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L’ouvrage, qui comprend une partie des communications du colloque organisé par Gilbert Beaubatie et Jacques Wagner en septembre 1999, à Clermont-Ferrand, pour commémorer le bicentenaire de la mort de Jean-François Marmontel, entend dresser le portrait d’un intellectuel du siècle des Lumières [1].

Dans son discours d’ouverture, intitulé « D’une fin de siècle à l’autre : Marmontel et nous », René Pomeau, à qui ces actes sont dédiés, a rappelé la carrière de Marmontel, ses idées sur la Révolution et a ainsi lancé le débat sur la modernité de l’écrivain et préludé aux quatre communications consacrées à « l’homme privé ».

Dans la première, intitulée « La famille », Jean-Claude Sangoï aborde des problèmes de démographie historique, les Mémoires de Marmontel et la correspondance de l’écrivain donnant à voir une société campagnarde plus complexe qu’il n’y paraît à première vue [2]. Ainsi, le mariage de Marmontel et de Marie-Adélaïde Leyrin de Montigny, qui peut passer pour une « assurance-vieillesse » (Marmontel a cinquante-quatre ans ; sa femme à peine dix-huit), permet-il à Jean-Claude Sangoï d’évoquer la « liberté innocente » des fréquentations de la jeunesse bortoise, d’analyser la pratique du contrôle des naissances, mieux répandue en pays où l’emprise de la religion se distend, et de faire une étude du jeu des alliances à travers le « marrainage » et le parrainage. Son étude, qui comprend une réflexion sur la question de l’allaitement des enfants et sur les décès en bas âge, met en lumière une certaine forme de laïcisation de la mort, en plus de témoigner de l’existence de rapports affables entre époux et de liens de solidarité familiale. Aussi nuance-t-il nombre de conclusions de l’historien américain Edward Shorter (Naissance de la famille moderne, Paris, Seuil, 1977).

Dans sa communication intitulée « La formation », Alain Niderst observe que les paysans limousins « demeurent tranquilles » malgré des inégalités sociales manifestes, sans doute parce qu’ils « ne vivent pas trop mal et [qu’ils ne sont] pas éclaboussés par l’opulence des moines ou des nobles » (p. 48). Cette observation sert de prélude à une analyse qui montre que l’absence de vie intellectuelle à Bort est en partie gommée dans les Mémoires de Marmontel. Sans doute est-ce par vanité de provincial que Marmontel crée une « utopie de Bort » et qu’il transforme la campagne bortoise en locus amoenus. Mais cette propension à inventer des lieux idylliques se retrouve dans d’autres textes de Marmontel, notamment dans ses oeuvres dramatiques. Sans doute peut-on aussi penser que Marmontel, dans ses Mémoires, invente un espace qui joue le rôle de contrepoint à celui de la ville où se déroule une révolution pour laquelle il n’éprouve guère de sympathie.

Dans son étude, Katharine Swarbrick se fonde sur les thèses de Jacques Lacan pour analyser le concept de « paternité » chez Marmontel. Selon Jacques Lacan, la figure du père a deux fonctions distinctes, l’une positive qui correspond à l’idéal du moi, l’autre négative, qui correspond au surmoi. Dans cette perspective, il faut distinguer la dimension imaginaire de la dimension symbolique, cette dernière ayant pour structure de base le langage et pour support le nom du père qui, depuis toujours, lie sa personne à la figure de la loi. Dans la famille bourgeoise, le père doit incarner cet idéal du moi, mais celui-ci « s’avère toujours en défaut par rapport à sa fonction symbolique, car il est en même temps un être imaginaire en qui le sujet se voit en miroir ». Aussi, l’image s’associe-t-elle « au narcissisme, à la méconnaissance, à la rivalité agressive qui caractérisent la dimension imaginaire » (p. 67). À ces prémisses, Katharine Swarbrick ajoute le concept lacanien de jouissance pour constater que, « si le nom du père interdit au sujet une jouissance qui peut s’envisager comme la jouissance des relations incestueuses, le père imaginaire, surmoïque, est un père jouisseur, obscène, qui se réserve cette jouissance pour lui. Et cette possibilité de jouir », le sujet la désire, mais en même temps la rejette, « puisqu’elle entraîne la mort psychique, empêche ce que l’on peut appeler la condensation de la jouissance en désir » (p. 67). De là une « impasse structurale de l’assomption du désir, où le sujet moderne, névrosé, ne peut rien faire, ni rien désirer, à cause de cette séparation ambiguë d’avec sa jouissance » (p. 67). Marmontel, on le sait, a vécu dans un milieu féminin, qui a d’autant plus accentué l’isolement du père que les disputes au sein de la famille renvoyaient à des rivalités plus larges entre le Limousin et l’Auvergne, le Limousin, dans lequel se reconnaissait Marmontel, formant le « côté » maternel. Dans son analyse du complexe d’Oedipe chez Marmontel, James Kaplan a insisté sur son caractère classique, Marmontel finissant par remplacer son père, ce qui expliquerait notamment une certaine agressivité chez lui. Or dans le conflit qui oppose sa mère à son père, rappelle Katharine Swarbrick, Marmontel, qui convainc sa mère de céder à son père, use de son autorité pour faire prévaloir la volonté de ce dernier. Du coup, il fait « preuve de ce savoir inconscient que le père réel n’est pas à la hauteur de sa fonction symbolique, mais en fils fidèle, il cherche à le lui cacher, et même à ses propres dépens » (p. 70). La mort du père, qui survient alors, oblige Marmontel à assumer le rôle du père, partant « ses fautes, et ce pénible fardeau remet indéfiniment l’assomption de ses propres désirs » (p. 72). Cela explique qu’il choisisse la carrière littéraire, car elle l’éloigne du monde dur et viril et, surtout, elle le conduit à faire jouir autrui : « derrière la face de ce maître qui jouit à sa place se cachent les traits du père absolu, qui prive à jamais le fils du plaisir qui ne fait qu’attendre » (p. 75). Cette structure psychique, Katharine Swarbrick la retrouve dans Bélisaire, où le héros, marqué des stigmates de la punition de sa transgression comme Oedipe, soutient l’autorité de l’empereur, qui représente la figure du père. La même structure fonde le rapport de Marmontel à la Terreur. Est-il besoin d’ajouter que l’analyse de Katharine Swarbrick produit un éclairage original sur l’homme et l’oeuvre ? Mais ne peut-on pas penser que son analyse pourrait (devrait) s’appliquer à tous les amuseurs publics : dramaturges, écrivains, comédiens ?

L’étude de Jacques Wagner sur « Les deux personnalités » de Marmontel constitue presque une illustration de la thèse de Katharine Swarbrick. À partir d’exemples précis, tirés des contes et des Éléments de littérature, Jacques Wagner s’interroge sur l’existence chez l’écrivain d’une « structure mentale qui éprouve le monde (concret comme abstrait) comme une unité perdue à restaurer, et la vie comme un risque de fracture malheureuse d’une unité originelle, externe quand elle concerne les membres d’une même société, interne aussi quand elle se limite à sa propre personne » (p. 86). L’analyse de Jacques Wagner montre que Marmontel, tout conscient qu’il était de sa singularité, a progressivement intériorisé une « norme de civilité qui ne lui aurait pas été naturelle (native) » (p. 86). En effet, ses Mémoires attestent chez lui d’états psychiques peu équilibrés. Or, dans le cours de grammaire à l’usage de ses enfants, il multiplie les allusions à la nature, dont il fait un locus amoenus. Même le grammairien « est envahi par les images campagnardes » (p. 92), comme si la culture avait conféré à Marmontel « une seconde personnalité qui, au lieu d’entrer en conflit avec la première, lui [avait donné] les moyens de l’y assimiler par le biais pastoral sans déroger à la dignité littéraire » (p. 98). Ainsi Marmontel transforme-t-il sa nature en culture et réconcilie-t-il deux aspects qui s’opposaient originellement en lui. Malheureusement, « sa préférence pour la sérénité ne lui confère pas les qualités les plus séduisantes qu’un Rousseau ou un Voltaire gagnèrent à vivre et à écrire dans la tension des contraintes et de la conjonction des incompatibles » (p. 99).

La section consacrée à « L’homme public » comprend trois chapitres, le premier sur Marmontel et l’Amérique, le second sur Marmontel et la Russie, le dernier sur Marmontel et la Révolution. Dans « L’Amérique », Monique Delhoume-Sanciaud rappelle l’intérêt de Marmontel pour l’Amérique amérindienne. Mais sous l’influence des thèses sur l’universalité de l’homme, Marmontel fait « de ses Incas des Européens sans relief » (p. 104), alors même qu’il était conscient des horreurs de la colonisation. À défaut de peindre de véritables Amérindiens, Marmontel produit toutefois la peinture d’un état de nature plus complexe que celui imaginé par Rousseau. Mais on peut se demander si Monique Delhoume-Sanciaud ne confond pas ici état de nature et état policé, la société inca imaginée par Marmontel étant déjà fort éloignée de l’état de nature, qui est en fait un concept intellectuel, une abstraction.

Dans « La Russie » du xviiie siècle, constate Jean Breuillard, le champ des traductions est majoritairement occupé par des textes écrits en français, et Marmontel occupe une place de choix dans le paysage intellectuel russe. Comment expliquer cet engouement des Russes pour un écrivain parfois rangé parmi les minores ? D’une part, Marmontel a aidé les Russes à inventer un nouveau personnage social : l’homme de lettres. Pour preuve, le recours au terme russe « avtor » par Nicolas Karamzine, le « Marmontel russe ». L’écrivain russe témoigne ainsi de l’importance qu’il accorde à la vie de l’écrivain, comme en fait foi son Panthéon des auteurs russes, dans lequel il s’intéresse davantage à la personnalité et au courage des écrivains qu’à leur oeuvre. D’autre part, Marmontel a fourni aux Russes l’exemple d’une prose accessible et imitable, et ses idées sur la langue « moyenne » et le style « naturel » ont marqué Karamzine. Ainsi Marmontel a-t-il mieux répondu à la demande culturelle russe que nombre d’écrivains de premier plan.

Dans son étude sur « La Révolution », Malcolm Cook montre que Marmontel, alors même qu’il possède une bonne information sur les événements qui se passent à Paris, produit une lecture partiale des faits, au point que ses « mémoires se lisent comme un exemple dogmatique du discours contre-révolutionnaire de l’époque » (p. 144). Malcolm Cook constate aussi que Marmontel exprime souvent ses opinions par personne interposée et qu’il n’hésite pas à dramatiser le récit pour rendre pathétiques les malheurs qui s’abattent sur la monarchie et sur ses représentants.

La troisième section de l’ouvrage, « L’homme sensible », comprend des études sur la collaboration de Marmontel et de Piccini, sur l’érotisme, sur la grande fête du Soleil dans Les Incas et sur la retraite de Marmontel. Dans « L’opéra, une collaboration avec Piccini », Andrea Fabiano rappelle la « Querelle des Bouffons », qui opposa les défenseurs de l’opéra français, qui estimaient nécessaire d’adapter les spécificités du théâtre musical français aux exigences de la musique italienne, à ceux qui niaient « la forme d’expression de la poétique classique assumée par l’opéra français ». En 1759, à la suite de d’Alembert, qui souscrivait à une forme d’hybridation, Marmontel prend position en faveur de la musicalité de la langue française, mais en condamnant le récitatif, pourtant « pierre de touche de l’opéra français » (p. 154). Appelé à collaborer avec Piccini en 1768, il peut mettre en oeuvre ses thèses, et les opéras-comiques que Piccini et lui créent au cours des six années suivantes marquent « une étape importante dans l’évolution du théâtre musical comique français » (p. 159). Au vrai, leur collaboration mène à un renouvellement de l’opéra en France [3].

Pour sa part, James M. Kaplan propose une analyse de La Neuvaine de Cythère, un poème licencieux manuscrit de Marmontel, dont il cite de larges extraits. Vraisemblablement achevé en mai 1764, le poème, qui chante une aimable idylle, a le charme un peu désuet des souvenirs de collège. Dans « La fête », John Renwick analyse la grande fête du Soleil dans Les Incas. Imaginée à partir de trois fêtes différentes décrites dans les Comentarios reales de los Incas, de Garcilaso de la Vega, la grande fête du Soleil, dont l’organisation fait « penser au système et aux fonctions de la mise en scène propre à la tragédie lyrique » (p. 186), est l’occasion pour Marmontel de formuler « une définition fonctionnelle de l’état politique idéal » (p. 184). En effet, en plus de donner un caractère dramatique à la fête, Marmontel prête au pontife un discours qui lui permet d’exposer la structure de l’État dans tous ses aspects et d’insister sur sa nécessaire unité. Cette défense et illustration de la « communion fortifiante du peuple tout entier » et de « la plus exaltante solidarité humaine » (p. 194) témoigne peut-être, a contrario, de la déception d’un sujet de Louis XV, « monarque égoïste et distant, voire absent » (p. 195). Dans « La retraite : Marmontel entre Pascal, Rousseau et Mercier », Hélène Cussac étudie « la retraite » de Marmontel. Aussi éloigné de Pascal, qui recherche la solitude et le silence pour « accéder à un monde de vérité et de pureté » (p. 199), que de Rousseau, qui ne cherche qu’à fuir le commerce des hommes, et de Louis-Sébastien Mercier, qui demeure fasciné par l’activité urbaine, Marmontel cherche à s’éloigner du monde, mais sans pour autant se priver « des plaisirs de l’amitié » (p. 212). La conclusion revient à Gilbert Beaubatie qui s’inspire des propos de Gaston Boissier, en 1899, pour rappeler les qualités d’ « honnête homme » et d’« homme d’esprit » de Marmontel.

De ce « livre écrit à plusieurs mains » se dégage le portrait d’un écrivain qui n’a cessé de chercher à résorber les conflits et les oppositions, quitte même à assumer ses désirs. Si le besoin de « communion » humaine a empêché Marmontel de comprendre la Révolution, ce même besoin a toutefois nourri une production littéraire et théâtrale qui méritait assurément le bel hommage que lui rendent les rédacteurs de l’ouvrage.