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Dressant en 1992 le bilan de la recherche sur les sociabilités intellectuelles, Michel Trebitsch attirait l’attention sur « trois aspects de la question trop souvent insuffisamment soulignés : le rapport au politique, la définition des “valeurs” propres aux intellectuels, le poids des représentations [1] », affirmant même quelques pages plus loin : « l’étude des sociabilités ne peut faire l’impasse sur l’histoire des représentations. L’histoire des intellectuels a ses légendes et ses héros, qu’il faut à la fois démythifier et étudier comme formes de mythifications [2] ». Près de quinze ans plus tard, force est de constater que cette invitation n’a guère été suivie. Très peu de travaux, en effet, ont abordé de front les représentations des sociabilités, que ce soit chez les historiens, les littéraires ou les sociologues. Pourtant, l’étude des sociabilités a connu un développement considérable tout au long de cette période, et ce dans les trois disciplines évoquées. Comment expliquer ce point aveugle persistant des recherches ? Quelles voies s’offrent pour ceux qui souhaitent corriger cette lacune ? Quelles références peuvent aider à fonder en théorie l’analyse de l’imaginaire des sociabilités ? Pour y répondre de façon détaillée, il nous faudrait accomplir une histoire sociale et intellectuelle de l’histoire des sociabilités intellectuelles, histoire de second degré exigeant au surplus d’être comparatiste. Cela dépasserait de beaucoup l’objectif premier de ce numéro, qui vise à ouvrir quelques pistes dans ce territoire encombré et méconnu qu’est celui des discours, films, illustrations, mémoires, pièces de théâtre, poèmes, romans et tableaux qui mettent en texte, en scène et en image les interactions intellectuelles. Cependant, pour comprendre ce qui a pu en retarder si longtemps l’exploration, et mieux entrevoir l’apport des études réunies ici, nous passerons en revue quelques-unes des lignes de partage entre les approches majeures en histoire des sociabilités.
De la « petite » histoire des « grands » hommes aux lieux et formes de sociabilité
Le domaine des interactions intellectuelles a longtemps souffert d’un glissement imperceptible qui, les délestant de leurs représentations, les réduisaient à un pur phénomène de contact éphémère entre individus, ces contacts étant eux-mêmes associés aux formes les plus vides, les plus superficielles de la vie culturelle. On devine aisément, d’ailleurs, comment les historiens de la génération des Annales, et tous ceux qu’ils formèrent à leur suite, ont pu se désintéresser de phénomènes qui semblaient participer à l’événementiel dans ce qu’il a de plus ponctuel plutôt que s’inscrire dans la durée, et qui ramenaient l’action à des dimensions individuelles plutôt que collectives. Ils les ont ainsi délaissés au profit d’érudits apologistes de la mondanité qui prolongeaient à leur manière une histoire des grandes personnalités, aux actions jugées décisives, pleinement libres de leurs actes, organisant consciemment le microcosme humain qu’elles dirigent. Ceux-ci ramenèrent ainsi la sociabilité à la rencontre de noms importants, à une sorte de socialité sans ancrage social, et donc, en définitive, à un agrégat sans consistance ni durée. Cette « méthode » historique, bien que fort ancienne, semble toujours d’actualité : tout récemment encore, c’est au livre de Laure Riese — idéal-type de l’analyse sympathique, hagiographique et anecdotique de la mondanité [3] — que Jean-Pierre Chaline renvoyait pour la compréhension de cette « forme de sociabilité » qu’est le salon littéraire et artistique au xixe siècle [4]. Inutile de préciser que le salon littéraire est pour Riese — et par extension pour les travaux qui se fondent sur ce type de sources anecdotiques — davantage un postulat qu’un objet d’étude. Tout scintillants d’érudition factuelle que certains de ces travaux puissent être, leur caractère non sociologique, non critique et bien souvent anhistorique grève la recherche bien plus fortement que leurs découvertes ou anthologies de textes ne l’aident.
Il y eut toutefois, au sein même de la pratique historiographique des Annales, grâce à la perspective ouverte par l’histoire des mentalités sur les sensibilités collectives, les mythes et l’outillage mental des groupes, promotion progressive d’un nouvel objet, autour duquel un chantier majeur se constituera peu à peu : les sociabilités. Mais alors que dans les travaux initiaux de Maurice Agulhon [5], principal acteur de ce mouvement, les cercles, salons et autres manifestations de sociabilité sont toujours rattachés aux mentalités, par le biais des dispositions collectives à la sociabilisation, le lien semble se rompre progressivement dans les travaux ultérieurs entre les interactions sociales et la dimension symbolique des phénomènes sociaux. On se pencha ainsi sur les formes de sociabilité stabilisées par la durée et ancrées dans un lieu ou une région, afin de les reconstituer à l’aide de sources diverses qu’il convenait de traiter avec les précautions méthodologiques habituelles face aux documents d’archives, mais non d’analyser en tant que porteuses, en elles-mêmes, de représentations.
La préoccupation pour l’identification des formes et des lieux de sociabilité, centrale dans l’histoire des sociabilités comme dans l’histoire des intellectuels [6], anime aussi les chercheurs qui ont intégré l’étude des associations, réseaux et salons à l’histoire littéraire. L’émergence de recherches sur les sociabilités littéraires comme courant spécifique fut sans doute favorisée par l’essor des travaux d’Agulhon et par la constitution des groupes de recherche sur les sociabilités intellectuelles, mais elle représente aussi un élargissement des réflexions menées par quantité de chercheurs sur la littérature intime, et plus particulièrement l’épistolaire [7]. Peut-être s’agissait-il au surplus d’une ruse de l’histoire par laquelle le sujet, déclaré persona non grata par le postulat de la mort de l’auteur, faisait retour par la porte arrière, celle des genres mineurs. En plongeant dans les archives, pour cartographier les réseaux, rétablir l’importance des relations concrètes entre écrivains et récrire à partir d’un point de vue microsociologique l’histoire littéraire, les chercheurs ont redonné à la vie littéraire toute sa densité. Ce changement d’échelle a permis de montrer le rôle des liens informels, de l’économie symbolique du don ainsi que la multiplicité des cercles d’appartenance, là où l’on ramenait auparavant les liens sociaux à des catégories macro-historiques transversales, telle que celles de classe ou de profession. Cependant, en histoire comme en littérature, on a essentiellement vu dans les sociabilités un mode de structuration du social, les représentations n’étant pas introduites dans l’analyse comme objet d’étude spécifique, sauf dans quelques rares cas.
L’immédiateté/la médiation
Pour contourner ces difficultés, l’oeuvre de Norbert Élias constitue un point de repère auquel il n’est pas inutile de s’attacher dans la mesure où elle tient compte des structures sociales, ne ramène pas les sociabilités à des sommes d’actions individuelles et se penche dans un même regard sur la dimension symbolique et textuelle des sociabilités. L’approche sociologique d’Élias, qui propose d’étudier les configurations et les interdépendances qui lient les hommes entre eux [8], invite en effet à renoncer à une sociologie égocentrique, centrée sur les individus, où le salon par exemple est à peine une institution, sans liens avec le champ du pouvoir et les structures connexes de la légitimité culturelle (académies, politique, etc.). Renoncer à une sociologie égocentrique, c’est donc étudier non pas les personnalités en soi, mais la fonction des personnalités — comme le proposait Élias de la fonction du roi à Versailles dans la mécanique complexe de la cour [9]. Parallèlement, le sociologue allemand insiste beaucoup, dans La société de cour et dans ses autres travaux, sur l’importance décisive des représentations que le courtisan donne de soi, représentations que les autres courtisans reçoivent, perçoivent, relaient et construisent pour eux-mêmes. La configuration est donc à cet égard pleinement dynamique, parce qu’elle place la représentation au fondement de l’être social et au centre des facteurs qui influent en retour sur la configuration : c’est en s’inspirant de la pensée d’Élias sur ce point capital que l’étude des sociabilités aurait tout à gagner. Dans cette optique, la sociabilité, lors même qu’elle est une représentation et une médiation mentale — d’où le développement d’un art de l’observation, absolument capital à la cour —, se donne aussi éventuellement sous la forme d’un texte : Élias cite fréquemment La Bruyère et Saint-Simon, et place la tradition mémorialiste à l’origine d’une filiation littéraire qui va jusqu’à Proust :
une ligne droite conduit du portrait de l’homme de cour d’un Saint-Simon et de ses contemporains à la description de la « bonne société » du xixe siècle par des romanciers comme Marcel Proust — en passant par Balzac, Flaubert, Maupassant et beaucoup d’autres — […]. Ce qui caractérise cet art dans son ensemble, c’est précisément la lucidité dans l’observation des hommes, le souci de représenter l’individu dans le contexte de son interdépendance sociale, de l’expliquer dans le réseau de ses relations réciproques [10].
Élias plonge donc dans les textes pour mieux aborder les phénomènes de sociabilité, mais cela sans négliger l’ordre textuel ni réduire ce dernier à un calque des pratiques. Or, l’insatisfaction que l’on peut éprouver à la lecture de certaines analyses de la sociabilité qui se fondent sur du texte pour expliciter des pratiques, provient précisément de la tendance qu’ont ces analyses à « oublier » la matière textuelle, à occulter la spécificité de la représentation. C’est le propre d’analyses anecdotiques et énumératives [11] ou, dans le domaine littéraire, d’une attention portée aux « clefs » de l’oeuvre et à ses références les plus immédiatement réelles. Ce travers provient sans doute de la nature même de la réalité dont il est question. En effet, la sociabilité, c’est, par définition, la rencontre directe, immédiate, un effacement de la distance entre les individus ; c’est une réalité évidente et concrète, où les participants peuvent être comptabilisés dans la mesure où le fait qu’ils se rencontrent est souvent l’objet même de la représentation. Apparemment, il est donc aisé de rendre compte de la sociabilité : il suffirait, à la manière d’une photographie, de « clicher » l’instant de la sociabilité pour le représenter avec évidence. Le texte qui en rend compte serait donc transparent, lui-même évident, il ne serait qu’une sténographie du réel. Sur la base de cette confiance accordée à la représentation, l’analyste n’aurait qu’à cueillir les fruits mûrs à l’arbre des données : comptes rendus dans les journaux, correspondances, mémoires, représentations littéraires, etc.
Il faut bien le dire, les études littéraires et historiques — souvent entremêlées ici car toutes deux aux prises avec des représentations — ont beaucoup souffert de ce travers qui paraît réactualiser la vieille théorie marxiste du reflet. Il a conduit à une créance exagérée accordée au texte et à la vacuité de certaines analyses qui ne sont finalement que des comptes rendus de comptes rendus, ou des paraphrases de souvenirs et d’anecdotes. Ici, le cas de Proust, exemplaire et fascinant, vaut la peine d’être mentionné. Si la critique prend désormais garde de bien dissocier Marcel et Proust — le narrateur et l’écrivain —, il n’en va pas de même pour le contenu social du roman : À la recherche du temps perdu se donne désormais comme la matrice d’une compréhension historique des sociabilités mondaines d’avant la Première Guerre. Les exemples d’amalgames les plus déroutants entre cette oeuvre littéraire et la réalité sont innombrables : on trouve en effet chez les historiens et les littéraires quantité de « réponses » tirées de la fiction de Proust à des questions posées à la réalité historique [12]. Avec Proust, pour le dire brièvement, on ne fait plus grand cas des illusions réalistes et des procédés de la vraisemblance. Il conviendrait plutôt de s’interroger sur cet effet-fiction et sur le savoir de la littérature ; en l’occurrence, ce que celle-ci montre le mieux est peut-être précisément que la mondanité est toujours une médiation. Chez Proust, c’est en effet, d’une part, par l’intermédiaire de la narration qu’une certaine socialité s’expose, socialité qui n’existe pas autrement que par cette manière particulière de la montrer. La Recherche est, d’autre part, cette oeuvre littéraire paradoxale qui dévoile une réalité et qui montre en même temps les illusions des représentations. Reconnaître l’importance de la représentation et la traiter comme telle, c’est donc reconnaître qu’il existe toujours un hiatus entre la pratique et sa manifestation écrite ou imaginée : écart décisif qui instaure une certaine distance entre les textes, leur appropriation et la pratique, écart où se crée le sens et s’élaborent les effets sociaux des représentations [13].
La dialectique des représentations et des pratiques
Roger Chartier et Paul Ricoeur, dans des analyses largement convergentes du passage de l’histoire des mentalités à une analyse des représentations [14], permettent de mieux cerner la notion polysémique de représentation, que Chartier présente comme « l’instrument essentiel de l’analyse culturelle [15] ». Bien qu’ils ne proposent ni l’un ni l’autre de nouvelles définitions, tous deux mettent l’accent sur sa dimension collective, évolutive, différenciatrice et active, par opposition à « l’idée unilatérale, indifférenciée et massive de mentalité [16] », ainsi que sur la dialectique entre représentations et pratiques. L’exigence, chez Chartier, « de tenir les schèmes générateurs des systèmes de classification et de perception comme de véritables “institutions sociales” […] mais aussi de tenir, corollairement, ces représentations collectives comme les matrices de pratiques constructrices du monde social lui-même [17] » fait écho à la demande, par Ricoeur, de « ne pas séparer les représentations des pratiques par lesquelles les agents sociaux instaurent le lien social [18] ». Représentations et pratiques, parmi lesquelles nous pouvons ranger les sociabilités, sont dans cette optique abordées comme des objets sociaux interreliés, structuration d’ordre psychologique pour celles-là, structuration du monde de l’action pour celles-ci.
Significativement, la mise en évidence de cette relation duelle fait surgir chez l’historien comme chez le philosophe la figure de Pierre Bourdieu et la notion d’habitus [19]. Présentée par Bourdieu comme étant « à la fois un système de schèmes de production de pratiques et un système de schèmes de perception et d’appréciation des pratiques [20] », l’habitus intègre dans un seul concept les principes générateurs des actions et des représentations, et accorde ainsi droit de cité aux « perspectives », aux « points de vue » que les agents ont sur la réalité. En déclarant que « ces représentations doivent aussi être retenues si l’on veut rendre compte des luttes quotidiennes, individuelles ou collectives [21] », il se rapproche partiellement des approches interactionnistes ou ethnométhodologiques, mais leur oppose une « différence radicale », en ce que dans son oeuvre « les points de vue sont […] rapportés aux positions dans la structure des agents correspondants [22] ». Cette précision indique bien que, dans la sociologie critique qu’il défend, le primat est accordé aux contraintes inconscientes dues aux structures sociales. Il n’en demeure pas moins que les représentations constituent malgré tout un ordre de réalité distinct, dont l’analyse doit tenir compte. De même, Bourdieu intègre, avec l’espace des possibles, cette « part d’indétermination et de flou [23] » qui imprègne les trajectoires. Enfin, il s’accorde même, avec Ervin Goffman, pour faire des représentations autre chose que de pures structures de pensée, ouvrant ainsi sur les « actions de représentation, individuelles ou collectives, destinées à faire voir et à faire valoir certaines réalités [24] ».
Son célèbre ouvrage sur le champ littéraire, Les règles de l’art, joue d’ailleurs sur ce double tableau des représentations. Avec les termes de « point de vue », de « vision du monde », d’« allodoxia » (« erreur de perception et d’appréciation qui consiste à reconnaître une chose pour une autre [25] »), en plus de ceux de représentation et d’habitus, il s’attache à reconstruire le regard des agents sur leur univers social. Toutefois, ici et là, il met en évidence le rôle joué par les textes dans « le travail de construction d’une réalité sociale [26] », accordant par là une fonction performative à certains textes, à certaines représentations spécifiques de la société [27], dont le cas du style de vie bohème est exemplaire [28]. Bourdieu, ce faisant, distingue la spécificité des « images » du social produites par les textes, à côté de celles qui, intériorisées et collectivement acceptées, règlent les comportements. La théorie du champ intègre ainsi les médiations textuelles au sein de son modèle, aux côtés des schèmes d’appréciation et de perception, d’une part, et des structures sociales, d’autre part. Qui plus est, cette prise en charge du pouvoir d’invention textuelle porte précisément sur des cas de sociabilité, à savoir ceux des cénacles de la bohème. Toutefois, Bourdieu ne va guère plus loin dans l’analyse des représentations de la bohème ou des formes de sociabilité liées à cet art de vivre. Ceci marque en quelque sorte la ligne de partage entre son approche et celle poursuivie ici. Pour le sociologue de La distinction, textes, schèmes de perception et structures sociales n’ont pas une importance égale, que ce soit dans le cadre théorique ou dans les analyses. Car, de même que les représentations construites pas les textes sont secondaires par rapport aux points de vue des agents ou aux habitus, de même les représentations subjectives se caractérisent, ultimement, par leur position dans le champ.
Beaucoup plus proches des perspectives interactionnistes, les chercheurs développant l’analyse de réseaux sociaux [29] ont plutôt abordé par le biais des relations concrètes entre individus la dialectique entre pratiques et représentations. En héritiers fidèles de la sociométrie de Moreno, ils intègrent à leurs analyses le point de vue des acteurs sur leurs liens sociaux, mais l’abordent à la fois comme source d’information sur les « données relationnelles » permettant de reconstituer la structure des réseaux et comme élément de la dynamique relationnelle. On peut ainsi confronter le point de vue d’un acteur sur sa place dans son réseau avec les perceptions des autres acteurs, ou encore tenter d’évaluer comment les différences entre les positions des acteurs influencent leur perception de la structure globale du réseau. Ces recherches conduisent ainsi, entre autres pistes, à voir dans les pratiques de sociabilité des procédés dynamiques et stratégiques de circulation ou de rétention d’informations au sujet de la distribution du pouvoir. Dans tous ces cas, cependant, la représentation est une donnée psychosociologique, dévoilée par les comportements qu’elle informe ou exprimée dans le cadre d’enquêtes. Les clivages possibles entre les discours tenus par les acteurs sur leurs pratiques et ces pratiques elles-mêmes, bien qu’assumées méthodologiquement, ne sont pas intégrés à la recherche, et constituent tout au plus une difficulté à réduire. Il n’y a donc pas ici de construction discursive, picturale ou textuelle des représentations, et, partant, pas d’enjeux propres aux discours sur les liens sociaux et pas de médiation méritant analyses. Bref, il n’y a pas de place, chez eux, pour une herméneutique des représentations.
Poétique de la sociabilité
Dans son récent livre consacré aux salons du xviiie siècle et abordant d’un point de vue historique ce problème de la médiation, Antoine Lilti montre bien que la sociabilité mondaine est une réalité entièrement « recouverte » de textes qui, rédigés postérieurement, médiatisent le rapport que l’on entretient aux sociabilités [30]. D’où les multiples fonctions sociales qu’incarne la sociabilité à travers le temps, les valeurs, les préceptes moraux et politiques qu’elle sous-tend. Il en fut ainsi au début de la iiie République sur le regard porté sur les salons du xviiie siècle et leur relation avec les Lumières. Dans un ensemble de textes à visées politique et éducative, l’historiographie républicaine élaborait alors une image positive des salons pré-révolutionnaires [31].
Or, penser l’écart que creuse toute représentation avec la pratique dont elle entend rendre compte et qui la fait intégrer un ordre des discours est bien l’optique principale des travaux ici rassemblés, et sans doute la contribution la plus importante que les recherches littéraires peuvent apporter aux travaux qui se consacrent à la sociabilité. En effet, mettre en mots, en images ou en scène les interactions sociales constitue une opération en soi, qu’il importe de ne pas confondre avec une simple reproduction mimétique : « il faut considérer les discours dans leurs dispositifs mêmes, leurs articulations rhétoriques ou narratives, leurs stratégies persuasives ou démonstratives [32] ». La sociabilité est aussi en soi une poétique qui a ses genres, tel ce « genre des genres » qu’est la conversation sous l’Ancien Régime [33] ; les formes écrites de la représentation se donnent alors comme une certaine forme de prolongation de l’échange en acte destinée à circuler dans le milieu concerné. La représentation épistolaire est l’autre exemple probant d’une construction textuelle, suivant une pratique d’écriture bien régulée, de l’image de soi et des autres [34], qui contribue à déterminer en retour la relation sociale.
En ce qui concerne la période contemporaine, à laquelle notre collectif est tout entier consacré, les choses sont parfois différentes, mais également soumises à des régulations du discours d’autant plus prégnantes qu’elles se diffusent largement. Ce contexte se caractérise historiquement par le développement d’un espace public [35], l’alphabétisation, l’urbanisation et une diffusion culturelle large, contexte particulier dans lequel s’intensifient des relations humaines anonymes et médiatisées par voie de livres et d’imprimés. Les représentations sont dès lors éventuellement destinées à une diffusion extensive parmi un lectorat anonyme, comme en font foi certains articles de notre collectif qui accordent en toute logique une place prépondérante à la poétique du journal. Écrire le quotidien, raconter l’« imaginaire national [36] » de tous les jours passe par la convocation d’une poétique de l’écriture journalistique. À terme, entre livre et journal, dans l’avènement de l’imprimé qui règne sur le xixe siècle, c’est la diffusion de ce que l’on pourrait qualifier de sociabilité médiatique qui s’impose. L’écart avec la pratique que suppose toute représentation se double alors d’une distance maintenue entre le texte et ses lecteurs : logique contradictoire, car il s’agit d’introduire une certaine forme de complicité avec le lecteur au moment où précisément le journal tisse des liens sociaux de plus en plus vastes et anonymes. L’attention à ces tensions sociopoétiques et à la polyphonie discursive caractérise la recherche en sociocritique et l’analyse du discours, menée de façon dynamique depuis plusieurs décennies maintenant. Elle promet de belles avancées dans le rapprochement entre la sociabilité représentée et l’analyse de la socialité des textes.
L’idée centrale de ce dossier était donc de réfléchir aux sociabilités comme pratique de l’être-ensemble au travers des médiations que sont les représentations. On l’a vu, les analyses de la sociabilité, l’analyse de ces moments de rencontre directe par des personnes qui sont souvent des personnalités, ont d’ordinaire contre elles de céder à l’illusion de l’évidence des pratiques. L’intérêt des six articles qui composent ce numéro consiste alors en ce qu’ils abordent de front la médiation, l’imagination, les représentations dans leur réflexion. Qu’il s’agisse de réseau, de sociabilités, de communauté, de mondanité, d’Académie et de cénacle, toutes ces formes de socialité convoquées en ces pages ont en commun de resserrer l’analyse autour d’une formation sociale spécifique et d’en dégager l’articulation avec les représentations. Plus précisément, les articles de ce collectif ont généralement suivi deux chemins d’accès aux représentations : ils se sont fondés sur un cadre social objectif pour aller ensuite explorer la relation aux représentations ou, à l’inverse, ils se sont donné les représentations comme base pour s’interroger sur leurs portées et leurs effets sociaux. Le cercle ainsi dessiné n’est pas vicieux. Il marque au contraire toute la dynamique de la vie culturelle, journalistique, littéraire et institutionnelle dont il est question dans ces pages.
Pour conclure, il nous reste à formuler des remerciements. Les textes de ce collectif sont les actes d’un colloque qui s’est tenu à Chicoutimi lors du 73e Congrès de l’ACFAS, activement et amicalement présidé par Pascal Brissette, à qui nous sommes redevables. Placé sous l’égide du Collège de sociocritique de Montréal et moment de sociabilité lui-même, il n’aurait pu être réalisé sans la généreuse contribution financière de plusieurs sources. À l’Université McGill, nous souhaitons remercier Marc Angenot et la Chaire James-McGill de littérature française, le département de Langue et littérature françaises, et en particulier son directeur, François Ricard, ainsi que le professeur Michel Biron ; enfin, l’aide de l’Alma Mater Fund nous fut précieuse. Nos remerciements vont également au groupe de recherche « Le Soi et l’Autre », à Globe. Revue internationale d’études québécoises et à Benoît Melançon, du Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Merci enfin à la revue Tangence, qui permet au colloque de se prolonger en ces pages comme sociabilité représentée.
Parties annexes
Notices biobibliographiques
Michel Lacroix
Michel Lacroix est professeur au Département de lettres et communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et codirecteur de Globe. Revue internationale d’études québécoises. Ses recherches actuelles portent sur les relations intellectuelles franco-québécoises, la sociabilité et les revues littéraires. Il a publié La beauté comme violence. Esthétique du fascisme français.
Guillaume Pinson
Guillaume Pinson est professeur au Département des littératures de l’Université Laval. Il s’intéresse aux rapports entre presse et roman, à l’histoire littéraire de la presse et à la place de la fiction dans la culture médiatique. Il a publié plusieurs articles dans French Studies, Marcel Proust aujourd’hui, French Forum et Discours social/Social Discourse.
Notes
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[1]
Michel Trebitsch, « Avant-propos : la chapelle, le clan et le microcosme », Les Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), Paris, no 20, mars 1992, p. 17.
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[2]
Michel Trebitsch, « Avant-propos », art. cité, p. 20.
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[3]
Laure Riese, Les salons littéraires parisiens du Second Empire à nos jours, Toulouse, Privat, 1962.
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[4]
Jean-Pierre Chaline, « La sociabilité mondaine au xixe siècle », dans Gabriel de Broglie, Jean-Pierre Chaline et Marc Fumaroli (sous la dir. de), Élites et sociabilité en France, actes du colloque du 22 janvier 2003, Paris, Perrin, 2003, p. 25, note 2.
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[5]
Notamment La sociabilité méridionale. Confréries et associations dans la vie collective en Provence orientale à la fin du xviiie siècle, 2 vol., Aix-en-Provence, 1966, réédité en 1968 et en 1984, et Le cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848. Étude d’une mutation de sociabilité, Paris, Armand Colin, coll. « École des hautes études en sciences sociales, Cahiers des annales, vol. 36 », 1977.
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[6]
Sur l’histoire intellectuelle, voir entre autres les travaux accomplis par « l’école française », parmi lesquels : Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De L’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986 ; Jean-François Sirinelli, « Le hasard ou la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des intellectuels », Comprendre le xxe siècle français, Paris, Fayard, 2005, p. 57-78 ; Génération intellectuelle : khagneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988 ; Jean-François Sirinelli et Michel Leymarie (sous la dir. de), L’histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, Presses universitaires de France, 2003 ; Michel Trebitsch, Marie-Christine Granjon et Hans-Manfred Bock (sous la dir. de), Pour une histoire comparée des intellectuels, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998 ; Michel Trebitsch et Nicole Racine (sous la dir. de), Cahiers de l’IHTP, Paris, no 20 (Sociabilités intellectuelles : lieux, milieux, réseaux), mars 1992. Une division du travail implicite semble séparer, en France du moins, les chercheurs d’abord intéressés à l’évolution des formes de sociabilité dans le temps et ceux qui se consacrent essentiellement au rôle de la sociabilité dans la vie intellectuelle. En effet, là où les premiers ont beaucoup oeuvré sur les xviiie et xixe siècles, les derniers ont plutôt sillonné le xxe siècle. Le rôle de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) dans cette concentration sur une période spécifique a sans doute été déterminant. Un second trait paraît aussi les distinguer : l’attention plus grande accordée par ceux-ci à l’action d’individus ou de groupes spécifiques.
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[7]
Voir, entre autres, les travaux menés sous l’égide de l’Association internationale de recherche sur l’épistolaire (AIRÉ), énumérés dans ses divers bulletins.
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[8]
Pour une introduction à ces concepts majeurs de la pensée du sociologue allemand, voir Norbert Élias, Qu’est-ce que la sociologie ? [1970], Paris, L’Aube, coll. « Pocket », 1991.
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[9]
Norbert Élias, La société de cour [1969], Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1985.
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[10]
Norbert Élias, La dynamique de l’Occident [1969], Paris, Calmann-Lévy, coll. « Pocket », 1975, p. 242.
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[11]
Pascal Ory aborde la question dans « Le salon », dans Jean-François Sirinelli (sous la dir. de), Histoire des droites en France, t. II : Culture, Paris, Gallimard, 1992, p. 113-127.
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[12]
Florent Champy a fait le point (« Littérature, sociologie et sociologie de la littérature. À propos de lectures sociologiques d’À la recherche du temps perdu », Revue française de sociologie, Paris, vol. 41, no 2, 2000, p. 345-364) sur l’étude de la Recherche en sociologie de la littérature et les problèmes liés à l’établissement d’une théorie sociologique sous-jacente au texte littéraire. Quant aux historiens, il n’est probablement pas une seule étude qui ne mentionne Proust à propos de la noblesse de la Belle Époque ou des sociabilités ; voir par exemple un article de Claude-Isabelle Brelot, où la fiction de Proust est donnée en « exemple » à sept reprises (« Entre nationalisme et cosmopolitisme : les engagements multiples de la noblesse », dans Pierre Birnbaum (sous la dir. de), La France de l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994, p. 339-361).
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[13]
Sur ces questions, voir Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, coll. « Histoire », 1998.
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[14]
Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Au bord de la falaise, ouvr. cité, p. 67-86 ; Paul Ricoeur, « Explication/compréhension », La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000, p. 231-301 et, en particulier, la section intitulée « De l’idée de mentalité à celle de représentation », p. 277-291.
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[15]
Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Au bord de la falaise, ouvr. cité, p. 79. Signalons en passant que l’école française d’histoire culturelle se présente spécifiquement comme « histoire sociale des représentations » : Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2004, p. 13.
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[16]
Paul Ricoeur, « Explication/compréhension », La mémoire, l’histoire, l’oubli, ouvr. cité, p. 292.
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[17]
Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Au bord de la falaise, ouvr. cité, p. 78.
-
[18]
Paul Ricoeur, « Explication/compréhension », La mémoire, l’histoire, l’oubli, ouvr. cité, p. 295.
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[19]
Ricoeur ajoute par exemple une longue note à son passage sur Norbert Élias afin de préciser le « prolongement partiel » apporté par Bourdieu à la contribution de ce « maître de rigueur » à l’histoire des mentalités et des représentations. Ricoeur y souligne, entre autres, le développement de l’idée d’autocontrainte (La mémoire, l’histoire, l’oubli, ouvr. cité, p. 266, note 48).
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[20]
Pierre Bourdieu, « Espace social et pouvoir symbolique », Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 156.
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[21]
Pierre Bourdieu, « Espace social », ouvr. cité, p. 150.
-
[22]
Pierre Bourdieu, « Espace social », ouvr. cité, p. 150.
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[23]
Pierre Bourdieu, « Espace social », ouvr. cité, p. 159.
-
[24]
Pierre Bourdieu, « Espace social », ouvr. cité, p. 159.
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[25]
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, ouvr. cité, p. 44.
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[26]
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, ouvr. cité, p. 99.
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[27]
Notons toutefois que Bourdieu ne parle pas, dans le cas des textes, de représentation.
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[28]
Bourdieu aborde cet « art de vivre » à partir de la page 95 des Règles de l’art.
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[29]
Parmi les travaux qui offrent d’utiles synthèses de ce vaste courant, signalons : Alain Degenne et Michel Forsé, Les réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie, Paris, Armand Colin, coll. « U sociologie », 1994, et Vincent Lemieux, Les réseaux d’acteurs sociaux, Paris, Presses universitaires de France, 1999.
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[30]
Antoine Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005. Voir en particulier le premier chapitre, « L’invention du salon (xixe-xxe siècle) ».
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[31]
Ainsi, par exemple, en est-il du sixième chapitre de L’histoire littéraire de la France de Gustave Lanson ; voir Lilti, Le monde des salons, ouvr. cité, p. 44.
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[32]
Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Au bord de la falaise, ouvr. cité, p. 82.
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[33]
Voir Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994, et Benedetta Craveri, L’âge de la conversation [2001], Paris, Gallimard, 2002.
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[34]
Benoît Melançon, Diderot épistolier. Contribution à une poétique de la lettre familière au xviiie siècle, Montréal, Fides, 1996.
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[35]
Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise [1962], Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1978.
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[36]
Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, traduction de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996.