Résumés
Résumé
Dans le présent article, l’auteure s’interroge sur la stratégie rhétorique à l’oeuvre dans les Essais, une stratégie que l’histoire littéraire passe souvent sous silence, tant cette idée selon laquelle Montaigne chercherait à valider son identité de gentilhomme est bien implantée dans la critique. On propose ici que, dans les Essais, la persona aristocratique relève plutôt d’une démarche rhétorique très cohérente visant à susciter l’identification du lecteur noble avec l’auteur s’exprimant au « je » et grâce à laquelle l’étude philosophique n’apparaît plus comme l’apanage du bourgeois « à longue robe ».
Abstract
In the present article, the author examines the rhetorical strategy at work in the Essays, a strategy often unmentioned in literary history, so firmly established in criticism is the idea that Montaigne was looking to validate his identity as a gentleman. Here we propose that, in the Essays, the aristocratic persona emerges instead from a highly coherent rhetorical approach, one that aims to incite the noble reader to identify with the author’s “I” and thanks to which the study of philosophy no longer appears to be the prerogative of the "long-robed" bourgeois.
Corps de l’article
Les Essais, du point de vue de plusieurs commentateurs du xviie siècle, celui entre autres d’Arnauld et Nicole, ne seraient qu’une vaste et confuse tentative pour légitimer l’origine sociale de l’auteur :
C’est pourquoi un auteur célèbre de ce temps remarque agréablement, qu’ayant eu soin fort inutilement de nous avertir en deux endroits de son livre, qu’il avait un page qui était un officier assez peu utile en la maison d’un gentilhomme de six mille livres de rente, il n’avait pas eu le même soin de nous dire qu’il avait eu aussi un clerc, ayant été conseiller du parlement de Bordeaux ; cette charge, quoique très honorable en soi, ne satisfaisant pas assez la vanité qu’il avait de faire paraître partout une humeur de gentilhomme et de cavalier, et un éloignement de robe et des procès [1].
Cette conception repose sur l’anachronisme qui consiste à assimiler l’attitude de Montaigne à celle du groupe des parvenus, dominants à la cour de Louis XIV et tant décriés par la vieille noblesse désargentée [2]. Il n’est pas certain, toutefois, que le statut nobiliaire de Montaigne constitue un problème pour ses contemporains [3]. Malgré le caractère historiquement injustifié de leurs accusations ad hominem, les lecteurs du xviie siècle ont pertinemment relevé l’omniprésence de la question du statut social de l’auteur dans les Essais [4]. Cette observation va de pair avec celle d’un Montaigne partout préoccupé par la notion centrale de l’« honnêteté » : non pas seulement au sens convenu de bienséance morale et civile, mais au sens, surtout philosophique, de convenance entre nature et culture. Ainsi, pour Montaigne, les origines nobles d’un individu devraient coïncider avec une culture noble de la même manière que le dire et le faire devraient concorder et former un tout harmonieux.
On peut se demander si l’insistance de Montaigne sur son appartenance à la noblesse, que l’on associe volontiers à de la vanité sociale, ne procéderait pas plutôt d’une stratégie rhétorique visant à susciter l’identification du lecteur noble avec l’auteur [5]. Le « je » qui se fait entendre dans les Essais oscille en effet, comme le pendule, entre le singulier et le pluriel, le privé et le social, parce que l’identité du sujet s’établit dans le mouvement incessant de ces deux faces de l’humanité [6] . Montaigne, gentilhomme, mais aussi « humaniste », Gascon, maire de Bordeaux, mari de Françoise de Chassaigne, amant de madame de ***, chercherait à concilier corps et âme, negotium et otium. Sur le plan rhétorique, la question de l’ethos est rapidement résolue : qui ? Michel de Montaigne (gentilhomme, humaniste, Gascon, maire de Bordeaux, mari de Françoise de Chassaigne, amant de madame de ***) ; à qui ? la noblesse. En effet, quoi que l’on puisse prétendre du caractère incertain du « public » ou du lecteur historique des Essais, plusieurs choix d’écriture de Montaigne font en sorte que sa pensée et son style sont éminemment recevables par une « élite de la noblesse [7] ».
Si l’une des visées rhétoriques évidentes des Essais est de ramener la philosophie sur terre, au niveau des mortels, à quel groupe social la sagesse antique de Montaigne pourra-t-elle cependant profiter ? La philosophie, alors rébarbative pour la noblesse parce que présentée par des savants pour des savants, pourrait un jour devenir « illustre », au sens où Dante emploie ce terme dans De vulgari eloquentia, et favoriser, par le rayonnement que lui assurerait le siège cardinal de la cour royale, l’émulation du plus grand nombre. Nous allons explorer ici l’idée selon laquelle cette conscience d’une mauvaise diffusion de la philosophie dans les milieux auliques constitue un préalable au projet des Essais, puis incite Montaigne à valoriser l’« image » de la philosophie. Par le biais des Essais, Montaigne peut en effet espérer accroître la dignité sociale de l’activité philosophique. Contrairement aux humanistes qui cherchent encore, à l’époque de Montaigne, à inciter les princes à s’isoler dans leur cabinet d’étude et à se conformer au modèle traditionnel du sage, l’auteur des Essais tenterait plutôt de transformer la conception que se font les nobles de la philosophie, et de déloger celle-ci de son cadre austère et rebutant. En amenant la philosophie à la cour, Montaigne subvertirait la stratégie humaniste qui consiste à imposer aux grands seigneurs leur propre modèle de vie.
À l’extérieur de l’école et du tribunal, au sénat et, plus particulièrement, à la cour, il importe de s’adresser à autrui dans un rapport d’égalité [8]. Aussi, pour rejoindre son auditoire, Montaigne doit d’abord établir cette base commune qui lui permettra éventuellement de naviguer dans les eaux de l’épidictique, en laissant au port le logos délibératif et judiciaire : « Je n’ay point l’authorité d’estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit pour instruire autruy » (E, I, 26, 148a). La difficulté rhétorique est de taille : le projet littéraire de Montaigne ne répond à aucune attente préétablie. Pour la postérité cela fait des chefs-d’oeuvre [9], mais sur le plan rhétorique, cette absence de lectorat occasionne à l’auteur des soucis qui orientent toute une stratégie d’écriture. Comment en effet parler de Plutarque aux demoiselles et aux capitaines sans sonner l’alarme du pédant ridicule ? Comment discuter des préceptes stoïciens sans déclencher les bâillements de l’ennui ? Le préjugé aristocratique contre le savoir des Anciens, malgré les avancées humanistes, est encore très puissant à la fin du xvie siècle [10]. Pour créer un climat d’échange mondain, Montaigne doit, dès le début des Essais, établir le terrain d’entente rhétorique sans lequel l’échange serait impossible. Contrairement à ses confrères humanistes, il devra montrer que son acte d’énonciation ne s’inscrit ni dans la tradition érudite des clercs et des prébendiers ni dans la tradition humaniste de la gloire littéraire. Mais en insistant sur son « étrangeté » en regard de ces deux modèles, Montaigne attire l’attention par le fait même sur l’inanité de son projet d’écriture : « C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai nulle consideration de ton service, ny de ma gloire. […] Je l’ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis… » (E, « Au lecteur », I, 3a). Mais loin de se limiter à un auditoire de familiers, Montaigne s’efforce plutôt de rejoindre tous les membres de la noblesse, grâce à une redoutable stratégie de séduction qu’il met à exécution dès l’adresse au lecteur. Ce paravent familial cache un Montaigne suspect d’un savoir et d’un projet « déshonnêtes », d’un point de vue aussi bien rhétorique que social. Le lecteur, jamais dupe de cette fausse stratégie de distanciation, ne s’étonne donc pas que l’auteur lui parle de ses « parens et amis » à la troisième personne, comme des lecteurs d’emblée absents de ce premier échange entre l’auteur et son lecteur. Montaigne mise ici sur une technique bien connue des séducteurs, qui consiste à feindre l’indifférence, voire à éconduire l’objet de son désir : « ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq » (E, « Au lecteur », I, 3a) [11].
Sur le plan rhétorique (et, on le verra, sur le plan moral), Montaigne n’a pas d’autre choix que de congédier son lecteur : l’auteur des Essais dit vrai, son projet d’écriture, tant du point de vue de la « manière » que du contenu, n’a pas de pertinence rhétorique. Et l’écriture au « je » ne se justifie pas aisément. Dante avait dû confronter un problème similaire, lorsqu’il décida de composer sa poésie en vernaculaire italien. Son Convivio constitue une entreprise de légitimation, démarche qui, toutefois, comporte en elle-même un certain nombre d’écueils rhétoriques : comment parler de soi, de son écriture, sans être accusé de vanité ou d’immoralité ? Dante s’explique en ces termes :
Les maîtres en fait de rhétorique n’accordent point qu’un homme parle de soi sans nécessaire achoison [occasion] ; et l’on s’en trouve détourné par ce fait que parler de quelqu’un ne se peut sans que le parleur loue ou blâme celui de qui il parle ; lesquelles deux manières de parole, si on les tourne à soi-même, font grossière figure dans notre bouche. […] Davantage : faire sa propre louange et son propre blâme sont choses à fuir pour une même et égale raison au titre de faux témoignage ; pour ce qu’il n’est point d’homme qui soit vrai et juste mesureur de soi-même, tant nous enseigne l’amour de ce qui nous est propre. […] il y a certaines nécessaires occasions où parler de soi est permis : et entre autres nécessaires occasions, deux sont plus manifestes. L’une, c’est lorsqu’à moins de deviser de soi l’on ne peut éviter grande infamie ou danger… L’autre occasion, c’est quand par deviser de soi très grande utilité en découle pour autrui par voie d’enseignement ; et cette raison mut Augustin, dans ses Confessions, à parler de soi […] [12].
Si Montaigne, en choisissant de parler de lui-même au « je », dans le but, ni de se louer, ni de se blâmer, ni de se défendre, contrevient aux règles fondamentales de la rhétorique, il croit cependant pouvoir être l’occasion d’une « grande utilité pour autrui par voie d’enseignement ». Il s’agit cependant d’une prétention inavouable, niée a priori par Montaigne. Qui est Montaigne pour se donner en exemple [13] ?
Montaigne établit un contact explicite avec le lecteur noble dans l’essai I, 26 (« De l’institution des enfants »), grâce à un artifice rhétorique ingénieux de simplicité : la dédicace à Diane de Foix, femme et future mère, sert de nouveau paravent à l’entreprise d’écriture qui propose en somme un programme et une démarche intellectuelle propres à la noblesse. S’il est vrai que Montaigne transmet, dans cet essai, des recommandations très précises sur la manière d’acquérir « de la littérature », il évite absolument de paraître avec la persona du précepteur, et ce afin que l’ethos noble de l’auteur demeure intact. Montaigne s’adresse convenablement à ses pairs, avec complicité et amitié, tout en exposant très clairement ses idées sur la pertinence d’une « science » propre à la noblesse. Le « je » si caractéristique des libertins du xviie siècle n’est pas employé aveuglément par Montaigne ; et s’il est juste d’observer que « [c]ette affirmation de l’individu [par les libertins] a pour effet de dissoudre la passivité collective, de détruire le consensus mou et le conformisme de pensée », il faut préciser que Montaigne ne se dirige vers son objectif de renversement que progressivement, par petits sauts et gambades [14]. Ainsi, quoi que l’on dise de la « discontinuité » des Essais, la conclusion de l’essai I, 25 (« Du pédantisme ») laisse penser au lecteur noble que Montaigne n’accorde pas une grande valeur aux lettres humaines : « Je trouve Rome plus vaillante avant qu’elle fust sçavante. Les plus belliqueuses nations en nos jours sont les plus grossieres et ignorantes » (E, I, 25, 143c). La discontinuité tient ici lieu d’antichambre rhétorique où le destinataire implicite des Essais peut jouir du confort tout intellectuel de l’idée reçue. Montaigne ne craint pas, par désir d’efficacité rhétorique, de laisser régner, l’espace de quelques lignes, l’opinion commune contre laquelle il érige tout son projet d’écriture. Montaigne, dans les termes de Claude-Gilbert Dubois, pratique « l’obliquité comme exercice de déhanchement du sens, comme méthode d’égarement, non pour perdre, mais pour faire trouver [15] ». C’est que l’auteur des Essais doit continuellement renforcer le lien avec son lecteur, éminemment réfractaire à l’« oisiveté » de l’auteur, indissociable du pédantisme. L’« obliquité », au sens de stratégie rhétorique permettant « d’atteindre un but par des voies détournées », constitue une caractéristique importante de l’architecture des Essais [16].
L’instance énonciatrice de l’essai I, 26 ne procède donc pas de la chaire du précepteur ; elle est la voix du voisin bienveillant, courtois et honneste. L’ethos de Montaigne essayiste se fabrique à même les dispositions psychologiques et morales de ses premiers lecteurs. Il serait ainsi absurde, même dans un dessein typologique, de n’associer les considérations rhétoriques de l’ethos qu’au seul énonciateur. Le bon orateur veut bien sûr convaincre ses auditeurs qu’il représente tout ce que ceux-ci peuvent souhaiter de mieux. L’ethos de l’auteur — ou ses « moeurs » — doit correspondre aux attentes de son auditoire ; celui qui a bien compris ce principe rhétorique fondamental ne sera, dans le meilleur des cas, qu’un miroir flatteur de son auditoire, auquel il pourra cependant proposer toutes ses nouvelles idées. Il est donc illusoire, comme le souligne justement Michel Meyer, d’établir une opposition entre ethos et pathos [17]. L’ethos est plus ou moins modulé, selon les circonstances, par le pathos de l’auditoire.
L’honnesteté de la cour
Montaigne n’a pas une conception philosophique foncièrement différente des humanistes qui l’ont précédé. Il souhaite rétablir, tout comme Érasme et Rabelais, l’idéal antique selon lequel la sagesse consiste à harmoniser le travail de la pensée avec le mode de vie, mais ce faisant, les Essais de Montaigne ne visent pas, comme d’autres textes humanistes, à convaincre les grands seigneurs mécènes de la nécessité et de la valeur du travail philologique. L’écrivain ne propose pas à la noblesse de s’astreindre au difficile travail de défrichage, ni même à la récolte : il ne fait que lui offrir les fruits mûrs et sucrés de la philosophie. Contrairement à la première génération d’humanistes français, Montaigne n’insiste pas sur le travail préalable à l’instauration d’une culture laïque et française : « le guain de nostre estude, c’est en estre devenu meilleur et plus sage » (E, I, 26, 152c). C’est dans cette perspective philosophique que le précepteur recommandé par Montaigne « fera cette nouvelle leçon : que le prix et hauteur de la vraye vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si esloigné de difficulté, que les enfans y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtilz » (E, I, 26, 162c).
L’étude de la réception des Essais montre bien que cette « propension » à parler de soi constitue une bizarrerie que l’on associe à un excès de vanité, dès 1580, et jusqu’à la fin du xviiie siècle [18]. Le début du xviie siècle accepte ce « vice », parce que, dit-on, il est compensé par une « manière » extraordinairement nouvelle et plaisante [19]. Ce climat de réceptivité à l’endroit des Essais dure peu de temps, toutefois, puisqu’on en vient à souligner le fait que la manière, comme la matière, révèle une pensée et une morale libertines :
Il n’est pas seulement dangereux de lire Montaigne pour se divertir, à cause que le plaisir qu’on y prend engage insensiblement dans ses sentiments : mais encore parce que ce plaisir est plus criminel qu’on ne pense. Car il est certain que ce plaisir naît principalement de la concupiscence ; et qu’il ne fait qu’entretenir et que fortifier les passions ; la manière d’écrire de cet auteur n’étant agréable que parce qu’elle nous touche, et qu’elle réveille nos passions d’une manière imperceptible […] [20].
Ce genre de propos exprime, comme le souligne Hans Robert Jauss, « l’effet insoupçonné produit par une nouvelle forme artistique qui, entraînant une nouvelle “manière de voir les choses”, [a] le pouvoir d’arracher le lecteur aux évidences de son jugement moral habituel et de rouvrir un problème dont la morale publique tenait la solution toute prête [21] ». C’est que les « formes artistiques » ne sont justement jamais que des « formes » ; elles viennent, dans leur puissance, avec une pensée profondément solidaire de la manière. On apprécie encore le style de Montaigne au xviie siècle, mais cette fois, le « beau style » est suspect de diffuser l’hétérodoxie, soit un discours ennemi du « Vrai » :
Je le vois bien, votre esprit est infatué de tant de belles sentences, écrites si éloquemment en prose et en vers, qu’un Montaigne (je le nomme) vous a débitées ; qui préfèrent les animaux à l’homme, leur instinct à notre raison, leur nature simple, innocente et sans fard (c’est ainsi qu’on parle) à nos raffinements et à nos malices. Mais, dites-moi, subtil philosophe, qui vous riez si finement de l’homme qui s’imagine être quelque chose, compterez-vous encore pour rien de connaître Dieu [22] ?
Loin des Ronsard et des Du Bellay, qui dénonçaient, sur le terrain, l’esthétique (et l’éthique) de cour [23], Montaigne idéalise au contraire la nature et le rôle de la noblesse. Ce n’est donc pas dans le même esprit ni dans le même but que ses prédécesseurs que Montaigne s’adresse à la cour et à la noblesse. Montaigne dit « nous » sans artifices [24]. Tout comme pour Dante, la cour est, pour Montaigne, la structure à partir de laquelle un état laïque autonome (étranger aux questions litigieuses de la religion) peut s’ériger. C’est donc au noble et au courtisan — au sens castiglionien du terme — que devrait incomber la nouvelle responsabilité d’édifier le peuple. Mais il ne faut pas se méprendre ici sur la visée rhétorique du discours sur la cour. Montaigne n’insiste pas dans les Essais sur le « devoir » du gentilhomme, il souligne plutôt le « naturel », l’honnesteté, soit l’éminente convenance qui existe entre le statut de noble et celui de sage. La noblesse d’un individu sur le plan social devant coïncider, pour Montaigne, avec une noblesse morale et philosophique, on a raison de dire qu’il y a, dans les Essais, « la matière d’un traité sur la noblesse [25] ». Qu’il s’agisse ou non d’un véritable phénomène d’intertextualité, il faut noter que, tout au long des Essais, Montaigne se trouve d’accord avec plusieurs idées du De vulgari eloquentia, traité qui paraît pour la première fois en français, en 1577, dans une traduction de Jacques Corbinelli [26]. Si la question du vulgaire « illustre » occupe Dante dans son traité, Montaigne s’intéresse quant à lui au langage philosophique « illustre », c’est-à-dire celui que l’on pourrait parler à la cour et dans les milieux nobles comme dans les gentilhommières. Les trois qualités du vulgaire illustre de Dante — son caractère « cardinal », « royal » et « courtois » — se trouvent associées par Montaigne à la philosophie, qui devient un pivot royal de la civilisation et du pouvoir laïque. Pour que la collectivité française de la fin du xvie siècle continue d’évoluer favorablement, il faudra que son élite sociale devienne le foyer illustre de l’« honnesteté ».
Au moment de la parution de la traduction du De vulgari eloquentia, en 1577, le milieu humaniste doit réagir aux événements religieux et politiques qui bouleversent la France et s’adapter au contexte d’instabilité qui détermine toute réflexion. Les échanges entre le religieux et le politique semblent de moins en moins souhaitables. Les premières générations d’humanistes, de Budé à Rabelais jusqu’à Ronsard, avaient conçu une éthique moins exclusive que celle de Montaigne et s’offrait indistinctement au chrétien, au savant, au prince. La relation entre les deux sociétés, la savante et la dirigeante, s’établissait par le biais de l’enseignement. Le docte, porteur d’un savoir extrêmement valorisé, se proposait comme instrument de la sagesse, plus précisément comme « représentant » et symbole du savoir princier. Il permettait aussi bien aux princes d’acquérir une culture antique que de s’en dispenser, en se faisant porte-parole, secrétaire, conseiller, diplomate, etc. Un humaniste comme Ronsard, voué (souvent malgré lui) au respect du roi, était conscient de la supériorité de son statut de « vrai poète » par rapport au rimailleur courtisan. La cour représentait pour lui un lieu de futilités et d’ennui mortel (« je hay la court comme la mort [27] »), où l’esprit ne pouvait que dégénérer. Ronsard pense la cour dans l’opposition horacienne et tacitéenne du negotium et de l’otium. L’écriture inscrite dans les paramètres du negotium voit sa valeur littéraire restreinte par la servitude, tandis que l’activité poétique permise par l’otium laisse toute la liberté au génie de l’écrivain de s’exprimer. Le d’Aubigné des Tragiques, comme on sait, y voit un lieu de débauche et de perdition, alors que Montaigne, en accord avec Dante, conçoit plutôt la cour comme le promontoire de l’honnesteté. Il défend l’idée d’une honnesteté ubiquiste, indépendante du mode de vie, ne dépendant que du rapport qu’entretient l’individu avec sa propre conscience. Pour Dante, l’éloge du vernaculaire « illustre » passait par la louange d’un système politique laïque et royal. Ainsi Dante établissait la base du vernaculaire italien au sein de la cour, milieu favorable à l’élaboration, à la diffusion et à l’émulation :
Ce n’est pas sans raison […] que je pare ce vulgaire illustre d’un second titre, à savoir quand je l’appelle cardinal. Car de même que l’huis, d’un même coup, obéit à son gond en allant du côté où tourne le gond, soit qu’il vire par dedans soit par dehors, de même le troupeau entier des vulgaires municipaux se tourne et retourne, se meut et fait pose, selon que fait celui-là qui semble être en somme le vrai chef de famille. […] Pourquoi en outre je le nomme royal, la cause en est que, si nous avions chez nous Italiens le siège d’une royauté, ce vulgaire serait la langue palatine. Car si le palais royal est la maison commune de tout le royaume, et le chef auguste des diverses parties du royaume, toutes les choses formées en telle guise qu’elles soient communes à ces diverses parties sans appartenir en propre à aucune ont leur retrouvaille et demeurance obligée dans ledit palais […] De là vient que les familiers de tous les palais royaux parlent toujours en vulgaire illustre […] Il doit aussi, à bon droit, être dit courtois, pour ce que courtoisie n’est rien d’autre qu’une règle pourpesée des choses qui se doivent faire ; et pour ce qu’une balance tellement ajustée ne se trouve guère que dans les plus excellentes cours, de là vient que tout ce qui dans nos actions se montre bien pourpesé est dit courtois [28].
Une philosophie « illustre », c’est-à-dire « cardinale », « royale » et « courtoise », pourrait assurer à la France des assises culturelles, politiques et religieuses très solides.
L’honnesteté de la philosophie et de l’otium
Montaigne, humaniste et ancien juriste, cependant très proche d’une conception idéalisée de la cour, doit rapidement tenter de se dissocier du discours anticourtisan propre aux savants de sa génération [29]. Pour ce faire, il fait appel une fois de plus à la Nature. Contrairement à Érasme, entre autres, il n’affirme pas que l’étude des bonnes lettres « rend humain » (ou « plus humain »). Montaigne défend plutôt l’idée ornementale du savoir : la culture embellit une âme déjà forte et noble, elle ne peut cependant rien pour les « âmes boiteuses » : « Car elle n’est pas pour donner jour à l’ame qui n’en a point, ny pour faire voir un aveugle : son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la luy dresser » (E, I, 25, 141c). Or, Montaigne explique qu’à son époque, malheureusement, les meilleures âmes ne daignent pas s’approcher de la philosophie et la laissent à des gens « de basse fortune qui y questent des moyens à vivre », des gens dont les âmes sont « par nature et par domestique institution » inaptes à l’étude de la vertu (E, I, 25, 141c). Montaigne déplore que « les choses en soyent là en [son] siecle, que la philosophie, ce soit, jusques aux gens d’entendement, un nom vain et fantastique » (E, I, 26, 160a), mais il relève précisément les causes de cette situation défavorable à la philosophie. Se réclamant de l’autorité platonicienne et de la République, Montaigne observe qu’il existe, dans le champ de l’activité philosophique, une disproportion flagrante entre la nature du sujet et de l’objet : « Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps ; et aux exercices de l’esprit les ames boiteuses ; les bastardes et vulgaires sont indignes de la philosophie » (E, I, 25, 141c). Or, à la dignité de la philosophie doit se marier la dignité sociale du noble et du courtisan, libérés des contingences. Non seulement Montaigne procède à l’amalgame de la supériorité philosophique et de la supériorité sociale, mais il s’efforce aussi d’épurer la conception traditionnelle du courtisan (« flatteur et cupide »), en attribuant aux savants, habituellement exempts de reproches, une série de vices qui étaient l’apanage du courtisan dans le discours satirique : « L’ambition, l’avarice, l’irresolution. Elles nous suivent souvent jusques dans les cloistres et dans les escoles de philosophie » (E, I, 39, 239a). Toujours en harmonie avec la pensée de Dante, Montaigne propose, en somme, que l’« empêché » (l’impedito), celui qui, pour des raisons de « nécessité », soit le soin familial et civil, a été traditionnellement tenu à l’écart de l’activité philosophique, prenne place « à la table où l’on mange le pain des anges [30] », conformément aux idéaux de sa caste aristocratique.
L’acception montaignienne de l’honnesteté
L’honnêteté n’est peut-être pas une notion parmi d’autres, un seul motif qui occupe ponctuellement la réflexion de Montaigne, puisque, de plusieurs points de vue, Montaigne construit son oeuvre à partir de l’idée de « convenance ». D’une part, les contingences (statut social de l’auteur et du lectorat, situation politique), en accord avec les préceptes fondamentaux de la rhétorique, doivent déterminer la matière et la manière de son texte ; d’autre part, la réflexion et l’écriture de Montaigne doivent être en accord avec le moi « intérieur [31] ». Cette réflexion parallèle coexiste tout au long des essais des deux premiers livres et se précise explicitement dans le livre III, inauguré par une discussion sur les deux paradigmes distincts que forment — de façon explicite seulement à partir du livre III — les notions de l’utile et de l’honneste. La structure externe des trois livres, comme la structure interne des chapitres, obéissent à ce principe tant philosophique qu’esthétique : chaque partie doit s’harmoniser avec sa « contrepartie » en fonction du Tout parfait, inaltérable : « Et faut que toutes ces pieces, il les sçache proportionner et rapporter l’une a l’autre pour en engendrer une parfaite symmetrie » (E, II, 37, 623). Il apparaît assez clairement que la conception montaignienne de l’honnêteté organise au moins en partie la réflexion des Essais [32].
Toutefois, pour bien saisir toute la complexité de l’honnesteté montaignienne, il faut redonner vie au réseau sémantique dans lequel la notion s’inscrit [33]. Honneste, issu du latin honestum, est dérivé de honor (honos), qualité manifestement liée au domaine de l’éthique. Dans son acception latine médiévale, honneste, comme honestum, signifie « honorable, digne de mention et d’estime, de bonne réputation ». Avec Montaigne, la notion prend une connotation plus vaste qui englobe tous les domaines de l’éthique. Cicéron avait donné toute sa dimension philosophique à la notion d’honestum dans De finibus : « par “honestum” nous entendons une chose telle que, abstraction faite de toute considération intéressée, indépendamment de toute récompense ou de profit, on puisse à bon droit dire d’elle qu’elle a un mérite propre [34] » ou, si l’on préfère, une identité. Montaigne, lecteur assidu mais irrévérencieux de Cicéron, forme sa conception de l’honneste à partir des réflexions du rhéteur romain. Pour Cicéron, le sénat constitue le « lieu de résidence » des âmes supérieures, le modèle de l’honestum par excellence, car les sénateurs « accomplissent un très grand nombre d’actes sans aucun autre motif que la beauté, que la rectitude, que la moralité “de l’acte”, dont ils voient bien cependant qu’il n’y a aucun bénéfice à attendre [35] ». Dès lors, le versant moral du concept peut se resserrer autour du terme honestum. Toute la complexité sémantique du terme honestum présente dans l’acception cicéronienne se verra réduite à un sens moral, très fluctuant selon les époques. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la notion d’honnêteté ne se développe pas beaucoup entre le xvie et le xviie siècle, c’est-à-dire qu’elle ne s’enrichit pas d’une connotation foncièrement nouvelle [36]. La notion n’évolue donc pas au sens où elle acquerrait un surplus sémantique, elle se spécialise dans le domaine moral et abandonne peu à peu ses liens avec la dialectique.
La catégorie de l’honneste chez Montaigne, et plus globalement au xvie siècle, constitue en fait la vulgarisation et la sécularisation du concept pythagoricien de l’harmonia. La mesure des proportions entre les différents éléments de l’univers et l’aspect purement métaphysique de l’harmonia se prêtaient déjà, chez Boèce, à la métaphore sensible qui allait prendre progressivement, et ce jusqu’à la fin du xvie siècle, une valeur autonome [37] : « L’harmonie se limite-t-elle au monde sonore ? Non pas : elle vaut pour toutes les choses mesurables [38]. » Établir la mesure des choses, ce n’est pas en donner une définition ontologique, mais c’est montrer la convenance du tout avec ses parties. De harmonia à honestum, il y a, chez certains auteurs du Moyen Âge, continuité, puis déplacement de sens, et cette translatio s’effectue également en français dans le terme honnesteté. En outre, l’infinitif grec tò prépein comporte trois sens complémentaires qui renvoient en latin et en français à des substantifs distincts mais corollaires : 1. Se faire remarquer, se distinguer (honos ; honneur, gloire) ; 2. Annoncer par son extérieur, avoir l’air de (apparentia-honestus-deshonestus ; apparence-honnête-déshonnête) ; 3. Avoir quelque rapport avec, convenir à (decorum, aptum ; convenance). Ces trois dimensions de l’honnêteté sont présentes dans les Essais. En somme, l’« homme honneste » est celui qui joint à la meilleure naissance possible (nature forte, de descendance noble) toutes les valeurs sociales de son époque (apport extérieur de la culture). En l’absence d’une nature ou d’une origine nobles, on n’aura que l’« apparence », l’« air » d’honnêteté ; le véritable honnête homme se comporte convenablement en rapport avec sa « nature », c’est-à-dire avec ce qu’il est « de naissance », de manière distinguée et agréable.
Dans la langue de Montaigne, le concept d’honnêteté est trop fondamental pour constituer le thème particulier d’un seul essai. On le retrouve partout dans les Essais par l’entremise d’un réseau isotopique qui procède des trois niveaux de définition : « J’ay pris, comme j’ay dict ailleurs, bien simplement et cruement pour mon regard ce précepte ancien : que nous ne sçaurions faillir à suivre nature, que le souverain précepte, c’est de se conformer à elle » (E, III, 12, 1059b). La catégorie de l’honnête constitue le thème d’un essai, toutefois, lorsqu’il s’agit justement de rejeter une fois pour toutes l’acception « vulgaire » et réductrice de l’honneste, que Montaigne révèle progressivement comme un contresens : l’honneste, ce n’est pas forcément l’utile ; en période de décadence, il se peut que ce soit l’inutile qui soit honneste. Comme plusieurs commentateurs l’ont déjà souligné, l’honneste et l’utile peuvent cependant aller de pair, et ce, contrairement à ce que Machiavel a pu affirmer [39].
Pour Montaigne, le premier effort de conceptualisation sera de bien dissocier les diverses acceptions du verbe grec tò prépein. Tout ce qui brille n’est pas or, et il faudra appliquer cet adage à certaines règles sociales prédominantes de l’ethos aristocratique : « Il y a le nom et la chose : le nom, c’est une voix qui remerque et signifie la chose ; le nom, ce n’est pas une partie de la chose ny de la substance, c’est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d’elle » (E, II, 16, 618a). L’honnesteté montaignienne se définit à partir de l’acception rhétorique du verbe tò prépein : est honneste ce qui présente une conformité entre le « dedans » et le « dehors ». Mais la dynamique de l’honnesteté ne va pas dans le sens auquel on est habitué. Un individu de haute naissance, donc « bien né », prédisposé aux honneurs et d’apparence honnête, doit aussi se soucier de son « dedans », imparfait et surtout disproportionnellement terne en comparaison avec son bel extérieur. Se préoccuper uniquement d’acquérir des honneurs et des reconnaissances publiques contrevient à la règle fondamentale de l’honnesteté, qui promeut la convenance entre les apparences et la « substance » :
Voilà comment c’est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartient ; et il n’est rien si esloigné de raison que de nous en mettre en queste pour nous : car, estans indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d’amelioration, c’est là à quoy nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vuides : ce n’est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir ; il nous faut de la substance plus solide à nous reparer.
E, II, 16, 618a
Le caractère distinctif de la noblesse, une gloire essentiellement militaire, Montaigne propose simplement de l’abandonner. Devenu hardi par la gymnastique intellectuelle de l’essai II, 12, Montaigne procède, à partir du chapitre « De la gloire », à une déconstruction en règle de l’éthique aristocratique. La tâche n’est pas mince. Pour arriver à son objectif (dissocier la gloire, aspect purement extérieur, du concept plus global d’honnesteté), Montaigne énonce tout d’abord ce précepte : « De faire que les actions soient connuës et vuës, c’est le pur ouvrage de la fortune » (E, II, 16, 621a). Non seulement la gloire ne relève pas du mérite individuel, mais encore est-elle suspecte de calcul et (qui l’eût cru) de lâcheté. Car à y bien penser, et, surtout, en compilant quelques données fondées sur les observations de l’auteur, « on trouvera qu’il advient par expérience que les moins esclattantes occasions sont les plus dangereuses ; et qu’aux guerres qui se sont passées de nostre temps, il s’est perdu plus de gens de bien aux occasions legeres et peu importantes et à la contestation de quelque bicoque qu’és lieux dignes et honorables » (E, II, 16, 622-623a). Les actions les plus périlleuses sont les moins glorieuses, les âmes les plus courageuses demeurent sans renommée. L’honneur et la gloire sont tout extérieurs à l’être, ils n’affectent en rien l’âme. Ainsi l’« honneur » d’une dame dépend uniquement de sa capacité à « paraître » chaste, et non pas à l’être véritablement. Une dame (véritablement) honneste doit régler ses désirs avec ses actions, conformément à son statut social : « Toute personne d’honneur [véritable] choisit de perdre plutost son honneur [apparent], que de perdre sa conscience » (E, II, 16, 630c). De ce point de vue, l’honneur [apparent] constitue une forme de « compétence à paraître » ce que la société attend de soi. Ainsi la conception quintilinienne de l’honnêteté, par exemple, ne distingue pas l’orateur honnête du malhonnête d’après la présence du mensonge, mais d’après la seule compétence à mentir élégamment : l’orateur malhonnête est celui qui ne dissimule pas correctement [40].
C’est grâce à l’activité intellectuelle permise par l’otium que l’honnêteté montaignienne pourra se raffermir. Contrairement à Ronsard et à Du Bellay, qui s’appropriaient une conception de l’otium empruntée à Horace et à Tacite, Montaigne butine chez différents auteurs sa notion de l’« oisiveté ». Par l’entremise de Castiglione, c’est en fait à Cicéron qu’il emprunte le coeur de sa conception de l’écriture et de l’étude : retraite qui s’apparente davantage à la réunion d’un cénacle, d’un groupe de devisants, en chair ou en lettres. L’otium, c’est donc, comme pour Cicéron, une occasion de « délassement » raffiné entre des individus d’une même collectivité, unie par des idéaux communs. L’oisiveté honneste de Montaigne n’est possible que dans la recherche d’un échange avec le monde extérieur, le monde « actif ». Une retraite littérale et même métaphorique du monde constitue un acte deshonneste pour l’âme noble et correspond plutôt au comportement du savant/pédant, mode de vie axé sur l’acquisition de connaissances et dont la vertu suprême est la mémoire. L’otium montaignien s’inscrit, dans une certaine mesure, dans les paramètres de la dialectique platonicienne : le dialogue (avec les Anciens, avec les membres de la noblesse) est un moyen, non pas une fin, comme c’était le cas pour les sophistes.
« De l’oisiveté » constitue, tout comme l’avis « Au lecteur », un condensé du projet des Essais ainsi qu’une forme de contrat de lecture entre l’auteur et son lecteur. Non seulement Montaigne y donne-t-il une définition comparative de l’oisiveté (l’esprit oisif est comme la terre oisive : il foisonne « en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles » ; E, I, 8, 32a), mais il responsabilise aussi le lecteur encore présent, malgré la mise en garde de l’avis. Montaigne écrit pour faire honte à son esprit fantasque. Reste qui voudra. L’invitation à rester est plus pressante toutefois qu’on ne le croirait de prime abord ; Montaigne, après tout, ne cherche qu’à « amuser » son lecteur. Ce semblant d’aveu de modestie n’en est pas un. Jean-Pierre Camus, lecteur et critique de Montaigne qui a pris au sérieux l’avis « Au lecteur », considère pertinemment les Essais comme un « livre de gentilhomme », bien qu’il le réduise à un modèle d’écriture « cavalière [41] ». Montaigne gentilhomme, humaniste, Gascon, maire de Bordeaux, mari de Françoise de Chassaigne, amant de madame de ***, se présente en fait comme l’incarnation de l’honnêteté revue à l’aune d’une réflexion en train de se faire. La retraite d’étude menant à l’écriture des Essais ne s’inscrit ni dans la tradition humaniste, qui vise dans l’otium l’immortalité poétique, ni dans le negotium des savants, qui, par le détour de l’enseignement, justifie une quête d’émoluments. D’une part, il faut accepter les chimères propres à l’exercice de la pensée ; d’autre part, il faut suivre Montaigne dans son désir d’éloigner ces chimères. Montaigne propose donc à son lecteur autre chose qu’une simple transposition des paramètres de l’otium et du negotium à la réalité de son époque. Il incite plutôt son lecteur à définir son propre otium en accord avec son intériorité, en somme, à redéfinir les bases de la retraite philosophique.
Toutefois, comment éliminer la valeur de la gloire, qui est distinctive de l’éthique aristocratique, sans compromettre l’équilibre social ? Peut-être en élevant la valeur de la liberté, que Montaigne substitue habilement, d’un essai à l’autre, à la gloire, axiome mobilisateur de la noblesse depuis Aristote qui en fit le telos de l’élite. Montaigne a insisté suffisamment dans l’essai II, 16 sur la frivolité d’une telle conception : « Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la vaillance que l’honneur, […] que gaignent-ils par là que de les instruire de ne se hazarder jamais si on ne les voit, et de prendre bien garde s’il y a des tesmoins qui puissent rapporter nouvelles de leur valeur, là où il se présente mille occasions de bien faire sans qu’on en puisse estre remarqué ? » (E, II, 16, 622a). Cette liberté, Montaigne pense qu’on ne peut l’obtenir que par l’entremise de la philosophie. Mais comment convaincre son lecteur de cette nécessité ? En retournant au fondement de la philosophie morale, en mettant l’accent sur le principe qui unit l’humaine condition : que philosopher, c’est apprendre à mourir : « Le but de nostre carriere, c’est la mort, c’est l’object necessaire de nostre visée : si elle nous effraye, comme est il possible d’aller un pas en avant, sans fiebvre ? Le remede du vulgaire c’est de n’y penser pas » (E, I, 20, 84a). La noblesse pouvant prétendre surpasser le vulgaire en dignité, l’occasion rhétorique est bonne d’établir les liens de complicité nécessaires à la persuasion. Sur le plan syntaxique, le locuteur et le destinataire ne doivent faire qu’un pour bannir un même adversaire : « Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement ? […] On faict peur à nos gens, seulement de nommer la mort. » La stratégie de Montaigne est claire. Il s’agit de constituer deux réseaux de signification distincts : d’une part, noblesse, liberté et philosophie ; d’autre part, roture, servitude et ineptie. La philosophie est la voie de la liberté : « Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte » (E, I, 20, 87a). Quoi de plus rebutant pour la noblesse que cette idée de « subjection » ? Montaigne ne donne en fait aucun choix à son lecteur ; sa stratégie est plus agressive encore que celle qu’employaient les humanistes des générations précédentes. La philosophie n’est plus une « option », elle devient la marque distinctive de la noblesse : « La premeditation de la mort est premeditation de la liberté » (E, I, 20, 87a).
L’essai « Des menteurs » vient tout juste après le chapitre sur l’oisiveté. Sans amorcer ici une réflexion sur l’architecture des Essais, on peut relever un élément important de l’organisation des chapitres entre eux. La plus grande préoccupation de Montaigne dans les deux premiers livres est de conserver la bienveillance de son lecteur ; à certains moments, il s’agit même de la gagner [42]. Nous savons que l’oisiveté est suspecte aux yeux de la noblesse, car elle est perçue comme un symptôme de la vanité et du pédantisme, insupportable à l’ethos aristocratique de la noblesse d’épée. Il s’agit donc assez souvent, dans les Essais, de contrebalancer la sortie audacieuse du précédent chapitre, en montrant au lecteur que l’auteur est digne de confiance et, qu’ayant le souci des convenances, il n’entretiendra pas son lecteur noble de propos malséants qui seraient de l’ordre du babil pédant : « Si j’eusse voulu parler par science, j’eusse parlé plustost : j’eusse escript du temps plus voisin de mes estudes, que j’avois d’esprit et de memoire ; et me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là qu’a cettuy-icy, si j’en eusse voulu faire mestier/d’escrire » (E, III, 12, 1056-57b/c). C’est ici que l’auteur des Essais propose un paradigme qui constituera la base de plusieurs réflexions ultérieures et qui permettra à Montaigne de parler de la philosophie et des Anciens avec distinction, sans qu’on l’assimile au groupe des pédants. L’opposition mémoire/jugement s’inscrit dans le système isotopique censé activer la valeur « philosophie » auprès de la noblesse. La vertu essentielle du pédant est la mémoire, celle du sage, le jugement. Montaigne dirige son lecteur vers la seule voie possible pour lui. Sous la forme d’un aveu d’incompétence, le « je » montaignien affirme subtilement au contraire sa propre sagesse et celle de son lecteur : « Il n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car je n’en reconnoy quasi trasse en moy, et ne pense qu’il y en aye au monde une autre si monstrueuse en defaillance. J’ay toutes mes autres parties viles et communes. Mais en cette-là je pense estre singulier et tres-rare, et digne de gaigner par là nom et reputation » (E, I, 9, 34a). Voilà le lecteur rassuré : il ne s’agira pas pour l’auteur des Essais de répandre toute sa science : « si elle [la mémoire] m’eust tenu bon, j’eusse assourdi tous mes amys de babil » (E, I, 9, 35c). C’est par le rabaissement de la valeur « mémoire » et l’élévation de la valeur « jugement » que Montaigne pourra exposer sa conception de l’honnesteté. Cette subversion des valeurs et ce nouvel ethos « non érudit » permettront à Montaigne d’imposer progressivement sa vision du monde au lecteur diligent.
Mais la subversion ne s’arrête pas là. Une première série d’essais — disons une bonne partie des livres I et II — répondent aux attentes de la noblesse, tant sur les plans de l’inventio, de la dispositio que de l’elocutio, et inscrivent le projet de Montaigne dans ce que nous pourrions appeler une « tradition » des Mémoires [43]. La pensée éthique de Montaigne rencontre harmonieusement ce qu’il contribue lui-même à définir en « esthétique » de cour [44]. La negligentia diligens cicéronienne et la sprezzatura castiglionienne trouvent un appui philosophique dans la sagesse des Anciens et supportent les fondements d’un ethos aristocratique que le xviie siècle allait s’approprier en y apportant seulement quelques modifications mineures.
Montaigne ne met pas la charrue devant les boeufs ; il fait preuve de prudence et, surtout, révèle un désir insistant de persuader son destinataire — par le détour de son antirhétorique — du bien-fondé de sa conception philosophique. Ni l’action ni l’oisiveté ne sont bonnes en soi. L’action ne doit pas impliquer une absence de réflexion ni l’oisiveté exiger une retraite de la vie. Le capitaine peut se « retirer en soi » sur le champ de bataille, le philosophe peut (vouloir) être utile même dans son cabinet d’étude. Cette proposition évidente pour la sagesse antique ne l’est pas pour la société aristocratique de la fin du xvie siècle, tiraillée, voire déchirée, par des doctrines religieuses et politiques violemment contradictoires.
Pour favoriser l’identification de son lecteur avec l’instance énonciatrice, Montaigne doit exposer les détails de sa vie et montrer comment ceux-ci sont conformes à la fois aux valeurs aristocratiques de son époque et à sa conception personnelle de l’honnesteté. La manière « vaniteuse » des Essais est un compromis calculé, indispensable à la réussite du projet rhétorique et philosophique :
Outre ce profit que je tire d’escrire de moy, j’en espere cet autre que, s’il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honneste homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre ; je luy donne beaucoup de pays gaigné, car tout ce qu’une longue connoissance et familiarité luy pourroit avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus seurement et exactement.
E, III, 9, 981b
Pour continuer à entretenir son lecteur de philosophie, Montaigne doit arriver à lui faire oublier le vieux préjugé de la noblesse contre l’oisiveté et les lettres, en lui faisant entrevoir l’ubiquité de la vanité humaine, présente aussi bien dans l’(in)activité oisive que dans la prétendue utilité des charges publiques, préjugé qui revient constamment hanter Montaigne et que l’auteur doit combattre jusqu’à la fin des Essais. Montaigne relève ce défi en étoffant l’isotopie qu’il a constituée autour des termes « philosophie » et « noblesse ». Au terme « liberté », qu’il avait lié aux idées de « philosophie » et de « noblesse », Montaigne ajoute de nouveaux éléments : « vivacité », « mouvement », « spontanéité », qu’il prend soin d’opposer, par rigueur démonstrative, à « mort », « inanité », « calcul ». Cette opposition est posée en des termes assez similaires dans le De vulgari eloquentia de Dante : « De ces deux langues [le vulgaire et le latin], la vulgaire est la plus noble : aussi bien parce qu’elle fut la première dont usât le genre humain, et parce que le monde entier jouit de semblable fruit […] ; et encore parce qu’elle nous est naturelle, alors que l’autre est faite plutôt par art. Et c’est de celle-ci, la plus noble, que j’entends traiter tout au long [45]. » Cette citation de Dante a le mérite de révéler les deux grandes composantes de l’opposition montaignienne. L’isotopie constituée autour de « philosophie » et de « noblesse » est en effet fonctionnelle et n’a pour but ultime que de mettre en lumière la grande opposition du discours philosophique, l’antinomie Nature/Art. Tout comme Dante, Montaigne met d’abord la rhétorique au service de ses idées, et fait profiter l’isotopie honneste (philosophie = noblesse = liberté = vie = jugement) du prestige de la Nature. Il s’agit, dans un premier temps, de mettre en évidence la valeur organique de la philosophie en contraste net avec la science morte des clercs et des avocats. La tâche de Montaigne consiste donc à rétablir l’identité respective de la philosophie avec la vie, de la science avec la parole morte, puis à détruire l’amalgame qui unit désavantageusement les lettres au « pédantisme ». L’élévation des lettres au statut de « science de la vie » est au prix d’un nombre calculé de sacrifices culturels. Le tour de force des Essais est justement d’arriver à cette dichotomie fondamentale qui se subdivise de façon cohérente à travers l’ensemble des Essais.
Il faut cependant insister sur le caractère problématique, pour Montaigne, de cette opposition. Pour l’auteur des Essais, l’opposition est en fait illusoire et procède d’une erreur méthodologique. L’humain a tort de s’empresser de camoufler sa véritable nature sous l’art, d’établir une rupture entre l’honneste et l’utile : il doit plutôt se tourner vers le « dedans », trouver sa nature et y adapter ensuite sa « manière », « donner sa parole », qu’il s’agisse de ses moeurs ou de son écriture. C’est en ce sens que Montaigne écrit sur le ton de la boutade : « J’aimeroy mieux que mon fils apprint aux tavernes à parler, qu’aux escholes de la parlerie » (E, III, 8, 926-927b). La taverne lui enseigne la franchise du coeur, l’école, la dissimulation et la duplicité. Mettre la « facilité », le plaisir et le naturel en valeur dans les Essais, c’est rejeter, aussi bien pour l’ethos aristocratique que pour l’honnesteté individuelle de Montaigne, l’effort, l’artificialité et la morosité du deshonneste. S’appropriant le pôle négatif de l’antinomie développée par Du Bellay — dans la Défense et illustration de la langue française et dans « Le poète courtisan » — Montaigne subvertit en même temps, profondément et durablement, l’ethos de la noblesse et celui de l’écrivain.
Parties annexes
Notice biobibliographique
Mawy Bouchard
Mawy Bouchard enseigne la littérature de la Renaissance au Département des lettres françaises de l’Université d’Ottawa. Elle a publié, chez Rodopi, une étude consacrée à la narration de la Renaissance intitulée Avant le roman. L’émergence de la narration au xvie siècle et s’intéresse de façon plus générale au statut et aux procédés de la fiction sous l’Ancien Régime, notamment à l’importance de la notion de « diversité » dans la production des romancières des xvie et xviie siècles.
Notes
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[1]
Arnauld et Nicole, Logique de Port-Royal, citée par Pierre Villey dans « Appendice II », Les Essais, Paris, Presses universitaires de France, 1924, t. III, p. 1213. Désormais, les références renvoyant aux Essais seront indiquées par le sigle E, suivi du livre, du chapitre, de la page et de la strate d’écriture, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[2]
Sur la mentalité bourgeoise et le discours « économique » des Essais, il faut lire l’ouvrage de Philippe Desan Les commerces de Montaigne. Le discours économique des Essais, Paris, Nizet, 1992. Desan, qui s’intéresse au langage (plutôt qu’à un éventuel « système théorique ») économique présent dans les Essais, rappelle avec pertinence et honnêteté intellectuelle l’anachronisme que Foucault avait mis en évidence dans Les mots et les choses (Paris, Gallimard, 1966, p. 177) et qui consiste à lire la Renaissance avec des concepts élaborés beaucoup plus tard, notamment ceux qui appartiennent à l’économie politique. Son analyse des Essais met donc en évidence une culture et un imaginaire qui appartiennent en effet à l’univers bourgeois, mais cela ne modifie en rien les finalités rhétoriques du texte, qui tendent à reconstruire les identités sociales. Voir Les commerces de Montaigne, p. 10.
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[3]
Pour s’en assurer, voir la teneur des propos sur les Essais, réunis par Olivier Millet dans La première réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, Honoré Champion, 1995. Desan souligne par ailleurs le caractère commun de l’ascension sociale d’une famille comme celle des Eyquem dans la deuxième moitié du xvie siècle, p. 53.
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[4]
L’histoire littéraire assure une postérité très grande à cette prétendue vanité sociale de Montaigne. Voir Ulrich Langer (sous la dir. de), Cambridge Companion to Montaigne, New York, Cambridge University Press, 2005, p. 15 et suiv., qui renouvelle ce constat.
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[5]
À ce propos, voir l’article de Michael L. Hall, « “Drawing myself for Others” : the Ethos of the Essayist », Explorations in Renaissance Culture, Jonesboro (Arkansas), VII, 1981, p. 27-35.
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[6]
Dans une étude récente, Giovanni Dotoli associe ce mouvement dichotomique à une obsession libertine qui « procède […] par renversements et métaphores, allusions et gloses » (Montaigne et les libertins, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 118).
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[7]
Voir Hugo Friedrich, Montaigne, Robert Rovini (trad.), Paris, Gallimard, 1968, p. 345.
-
[8]
Louis Van Delft rend bien compte d’une situation qui, déjà à la fin du xvie siècle, concerne Montaigne : « En raison de l’évolution du goût du public mondain, acceptant mal de se laisser “instruire” sur la “conduite de la vie” par un homme de lettres, il s’agira de plus en plus, pour le spectateur-moraliste, de faire de la morale sans seulement paraître y toucher » (Les spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 9).
-
[9]
Voir Hans Robert Jauss, « L’histoire littéraire : un défi à la théorie littéraire », dans Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978. Jauss y explique la progression du succès de Madame Bovary, du scandale à la consécration universelle ; voir en particulier p. 56-57 et p. 76-79.
-
[10]
Voir James J. Supple, Arms Versus Letters. The Military and Literary Ideals in the Essays of Montaigne, Oxford, Clarendon Press, 1984.
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[11]
Voir Gisèle Mathieu-Castellani, « Figures de la séduction dans les Essais », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, Paris, septième série, nos 1-2, 1985, p. 157-164.
-
[12]
Dante, Banquet, dans Oeuvres complètes, Victor Bérard (trad.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, I, 2, p. 279-280.
-
[13]
Voir Olivier Millet, La première réception des Essais, ouvr. cité, p. 23 : « “Basse et sans lustre (III, ii)”, la vie de l’auteur ne justifie pas a priori le ton et la matière des confidences d’un livre rendu public ».
-
[14]
Jacques Prévot, « Introduction », dans Libertins du xviie siècle, édition établie, présentée et annotée par Jacques Prévot, avec la collaboration de Thierry Bedouelle et d’Étienne Wolff, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, t. I, p. lxvii.
-
[15]
Claude-Gilbert Dubois, « “D’une veuë oblique”. Stratégies d’organisation du texte dans les Essais », dans Lire les Essais de Montaigne, actes du Colloque de Glasgow (1997), réunis par Noël Peacock et James J. Supple, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 281.
-
[16]
Claude-Gilbert Dubois, « “D’une veuë oblique” », art. cité, p. 283.
-
[17]
Michel Meyer montre bien la difficulté de suivre le « système » rhétorique aristotélicien à la lettre, système qui assigne catégoriquement ses propriétés aux différents éléments du discours rhétorique (orateur/ethos ; enjeu/logos ; auditeur/pathos), mais qui ne peut pas toujours bien démêler les relations complexes qui s’établissent entre ces mêmes catégories (Questions de rhétorique. Langage, raison et séduction, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 28). Dans une même perspective, voir Michèle Aquien et Georges Molinié, « Moeurs (ethos) », dans Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie Générale Française, 1996, p. 255-257. La rubrique « Éthique » d’Ulrich Langer apporte aussi un éclairage intéressant à la notion d’ethos, (Dictionnaire de Michel de Montaigne, publié sous la direction de Philippe Desan, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 353-354).
-
[18]
Voir Dudley M. Marchi, Montaigne Among the Moderns. Reception of the Essais, Oxford, Berghahn Books, 1994, p. 23 ; et l’introduction d’Olivier Millet, dans La première réception des Essais, ouvr. cité.
-
[19]
Voir Étienne Pasquier, dans « Appendice II », Les Essais, ouvr. cité, p. 1206-1210.
-
[20]
Malebranche, dans « Appendice II », Les Essais, ouvr. cité, p. 1217.
-
[21]
Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, ouvr. cité, p. 78.
-
[22]
Bossuet, dans « Appendice II », Les Essais, ouvr. cité, p. 1214.
-
[23]
J’emploie ici le terme « cour » au sens politique d’« ordre ».
-
[24]
À ce propos, James J. Supple souligne la présence d’une stratégie rhétorique inclusive dans les Essais de Montaigne (« De l’utile et de l’honneste », dans Les Essais de Montaigne : Méthodes et méthodologies, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 209).
-
[25]
Arlette Jouana, « Montaigne et la noblesse », dans Les écrivains et la politique, Paris, Presses universitaires de France, 1982, p. 113.
-
[26]
Pierre Villey ne pense pas que Montaigne ait lu Dante, du moins dans le texte, malgré la présence de citations tirées de la Divine Comédie dans les Essais (Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, 1908). Voir la rubrique « Dante », dans le Dictionnaire de Michel de Montaigne, ouvr. cité, p. 241.
-
[27]
Ronsard, « Lettre VII », dans Oeuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Jean Céard, Daniel Ménager et Michel Simonin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, t. II, p. 1211.
-
[28]
Dante, De vulgari eloquentia, dans Oeuvres complètes, ouvr. cité, p. 588-589.
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[29]
Entreprise qui apparaît ratée aux yeux de Malebranche : « Montaigne était aussi pédant que plusieurs autres… ; car je ne parle pas ici de pédant à longue robe : la robe ne peut pas faire le pédant. Montaigne, qui a tant d’aversion pour la pédanterie, pouvait bien ne porter jamais robe longue, mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres défauts. Il a bien travaillé à se faire l’esprit cavalier, mais il n’a pas travaillé à se faire l’esprit juste, ou pour le moins, il n’y a pas réussi. Ainsi il s’est plutôt fait un pédant à la cavalière, et d’une espèce toute singulière, qu’il ne s’est rendu raisonnable, judicieux et honnête homme », dans « Appendice II », Les Essais, ouvr. cité, p. 1217.
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[30]
Voir Dante, Banquet, dans Oeuvres complètes, ouvr. cité, I, i, p. 276.
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[31]
Je rejoins ici le point de vue de Paul Mathias dans son récent Montaigne ou l’usage du monde, Paris, Vrin, 2006, p. 168 : « Il n’y a en ce sens pas chez Montaigne une éthique du “dehors”, propre aux “affaires” et aux actions dites “publiques”, et une éthique du “dedans”, compatible avec une vie retirée et réduite à la sphère “privée”. La vertu ou l’honnêteté doivent affronter la réalité, “car il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté et du contraste” ».
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[32]
Il ne s’agit pas ici de nuancer l’observation de Gisèle Mathieu-Castellani, selon laquelle la notion d’honnêteté ne serait pas si importante dans les Essais, mais au contraire de montrer comment l’honnesteté « éclaire obliquement », pour reprendre les termes de Mathieu-Castellani, le projet d’écriture de Montaigne. Voir « Le paysage de l’“honneste” dans les Essais de Montaigne », dans La catégorie de l’honneste dans la culture du xvie siècle, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, Institut d’études de la Renaissance et de l’Âge classique, 1985, p. 263.
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[33]
Voir aussi les rubriques « Honnête/honnêteté » de M. Wiesmann et « Honneur » d’Arlette Jouanna dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, ouvr. cité, p. 476-479.
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[34]
Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, texte établi et traduit par Jules Martha, Paris, Les Belles Lettres, 1955, II, 14, 45, p. 83.
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[35]
Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, ouvr. cité, II, 14, 45, p. 83.
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[36]
Arlette Jouana, ouvr. cité, écrit : « Avec le xviie siècle se développe la valeur morale d’honneste, dans le sens de la pudeur, de la réserve, de la modestie, avec une nette insistance pour exiger cette vertu des femmes surtout ». La valeur morale relevée par Jouana constitue en fait un resserrement du sens plus global qu’elle avait chez Montaigne, privilégiant une acception exclusivement éthique (morale, économique, politique).
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[37]
Pour une présentation plus complète de l’apport de Boèce en cette matière, il faut consulter Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Paris, Albin Michel, 1998, t. I, p. 3-34.
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[38]
Edgar De Bruyne, Études, ouvr. cité, p. 13-14.
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[39]
Voir, notamment, Antoine Compagnon, « Montaigne ou la parole donnée », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, Paris, septième série, nos 1-2, 1985, p. 11.
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[40]
Quintilien, De l’institution oratoire, XII, i, 11-12, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 69.
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[41]
Voir Olivier Millet, La première réception des Essais, ouvr. cité, p. 22.
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[42]
Sur les modalités spécifiques de cette stratégie, voir mon article, « Des essais brefs aux essais libres. Montaigne à l’aune de l’honnesteté », dans Littératures, Montréal, nos 21-22 (Mélanges à la mémoire de Jean-Claude Morisot), 2000, p. 97-117.
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[43]
Ce qui fait dire à Pierre Barrière : « Tout ce que nous avons dit sur la vie de Montaigne nous a fait comprendre le véritable caractère des Essais : il n’y faut pas chercher un traité de philosophie, mais des mémoires, l’équivalent de ces livres de raison qui se multiplient dans la société provinciale du xvie et du xviie siècle » (Montaigne gentilhomme français, Bordeaux, Éditions Delmas, 1940, p. 83). Sur ce caractère « militaire » attrayant pour la noblesse lectrice des Essais, voir James J. Supple, Arms Versus Letters, ouvr. cité. Supple souligne notamment que, sur un total de 107 chapitres, seuls 13 chapitres des Essais ne comportent aucune allusion à la topique militaire.
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[44]
Sur ce rapprochement entre les Essais et la noblesse, voir Jean-Pierre Boon, Montaigne, gentilhomme et essayiste, Paris, Éditions universitaires, 1971.
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[45]
Dante, De vulgari eloquentia, ouvr. cité, I, 1, p. 552-553.