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Boileau, traitant de l’élégie française de son siècle dans l’Art poétique et s’opposant à une certaine pratique pétrarquisante, prend pour référence l’élégie latine telle qu’elle est illustrée par Tibulle et Ovide :

Ce n’estoit pas jadis sur ce ton ridicule
Qu’Amour dictoit les vers que soûpiroit Tibulle,
Ou que du tendre Ovide animant les doux sons,
Il donnoit de son Art les charmantes leçons.
Il faut que le coeur seul parle dans l’élégie[1].

Cette déclaration correspond à la position d’un Ancien, qui veut inscrire la poésie moderne dans la tradition de la poésie antique. Il ne recommande bien entendu pas une pure reprise ou une imitation servile mais la translation poétique d’un modèle esthétique, celui d’un « ton », avec lequel rompent trop souvent les pièces galantes contemporaines. La position d’un Moderne comme Perrault est à la fois proche dans sa réflexion et exactement inverse dans ses conclusions. Abordant la poésie au troisième volume de son Parallèle, il évoque ainsi la place des Élégiaques latins :

Le President — Ovide, Catule, Tibule et Properce ne meritent-ils pas que vous en disiez quelque chose ?
L’Abbé — Ces poëtes-la sont excellens et sur tous Ovide que j’aime de tout mon coeur. Je dis de luy et de Virgile ce qu’en disoit un grand personnage que nous avons connu tous, Virgile, disoit-il, c’est un divin poëte. Ovide ? C’est mon poëte. Cependant je trouve qu’ils se ressentent tous de leur antiquité, et qu’ils n’ont point parlé de l’amour qui est presque l’unique objet de leurs ouvrages avec cette delicatesse qu’on trouve dans les modernes.
Le President – Cela se peut-il dire ?
L’Abbé — Ils en ont parlé naturellement, tendrement, passionnement, mais ils n’en ont point parlé avec cet air fin, delicat et spirituel qui se rencontre dans les ouvrages des Voitures, des Sarasins, des Benserades et de cent autres encore, où une certaine galanterie qui n’estoit point encore en usage chez les anciens, se mesle avec la tendresse de la passion, et forme un certain composé qui resjoüit en mesme temps et l’esprit et le coeur, et fait trouver quand on y a pris goust, quelque sorte de grossiereté par tout où il n’y a que de la passion toute pure[2].

Dans les deux cas, on retrouve la même caractérisation de l’élégie latine par l’expression tendre et naturelle de la passion, et la même mise en vis-à-vis d’une poésie galante et spirituelle, marquée par une rupture de ton par rapport à l’écriture élégiaque antique. Que ce soit pour réprouver cette discontinuité ou au contraire pour célébrer l’innovation poétique française, ce sont les mêmes références qui servent aux Anciens et aux Modernes : Ovide principalement, sinon exclusivement quand il n’est pas accompagné de Tibulle, et d’autre part Voiture, Sarasin, Benserade ou encore la comtesse de La Suze. Il n’empêche que le parallèle entre la poésie d’Ovide, que Boileau évoque dans la partie consacrée à la « plaintive élégie », et les pièces enjouées de l’esthétique galante dont Voiture est l’emblème, n’a rien d’évident. Il s’agira donc d’interroger la prééminence de l’élégie d’Ovide au xviie siècle : en quoi l’oeuvre s’impose-t-elle et pour quelles raisons l’élégie ovidienne serait-elle préférée à celle des autres Élégiaques ? Il conviendra aussi de voir quel modèle élégiaque elle définit, et si le modèle auquel on se réfère autour de 1680 vaut rétrospectivement pour tout le xviie siècle, alors que la fortune de l’élégie a beaucoup varié et que l’esthétique galante a elle-même évolué.

La prééminence de l’élégie d’Ovide au xviie siècle

L’importance des Élégiaques latins pour la littérature française du xviie siècle peut d’abord se mesurer au volume des traductions. En dehors d’un milieu savant qui lit les poètes en latin, souvent dans des éditions anciennes, quel type d’élégie latine un public plus large peut-il lire en français ? Les Élégiaques ne sont pas équitablement traités et il existe par ailleurs une grande disparité au cours du siècle. L’abbé de Marolles, comme il le souligne lui-même, est, dans les années 1650, le premier traducteur en français de Catulle, de Tibulle comme de Properce[3]. Et il en est presque l’unique, car la traduction en vers des épithalames de Catulle, qui figure en 1671 au sein d’un recueil de diverses pièces, puis la nouvelle traduction intégrale versifiée du poète, en 1676, lui sont également dues[4]. C’est encore lui qui donne, en 1678, une nouvelle version de Properce en vers[5]. En dehors de Marolles, il n’y a guère que le président Nicole qui, en 1668, traduit aussi Properce[6]. En revanche, les traductions d’Ovide sont nettement plus importantes en nombre. Pour le seul recueil des Amours[7], il existe six versions, dues successivement à Bellefleur, au président Nicole, à Marolles, puis à Thomas Corneille, à l’abbé Barrin et enfin à Martignac[8]. Il serait évidemment restrictif de ne considérer que ce seul recueil au titre de l’élégie ovidienne : les Héroïdes ont connu une véritable vogue au début du siècle, dans des recueils épistolaires qui mêlaient traductions et imitations[9], et leur succès a perduré ensuite. Quant à l’Art d’aimer, qu’évoque Boileau pour parler de l’élégie ovidienne, outre Marolles et Martignac, le président Nicole et Ferrier de la Martinière l’ont également traduit dans la seconde moitié du siècle[10]. Enfin, pour les élégies de l’exil, si Marolles est le premier traducteur des Pontiques, il ne l’est pas des Tristes dont une précédente traduction, due à Binard, était parue en 1625[11].

Le style élégiaque d’Ovide est-il pour autant privilégié par rapport au style des autres Élégiaques latins ? Puisque Marolles est l’unique traducteur de l’ensemble de ces poètes et qu’il les traduit selon le principe de l’oeuvre complète, ce sont ses déclarations qui pourraient nous éclairer, mais elles sont, sur cette question d’une perception d’un style d’auteur, relativement ambiguës. Marolles souligne en effet que la tradition éditoriale rassemble Catulle, Tibulle et Properce, et que ce n’est que pour une question de volume, puisqu’il propose une édition bilingue avec d’amples commentaires, qu’il sépare chacun[12]. Chaque volume, publié l’un après l’autre en 1653 et 1654, permet néanmoins de lire indépendamment une oeuvre élégiaque d’un style propre, que le traducteur ne manque pas de caractériser brièvement dans les pièces liminaires et de commenter dans ses remarques. Pour l’élégie ovidienne, l’impossibilité de proposer en un seul volume l’ensemble des oeuvres composées en distiques élégiaques rend les choses plus complexes. Le premier volume d’Ovide traduit par Marolles rassemble l’Art d’aimer, écrit « d’une manière fort galante », les Remèdes à l’amour présentés comme pendant du premier, et diverses petites pièces plus ou moins apocryphes comme le De Medicamine faciei ou le De Nuce, dont Marolles justifie la présence par une pure tradition d’édition mais dont il souligne aussi que le style « ne dément point son autheur[13] ». Entre ces pièces et le recueil des Amours, traduit à part, l’abbé intercale les Héroïdes[14]. Il en vient ensuite aux élégies de l’exil, mais séparées en deux ouvrages distincts, d’abord les Tristes puis les Pontiques, et avec l’indication, dans les Tristes, que suivront les deux volumes des Pontiques et du Contre Ibis. Ce n’est que dans une nouvelle traduction en vers, en 1678, qu’il rassemblera Tristes et Pontiques en un même ouvrage sans le Contre Ibis[15]. Sauf à lire l’ensemble dans une intention critique et érudite, il est difficile, dans ces conditions, de percevoir une manière ovidienne ou même de distinguer diverses veines élégiaques qui dépassent l’échelle du recueil. Les conditions dans lesquelles les autres traducteurs ont présenté les oeuvres élégiaques d’Ovide, quand ils ne traduisaient pas isolément un recueil, ont varié. Les héroïdes qui ont fleuri dans les premières décennies se sont bien souvent mêlées à la composition d’autres pièces dans des secrétaires ou des recueils de lettres, mais elles n’ont pas été associées à d’autres oeuvres d’Ovide[16]. C’était alors un mode élégiaque épistolaire qui était principalement retenu d’Ovide. Il n’y a guère que Bellefleur qui ait joint deux héroïdes aux Amours et au De Medicamine. Dans les années 1650-1660, la faveur accordée aux élégies érotiques n’a pas pour autant conduit à en associer les diverses facettes dans un même volume. Le président Nicole, qui a traduit à la fois l’Art d’aimer et les Amours dans des recueils qui associaient divers poèmes latins (des odes d’Horace alternaient notamment avec les élégies des Amours), ne les a pas réunies néanmoins. C’est à une autre association qu’il songeait, puisqu’il envisageait une traduction des Héroïdes comme prolongement des Amours[17]. Ses successeurs, Thomas Corneille en 1670 et l’abbé Barrin en 1676, réunirent de fait sept épîtres et sept élégies pour le premier, six épîtres et l’ensemble des Élégies pour le second. Ils offraient ainsi la vision d’une expression élégiaque de la passion amoureuse associant étroitement, dans une même esthétique galante, veine enjouée et veine déplorative.

La prédominance de la traduction ovidienne au cours du xviie siècle correspond assez naturellement à une prééminence d’Ovide dans la réception critique des Élégiaques latins. La Mesnardière, en 1640, donne à Ovide le titre de « prince des Élégiaques[18] ». Morhof, plus tard dans le siècle, place également Ovide au premier rang : « Mihi quidem barbarus videtur, qui barbarismi arguat elegantias ovidianas, queis ille carmen elegiacum plane ad fastigium deduxit, adeo ut elegiarum pulchritudini vix quicquam addi etiam posse videatur[19]. » Et Baillet, compilant les divers jugements sur les élégies de l’exil et les rattachant à une citation des Remèdes à l’amour qui a marqué la réflexion sur les genres, voit en Ovide le maître de l’élégie :

C’est par ces elegies qu’Ovide a passé dans l’esprit de plusieurs critiques pour le premier de tous les poëtes elegiaques, et c’est sa douceur et sa facilité qui l’en a rendu le chef. Il semble qu’Ovide ait voulu se rendre ce témoignage à lui-même, n’ayant point été honteux de dire qu’il tenoit dans le genre elegiaque le même rang que Virgile tenoit dans le genre epique[20].

Baillet restreint ici l’excellence élégiaque d’Ovide aux Tristes et aux Pontiques pour des questions morales — car il réprouve la « corruption » des Amours ou de l’Art d’aimer —, mais le père Rapin, dont il rapporte immédiatement après le jugement, ne fait nullement pareille discrimination. C’est l’ensemble de l’oeuvre élégiaque d’Ovide qu’il donne pour modèle :

L’élégie, par la qualité de son nom, est un poème destiné aux pleurs et aux plaintes. Et ainsi, elle doit être d’un caractère douloureux. Mais on s’en est servi depuis dans les sujets tendres comme dans les amours et dans les autres matières. […] Ceux qui ont mieux écrit en élégie, parmi les Latins, sont Tibulle, Properce, Ovide. Tibulle a de l’élégance et de la politesse, Properce a de la noblesse et de l’élévation, mais Ovide est préférable à l’un et à l’autre, parce qu’il est plus naturel, plus touchant et plus passionné, et il a mieux exprimé par là le caractère de l’élégie que les autres. Il ne faut pas laisser de convenir que la versification de Tibulle est plus compassée, plus harmonieuse, et a un nombre plus beau d’ordinaire que celle des autres, et que celle d’Ovide est plus simple et plus naturelle[21].

Quelle que soit la thématique, et qu’il s’agisse des déplorations des poèmes de l’exil ou des grâces et des soupirs des pièces amoureuses, les qualités élégiaques d’Ovide sont les mêmes : la douceur, la facilité, le naturel, la tendresse ou la délicatesse. Ce sont les caractéristiques d’un art d’écrire qui cultive, à la différence de la grandeur épique, la simplicité dans le style. Celui-ci, aisé et fluide, doit donner l’impression d’être sans apprêt, loin des tours d’une rhétorique maniérée, pour peindre une vérité du coeur. L’élégie, dans sa diversité même, s’attache en effet à l’expression des passions et se présente comme une éloquence du coeur. De ce point de vue, les Héroïdes sont un chef-d’oeuvre, selon Daniel Heinsius rapporté par Baillet, car « l’imitation des passions et l’expression des inclinations et des mouvemens du coeur y paroît d’une telle manière, qu’on voit bien que c’est là le grand talent d’Ovide[22] ».

Par l’effet d’illusion d’une expression naturelle du sentiment, Ovide l’emporte sur Properce et Tibulle qui, chacun de manière différente, sont plus « élevés » et donc plus guindés dans le style. Tel est l’avis du père Rapin, mais la hiérarchie des Élégiaques est parfois un peu différente car Ovide partage souvent la primauté avec Tibulle. Phérotée de La Croix, par exemple, dans son panorama de la poésie latine, donne aussi bien Tibulle qu’Ovide pour modèles de l’élégie :

L’elegie ou elegia est une espece de poëme propre à representer des choses tristes et amoureuses ; et ainsi elle doit étre aisée et tendre. Tibulle en a fait de tres-belles en latin, comme la Comtesse de la Suze nous en a laissé de fort touchantes en françois : Ovide dans son exil et en d’autres ocasions y a fait voir la delicatesse de son genie, etc.[23]

À la fin du xviie siècle, les guerres allégoriques entre auteurs anciens et modernes reflètent sous une forme plaisante une hiérarchie des genres et des auteurs. Dans son Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes, Callières, qui nomme sans surprise Homère généralissime des poètes grecs et attribue à Virgile le commandement général des poètes latins, passe ensuite en revue les troupes selon leur genre. Chacune doit désigner son chef, mais quand on en arrive à l’élégie, « Ovide et Tibulle furent proposez pour commander aux poëtes elegiaques, et il y eut une si grande égalité dans le partage des voix, qu’ils furent élûs conjointement avec égale authorité, comme les deux consuls à Rome[24]. » Properce leur est alors adjoint comme lieutenant et ils ont pour munitions des « chariots de sentimens tendres et passionnez[25] ». Enfin, dans la bataille, Catulle, placé dans un autre corps de troupes, vient néanmoins en renfort : « Ovide et Tibulle […] firent avancer Catulle, sur la même ligne entr’eux, ces trois poëtes latins marcherent de front vers les poëtes italiens et leur firent plusieurs décharges de sentimens tendres et passionnez, dont ils étoient bien pourvûs[26]. » Cette souple hiérarchie, qui ne départage pas la douceur de Tibulle et la délicatesse d’Ovide, mais qui place en retrait Properce et associe Catulle dans un statut supplétif et flou, reflète assez fidèlement l’opinion commune sur les Élégiaques, visible par exemple chez Baillet et chez l’abbé de Marolles[27]. Catulle est très généralement tenu pour maître de l’épigramme plus que de l’élégie. Outre les obscénités qu’on lui reproche, c’est aussi une certaine « dureté » et parfois une grande obscurité qu’on lui reconnaît[28], et qui le range assez loin derrière la limpidité d’Ovide. Properce se voit reconnaître un caractère naturel et aisé, mais tempéré parfois par une affectation ampoulée et par une expression contournée, moins nette que celle de Tibulle[29]. Ce dernier, en revanche, est plein de douceur, d’élégance mais aussi de tendresse et de « naïveté », c’est-à-dire de naturel dans l’expression du sentiment. Aussi peut-il prétendre à la première place parmi les Élégiaques. Marolles souligne qu’« il a tellement excellé en son genre dans la langue latine, que selon la remarque du grammairien Diomede, il y en a peu qui l’ayent égallé, s’il y en a eu quelqu’un », lui faisant toutefois partager aussitôt cette supériorité avec Ovide : « et nomme ensuitte Properce, et Gallus qui avoient imité les grecs Callimaque et Euphorion ; sans rien dire d’Ovide, quoy que pour la facilité de son beau naturel, il merite bien d’estre mis au rang de ceux qui ont acquis beaucoup de gloire en ce genre d’escrire[30] ». Baillet, pour sa part, ne conteste pas explicitement la primauté de Tibulle : « on prétend même qu’il n’y a personne parmi tous les poëtes latins qui l’aient surpassé dans le genre elégiaque, et que personne n’a écrit avec plus d’esprit, de tendresse et d’élégance, comme le témoigne le sieur Rosteau », mais il rapporte ensuite la critique de Scaliger, qui regrette une trop grande uniformité, un manque de diversité dans les tours et les matières[31].

Si Ovide et Tibulle peuvent être comparés pour le naturel et la facilité, la variété qui les distingue donne assurément un surcroît de prix à Ovide. La Mesnardière, retraçant l’histoire de l’élégie, souligne que l’originelle élégie de lamentation grecque « passa dans l’Italie avec cét air accomodant qui la rendoit indifferente aux déplaisirs et à la joye, et capable d’estre employée à deux mouvemens opposez » et qu’Ovide exploita tout particulièrement cette liberté : « nous ne blasmons point Ovide d’avoir pris une licence que les plus fameux ecrivains avoient usurpée avant lui. Nous ne pouvons le reprendre de s’estre servi hardiment du privilege de son siecle, et d’avoir mis dans l’elegie toutes les diversitez dont l’usage des Romains l’avoit rendüe susceptible[32]. » Ovide, en effet, illustra aussi bien l’élégie déplorative que l’élégie amoureuse légère. Il porta en outre la variété au sein même du poème, lui donnant une longueur inédite[33] ou inventant une « nouvelle méthode de composer l’elegie » qui tient aux interventions d’auteur au sein du poème et mêle les caractéristiques génériques :

La pluspart de ces grans poëtes [les autres Élégiaques] se sont contentez de parler de leurs propres avantures dans cette espece de poësie ; et Properce pour le plus, a fait raconter à la sienne certaines choses historiques, comme le combat d’Actium ; ou quelques traits de la Fable, comme les exploits de Vertomne. Mais lui par une hardiesse qui a produit de beaux effets, a porté jusqu’au dialogue cette muse melancholique, que les écrits des Latins avoient toujours fait parler seule, bien qu’ils l’eussent employée tantost à celebrer les hommes, tantost à fléchir les dieux. Le dernier livre des Amours commence par ce beau poëme qui raconte l’entreveüe de la poësie elegiaque, et de la grave Melpomene. Là parmi des inventions dignes d’un si bel esprit, et qui marquent adroittement la differente nature de ces deux sortes de poëmes, nous voyons que l’ecrivain se mesle agreablement dans les discours de ces déesses, et que distinguant leurs réponses par les choses qu’il dit lui-mesme, il se rend comme le tiers dans cét entretien délicat. Ainsi il pratique à peu pres dans le poëme elegiaque ce que nous voyons dans l’epique, lors que parmi les narrations qui sont faites par les heros, le poëte parle en sa personne, et demesle toutes choses, comme directeur general des incidens de son ouvrage[34].

Pour un siècle qui goûte la variété, et tout particulièrement pour le courant galant qui fait sien le mot de La Fontaine « Diversité, c’est ma devise[35] », Ovide, bien plus que les autres Élégiaques davantage cantonnés en un style, peut dès lors fournir un modèle poétique pour toutes sortes d’élégies et un précédent pour renouveler le genre par une nouvelle esthétique.

L’inspiration ovidienne de l’élégie française du xviie siècle

Au début du siècle, l’élégie française est une forme relativement délaissée[36]. Pierre de Deimier la nomme dans son Académie de l’Art poétique parmi les trente-deux sortes de poèmes français, avant les stances, l’ode, le sonnet, le madrigal, la plainte, les lamentations ou regrets, etc., mais ne la caractérise que très rapidement comme une forme isométrique à rimes suivies, à la différence des stances et autres poèmes à rimes croisées[37]. Yoshio Fukui a avancé l’hypothèse que l’éclipse de l’élégie, dans les années 1600-1620, est à rattacher à un certain dégoût pour la longueur monotone d’une forme suivie, la poésie amoureuse s’infléchissant alors vers des formes à repos, plus allègres, comme les stances[38]. C’est le passage de la versification de Desportes à celle de Malherbe, dont on sait le peu d’estime pour l’élégie. Peut-être faut-il nuancer cette remarque. La réflexion poétique sur l’élégie continue longtemps à être marquée par la pensée critique du xvie siècle, qui n’est pas entièrement obsolète. Quand, dans les années 1650, Colletet consacre un chapitre de l’École des Muses à l’élégie, c’est pour la rapprocher et la distinguer de l’épître en condensant encore les développements de l’Art poétique de Sébillet un siècle plus tôt :

L’epistre et elegie different, en ce que l’epistre a son stile plus populaire que l’elegie, traitte non seulement du sujet de l’elegie, qui est de declarer ses desirs, plaisirs ou tristesses causées par l’amour, à celle qui en est la cause, mais encor de plusieurs autres menuës affaires, et en ce que l’epistre garde la forme de suscriptions et souscriptions. De plus, l’elegie se compose de vers de dix sillabes ou de douze : l’epistre en reçoit de huit et de moindres ; mais en l’une et en l’autre, la rime plate est plus douce : pour la structure et le nombre des vers, il n’y a point de regles à observer[39].

L’élégie n’est pas sujette à telle variété de sujet : et n’admet pas les différences des matières et légèretés communément traitées aux épîtres ; ains a je ne sais quoi de plus certain. Car de sa nature l’élégie est triste et flébile : et traite singulièrement les passions amoureuses, lesquelles tu n’as guère vues ni ouïes vides de pleurs et de tristesse. Et si tu me dis que les épîtres d’Ovide sont vraies épîtres tristes et amoureuses, et toutefois n’admettent le nom d’élégie : entends que je n’exclus pas l’amour et ses passions de l’épître, comme tu peux avoir entendu au commencement de ce chapitre en ce que je t’en ai dit : Mais je dis que l’élégie traite l’amour, et déclare ses désirs, ou plaisirs, ou tristesses à celle qui en est la cause et l’objet, mais simplement et nûment : où l’épître garde sa forme de superscriptions et souscriptions, et de style plus populaire. Or si tu requiers exemples d’elegies, propose-toi pour formulaire celles d’Ovide écrites en ses trois livres d’Amours : ou mieux lis les élégies de Marot : desquelles la bonne part représente tant vivement l’image d’Ovide, qu’il ne s’en faut que la parole du naturel. Prends donc l’élégie pour épître amoureuse : et la fais de vers de dix syllabes toujours : lesquels tu ne requerras tant superstitieusement en l’épître que tu ne la fasses parfois de vers de huit, ou moindres : mais en l’une et en l’autre retiens la rime plate pour plus douce et gracieuse[40].

Colletet théoricien supprime les exemples, passant sous silence à la fois la référence à Ovide (les Tristes, les Pontiques et les Héroïdes pour l’épître, les Amours pour l’élégie) et l’imitation d’Ovide par Marot donnée pour modèle. L’arrière-plan ovidien demeure cependant prégnant dans la pratique : si l’élégie est une forme poétique moins employée dans les années 1600-1620, c’est du côté de l’épître que l’influence élégiaque d’Ovide est particulièrement importante. En effet, les Héroïdes donnent lieu à de multiples épîtres françaises, sous la forme non seulement de traductions mais aussi de réponses ou d’imitations. La traduction étant alors majoritairement en prose, la plupart de ces « épîtres » ou « lettres amoureuses », qui font parler des personnages mythologiques ou des héros historiques sur le modèle des personnages d’Ovide, sont également en prose. Quelques-unes de ces épîtres ovidiennes sont occasionnellement en vers et dans une forme strophique[41]. De même que l’épître héroïque en prose, l’épître en vers se développe alors dans le souvenir de cette tradition ovidienne[42].

La source ovidienne de l’élégie française, détournée dans la voie de l’épître, est-elle pour autant tarie ? Théophile, auteur d’une Épître d’Actéon à Diane dont la prose s’inscrit dans la tradition de l’épître mythologique des Héroïdes, ne s’est assurément pas limité à ce mode usuel d’épître élégiaque, mais il a revivifié dans ses Oeuvres poétiques la forme ancienne de l’élégie, suivi par les poètes des Illustres Bergers, parmi lesquels Colletet. Il a exploité l’extrême proximité de l’élégie et de l’épître en vers, héritée du xvie siècle[43], pour renouveler la première par la variété de la seconde. La distinction, du point de vue de la forme, tenait au mètre et à l’adresse : Théophile emploie aussi bien pour l’épître les décasyllabes ou plus souvent encore les alexandrins à rimes suivies de l’élégie, et il lui arrive également d’inscrire l’élégie sous l’adresse de l’épître. Ainsi l’élégie « À M. de Pezé » n’est-elle pas fondamentalement distincte de l’épître « À M. du Fargis[44] ». En dehors des questions de forme, la différence fondamentale que le xvie siècle cherchait à établir tenait à la fois au sujet et au registre, restreints pour l’élégie au traitement « triste et flébile » des passions amoureuses, quand l’épître pouvait être plus légère et avoir un tout autre objet. Mais Théophile introduit dans l’élégie une grande diversité de sujets : les élégies « À une dame » ou « Souverain qui régis l’influence des vers[45] » ont par exemple la même valeur d’art poétique que présente plus régulièrement l’épître « À M. du Fargis ». Quant à la tonalité déplorative de la plainte d’amour, elle est bien entendu très présente dans le recueil, généralement sous le régime en sourdine de la mélancolie, mais outre qu’elle n’est pas propre à l’élégie (elle se retrouve dans des stances comme celles des « Désespoirs amoureux », par exemple, ou dans des odes comme « Je n’ai repos ni nuit ni jour[46] »), elle ne constitue pas non plus l’unique registre de l’élégie. Théophile adopte parfois une inspiration plus légère et, en matière amoureuse, retrouve notamment celle des Remèdes à l’amour d’Ovide : c’est elle qui emplit par exemple l’élégie « J’ai fait ce que j’ai pu pour m’arracher de l’âme », comme l’avoue très explicitement le poète au cinquième vers[47]. L’ensemble des élégies de Théophile, jouant des diverses tonalités ovidiennes, compose ainsi comme un recueil de variations élégiaques et déploie, selon l’expression de Jean-Pierre Chauveau, les « volets successifs […] d’une sorte de roman du coeur[48] ».

La Mesnardière, dans l’analyse qu’il fait en 1640 du Charactere elegiaque, rapporte précisément cette introduction de la variété de registre dans l’élégie française à la variété latine dont il vient de montrer qu’elle est le fait d’Ovide. Il approuve néanmoins ceux des poètes français qui, s’écartant de la pratique latine, ont limité l’élégie à la déploration et ont affecté d’autres vers à la célébration amoureuse, citant à l’appui des stances de Maynard :

[ils] ont estimé que les avantures lugubres étoient seules convenables à cette poësie languissante.
Sur le dernier de ces articles, nous pouvons dire que nos poëtes ne doivent point estre blasmez ; au contraire, qu’ils meritent un éloge particulier, pour ne s’estre pas dispensez à former leurs elegies de toutes sortes de matieres, bien que les poëtes romains ayent été fort licencieux dans le choix des argumens qu’ils ont expliquez dans ce poëme. Nous ne desapprouvons point le scrupule d’un bel esprit, qui voulant imiter Ovide dans l’expression de sa joye, a mieux aimé s’énoncer avec la liberté des stances, que de chanter dans l’elegie les victoires de son amour.

Ite triumphales circum mea tempora lauri. Ovid.

Il est temps que le Ciel d’une double couronne
De myrte et de laurier mes cheveux environne, etc.[49]

Il y a là, de la part de La Mesnardière, une volonté normative de rendre l’élégie élégiaque, au sens moderne du terme[50], en la séparant des stances galantes, mais aussi une reconnaissance du fait que la poésie ovidienne inspire en son temps des pièces enjouées et tout aussi élégiaques néanmoins, si l’on entend par là qu’elles prennent la forme de l’élégie. L’affectation stricte d’un registre à une forme poétique ne rend pas fidèlement compte de la pratique galante du milieu du siècle.

L’élégie galante partage en effet la tonalité badine et spirituelle des petits vers alors en vogue. Guéret oppose, dans Le Parnasse réformé, l’élévation de la grande tradition lyrique ronsardienne à la pratique poétique des « marquis à sonnets et à madrigaux », qui ne produisent que « des bagatelles » : « Ils renoncent au bon sens pour une pensée qui brille et qui ébloüit. Leur veine est un filet ; elle ne coule que par gouttes ; elle est trop foible pour les grands desseins et une elegie la met bien souvent à sec[51]. » L’élégie est ici assimilée aux petits genres qui mettent en oeuvre pointes et jeux d’esprit. C’est en effet cette esthétique, que conteste Guéret, qui fait de l’élégie un genre dominé par la gaieté et la raillerie. Il n’est qu’à lire les premiers vers de l’« Élégie à la petite chienne de Madame la comtesse de F*** », composée en octosyllabes par Benserade, pour en avoir une idée :

Mignonne, je m’adresse à vous,

Je vous écris d’un style doux

Vous verrez ma lettre ; et possible

Ne serez-vous pas insensible,

Ni fière jusques à ce point

De lire, et ne répondre point.

N’imitez pas vôtre maîtresse :

Vous êtes chienne, elle est tigresse ;

Et par tous païs je maintiens

Tigres plus incivils que chiens[52].

Pareille pièce pourrait laisser penser que l’élégie est désormais bien éloignée de toute inspiration ovidienne. Il est vrai qu’elle se détourne des grandes lamentations des amoureuses abandonnées des Héroïdes comme des tristes regrets des élégies de l’exil, mais une autre élégie de Benserade, au sein du même Recueil de Sercy de 1653, est révélatrice du nouvel esprit ovidien auquel obéit le genre et qui est celui des oeuvres érotiques, Amours, Art d’aimer et Remèdes à l’amour. L’élégie de Benserade paraphrase en effet pas à pas la quatrième élégie du second livre des Amours :

Non, je ne monte point à ce point d’insolence,

Que d’oser sans raison, d’un courage effronté,

Soûtenir de mes moeurs la trop grande licence,

 Et la lasciveté.

Je ne les cèle plus, mes voeux illégitimes,

Si la confession amoindrit le péché ;

Insensé que je suis, je découvre des crimes

 Que tout autre eût caché[53].

Non ego mendosos ausim defendere mores

 Falsaque pro vitiis arma movere meis.

Confiteor, siquid prodest delicta fateri ;

 In mea nunc demens crimina fassus eo.

Le prix de la paraphrase tient tout particulièrement au jeu de versification. Chaque distique d’Ovide donne lieu à un quatrain à rimes croisées, la clôture de la strophe française constituant une sorte d’équivalent à l’unité du distique élégiaque latin. Cette pratique rapproche étroitement la pièce des traductions versifiées, notamment en quatrains, que Thomas Corneille donnera des Amours, aussi bien que des traductions en stances du président Nicole. La forme strophique adoptée par l’élégie de Benserade l’a d’ailleurs fait inscrire sous le nouvel intitulé de « stances » dans l’édition de ses Oeuvres en 1698. Ce changement de qualification s’accompagne de l’apparition d’un titre, « L’amant indifférent », comme pour mieux voiler la source ovidienne sous la présentation usuelle d’une pièce galante. Mais cet usage d’intitulés galants comme « L’amant facile » ou « La coquette » sera aussi celui du marquis de Villennes dans sa traduction des Amours. Que l’élégie d’Ovide soit pliée à une pratique galante ou que l’élégie française soit nourrie d’une veine ovidienne, il en résulte une forme commune dont l’esthétique enjouée ne saurait rompre avec le souvenir d’Ovide.

À la fin des années 1660 et au cours des années 1670, l’esthétique galante connaît un net infléchissement qui affecte l’élégie. En effet, l’aspect brillant du pur jeu d’esprit est estompé au profit de l’expression naturelle du tendre. Cette évolution, qui contribue à un regain de faveur de l’élégie comme expression lyrique du sentiment amoureux, influe sur la pratique même du genre. La raillerie galante et l’usage de la pointe s’effacent, tout comme les jeux de versification. L’élégie prend une couleur moins gaie et privilégie de nouveau la veine déplorative ; mais elle conserve néanmoins son caractère galant dans la mesure où elle demeure un petit genre ludique et ingénieux. Le dispositif inventé par Mlle de Scudéry dans « Les Jeux », qui servent de préface à Mathilde, le montre clairement. Plotine a réuni autour d’elle, avec pour règle préalable l’abstention ou la suspension de tout sentiment amoureux, quelques personnages à qui elle propose de jouer. Divers sorts sont inscrits sur des billets, parmi lesquels la composition de « vers d’élégie », mais aussi d’autres petits genres galants comme chanson, énigme, madrigal ou devise. Mériandre, après un peu de réflexion — dans le cadre non d’une effusion mais d’une composition littéraire, donc — propose des vers qui débutent ainsi :

Importune raison vous m’avez dégagé,

Mais malgré vos conseils mon sort n’est point changé.

Je pensais être heureux, et je suis misérable,

Sans amour en tous lieux la tristesse m’accable.

Je cherche le plaisir, et le plaisir me fuit,

Tout ce qui me plaisait, me déplaît et me nuit ;

Je n’aime plus Iris, mais je me hais moi-même.

Et pour me consoler de ce malheur extrême,

Je veux me rengager, je veux être enflammé ;

Je cherche un jeune coeur qui n’ait jamais aimé,

Qui se laissant toucher à mes pleurs, à ma flamme,

Veuille être pour toujours le maître de mon âme[54].

L’élégie repose sur un jeu d’antithèses, avec des vers qui peuvent avoir valeur de traits, mais elle se présente en même temps comme l’épanchement mélancolique du coeur amoureux, dans un climat de tristesse plaintive. C’est le paradoxe d’une élégie galante et passionnée, qui se veut l’expression naturelle du coeur, mais qui est bien une fiction dans l’espace du jeu littéraire, comme le souligne un autre personnage qui relève « qu’il y a de la nouveauté à faire des vers qui ont un caractère assez tendre, quoique celui qui les a faits n’eût plus d’amour[55] ». Ce paradoxe peut assurément alimenter la critique de Fontenelle à l’encontre de l’élégie galante contemporaine :

D’ailleurs ce pays [de poésie] confine avec une province où tout le monde s’arrête, parce qu’elle paroît très-agréable, et on ne se met plus en peine de pénétrer jusques dans les déserts du bon sens. C’est la province des pensées fausses. […] L’Elegie en est la principale ville : on n’y entend que des gens plaintifs ; mais on diroit qu’ils se jouent en se plaignant. La ville est toute environnée de bois et de rochers, où les habitants vont se promener seuls ; ils les prennent pour confidens de tous leurs secrets ; et ils ont tant de peur d’être trahis, qu’ils leur recommandent souvent le silence[56].

Fontenelle pointe bien ce qui est au fondement de l’élégie galante contemporaine, la fiction du sentiment exprimé dans la plainte, mais il dénie au genre l’effet d’illusion qu’il est censé créer. Celui-ci ne peut en effet se produire que si l’élégie ne manifeste pas l’artifice d’un simple exercice poétique et si la possibilité d’une authenticité du sentiment est laissée ouverte. Dans la préface de Mathilde, l’amour n’est pas entièrement congédié mais simplement suspendu dans l’espace du jeu car il faut être capable d’avoir éprouvé ces mouvements du coeur pour reconstituer et sentir, dans la distance, leur beauté et leur juste expression. Une partie du roman consiste d’ailleurs à juger si une élégie trouvée sur les tablettes de Mathilde n’est qu’un pur divertissement, un exercice d’imitation dont la source serait introuvable, ou si elle est le truchement littéraire d’un véritable sentiment qui s’y investit. L’élégie, de la sorte, n’est pas exactement une fiction du coeur, mais l’expression fictive d’une expérience de la passion amoureuse. Si elle n’est jamais la traduction authentique d’une sincérité, elle n’engendre pas moins un effet de vérité, qui est assurément un effet de lecture et d’interprétation. L’élégie moderne retrouve en cela les caractéristiques de l’élégie latine pour laquelle Paul Veyne a naguère montré que la question de la sincérité n’avait pas de pertinence : « l’élégie ne prétend pas être une confession[57] ». Elle est une poésie ludique, légère[58], mais néanmoins prise en charge par le je du poète et, dans les Amours d’Ovide, revendiquée comme une expérience personnelle dans laquelle le lecteur peut semblablement lire sa propre histoire :

Atque aliquis juvenum, quo nunc ego, saucius arcu

 Agnoscat flammae conscia signa suae

Miratusque diu « quo, dicat, ab indice doctus

 Conposuit casus iste poeta meos[59] ?

Aussi l’élégie galante de la fin du siècle tend-elle, comme les recueils de traduction contemporains, à conjuguer le souvenir des Héroïdes, qui lui confèrent une tonalité plus nettement déplorative, à la veine des élégies érotiques d’Ovide qui proposent un art d’aimer à la première personne. On le voit exemplairement dans les Élégies à Clymène, que La Fontaine ouvre par une exclamation qui est un lieu commun des Héroïdes, mais qu’il amplifie aussitôt dans les trois vers suivants, à la manière dont Ovide, dans les Amours, se plaint de Cupidon qui le fait aimer :

Amour, que t’ai-je fait ? dis-moi quel est mon crime :

D’où vient que je te sers tous les jours de victime ?

Qui t’oblige à m’offrir encor de nouveaux fers ?

N’es-tu point satisfait des maux que j’ai soufferts[60] ?

Dic mihi, quid feci, nisi non sapienter amavi ?

Quod crimen dicis praeter amasse meum[61] ?

O numquam pro me satis indignate Cupido,

 O in corde meo desidiose puer,

Quid me, qui miles numquam tua signa reliqui,

 Laedis, et in castris vulneror ipse meis ?

Cur tua fax erit, figit tuus arcus amicos[62] ?

Ces souvenirs ovidiens, visibles dans les deux premières élégies, se font plus rares dans les deux dernières. Cet effet d’estompe du souvenir littéraire est à mettre en relation avec la progressive modulation du ton galant du début dans une tonalité plus élégiaque, visant à donner à l’élégie l’apparence du lyrisme[63]. Les élégies de Mme de la Suze sont composées selon les mêmes principes. Leur esthétique élégiaque déplorative s’inscrit principalement dans la veine des Héroïdes, jusque dans la représentation de l’amour heureux : l’élégie « Le printemps rappeloit les amoureux desirs[64] » se souvient par exemple de la description clinique qu’Ovide fait de la passion de Canacée dans la onzième héroïde. Mais l’élégie reprend moins des passages ovidiens qu’elle ne retient des principes. Ce sont notamment les exclamations qui apparaissent en tête de vers dans les Héroïdes (Quid faciam ?), les diverses interrogations qui sont autant de marques exclamatives pour servir de chevilles aux revirements par lesquels est figurée l’agitation de l’âme. La couleur élégiaque est également assurée par le lexique relativement restreint des douleurs tendres et la récurrence de lieux communs élégiaques. L’imitation est alors indiscernable.

C’est ainsi que la poésie de Mme de la Suze, qui, dans La Carte de la Cour de Gabriel Guéret, occupait la « ville de petits vers, où l’on travaille à la galanterie », peut être érigée en modèle de l’élégie tendre et naturelle de la fin du siècle. Elle égale dès lors dans son ordre galant l’élégie ovidienne sur l’esprit de laquelle elle se modèle sans l’imiter. Comme la plupart des critiques de la fin du xviie ou du tout début du xviiie siècle, Souvenel fait de la comtesse de La Suze le pendant moderne d’Ovide :

Le caractere de l’elegie, c’est d’être tendre, naturelle, aisée. Et c’est ce qui fait admirer encore aujourd’huy les ouvrages de Tibulle, de Properce, et sur tout ceux d’Ovide ; mais peut-on en trouver dans ces grands originaux de plus aisées, de plus tendres et de plus naturelles que celles de madame la comtesse de la Suze, et de Madame des Houlieres ? Vous le sçavez, Madame, la tendresse est le partage de vôtre sexe, et quand l’esprit se trouve joint dans un certain degré avec cette tendresse naturelle, il est aisé à une femme de dire de jolies choses, et de les dire d’un air bien touchant. C’est en quoy ces deux illustres dames ont bien réussi, et en quoy réusssiront toûjours les femmes qui auront du genie pour la poësie[65].

Il s’agit bien d’une réussite de l’élégie galante, qui conjoint le coeur et l’esprit dans la formulation spirituelle de la passion[66]. Elle réalise en cela l’idéal de la pensée délicate que réclamait le père Bouhours et à laquelle il donnait l’Ovide des Héroïdes pour modèle achevé : « Pour vous dire donc tout ce que je pense sur la délicatesse ; outre celle des pensées qui sont purement ingenieuses, il y en a une qui vient des sentimens, et où l’affection a plus de part que l’intelligence. Ovide excelle en ce genre-là, et ses Héroïdes sont pleines de pensées que la passion rend délicates[67]. »

***

La réinterprétation naturelle de l’élégie galante, dans la mesure où elle ne touche ni la forme poétique ni la thématique mais où elle résulte de la prédominance d’un registre déploratif, ne concerne pas seulement l’élégie mais tous les petits genres qui lui ont été associés dans l’esthétique galante, stances, sonnets ou autres[68]. Elle contamine ainsi les madrigaux et les chansons qui accompagnent les élégies de Mme de La Suze dans le recueil des Poésies de 1666. Pour prendre un exemple, la première des chansons, « J’ay juré mille fois de ne jamais aimer », composée en alexandrins à rimes suivies, développe la même plainte amoureuse, plaçant même en son centre la traditionnelle marque élégiaque de l’exclamatif « hélas[69] ». C’est pourquoi Callières, dans son combat allégorique des Anciens et des Modernes, peut opposer aux troupes d’Ovide et de Tibulle, associées à celles de Catulle, des troupes commandées par la comtesse de La Suze « à la teste de toutes ses elegies », auxquelles sont jointes « les madrigaux de la Sablière, et autres chansons et poësies tendres et amoureuses[70] ». Dans l’extension du registre élégiaque au-delà des limites de l’élégie, la référence au modèle ovidien change de nature : il n’est plus tant question d’imiter l’élégie ovidienne pour inventer un genre en trouvant des équivalents à ses particularités poétiques que de s’inspirer du génie poétique d’Ovide pour composer des vers dont le style soit à la fois ingénieux et pathétique, dans le souvenir de sa variété d’expression. Mais cette référence à la variété ovidienne est partiellement faussée car Ovide introduisait une variété de tons dans une même forme poétique et il s’agit désormais de diffracter un même registre dans une diversité de formes. Il renouvelait le genre de l’élégie et le xviie siècle finissant s’attache à l’esthétique élégiaque. C’est la raison pour laquelle la référence à l’élégie ovidienne, et en particulier à l’héroïde, devient alors centrale non seulement pour la poésie galante mais aussi, après Racine et jusqu’au xviiie siècle, pour la tragédie dont le pathétique prend la forme de l’élégiaque.