà mères d’un ou deux enfants. Après cette intervention spontanée de Yammie, ses rapports avec les élèves se transforment : « quelque chose est né ce matin-là. Entre eux et moi. […] Comme un début de confiance. » (M, p. 84)
L’intégration progressive de Yammie dans le groupe des jeunes culmine lors d’un séjour d’une semaine dans Nutshimit, le bois, où la proximité encouragée par la vie commune et par la sortie des institutions allochtones telles que l’école abolit la distinction entre les individus. À Nutshimit, elle n’est plus l’enseignante puisqu’elle-même n’y est jamais allée et ne connaît le territoire qu’à travers les récits des autres. Certain⋅e⋅s de ses étudiant⋅e⋅s sont, pour leur part, habiles en forêt, lui apprenant par exemple à chasser la perdrix. Quand la narratrice raconte son séjour à Nutshimit, il n’y a plus d’eux et moi ; elle parle plutôt « du plaisir de se raconter nos vies, à la lueur des chandelles, entre voisines de lit, dans le chalet des filles » (M, p. 106). Ici, Yammie est parfaitement intégrée à la communauté des filles, dans laquelle elle n’occupe plus une position privilégiée, ce qui lui permet de développer des échanges authentiques. Ce repositionnement s’exprime dans de nouvelles façons de voir le groupe :
Sans que je m’en rende compte, mes élèves ont cessé de m’appeler madame. Ils disaient Yammie, tu sais pas ce qui nous est arrivé ! ou Yammie, faut vraiment que tu viennes voir les gars dehors, c’est trop drôle, ou encore Yammie, pourquoi t’as pas d’amoureux, toi ?
Nous étions ailleurs, très loin des livres et des bureaux. […] Et pourtant nous étions si près. Si près de soi.
M, p. 106 ; l’auteure souligne
L’éloignement physique de l’école et de la réserve entraîne une libération des relations, où l’enseignante redevient une fille comme les autres, quelqu’un qui peut finalement accéder au nous des filles, au nous des Innus de Uashat[22].
Une caractéristique que partagent presque toutes les filles auxquelles enseigne Yammie est qu’elles sont mères. En effet, les étudiantes avec qui elle se lie le plus — telles Mikuan et Myriam — sont toutes mères de jeunes enfants, situation qui est présentée comme normale à Manikanetish, où une élève intitule sa composition de français « Lettre à mon fils » (M, p. 91). La maternité des filles est intégrée à l’organisation de la communauté pour leur permettre de poursuivre leurs études. Myriam, par exemple, est à dix-sept ans mère d’un enfant d’un an ; Yammie raconte avec admiration qu’elle a conclu un arrangement avec sa belle-mère, qui s’occupe du bébé le jour pendant que la jeune fille va à l’école. Yammie, toujours fatiguée en raison de son métier d’enseignante, qui remplit non seulement ses journées mais ses soirées, ses fins de semaine, voire les périodes de relâche (avec les corrections, la préparation de cours et la supervision des activités parascolaires), est impressionnée par l’emploi du temps des filles-mères de sa classe : « Après les cours, [Myriam] terminait ses journées une fois la maison propre, son fils endormi et les dizaines de pyjamas miniatures lessivés, séchés et pliés. […] Malgré cela, depuis le début de l’année, elle ne rechignait pas devant un travail long en écriture ou un roman à lire en devoir. » (M, p. 92) Myriam et Mikuan sont des modèles de force, de ténacité et de soins envers les autres que Yammie admire mais dont elle se croit séparée pendant la presque totalité du roman.
Cependant, dans la troisième et dernière partie de Manikanetish, Yammie se met à fréquenter Stanley, un jeune Innu qui a mauvaise réputation dans la communauté, entre autres parce qu’il a déjà trois enfants dont il ne s’occupe pas, et l’impensable arrive : elle tombe enceinte à son tour. Le titre de cette section, « Les choses que je ne peux pas changer », laisse entendre que la grossesse de Yammie est vécue telle une fatalité l’inscrivant contre son gré comme l’une des filles à qui ce genre d’histoires arrive. D’abord horrifiée, Yammie décrit le foetus comme un intrus, une « chose […] venue se loger dans [s]on ventre » (M, p. 116). Sans savoir ce que leur enseignante traverse, les élèves sentent qu’elle est bouleversée et ils prennent soin d’elle à leur façon, maintenant qu’elle est l’une d’eux. Une étudiante, Julie, vient la voir pour lui annoncer la bonne nouvelle qu’elle est enceinte ; très émue, Yammie la félicite et commente ainsi :
Elle avait six ans de moins que moi […]. Elle venait à peine d’avoir le droit de voter que déjà elle devait se questionner sur la manière d’élever un enfant. Mais la fille à qui je parlais n’était plus une adolescente. […] Elle n’était pas la première à qui ça arrivait. Et comme toutes les autres avant elle, elle concilierait les rendez-vous chez le médecin et les examens de juin. Je savais qu’elle possédait ce genre de courage. Et sans qu’elle ne le sache, j’ai senti qu’elle m’en transmettait quelques parcelles.
M, p. 124
Dans le fragment suivant, le foetus de Yammie passe d’une « chose » encombrante à un « être pas plus gros qu’un pépin de pomme » (M, p. 125), pour devenir quelques pages plus loin un futur « poupon » (M, p. 135). Pour que sa grossesse ne lui apparaisse pas comme la fin mais le début de quelque chose, Yammie avait besoin des filles et, dans un revirement de la relation typique entre enseignante et élèves, c’est Yammie qui a le plus appris durant son année à Uashat, comme elle le reconnaît dans les lettres d’amour et de reconnaissance qu’elle écrit mentalement à ses élèves (M, p. 133-134) en les regardant jouer Le Cid à la fin de l’année.
Une communauté de filles
Chez Naomi Fontaine, les filles innues constituent une communauté — et une communauté à laquelle on souhaite appartenir. Loin d’être un facteur d’exclusion, les maternités adolescentes contribuent à tisser les liens dans cette communauté que le point de vue des narratrices de Kuessipan et de Manikanetish présente comme désirable. Dans le premier roman, la détresse de Shannon — la fille nullipare — accentue la désirabilité de la communauté des filles-mères tandis que, dans le second roman, la position extérieure de Yammie montre cette dernière comme toujours en train de chercher des points d’accès à cette communauté des filles dont elle s’exclut elle-même en tenant à sa position d’enseignante-sauveuse : « Un matin, j’ai capté une conversation entre deux filles. Elles racontaient leur week-end en rigolant. Les frasques de la nuit encore fraîche dans leurs rires. Leurs yeux détendus. Deux adolescentes insouciantes. J’ai ressenti l’envie subite de me joindre à elles, de m’esclaffer, de poser des questions indiscrètes. Mais je me suis retenue. Je les ai ramenées à l’ordre » (M, p. 36-37). Ce n’est qu’en renonçant à sa position d’autorité sur les filles et en acceptant leurs ressemblances que Yammie pourra trouver la communauté qu’elle était venue chercher en revenant à Uashat et se réconcilier avec le fait qu’elle est une Innushkuess, une fille innue[23].
Dans Kuessipan, avec une écriture marquée par le respect des personnes transformées en personnages, Fontaine habille les filles de Uashat d’un « voile blanc » afin de bloquer le regard misérabiliste des lectrices et lecteurs allochtones. Ce faisant, elle préserve et met en valeur la souveraineté des filles innues, dont l’agentivité est pleinement reconnue, entre autres dans le cadre des choix reproductifs et sexuels. Avec Manikanetish, Fontaine met en scène l’acceptation progressive, par une jeune femme autochtone urbaine, du fait qu’elle n’a jamais cessé d’être une Innushkuess, malgré ses études, sa vie hors-réserve et son nouveau rôle d’enseignante. Créatrices de communauté à la fois en donnant naissance à des enfants innus et en réintégrant les personnes en manque d’attaches, les filles innues de Kuessipan et de Manikanetish sont reconnues comme les gardiennes du présent et de l’avenir de leur nation. Solides, elles n’ont jamais été « à sauver ».
Parties annexes
Note biographique
Joëlle Papillon est professeure à l’Université McMaster, où elle enseigne les littératures autochtone, franco-canadienne et québécoise. Elle s’intéresse particulièrement à la littérature actuelle des femmes (Nelly Arcan. Trajectoires fulgurantes [codir.], Les éditions du remue-ménage, 2017 ; Désir et insoumission chez Arcan, Millet et Ernaux, Presses de l’Université Laval, 2018) et des Premières Nations. Elle reconnaît qu’elle vit et travaille sur le territoire traditionnel et actuel des peuples Haudenosaunee et Anishinabé, qu’elle remercie pour leur hospitalité.
Notes
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[1]
Le terme « allochtone » désigne toute personne ou institution non-autochtone.
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[2]
Naomi Fontaine, Kuessipan. À toi, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011, p. 11. Désormais, les références à cette oeuvre seront indiquées par le sigle K, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[3]
Il ne s’agit pas pour autant de la seule application de la notion du complexe du sauveur blanc. Le journaliste Assed Baig l’utilise quant à lui pour critiquer la façon dont la presse occidentale s’est emparée de l’histoire de Malala Yousafzai pour justifier la guerre contre les talibans : « C’est l’histoire d’une jeune fille autochtone qui est sauvée par l’homme blanc. Emmenée au Royaume-Uni, le monde occidental peut se sentir bien vis-à-vis de lui-même, étant donné qu’il sauve la femme autochtone des hommes sauvages de son pays d’origine. Il s’agit d’un récit historique raciste, qui a été institutionnalisé. Les journalistes et les politiciens se sont mis en quatre pour rapporter et commenter le cas. L’histoire d’une enfant basanée innocente qui a été touchée par balles par des sauvages pour avoir exigé une éducation, et auprès de qui arrive pour la sauver le chevalier en armure étincelante. Les actions de l’Occident, les bombardements, les occupations, les guerres, semblent tous justifiés aujourd’hui, “Voyez, nous vous l’avions dit, voilà pourquoi nous intervenons, pour sauver les autochtones”. » (Assed Baig, « Malala Yousafzai et le complexe du sauveur blanc », État d’exception [En ligne], trad. de l’anglais par SB, mis en ligne le 11 octobre 2014, consulté le 3 janvier 2018, URL : https://www.etatdexception.net/malala-yousafzai-et-le-complexe-du-sauveur-blanc/)
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[4]
À son avis, « [l]e Complexe Industriel du Sauveur Blanc n’est pas une question de justice. Il s’agit d’éprouver une expérience émotive forte qui valide le privilège. » (Teju Cole, « The White-Savior Industrial Complex », The Atlantic [En ligne], mis en ligne le 21 mars 2012, consulté le 2 janvier 2018, URL : https://www.theatlantic.com/international/archive/2012/03/the-white-savior-industrial-complex/254843/ ; je traduis.) « The White Savior Industrial Complex is not about justice. It is about having a big emotional experience that validates privilege ». Cole critique entre autres les jeunes adultes blancs qui documentent sur les réseaux sociaux leur voyage humanitaire en terre africaine, se photographiant souvent entourés d’enfants noirs qu’ils ou elles ont « aidés ». Selon lui, ce type d’intervention permet aux systèmes inéquitables de se perpétuer.
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[5]
À ma connaissance, cette notion n’a pas encore été appliquée au contexte autochtone, sauf dans l’article de Michael Ray Fitzgerald « The White Savior and his Junior Partner: The Lone Ranger and Tonto on Cold War Television (1949-1957) » (The Journal of Popular Culture, vol. 46, no 1, 2013, p. 79-108). Fitzgerald y étudie la dynamique entre les deux personnages principaux de la série télévisée, notamment comment Tonto reconnaît la bienveillance de l’homme blanc et la supériorité de la gouvernance anglo-saxonne. Fitzgerald montre comment la figure du « sauveur blanc » est en soi un trope chevillé à l’institution de la suprématie blanche.
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[6]
En ouverture à son essai King Kong théorie, l’auteure française Virginie Despentes dénonce ce modèle de façon percutante : « l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas. » Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Grasset, coll. « Le livre de poche », 2007, p. 13.
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[7]
Le néologisme « blanchitude » a été adopté par les chercheur⋅e⋅s antiracistes pour désigner le fait d’être Blanc⋅he dans une société organisée sur le principe implicite ou explicite de la suprématie blanche. Alors que blancheur décrit simplement une couleur, blanchitude renvoie spécifiquement aux privilèges associés à la peau blanche ou passant pour blanche. Voir par exemple Corrie Scott, De Groulx à Laferrière. Un parcours de la race dans la littérature québécoise, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Théorie et littérature », 2014, p. 26.
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[8]
Teju Cole, « The White-Savior Industrial Complex », art. cité.
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[9]
L’importance des liens maternels dans Kuessipan a déjà été relevée par Isabella Huberman (« Les possibles de l’amour décolonial : relations, transmissions et silences dans Kuessipan de Naomi Fontaine », Voix plurielles, vol. 13, no 2, 2016, p. 111-126), par Marie Carrière (« Mémoire du care, féminisme en mémoire », Women in French Studies [Select Essays from Women in French International Conference], 2015, p. 205-217), ainsi que par moi-même (Joëlle Papillon, « Apprendre et guérir : les rapports intergénérationnels chez An Antane Kapesh, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Naomi Fontaine », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 46, nos 2-3 [Création orale et littérature, dir. Richard Lefebvre], 2016, p. 57-65), sans pour autant que la question des maternités adolescentes soit directement traitée.
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[10]
Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire. Savoir, conscience et politique de l’empowerment [2009], trad. de l’anglais par Diane Lamoureux, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2016, p. 217.
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[11]
Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire, ouvr. cité, p. 50. Le Norplant et le Depo Provera sont des contraceptifs par injection d’hormones.
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[12]
Julie Perreault, « La violence intersectionnelle dans la pensée féministe autochtone contemporaine », Recherches féministes, vol. 48, no 2, 2015, p. 46. Perreault s’appuie en grande partie sur la réflexion développée par Andrea Smith dans Conquest. Sexual Violence and the American Indian Genocide (Cambridge, South End Press, 2005). Smith explique que la pensée coloniale opère un rapprochement entre les terres américaines et les femmes autochtones, toutes deux montrées comme n’appartenant à personne et comme « à prendre » — ce qui expose les filles et les femmes autochtones au viol et autres violences sexuelles, tout en autorisant le vol de territoire.
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[13]
« I had rebelled against the regimentation I had experienced at the Shubenacadie school and thought I could do anything; I thought I was my own boss. » Rita Joe citée dans Kim Anderson, A Recognition of Being. Reconstructing Native Womanhood, Toronto, Sumach Press, 2000, p. 148 ; je traduis.
-
[14]
Julie Vézina, Les politiques de stérilisation sexuelle au Canada et aux États-Unis : une pratique à l’intersection de rapports de genre, de race et de classe, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2010, p. 34 et 67.
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[15]
Cette pratique était courante dans les années 1960, particulièrement dans l’ouest du pays, mais Jo-Ann Episkenew (Métis) souligne que les rapts d’enfants autochtones par les services gouvernementaux ont toujours cours. Elle décrit ainsi la logique derrière les rafles : les responsables coloniaux étaient convaincus « qu’il était de leur responsabilité morale d’élever les Autochtones aux standards mis en place par la société blanche. Et, encore une fois, ils croyaient que les familles autochtones constituaient un obstacle. Par conséquent, les responsables coloniaux ont prévu sauver les enfants autochtones de leur famille et de leur communauté en les replaçant dans des foyers de Blancs où ils pourraient apprendre les comportements, les normes et les us et coutumes blancs. » (Jo-Ann Episkenew, Taking Back Our Spirits: Indigenous Literature, Public Policy, and Healing, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2009, p. 65-66 ; je traduis.) « [It] was their moral responsibility to elevate Indigenous people to the standard set by White society. And once again, they believed that Indigenous families were an impediment. Thus, colonial officials planned to save Indigenous children from their families and communities by relocating them to White homes where they could learn White behaviours, norms, and mores. » La remise en question du rôle des services sociaux canadiens et québécois auprès des enfants autochtones est une question de la plus grande actualité. Les Atikamekw du Québec ont récemment obtenu la souveraineté en ce qui concerne la gestion de la protection des jeunes de leur communauté ; à l’heure actuelle, il s’agit de la seule nation à jouir de ces droits, tandis qu’une proportion élevée d’enfants autochtones est toujours placée dans des familles d’accueil non-autochtones. Selon la militante mohawk Ellen Katsitsakwas Gabriel, « on compte aujourd’hui plus d’enfants autochtones dans le système de protection de la jeunesse qu’il n’y en avait dans les pensionnats “indiens”. » (Ellen Gabriel, « Enterrons le colonialisme », trad. de l’anglais par Julie Perreault, dans Marie-Anne Casselot et Valérie Lefebvre-Faucher [dir.], Faire partie du monde. Réflexions écoféministes, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2017, p. 37).
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[16]
À l’été 2017, les chercheures métis Yvonne Boyer et Judy Bartlett ont publié un rapport incriminant sur les pratiques de stérilisation forcée dans la région (Tubal Ligation in the Saskatoon Health Region: The Lived Experience of Aboriginal Women [En ligne], mis en ligne le 27 juillet 2017, consulté le 4 janvier 2018, URL : https://www.saskatoonhealthregion.ca/DocumentsInternal/Tubal_Ligation_intheSaskatoonHealthRegion_the_Lived_Experience_of_Aboriginal_Women_BoyerandBartlett_July_22_2017.pdf).
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[17]
L’expression welfare queen se traduirait par « la reine de l’assistance sociale » ; elle est principalement utilisée en rapport avec les mères afro-américaines en situation de précarité économique. Patricia Hill Collins décrit ainsi ce stéréotype : « En comptant sur les prestations publiques, les welfare queens sont ravies de profiter de l’argent durement gagné des contribuables étatsuniens et de demeurer en quelque sorte mariées à l’État. » Hill Collins lie ce stéréotype à celui du Noir « paresseux » et par là parasite de la société blanche, et montre qu’il est utilisé pour contrôler la fertilité des femmes noires, « qualifiant de superflue et même de dangereuse la fertilité des femmes qui ne sont pas blanches et de la classe moyenne » (Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire, ouvr. cité, p. 149 et 148).
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[18]
Naomi Fontaine, Manikanetish. Petite Marguerite, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017, p. 9. Désormais, les références à cette oeuvre seront indiquées par le sigle M, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[19]
Elle choisit d’ailleurs d’habiter « à cinq minutes de la réserve » (M, p. 45), reconnaissant sa position d’extériorité — mais également de proximité.
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[20]
Par ailleurs, il n’est pas anodin que Yammie soit une enseignante de français, une matière qui est ouvertement détestée par la majorité des élèves (M, p. 21, 66, etc.) — qui ne voient pas son utilité —, alors qu’elle-même a beaucoup d’affection pour la langue française et la littérature francophone. Devant sa classe à Uashat, Yammie se retrouve indirectement à jouer le rôle d’un agent colonial en enseignant le français à des élèves récalcitrants. De façon paradoxale, elle adoucit cette imposition en entraînant une partie de ses élèves à monter Le Cid de Corneille, une pièce si loin de leur réalité et de leur langue qu’ils et elles parviennent à y trouver de la joie : « Les élèves sont partis de bonne humeur, quelques-uns récitant un alexandrin ou deux à la française. Rigolant comme s’ils apprenaient une langue nouvelle. » (M, p. 73) En transformant le rapport au français en jeu d’adresse et en jeu de masques, Yammie incite ses élèves à occuper la langue coloniale sans se sentir humilié⋅e⋅s (comme l’est le cancre, par exemple).
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[21]
Dans sa thèse de doctorat, Isabella Huberman utilise la notion d’« amour décolonial » pour étudier à la fois les relations maternelles dans Kuessipan et les relations d’enseignement dans La saga des Béothuks (1996) de l’auteur algonquin-cri Bernard Assiniwi (Pratiques et poétiques des histoires personnelles dans les littératures autochtones francophones au Québec, thèse de doctorat, Université de Toronto, 2018).
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[22]
Tôt dans le roman, la narratrice exprime de la culpabilité à concevoir les élèves innus comme un « eux » alors qu’elle aurait dû penser au « nous » : « Et pourtant [la honte] était là, liée à mon incapacité à m’identifier à eux. À ce eux qui aurait dû être ce nous. Le nous me glissait dans la gorge lorsque je devais expliquer mon appartenance. » (M, p. 26) Il est intéressant de noter que, dans la première partie du roman, Yammie est en couple avec un homme allochtone resté à Québec, Nicolas. Cette relation à l’avenir incertain la lie à la ville et contribue à placer Yammie dans une position de déchirement — entre Québec et Uashat, entre les Québécois et les Innus, entre le nous deux du couple et le nous tous des Innus de Uashat. Leur rupture, bien qu’elle soit très douloureuse pour Yammie, vient en quelque sorte la libérer de cette déchirure puisqu’elle peut désormais être pleinement investie dans ce qu’elle vit à Manikanetish.
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[23]
Innushkuess — Fille Innu est le titre du blogue tenu par Naomi Fontaine. URL : http://innutime.blogspot.ca/