Résumés
Résumé
Dans L’odeur du café et Le charme des après-midi sans fin, Dany Laferrière propose un regard romancé sur son passé, son enfance et ses origines, donnant ainsi l’occasion aux lecteurs d’appréhender son parcours littéraire et, plus globalement, les douleurs associées à l’exil. Or, le long récit fragmenté présenté dans ces deux romans peut aisément être associé aux mythes initiatiques. L’originalité de l’auteur est d’avoir associé à ce parcours non pas un modèle masculin et/ou paternel, comme on pourrait s’y attendre, mais bien celui d’une femme, une grand-mère, qui s’apparente ainsi à l’image des grandes déesses de la mythologie universelle.
Abstract
In L’odeur du café (The Smell of Coffee) and Le charme des après-midi sans fin (The Charm of Endless Afternoons), Dany Laferrière offers a fictionalized look at his past, his childhood and his origins, thereby giving readers the opportunity to understand his literary journey and, more broadly, the suffering inherent in exile. Now, the long fragmented narrative presented in these two novels can easily be associated with initiatory myths. The author’s originality lies in that he connects this journey not with a masculine and/or paternal model, as one might expect, but with the model of a woman, a grandmother, who thus conjures the image of the great goddesses of universal mythology.
Corps de l’article
À Da, ma grand-mère, à Marie, ma mère, à Ketty, ma soeur, à mes tantes, Renée Gilberte, Raymonde, Ninine, à Maggie, ma femme, et à Mélissa, Sarah, et Alexandra, mes filles, cette lignée interminable de femmes qui, de nuit en nuit, m’ont conçu et engendré.
Dany Laferrière, dédicace de L’odeur du café
Si les souvenirs olfactifs de Marcel Proust – et sa célèbre madeleine – ont été les éléments déclencheurs d’une grande fresque célébrant son enfance et sa jeunesse, ceux de Dany Laferrière, principalement mais non exclusivement centrés sur la présence de Da, sa grand-mère, offrent aux lecteurs des romans où l’autobiographie est plutôt présentée comme une toile impressionniste, sous forme de petits coups de pinceaux évocateurs ou encore comme une série de photographies annotées, comme l’a fort justement remarqué Pierre L’Hérault, il y a quelque temps déjà[1]. Même si dans les deux cas, celui de Proust et celui de Laferrière, les récits ou romans ne sont pas explicitement présentés comme une authentique autobiographie, les événements relatés ainsi que les personnages mis en cause suggèrent une reviviscence du passé où l’on s’entend à reconnaître des éléments à caractère autobiographique certain. Dès les premières publications, on comprend que le projet de Laferrière est d’offrir un regard sur son passé, sur son enfance et sur ses origines, donnant ainsi aux lecteurs l’occasion d’appréhender son parcours littéraire et plus globalement, les douleurs associées à l’exil. La boucle est symboliquement bouclée dans L’énigme du retour[2] où l’auteur répond en quelque sorte, et de façon poétique, au Cahier d’un retour au pays natal de son aîné Césaire[3]. Tous les deux proposent en effet une forme de mémoire des peuples des Caraïbes, un regard sur le passé collectif pour Césaire et plus personnalisé chez Laferrière, mais néanmoins révélateur des souffrances associées à l’histoire particulière de cette région du globe. Or le long récit fragmenté présenté dans L’odeur du café comme dans Le charme des après-midi sans fin peut aisément être associé aux mythes initiatiques en ce sens qu’il propose le parcours d’un jeune héros qui, après avoir affronté la mort, doit s’affranchir de l’univers de l’enfance pour plonger dans celui beaucoup plus complexe des adultes.
L’originalité de l’auteur, c’est d’avoir associé à ce parcours initiatique non pas un modèle masculin et/ou paternel, comme on pourrait s’y attendre, mais bien celui d’une femme, une grand-mère, qui s’apparente à l’image des grandes déesses de la mythologie universelle. Cela est évident, l’univers des deux oeuvres étudiées est en effet marqué par l’omniprésence de Da, sa grand-mère. Celle-ci est d’ailleurs la première destinataire des romans, selon l’auteur[4]. De consolatrice et soignante à confidente et complice, Da devient celle qui aidera Vieux Os à non seulement comprendre ses origines, mais également à traverser les épreuves pour devenir l’adulte qu’il est maintenant. Et cela, en proposant aux Occidentaux un regard sur l’univers créole, dans cette nostalgie qu’a fort justement analysée l’historien des religions, Mircea Eliade[5]. Dans son étude des littératures d’Amérique, celui-ci affirme en effet que le désir du retour aux origines dénote la « nostalgie du Paradis terrestre » et que ce regard sur le passé « trahit le désir de recouvrer les origines religieuses, donc une histoire primordiale, des États transatlantiques récents[6] ». Bien que le projet de Laferrière ne puisse pas être associé directement à un mythe national, la lecture des deux oeuvres à l’étude révèle tout de même un regard sur l’enfance de l’auteur, rappelant ainsi une sorte de temps paradisiaque — malgré les éléments disphoriques comme la maladie ou la mort — où sa grand-mère, Da, le protégeait des douleurs associées à l’expulsion édénique. Son « histoire primordiale » personnelle nous en est ainsi, en quelque sorte, dévoilée.
Da : grand-mère et Grande Mère
D’emblée, dans L’odeur du café, le lecteur des récit/roman[7] de Dany Laferrière accompagne le narrateur-enfant dans un univers marqué par l’omniprésence de Da, sa grand-mère protectrice, bienfaisante et généreuse. La trame narrative de L’odeur du café est en effet centrée sur la cure de repos qui doit guérir le narrateur-enfant de sa fièvre, cure recommandée par le docteur Cayemitte. C’est donc Da qui est chargée de soigner et de garder Vieux Os — surnom affectueux donné par Da elle-même à l’enfant qui aimait veiller tard —, le temps de l’été 1963. En conséquence, elle assume toutes les tâches qui assurent sa guérison. Ainsi, nous sommes plongés dans un univers intime, centré sur la maison, sur la galerie qui lui sert de refuge et de lieu d’observation des fourmis — jeu qui lui permet d’oublier son immobilité forcée — et sur la place qu’occupe Da dans cet univers. Décrivant les pièces de la maison, il affirme que la salle à manger était, de façon attendue, « le royaume de Da[8] ». C’est elle qui doit le nourrir de « foie de boeuf avec du cresson et beaucoup de lait » (OC, p. 54) sur recommandation du médecin, pour qu’il reprenne des forces, et qui le met au régime forcé, un peu plus loin, car il reste « maigre comme un clou » (OC, p. 78). C’est aussi Da qui lui laisse « une demi-douzaine de mangues juteuses » (OC, p. 169) à déguster, fruit qu’affectionne particulièrement le narrateur. Il faut lire à ce sujet l’extrait intitulé « Trois mangues » dans Le charme des après-midi sans fin[9], particulièrement savoureux, pour saisir la sensualité que Laferrière prête à ce fruit.
Ce rôle de mère nourricière, Da l’assume tout en protégeant l’enfant des dangers extérieurs, ceux qui pourraient retarder sa guérison comme ceux qui pourraient le jeter hors de l’enfance. Protectrice comme une terre natale devrait — ou pourrait — l’être, du moins dans le rappel d’une enfance heureuse, Da l’est de plusieurs façons dans L’odeur du café. C’est elle qui attend Vieux Os lorsqu’il s’éloigne pour une première fois de la maison, sur une bicyclette « empruntée » au forgeron Montilas (OC, p. 16). C’est aussi elle qui le prévient du danger des bêtes endormies : « Les bêtes sont dangereuses. Il faut surtout surveiller celles qui font semblant de dormir. […] Il ne faut jamais se mettre derrière une bête. C’est ce que Da me dit chaque fois que je vais au parc » (OC, p. 21). Quand le lecteur apprend un peu plus loin que l’enfant est habile à feindre le sommeil pour mieux écouter les discussions des adultes, habileté que connaît Da, il ne peut que sourire à cette allusion (OC, p. 54)[10]. C’est encore Da qui le défend lorsque Fancillon l’accuse, fort justement par ailleurs, d’avoir tenté de lui voler une poule (OC, p. 128-130), sans être dupe cependant de son alibi. Elle protège également l’enfant de réalités plus crues, comme celle de l’accouplement d’une jument et d’un étalon, en l’envoyant « chercher sa cafetière juste à ce moment » (OC, p. 84). Et dès le début du récit, c’est Da qui l’empêche de rejoindre ses copains qui jouent au football, de façon à éviter l’aggravation de son état, malgré l’envie évidente de ce dernier qui écoute les « cris fous de [ceux-ci] » (OC, p. 14) l’enjoignant de s’éloigner de la galerie-refuge. Ainsi, souffrant de la fièvre jaune, jaune comme l’approche de la mort qu’il décrit comme étant teintée de lumières jaunes, justement, Vieux Os, on le comprend, doit sa survie à la bienveillance de Da[11]. Lors d’une poussée de fièvre virulente, elle veille l’enfant pendant deux jours en l’appelant par son « nom secret » (OC, p. 98). Un peu plus loin, les soins se prolongent ainsi :
Da me fait respirer du camphre. J’aime l’odeur. Elle me picote le nez et me monte à la tête. Alors je ferme les yeux pour voir les lueurs jaunes. […] J’ai l’impression de m’enfoncer dans un tunnel sans fin. Je veux toucher la source de la lumière jaune. Je m’enfonce de plus en plus. […] La chambre sent le camphre. J’ai une compresse d’eau froide sur la tête depuis deux jours. La fièvre est tombée. Da ne veut pas que je quitte la chambre.
OC, p. 99-100
Au-delà de l’image du tunnel et de la lumière pour suggérer la proximité de la mort — image qui se rapproche ici du cliché —, cet extrait souligne la générosité de Da et son abnégation. D’ailleurs, ce récit revient dans Le charme des après-midi sans fin, quand Vieux Os, fumant une cigarette avec son ami Frantz, lui raconte comment il a frôlé la mort :
CAF, p. 69-70C’est arrivé l’année dernière. J’avais une forte fièvre. J’étais seul dans la chambre. Da était sur la galerie. Brusquement, tout était devenu jaune. Je voyais tout distinctement, mais en jaune. […] Et il y avait cette odeur de fleur d’oranger qui m’étouffait. Je suffoquais littéralement. À partir d’un certain moment, j’ai commencé à me sentir bien. Très bien même. Je ne souffrais plus. C’était merveilleux.
— Et alors ?
— Da est entrée dans la chambre et a poussé un cri. On a fait venir le docteur Cayemitte qui m’a fait une piqûre. Da m’a dit, quelque temps plus tard, que, selon le docteur Cayemitte, c’était une affaire de minutes. Si Da était restée une dizaine de minutes de plus sur la galerie…
À la lecture de cet extrait, on comprend la reconnaissance du narrateur envers celle qui l’a sauvé d’une mort certaine. Mais on comprend aussi toute la place que sa grand-mère a occupée dans l’univers de Laferrière enfant. Sans Da, Dany n’existerait pas.
On notera également, dans le premier extrait, l’odeur du camphre qui étourdit et soigne, puisque différentes odeurs ponctuent le récit. L’odeur du fumier apparaît la première (OC, p. 14), et reviendra un peu plus loin (OC, p. 21), suivie de l’odeur des roses mortuaires, compagnes de son tyrannique grand-père qui les aimait tant, une « odeur lourde, étouffante » (OC, p. 45). L’odeur de la terre est par la suite l’objet d’un passage qu’il convient de souligner ici, tant la symbolique nous ramène au coeur même de notre propos :
OC, p. 53Le goût de la terre
D’où vient, quand il pleut, cette envie folle de manger de la terre ? À cause de son odeur, sûrement. Au début, on ne sent rien. Puis quand la pluie commence à tomber, l’odeur monte. L’odeur de la terre. La mangue sent la mangue. L’ananas sent l’ananas. Le cachiman ne sent pas autre chose que le cachiman. La terre sent la terre.
Si l’odeur du café n’est autre que celle de Da, tant à cause de l’histoire familiale (le grand-père, époux de Da donc, était commerçant de café) que parce qu’elle est l’emblème même du personnage, les autres odeurs gravitent autour de celle-ci, pour mieux rappeler au lecteur la place centrale qu’occupe la mémoire olfactive et, surtout, Da, dans cette résurgence de l’enfance et de la terre natale. Ce rapprochement, entre les origines matrilinéaires du narrateur et la patrie, vient corroborer, en quelque sorte, celui proposé par Claude-Gilbert Dubois lorsqu’il affirme qu’il faudrait peut-être dire « matrie » plutôt que patrie lorsque l’on parle de la terre natale, tant la collusion entre les deux — terre et mère — est universelle, rattachée au concept même de la Terre Mère, celui-ci étant quasi universel et archaïque[12]. Ceci est d’autant plus vrai dans l’oeuvre de Laferrière que Haïti est décrit comme un espace où les pères sont absents puisque mis en prison ou envoyés en exil, sous le régime de Duvalier[13]. À la suite des travaux de Carl Gustav Jung sur l’archétype de la Grande Mère, que le théoricien considère comme un phénomène presque « naturel » de la psyché collective[14], l’anthropologue Gilbert Durand affirme que :
À toutes les époques donc, et dans toutes les cultures, les hommes ont imaginé une Grande Mère, une femme maternelle vers laquelle régressent les désirs de l’humanité. La Grande Mère est sûrement l’entité religieuse et psychologique la plus universelle, et [tous] ses noms [sont ceux] qui tantôt nous renvoient à des attributs telluriques, tantôt aux épithètes aquatiques, mais toujours sont symboles d’un retour ou d’un regret[15].
Or, l’incarnation de l’archétype en un personnage réel, Da, correspond tout à fait au processus puisqu’il s’agit bien ici, chez Laferrière, d’un retour — dans la mémoire — et de regrets, regrets qu’amplifie la souffrance même de l’exil qui conclut Le charme des après-midi sans fin. En effet, si la terre natale, Petit-Goâve, se fait menaçante à la fin de ce deuxième ouvrage puisque le narrateur doit la quitter pour fuir la violence des miliciens, elle reste associée, par voie symbolique, à sa grand-mère. Et c’est cette grand-mère qu’il quitte aussi par le fait même, celle pour qui il aurait dû être un « bâton de vieillesse » (OC, p. 81). Dans Le charme des après-midi sans fin, ce renversement des rôles est peu à peu intégré à mesure que l’enfant qu’il était rentre tranquillement dans l’adolescence, s’éloigne peu à peu de la galerie, port d’attache qui ouvre et clôt L’odeur du café, pour plutôt se faire le complice de sa grand-mère.
La complicité ou comment grandir sous le regard de Da
Dans Le charme des après-midi sans fin, Da continue de jouer le rôle qui est le sien. Mais l’omniscience de Da, dans L’odeur du café, est peu à peu remplacée par une complicité qui place l’enfant et la grand-mère sur un pied d’égalité, ou presque. Le rapport se fait ici beaucoup plus complice que hiérarchique. C’est encore elle, cependant, qui lui défend de manger chez Izma pour le protéger d’une contagion possible. Mais déjà, dès cette première apparition, l’avertissement n’est qu’entre parenthèses : « Da me défend formellement (Da dit toujours ça : “Je te défends formellement de faire ci ou ça”) de manger chez Izma parce qu’il paraît que le fils d’Izma est atteint de tuberculose » (CAF, p. 14). Da persiste à surveiller Vieux Os, à veiller sur lui. Lorsqu’il ressent une douleur similaire à celle de Vava, son amour passionné et secret, « Da [lui] caresse les cheveux pour faire passer la douleur » (CAF, p. 168). On comprend que cette douleur n’est autre que celle partagée avec celle qu’il adule, Vava, puisqu’elle disparaît dans le récit, contrairement à la fièvre menaçante de L’odeur du café. Le procédé semble anodin, mais il traduit le fait que l’image de Da, qui plane au-dessus de l’enfant tout au long du premier texte, est ramenée à celle d’une femme protectrice, soit, aimante aussi, mais devenue peu à peu le témoin de ses premiers émois. Le geste posé semble plus celui d’une complicité silencieuse que celui d’une surveillance étroite.
Progressivement, les rôles sont renversés et c’est l’enfant qui protège à son tour Da de la souffrance. C’est lui qui va porter des documents au notaire Loné pour tenter de contrecarrer l’expulsion possible de Da, qui ne parvient pas à rembourser une hypothèque contractée par son défunt mari. Les liens entre l’enfant et le notaire deviennent peu à peu plus serrés et plus complices, frôlant ceux d’une amitié adulte. Le lecteur apprend d’ailleurs que « [d]eux hommes ont aimé Da : [le] grand-père et son ami et rival, le notaire Loné de la rue Desvignes » (CAF, p. 31). Quand on sait l’amour qui unit la grand-mère et l’enfant, on comprend que Loné peut facilement gagner le coeur de l’enfant, d’autant plus qu’au contraire du grand-père qui était tyrannique, « il est très chaleureux, et surtout, il ne [le] traite pas comme un demeuré parce qu’[il est] un enfant. Il parle à tout le monde de la même manière : directe et franche. C’est le seul adulte à [sa] connaissance, à part Da, qui agit ainsi » (CAF, p. 32). Le notaire occupe d’ailleurs une place assez importante dans Le charme des après-midi sans fin, amenant l’enfant regarder les joueurs d’échec au salon de coiffure de Saint-Vil Mayard ou encore, dans un extrait plutôt long, contrairement aux petits récits courts, circonstanciels de L’odeur du café, l’accompagnant toute une journée dans les rues de Petit-Goâve, au grand dam de sa grand-mère. Il s’agit d’un passage très important du récit, qui marque justement la transition entre l’univers des femmes — celui de L’odeur du café, avec cette maison hantée par toutes les femmes de la vie du narrateur[16] — et celui des hommes. C’est en effet le notaire qui initie l’enfant aux secrets du monde extérieur, le promenant du tribunal au « restaurant des aveugles » (CAF, p. 103-105), en passant par le hougan Josaphat qui se fait appeler « Nèg-Feuilles », démystifiant ainsi pour lui la supposée clairvoyance de celui-ci, ainsi que l’espace social et politique haïtien. Vieux Os habite d’ailleurs avec Da pour fuir la violence de Port-au-Prince et, à la fin du Charme des après-midi sans fin, cette violence politique le rattrape et oblige le retour vers la ville. L’image de la grand-mère continue de flotter et de protéger le couple qu’ils forment, si on se rappelle que celle-ci a été aimée du notaire.
Dans ses relations sociales mêmes, Vieux Os vivra des événements qui l’amèneront à s’affranchir peu à peu de son rôle d’enfant protégé. Par exemple, après un passage évocateur sur un « nid de filles » (CAF, p. 41-43) qui, sous prétexte de charmer les garçons, en profitent pour tenter de les convertir en témoins de Jéhovah, le narrateur affirme qu’il « rentre pour que Da ne s’inquiète pas. Elle ne sait pas que je suis ici » (CAF, p. 45). Plus loin cependant, l’omniscience de Da est soulignée lorsque, de retour à la maison après avoir été témoin d’une bataille mémorable entre un élève du lycée public et un de l’école des Frères qu’il fréquente, Vieux Os tente de cacher à Da l’accroc fait à son pantalon. « Da sait bien que j’étais avec eux », nous apprend-il. « Elle sait aussi que je sais qu’elle le sait », rajoute-t-il, pour terminer par ces mots : « C’est une vieille histoire entre nous » (CAF, p. 66). Vieille histoire en effet, car déjà, dans L’odeur du café, cette complicité avait été décrite. Mais c’était alors beaucoup plus une complicité faite d’humour et de moments comiques, rappelant les moments magiques de l’enfance, que ce regard presque lucide de l’enfant qui s’éloigne peu à peu du giron grand-maternel. Par exemple, cet extrait plutôt truculent exprime le double regard posé sur la réalité environnante, celui de Da et celui de Vieux Os, réunis, harmonieux et confondus dans une même courte phrase qui l’exprime :
Une fois, une paysanne s’est arrêtée presque devant notre galerie. Elle a écarté ses jambes maigres sous la robe noire et un puissant jet de liquide jaune a suivi le mouvement. Elle a relevé légèrement sa robe tout en regardant droit devant elle. Le sac de charbon n’a pas bougé.
Un fou rire.
OC, p. 15
Le fou rire, ce sont les deux personnages qui le partagent, le retour à la ligne ne laisse aucun doute ici. Ce genre de petits extraits amusants disparaît, ou presque, dans Le charme des après-midi sans fin, plus axé sur la vie sociale de Vieux Os et sur la menace politique grandissante — annoncée par une succession d’indices — que sur les événements anecdotiques du premier récit. Ainsi, le regard que Vieux Os porte sur sa grand-mère se transforme peu à peu. Et cette évolution n’influe pas que sur l’enfant. En effet, du cercle familial vers la cité, Da continue d’être omnisciente et la transition qui touche l’enfant — qui s’éloigne des découvertes enfantines (les fourmis, par exemple) pour se tourner vers des préoccupations sociales —, a des répercussions sur le regard de Da qui se porte aussi, beaucoup plus, vers l’extérieur. Le lien de complicité entre les deux personnages sert en quelque sorte le propos. L’enfant évolue, le regard de Da aussi.
Déjà, dans L’odeur du café, Da était présentée non seulement comme une grand-mère « totale », archétypale, mais également comme une matriarche veillant sur l’ensemble de la famille :
Da a toujours nourri tout le monde. Je veux dire sa famille, les voisins et aussi les indigents qui passent toujours au bon moment. […] Da n’a jamais oublié personne, sauf tante Gilberte. Et on ne sait pas pourquoi. […] Je n’ai jamais vu Da en train de manger. Quand tout le monde a fini, Da se fait un café qu’elle va siroter sous le manguier.
OC, p. 42-43
Pourtant, le lecteur comprend cet oubli puisque le narrateur a pris soin de lui indiquer, quelques pages auparavant, que cette tante était la plus timide et effacée de la famille (OC, p. 33). D’ailleurs, Da prend soin de lui donner son propre bol, comme pour lui redonner l’importance que celle-ci n’a pas, une importance qu’elle assume, elle ! L’auteur a-t-il voulu souligner ici la délicatesse de Da ? Il est permis de le penser. Mais c’est aussi une façon de proposer au lecteur une image d’une grand-mère qui, par ses gestes, enveloppe et protège l’ensemble de la communauté, en quelque sorte. Partageant son café avec les passants, qu’elle connaît tous, elle rassure Zette qui ne comprend pas le passage du temps (OC, p. 51), alors que Da, elle, est presque présentée comme éternelle un peu plus loin :
OC, p. 57-58Un homme passe en courant derrière une mule et s’adresse à Da sans même s’arrêter.
— Da, j’ai quelque chose à vous dire, mais je suis pressé, je dois voir Jérôme avant la nuit.
— Une autre fois, Absalom… Je suis toujours ici.
On comprend que le terme « ici » renvoie à la galerie qui lui sert d’observatoire et que le « toujours » peut signifier qu’elle ne bouge pas de sa maison, mais on comprend aussi, par la suite, que, pour l’enfant, Da est éternelle. D’ailleurs, la grand-mère de l’auteur est morte très vieille, à l’âge de 96 ans[17]. Dans Le charme des après-midi sans fin, son rôle social est accentué du fait même des événements politiques qui y sont présentés. Elle protège Fatal qui se réfugie chez elle, alors que les miliciens tentent de l’arrêter, soigne un des frères Prophète qui a été roué de coups (CAF, p. 144-153), s’informe de la maison du notaire Loné en envoyant Vieux Os espionner pendant la levée du couvre-feu. En fait, l’ensemble du récit est construit de façon à faire comprendre au lecteur que de grand-mère aimante qu’elle était dans L’odeur du café, Da est passée au rôle de matriarche bienveillante et lucide, apprenant à Vieux Os la réalité extérieure de sa maison, au même titre que le fait le notaire, en déambulant avec lui dans Petit-Goâve. La vieille marchande qui réussit à soutirer dix centimes à Vieux Os le corrobore en s’exclamant : « Qui ne connaît pas Da ! » (CAF, p. 209) On aurait envie de rajouter, à la lecture des deux récits : et qui Da ne connaît-elle pas ? Ainsi donc, la valeur surajoutée, en quelque sorte, de Da, accentue les processus du retour dans le passé du narrateur, lui donnant l’occasion de préciser que c’est bel et bien sous le regard de Da qu’il est passé de l’enfance à l’adolescence, tant par le fait qu’elle l’a accompagné dans ce passage que par le fait qu’elle lui a ouvert les yeux sur le monde. Grand-mère et incarnation de la Grande Mère archétypale, Da assume non seulement ce rôle pour Vieux Os, mais également pour la communauté. Ainsi également, l’auteur profite en quelque sorte de cette remémoration pour présenter au lecteur non seulement l’enfance qui a été la sienne, mais aussi le pays de son enfance, par le biais d’anecdotes diverses, de tableaux amusants comme par la résurgence de la violence qui en atténue la beauté. On pourrait comprendre qu’en une sorte de « psychanalyse » littéraire, l’auteur peut avoir exorcisé la souffrance de la perte, celle de sa grand-mère et celle de son pays, celle de sa « matrie ».
Bonne sainte Anne et sorcière : une dualité évocatrice
Que Da assume l’éducation religieuse — entendre catholique — de Vieux Os, cela va presque de soi, compte tenu encore une fois du rôle traditionnel qui lui est attribué. Se remémorant un moment où les « cinq reines » de la famille — les filles de Da confondues en une seule image — se préparent à aller au bal, le narrateur termine la description des préparatifs en dépeignant ainsi la maison : « Tout le monde est en retard. L’heure fatidique arrive. Et cinq reines […] sortent de la chambre qu’elles laissent aussi dévastée qu’un champ de bataille. Le silence. Da et moi restons dans la chambre. Puis nous faisons une petite prière avant de nous endormir » (OC, p. 42). Quand Vieux Os raconte au lecteur le moment où il a frôlé la mort, les prières de Da accompagnent encore ses souvenirs :
Sur la petite table, près du mur qui sépare la grande chambre de l’ancienne chambre de mon grand-père, il y a une vierge illuminée. Da s’agenouille devant la statue chaque fois qu’elle traverse la chambre. Les bras de la vierge sont ouverts. […] Da commence toujours sa litanie en psalmodiant les différents noms de la Vierge : Notre-Dame-du-Mont-Carmel, Immaculée-Conception, Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours, Marie et Marie-mère de Dieu.
OC, p. 100-101
On notera, et c’est évident dans les deux textes, que la foi est centrée sur l’image de la mère du Christ plutôt que sur celle du Christ lui-même. Dans Le charme des après-midi sans fin, alors que Vieux Os rentre un peu trop tard après avoir traîné avec ses copains Frantz et Rico, Da lui ordonne de faire sa prière, devant cette même statue de la Vierge, on le comprend (CAF, p. 81).
La religion catholique fait également partie des souvenirs de Vieux Os par le biais de son éducation scolaire, puisqu’il a fréquenté l’école des Frères. Les propos qu’il tient à ce sujet rappellent l’expérience commune des cours classiques pour garçons au Québec. Par exemple, alors que Da et Vieux Os discutent de la mort du fils d’Izma — il souffrait de tuberculose —, la grand-mère s’inquiète d’une contagion possible et demande à son petit-fils comment il a connu le malade. Vieux Os lui cache qu’il a déjà mangé chez Izma pour lui répondre plutôt que « [l]e frère Armance [les] a fait prier pour lui pendant tout un mois » (CAF, p. 51). Tout lecteur familier de la culture québécoise peut reconnaître ici les récits d’un Jacques Godbout ou d’un Gérard Bessette sur l’omniprésence du clergé dans leur éducation au cours des années 1940 et 1950, ou encore sur le rejet de ce même clergé au cours des années 1960. Le lecteur québécois est donc en pays de reconnaissance et peut sourire à cette allusion, à cette ressemblance entre les deux cultures. Les mères et les grands-mères québécoises étaient aussi celles qui assuraient la sauvegarde de la pratique religieuse et les romanciers y ont fait allusion, à plusieurs reprises[18]. Mais là s’arrête le parallèle, puisque ce qui distingue les deux sociétés est rapidement mis en évidence par l’auteur. Bien que Da s’occupe effectivement de l’éducation religieuse de son petit-fils, perpétuant ainsi la tradition des colonisateurs blancs, elle assure rapidement et plus souvent, par ailleurs, son éducation antillaise, lui proposant un regard sur la vie, la mort, les esprits et l’accès à l’invisible qui rappelle plutôt les racines africaines. En effet, dès L’odeur du café, l’appréhension de la mort est présentée de façon à ce que le lecteur comprenne bien que le vaudou n’est pas une religion secondaire en Haïti mais constitue un héritage incontournable. Et c’est naturellement Da qui initie Vieux Os à ses mystères :
Da aime veiller tard. Une fois, elle a vu Gédéon suivi de son chien blanc, qui se dirigeait du côté de la rivière. Et cela, un mois après la mort de Gédéon. Da n’a peur de rien. Elle a même appelé Gédéon qui se cachait derrière un grand chapeau de paille. Il a murmuré quelque chose que Da n’a pas compris.
C’était bien Gédéon puisque son chien le suivait.
OC, p. 22
Immédiatement après ce court extrait intitulé « La nuit », le narrateur se remémore les « histoires de zombies, de loups-garous et de diablesse » que Da lui racontait « jusqu’à ce qu’[il] s’endorme » (OC, p. 22). Extrait qui cette fois est intitulé « Vieux Os », le surnom donné au narrateur, et qui se termine par ces mots : « Tout le monde, à Petit-Goâve, sait que Passilus se transforme en cheval après minuit » (OC, p. 23). Le rapprochement n’est pas fortuit. L’art de raconter des histoires, c’est bien Da qui l’a transmis à Vieux Os, et si les contes de loups-garous et de diablesses appartiennent au folklore, le narrateur a vite fait de rappeler au lecteur leur réelle valeur : ce ne sont pas des histoires anodines, mais bien des histoires qui marquent l’aspect sacré de son héritage haïtien. Car, et il est important de le souligner ici, le rapport à la mort et aux morts traverse les deux tomes autobiographiques de façon certaine, comme d’ailleurs il traverse l’ensemble de son oeuvre, ne serait-ce que par les questions posées par Vieux Os. Après avoir informé le lecteur sur la place qu’occupe l’observation des fourmis dans sa convalescence, le narrateur interroge Da :
OC, p. 62— Qu’est-ce qu’il y a après la mort, Da ?
— Il n’y a que les fourmis qui en sachent quelque chose.
— Pourquoi elles ne nous disent rien ?
— Parce que la mort ne les intéresse pas, Vieux Os.
— Et pourquoi la mort nous intéresse ?
— C’est le secret de la vie.
Ce court extrait est, lui, suivi de près par la première version sur la mort de la fille de Gros Simon, histoire qui occupe une quinzaine de pages achevant la première partie, et qui constitue le morceau le plus « continu » des souvenirs épars proposés par l’auteur. Or, cette histoire est marquée par des références aux pratiques vaudou que le notaire Loné, dans sa rationalité, cherche à démentir. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble de L’odeur du café est habité par le pouvoir de Da, celui de voir la/les mort(s), de dialoguer avec ces morts et d’accéder ainsi à l’autre monde, en toute harmonie avec celui des vivants, ou plutôt parallèlement à celui-ci. C’est en fait ce que raconte Da à Vieux Os :
OC, p. 89Da prend le gobelet d’eau et jette l’eau trois fois par terre. Da dit qu’il faut saluer les morts.
Je dis à Da :
— Les morts sont au cimetière.
Da me regarde et sourit. Pour Da, les morts sont partout. Et depuis le temps que les gens meurent, il doit y avoir plus de morts que de vivants sur la terre.
— Si les morts étaient plus nombreux, Da, on aurait agrandi le cimetière.
— Le vrai cimetière est partout. Là où se trouve cette maison, il y a eu une tombe.
L’extrait se termine sur les mots suivants : « Selon Da, on est vraiment mort quand il n’y a personne pour se rappeler notre nom sur cette terre » (OC, p. 90). C’est toute une approche de la mort, d’une philosophie qui va à l’encontre de la peur — les morts ne font pas peur, ils sont familiers — que propose ainsi Da à l’enfant. Lui qui a frôlé la mort, c’est donc ainsi que Da lui suggère de l’apprivoiser. Dans un passage où il est question de rêves, le narrateur raconte que « Da a rêvé que Mozart[19] était mort. […] Da était assise sur sa galerie quand elle a vu Mozart passer en coup de vent » (OC, p. 110). L’extrait qui suit immédiatement, intitulé « L’interprétation de Da », explique au lecteur que « mourir dans un rêve, c’est un bon signe. Cela signifie qu’on est en bonne santé » (OC, p. 111) et se termine en notant l’aspect prémonitoire du rêve. Mozart portait en effet un chapeau dans le rêve, ce qui est signe de chance, toujours selon Da. Or, « [u]ne semaine après ce rêve, Mozart a gagné à la loterie nationale (le troisième gros lot) et il a pu acheter un bout de terrain à la Petite Guinée » (OC, p. 111).
Dans Le charme des après-midi sans fin, le procédé continue et s’accentue même lors de l’évocation des rêves de l’enfant. Dans un extrait intitulé « Une voix », Vieux Os fait face, en rêve, à la solitude et termine ainsi son récit : « Da dit que c’est ainsi la vie. Un moment, vous êtes là, on ne voit que vous, on n’entend que vous, on ne parle que de vous, et un autre moment, on ne se souvient même pas de votre visage. Moi, je veux me rappeler pour toujours les yeux de Vava » (CAF, p. 31). On a l’impression ici que l’auteur explique, en quelque sorte, la place qu’occupe l’écrivain dans une société — sa place donc —, d’une part, mais d’autre part, aussi celle de l’amour et du désir dans sa vie et dans ses souvenirs…
Par ce procédé, Dany Laferrière propose au lecteur une image de son pays d’origine qui vient corroborer ce que disent les historiens des religions à ce sujet :
En Haïti, où les cinq millions d’habitants descendent soit d’esclaves, soit d’affranchis venus de Saint-Domingue, les statistiques officielles d’appartenance au catholicisme ne donnent pas une idée exacte de la situation réelle. En fait, près de 85 % de la population adhèrent au vaudou, amalgame complexe de polythéisme africain et de catholicisme. […] Par exemple, la sainte Vierge et sainte Anne se retrouvent fréquemment en présence de Erzulie et Maîtresse Nannanbouloukou. […] Erzulie et Maîtresse Nannanbouloukou sont reconnues comme des loas plutôt bienveillants. Elles incarnent sur le plan sacré un humanisme exemplaire rarement retrouvé sur le plan profane parmi les leaders qui ont marqué l’histoire encore récente de l’esclavagisme[20].
Et c’est bien de syncrétisme religieux qu’il est question lorsque le village de Petit-Goâve est profané, en quelque sorte, par les miliciens qui sont pour Da des « bêtes assoiffées de sang » (CAF, p. 155), des hommes fous et saouls, présentés comme des voyous. S’agenouillant pour prier la Vierge afin de délivrer Petit-Goâve de ce malheur, Da évoque « ses » morts : « Brice, Arince, Inélia Beautrun, Lavertu, Charles Nelson… Débrouillez-vous afin de nous sortir de ce guêpier » (CAF, p. 156). Et le narrateur de préciser : « C’est ainsi que Da parle à nos parents morts » (CAF, p. 156). Pour ajouter ensuite : « Aujourd’hui, en raison de la gravité des événements, Da veut que je leur dise un mot aussi. — N’aie pas peur, ce sont tes morts. Ils sont de ta famille » (CAF, p. 156). L’association entre la tradition catholique et les pratiques vaudou est bien sûr accentuée par les références au Hougan ou à l’ouangateuse (CAF, p. 38), par exemple, mais est surtout évidente dans le cas du personnage de Da. D’omniprésente, protectrice et complice, elle se fait Grande Déesse, guérisseuse, capable de soigner par les plantes, mais surtout capable de voir les morts, de leur parler, apprivoisant les secrets de l’invisible, pour elle et pour les autres. Elle s’apparente ainsi aux héroïnes d’autres romans antillais et/ou afro-américains qui marquent la littérature des Noirs en Amérique. On pense au personnage de Tituba chez Maryse Condé[21] ou encore au roman Beloved de Toni Morrison[22]. Et dans le cas qui nous intéresse, ce procédé sert en quelque sorte à expliquer au lecteur qu’il s’agit, pour le narrateur, d’une forme d’initiation. En effet, en initiant son petit-fils, Da lui fait don d’une philosophie qui trace son destin, puisque ce destin, justement, comme l’avait prédit Nèg-Feuilles, est particulier : « Ce garçon que tu vois là, notaire, [dit-il à Loné lors de leur rencontre à tous les trois], n’est pas comme les autres. N’oublie pas ce que je t’ai dit » (CAF, p. 99). Et on comprend que c’est bien parce que Da l’a initié aux mystères de la vie et de la mort ainsi qu’à ceux de l’art du conte que l’enfant est devenu écrivain. On apprend que « [l]ire, c’est [s]a passion secrète » (CAF, p. 87), mais on comprend aussi que les histoires de Da sont celles qui l’inspirent ; celles de sa famille (CAF, P. 142), et aussi celles du pays. Et Vieux Os de mentionner qu’il « préfère les histoires vraies de Da aux contes de la vieille Cornélia » (CAF, p. 143). Pierre L’Hérault, qui analyse le rôle du narrateur dans L’odeur du café, précise :
L’hésitation du narrateur renvoie à la discontinuité reliée certes à la distance temporelle établie entre l’adulte et l’enfant, mais aggravée par la distance spatiale de l’émigration et de l’exil, non mentionnés ailleurs que dans le paratexte : entre l’adulte et la photo de l’enfant, il y a le déplacement de Petit-Goâve à Montréal[23].
On peut aussi comprendre, avec Le charme des après-midi sans fin, qu’il s’agit en effet d’un double exil, celui causé par la fuite nécessaire et cruelle pour échapper au régime tortionnaire, mais aussi celui de l’expulsion hors de l’enfance. En cela, Dany Laferrière vient rejoindre, en quelque sorte, un mouvement qui a marqué l’histoire du roman québécois[24], mais qui rejoint plus largement un propos universel. Et comme dans le roman québécois, l’omniprésence des personnages féminins, et surtout de la figure d’une Grande Mère protectrice et révélatrice à la fois, marque cette expulsion. L’absence du père, qui n’est jamais nommé, laisse toute leur place aux personnages féminins, une absence que l’auteur viendra toutefois combler en publiant L’énigme du retour[25].
Le narrateur quitte à la fois l’enfance et Da, dans un même mouvement marqué par la souffrance, il va de soi, comme l’a si bien noté L’Hérault dans son analyse[26]. L’expulsion est d’autant plus cruelle que les deux moments sont combinés. La fin du Charme des après-midi sans fin est en soi la fin du « charme » tout court. Et il faut comprendre le mot au sens usuel — le charme de la séduction — comme au sens magique du terme. Quitter Da, c’est pour Vieux Os quitter le monde et la terre de son enfance. Écrire cette rupture, c’est en fait régler un vieux compte pour Dany Laferrière… Son destin d’écrivain, il le doit bien à Da. La narration en témoigne ; à plusieurs endroits, on ne sait plus très bien qui, de Da, de Vieux Os ou de Dany, s’adresse à nous. Dans un extrait où le narrateur se décrit, on devine qu’il s’agit en fait d’une seule et même voix : « J’ai un corps élastique. Je peux l’allonger, le raccourcir, le gonfler ou l’aplatir comme je veux. Mais généralement, j’ai un long corps sans os (comme une anguille). Quand on veut m’attraper, je glisse entre les doigts » (OC, p. 20). Est-ce Da qui le voit ainsi ? Est-ce l’enfant qui se définit ? Ou est-ce l’auteur qui, par l’utilisation du présent, indique au lecteur qu’il ne faut pas s’y tromper, malgré l’apparente vérité qui traverse les récits, il ne se dévoile qu’à demi, nous « glissant » ainsi entre les doigts ?
Le récit comme le roman présentent donc la figure grand-maternelle comme celle qui a marqué non seulement l’enfance du narrateur/auteur, mais surtout comme celle qui lui a transmis un héritage qui constitue la clef de voûte de son destin. De l’image d’une grand-mère protectrice et guérisseuse, veillant sur l’enfance du narrateur et sur le village de Petit-Goâve, à celle de bienveillante sorcière vaudou, en passant par la complice de son entrée dans l’adolescence, le personnage de Da constitue un fil conducteur qui accompagne le lecteur. Dans ces textes à la fois autobiographiques et initiatiques, l’auteur arrive en quelque sorte à immortaliser la figure de cette Grande Mère[27] et à la hisser au rang d’archétype. Da, l’enfance et Haïti : les ruptures sont nombreuses et douloureuses, mais elles viennent en fait se rejoindre en une image bénéfique traversant l’oeuvre de Laferrière.
Parties annexes
Note biographique
Monique Boucher enseigne au Collège Ahuntsic depuis 1997. Après avoir terminé un doctorat en mythocritique au Centre de Recherches sur l’Imaginaire de l’Université de Grenoble iii, elle a publié un essai intitulé L’enfance et l’errance pour un appel à l’autre (Nota bene, 2005). Elle poursuit ses recherches sur les littératures québécoise et acadienne, tout en s’intéressant aux différentes littératures postcoloniales, dont la littérature antillaise.
Notes
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[1]
Pierre L’Hérault, « Le je incertain : fragmentations et dédoublements », dans Frances Fortier et Andrée Mercier (dir.), Voix et Images, vol. 23, no 3 (69) (Le récit littéraire des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix), 1998, p. 501-514.
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[2]
Dany Laferrière, L’énigme du retour, Montréal, Boréal, 2009.
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[3]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal [1947], Paris, Présence africaine, 1983.
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[4]
Voir le quatrième de couverture du Charme des après-midi sans fin ou encore l’article de Pierre L’Hérault, « Le je incertain », art. cité.
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[5]
Mircea Eliade, La nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 1971.
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[6]
Mircea Eliade, La nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, ouvr. cité, p. 151.
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[7]
Dans l’édition Typo, L’odeur du café est présenté comme un récit dans la page de présentation tandis que Le charme des après-midi sans fin, publié chez Lanctôt éditeur dans la petite collection, l’est comme un roman.
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[8]
Dany Laferrière, L’odeur du café [VLB éditeur, 1991], Montréal, Éditions Typo, 1999, p. 42. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle OC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[9]
Dany Laferrière, Le charme des après-midi sans fin [1997], Montréal, PCL/Petite Collection Lanctôt, 2001, p. 29-30. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CAF, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[10]
Cette narration par indices successifs est d’ailleurs particulièrement présente dans les deux textes.
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[11]
La robe de son amour d’adolescent, Vava, est d’ailleurs jaune et la collusion entre la fièvre et les premiers émois mérite d’être soulignée.
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[12]
Claude-Gilbert Dubois, L’imaginaire de la nation (1792-1992), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1991, p. 19.
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[13]
L’auteur l’exprime de façon particulièrement sensible dans L’énigme du retour.
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[14]
Carl Gustav Jung, Les racines de la conscience. Études sur l’archétype, trad. de l’allemand par Yves Le Lay, Paris, Buchet/Chastel, 1971.
-
[15]
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire [Bordas, 1969], Paris, Dunod, 1984, p. 263.
-
[16]
Voir à ce sujet le chapitre iii, intitulé « La maison ».
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[17]
Voir la note de l’auteur à ce sujet, à la fin du roman, dans l’édition étudiée.
-
[18]
Voir à ce sujet notre essai intitulé L’enfance et l’errance pour un appel à l’autre. Lecture mythanalytique du roman québécois contemporain (1960-1990), Québec, Nota bene, 2005.
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[19]
Un personnage du récit et non le compositeur célèbre, on l’aura compris.
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[20]
Yvon R. Théroux, « Le vaudou haïtien », dans Michel Clévenot (dir.), L’état des religions dans le monde, Paris/Montréal, La Découverte/Le Cerf/Boréal, 1987, p. 199.
-
[21]
Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière, Paris, Gallimard, 1987.
-
[22]
Toni Morison, Beloved [1987], trad. Hortense Chabrier et Sylviane Rué, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1989.
-
[23]
Pierre L’Hérault, « Le je incertain », art. cité, p. 503.
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[24]
Voir à ce sujet notre essai L’enfance et l’errance, ouvr. cité.
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[25]
Dany Laferrière, L’énigme du retour, ouvr. cité.
-
[26]
Pierre L’Hérault, « Le je incertain », art. cité, p. 505.
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[27]
On peut souligner ici le fait que le Café associé à la Maison de la culture Ahuntsic-Cartierville, à Montréal, a été nommé en l’honneur de cette grand-mère (Café de Da). Lors de la soirée d’inauguration, Dany Laferrière a souligné l’émotion qu’il éprouvait à voir ainsi l’immortalisation de son aïeule.