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Introduction

« Mon milieu professionnel agricole, c’est peut-être le dernier bastion hétérosexuel qui existe encore » mentionne Johnny (61 ans) en parlant de son travail en tant qu’agriculteur. Cette citation résonne avec les rares études qui se sont intéressées aux personnes de la diversité sexuelle en milieu rural agricole et qui mettent en relief les racines profondes de l’agriculture ancrées dans l’hétérocisnormativité. Dans le champ des études de la diversité sexuelle et de genre, plusieurs recherches ont permis d’établir des liens entre les expériences vécues par les personnes des communautés LGBTQ de différents groupes d’âge et le développement de problèmes sur le plan du bien-être (Chamberland et Petit, 2009 ; Graham et al., 2011 ; Johns et al., 2019). Cependant, très peu se sont penchées spécifiquement sur la façon dont ces expériences prennent forme à l’intérieur de milieux de travail typiquement traditionnels comme l’agriculture. Celles qui ont examiné les conditions de vie des personnes de la diversité sexuelle en milieu rural agricole ont exposé le poids de l’appartenance à ce secteur sur l’expression des identités inscrites au sein de la diversité sexuelle chez les femmes et les hommes (Giraud, 2016). Cet article s’intéresse aux personnes de la diversité sexuelle oeuvrant ou ayant oeuvré dans le secteur agricole québécois et cherche à mettre en évidence des aspects de leurs expériences liés tantôt aux caractéristiques propres de leur profession, tantôt à celles de la ruralité comme milieu de vie.

Le travail en milieu rural agricole est ici défini sommairement comme le fait de travailler dans le secteur agricole et de vivre à l’extérieur des deux grandes zones urbaines que sont Montréal et Québec. Cette recherche porte sur le fait d’oeuvrer comme agriculteur.trice ou au sein des métiers et professions du domaine agricole, et non simplement de vivre en milieu rural, car un intérêt particulier sera porté aux caractéristiques propres à ce secteur et qui influencent ceux et celles qui y travaillent. Nous souhaitons examiner des aspects de leurs expériences liés tantôt aux caractéristiques propres de leur insertion professionnelle, tantôt à celles de la ruralité comme milieu de vie, notamment la faible densité populationnelle et un éloignement plus ou moins important des grands centres urbains. Cela permettra ainsi d’ouvrir les explications en faisant référence tant aux spécificités du travail agricole qu’à celles du milieu rural. Outre sa faible densité, l’espace rural se caractérise notamment par la prédominance de petites collectivités, des relations interpersonnelles étroites et un fort sentiment identitaire (appartenance à une culture rurale) (Jean et al., 2017). La ruralité et la présence d’activités agricoles se combinent de diverses manières dans l’ensemble des territoires du Québec situés hors des régions métropolitaines de Montréal et de Québec. De plus, les modèles de production agricole ont évolué depuis la ferme familiale traditionnelle et continuent de se transformer, entre autres avec la présence croissante de femmes dans la relève agricole et l’apparition d’une agriculture dite urbaine (MAPAQ, 2018). Dans le cadre de cette étude exploratoire, nous ne prétendons pas prendre en considération la multiplicité des contextes régionaux. Nous voulons mettre en lumière certains traits des expériences vécues par des personnes vivant en milieu rural et dont les activités professionnelles sont liées directement à des travaux dans le domaine agricole. Autrement dit, il s’agit de croiser des enjeux, soit l’agriculture en contexte rural et la diversité sexuelle, qui ont été examinés séparément par le passé.

Le premier objectif de cette étude est de documenter les formes d’exclusion sociale vécues par les personnes de la diversité sexuelle oeuvrant dans le secteur agricole et les restrictions quant aux possibilités d’affirmation et de reconnaissance de cette diversité. Le second objectif est d’examiner les stratégies individuelles et collectives mises en place pour composer avec les embûches rencontrées. Nous présentons d’abord un aperçu des études pertinentes à notre projet ainsi que les assises conceptuelles l’ayant guidé. Puis nous abordons la méthodologie déployée pour cette recherche pour ensuite traiter des résultats obtenus. Finalement, la discussion permettra de mettre en lien les résultats avec les éléments du cadre conceptuel avant de faire un retour synthèse en conclusion.

Diversité sexuelle et facteurs de vulnérabilité 

Malgré les avancées législatives des dernières décennies, les statuts de minorités sexuelles et de genre continuent de placer les personnes des communautés LGBTQ dans une position de vulnérabilité où elles demeurent à risque de stigmatisation et de victimisation (Blais et al., 2013 ; Chamberland et Saewyc, 2011 ; Igartua et Montoro, 2015 ; Équipe de recherche SAVIE-LGBTQ, 2022). Jusqu’à maintenant, les études sur les personnes LGBTQ ont surtout ciblé les grands centres urbains, là où s’est concentrée une grande partie des individus de la diversité sexuelle et de genre par le passé (Gray, 2009 ; Tamagne, 2000). Le peu d’études qui s’intéressent aux réalités des personnes LGBTQ en milieu rural font état de la situation en Europe ou aux États-Unis (Whitehead et al., 2016) ou ailleurs au Canada, telle que l’étude conduite en Ontario par Kennedy (2010) sur la relation entre la sexualité des hommes de la diversité sexuelle et le milieu rural. Elles nous renseignent peu sur la situation du Québec alors que les enjeux rencontrés par les communautés LGBTQ en milieu rural québécois comportent certainement des particularités auxquelles il est nécessaire de s’intéresser, mais sur lesquelles les données manquent (Lépine et al., 2017).

En ce qui a trait aux personnes plus âgées vivant en milieu rural, les effets négatifs peuvent s’observer notamment à travers des comportements d’homophobie intériorisés. Une synthèse d’études réalisées par Chamberland et Petit (2009) mentionne notamment l’intériorisation des jugements négatifs par des lesbiennes âgées du fait de discours lesbophobes longtemps perpétués. La dissimulation de l’orientation sexuelle peut alors devenir un moyen de se protéger contre la discrimination, bien que ce ne soit pas si simple de le faire. Dans une étude qualitative menée auprès de 20 hommes et 20 femmes cis vivant dans des régions éloignées des grands centres urbains, Chamberland et Paquin (2007) observent que les personnes lesbiennes et gaies (LG) souhaiteraient accéder à un meilleur climat social tout en étant attachées à leur région et à la qualité de vie qu’elles y trouvent. Une des particularités de ce contexte de vie dont ont témoigné ces personnes LG est l’impossibilité de séparer leur vie publique de leur vie privée et donc l’absence d’anonymat que cela occasionne.

Dans certaines études (Annes et Redlin, 2012 ; Chamberland et Paquin, 2007), les personnes de la diversité sexuelle et de genre rapportent aussi se sentir isolées alors que les occasions de réseautage entre membres des communautés LGBTQ sont moins nombreuses (Lépine et al., 2017 ; Poon et Saewyc, 2009). Un éloignement des grands centres s’accompagne donc d’un plus faible sentiment d’appartenance à ces mêmes communautés. À cela s’ajoute le constat d’une faible présence de ressources LGBTQ vers lesquelles se tourner comparativement aux milieux urbains (Cohn et Hastings, 2011 ; Lépine et al., 2017 ; Blais et al., 2022), mais également d’un manque d’espaces disponibles ou réservés pour les personnes de ces communautés, selon une étude québécoise réalisée par Tremblay et al. (2007), ou même d’espaces sécuritaires de rencontre (Richard et al., 2007). Plusieurs de ces études datent cependant de plus d’une dizaine d’années en ce qui a trait au portrait des communautés LGBTQ, d’où l’intérêt d’une étude québécoise basée sur des données plus récentes étant donné que la situation est susceptible d’avoir évolué.

Les défis rencontrés au sein du milieu agricole 

Le secteur du travail agricole connaît de nombreux défis qui lui sont propres. Pour ne nommer que les plus connus, rappelons les conditions de travail très exigeantes en termes d’efforts et de temps ainsi que le peu de répit (congé hebdomadaire, vacances annuelles, etc.) dont on dispose lorsqu’on possède sa propre entreprise agricole (Kallioniemi et al., 2011). Des études québécoises et canadiennes se sont penchées sur la question de la santé mentale des travailleur.euse.s dans le domaine agricole et ont mis en lumière des résultats alarmants concernant la présence de problèmes de santé psychologique tels que la dépression et le stress ainsi qu’en matière d’idéations suicidaires (Mustard et al., 2010 ; Prévitali, 2015). En contexte européen, la fréquence des idées suicidaires dans ces professions est désormais une donnée bien connue, depuis que l’Institut de veille sanitaire (InVS) et la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA) ont établi en 2013 que la catégorie sociale des agriculteurs exploitants présente la mortalité par suicide la plus élevée parmi toutes les catégories sociales (Bossard et al., 2013). Les difficultés rencontrées sont nombreuses et se manifestent sur plusieurs plans, en particulier en termes de précarité financière, d’exclusion sociale et de difficultés relationnelles et professionnelles pour les individus y oeuvrant (Beauregard et al., 2014 ; Spoljar, 2015).

Homophobie et lesbophobie en contexte rural agricole 

À l’aide d’entretiens, Colin Giraud (2016) s’est intéressé au mode de vie des hommes homosexuels en France dans un contexte non urbain. Il a mis en lumière un sentiment d’isolement partagé par les hommes homosexuels oeuvrant dans le milieu agricole et le double constat d’une moins grande disponibilité des ressources et d’une moindre présence d’organismes LGBTQ. D’autres études confirment cette impression que moins de ressources sont disponibles, à la fois pour les communautés LGBTQ en termes de réseautage (Hastings et Hoover-Thompson, 2011), mais également pour les personnes oeuvrant dans le secteur agricole en soi (Spoljar, 2015). La profession agricole se caractérise par de nombreuses normes, parmi lesquelles on retrouve celle de l’hétéronormativité inscrite dans l’organisation familiale traditionnelle du travail agricole et qui contribue au sentiment d’invisibilité des individus des communautés LGBTQ. À cela s’ajoute le fait d’être constamment aux prises avec des modèles de la masculinité traditionnelle propres à cet environnement et présents dans l’entourage immédiat, comme l’indique l’étude québécoise de Roy et al. (2019). Ces idéaux hétérocentrés sont omniprésents chez les hommes en milieu rural, conduisant ainsi à une homogénéisation des identités masculines et des comportements à adopter (Roy et al., 2017).

En ce qui concerne les femmes, les études faisant part de leur réalité dans le monde de l’agriculture sont encore moins nombreuses. Cette absence d’études les concernant n’est pas le reflet de leur présence au sein de l’agriculture alors qu’elles s’y retrouvent en nombre croissant, y compris comme entrepreneures agricoles (MAPAQ, 2018). Lorsqu’on s’intéresse à la situation des femmes au sein du milieu agricole, elles y sont présentes traditionnellement à titre d’« épouses de » ou en étant reléguées au travail domestique ou proche de la maison (Hamel et Morisset, 1995). Si le modèle traditionnel a surtout dépeint leur participation comme étant du travail domestique, invisible et non salarié, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une contribution au travail agricole. Bien que la reconnaissance du travail des femmes en milieu rural agricole ait beaucoup évolué dans les dernières décennies, à mesure que les sphères domestique et productive, auparavant imbriquées, se dissociaient (Raney et al., 2011), la place des femmes non hétérosexuelles demeure négligée par les études. Dans une étude réalisée à partir de 60 entrevues menées auprès d’hommes homosexuels et de femmes lesbiennes, Kazyak (2012) a montré que l’expression de la féminité ou de la masculinité des lesbiennes va se moduler selon qu’elles se trouvent à travailler en milieu rural ou urbain. En effet, en contexte de ruralité, la masculinité des femmes ne serait plus perçue comme une transgression de la norme témoignant de leur identité lesbienne, phénomène que l’on peut par ailleurs observer dans les villes. La signification de la présentation du genre – et donc le dévoilement indirect de l’orientation sexuelle – pourrait donc varier selon les contextes sociaux ou géographiques.

Cadre conceptuel 

Exclusion sociale

Le concept d’exclusion sociale renvoie à celui développé par Billette et al. (2012) qui analyse l’exclusion sociale en sept dimensions : symbolique, identitaire, sociopolitique, institutionnelle et économique ainsi que l’exclusion des liens sociaux significatifs et l’exclusion territoriale. Pour cette étude, il est important de mentionner que c’est à travers les dimensions symbolique, identitaire et territoriale qu’il nous sera possible d’observer comment s’articulent les mécanismes sociaux favorisant l’exclusion des personnes de la diversité sexuelle oeuvrant dans le secteur rural agricole. Bien que chacune des dimensions ait été prise en considération, c’est à la suite des analyses effectuées que ces trois dimensions sont ressorties plus particulièrement dans le discours des participant.e.s. La dimension symbolique de l’exclusion « se caractérise par les images et les représentations négatives accolées à un groupe d’individus et par la négation de la place qu’occupe ce groupe et de ses rôles dans la société, allant jusqu’à l’invisibilité » (Billette et al., 2012, p. 15). La dimension identitaire de l’exclusion, quant à elle, « renvoie à une identité réduite à un seul groupe d’appartenance, ce qui implique que la personne est perçue uniquement ou presque uniquement à travers un prisme réduit » (Billette et al., 2012, p. 15). L’exclusion territoriale est une dimension très descriptive et ne désigne pas un processus d’exclusion proprement dit, mais plutôt une de ses conséquences. Elle se caractérise par « une diminution de la liberté géographique, un confinement à des espaces isolés et dépourvus d’équipements collectifs, ou encore par une perte de contrôle sur son milieu de vie » (Billette et al., 2012, p. 16).

Normes de genre 

Le conformisme à l’égard des normes d’un groupe d’appartenance (des normes de genre dans notre cas) va permettre aux individus de se sentir intégrés à celui-ci, entraînant ainsi une identité positive et une bonne estime de soi (Gianettoni et al., 2010). En ce qui concerne les normes de genre, une association très étroite s’est consolidée entre l’existence de deux sexes biologiques et les deux identités de genre qui pouvaient en découler, à savoir le féminin et le masculin. L’homme ou la femme étant notamment censés présenter des caractéristiques soit masculines, soit féminines, selon le cas, il en découle une série de comportements et de pratiques sociales où l’individu se voit contraint d’adhérer aux normes correspondant à son sexe biologique. Cette présomption naturelle du lien entre sexe et identité en vient à être intériorisée par les individus et donne lieu à des identités sociales correspondant à l’un ou l’autre des deux sexes (Quilliou-Rioual, 2014). Les études faisant état de plusieurs injonctions normatives dans le domaine de l’agriculture (Roy et al., 2019), il sera intéressant de les aborder du point de vue des normes de genre, alors que ces dernières sont susceptibles d’influencer les expériences vécues par les personnes de la diversité sexuelle y travaillant (Lamamra et al., 2014).

Hétéronormativité

Dans le contexte de cette recherche, le concept d’hétéronormativité désigne un ensemble de présomptions selon lesquelles le sexe biologique (femelle/mâle), l’identité de genre (femme/homme), l’expression de genre (féminité/masculinité), les rôles sociaux (p. ex. maternité/paternité) et les désirs sexuels (envers l’autre « sexe ») correspondent à des catégories nettement délimitées et mutuellement exclusives, dont l’alignement obéirait à une cohérence naturelle, ancrée dans une complémentarité biologique, fondant ainsi l’hétérosexualité comme une norme universelle et un style de vie supérieur (Beauchamp et Chamberland, 2015). L’hétéronormativité prend racine dans l’essentialisme biologique qui fait de l’hétérosexualité l’orientation sexuelle « naturelle » alors qu’il ne s’agit pas de faits de nature, mais plutôt de constructions socioculturelles. Les normes gouvernent ainsi le genre et permettent le maintien de l’ordre hétérosexuel par le biais de l’hétéronormativité (Butler, 2005). L’hétéronormativité repose donc sur la présomption d’un système binaire du genre et donne lieu à une hiérarchisation des orientations sexuelles, l’homosexualité étant en marge.

Masculinité hégémonique

Le concept de masculinité hégémonique apparaît essentiel pour caractériser un domaine où il y a prédominance masculine. Ce concept renvoie à l’ensemble des pratiques qui contribuent à perpétuer la dominance masculine et qui agissent à titre de normes quant à la façon la plus répandue actuellement d’être un homme (Connell et Messerschmidt, 2005). La masculinité hégémonique incite d’autres hommes à adopter la même posture, ce qui consolide l’idée voulant que la place des femmes soit subordonnée à la leur. L’hégémonie de cette masculinité se reproduit à travers la culture, les institutions et la persuasion qui perpétuent les pratiques et les enracinent, les rendant pratiquement acceptables d’un point de vue idéologique (Plank, 2021). Ce modèle de masculinité étant plus aisément consolidé au sein de professions à prédominance masculine (Roy et al., 2019), il y a lieu de s’interroger sur la place qu’occupent ces idéaux de masculinité auprès des personnes de la diversité sexuelle oeuvrant dans le secteur agricole.

Stratégies individuelles et collectives

Nous cherchons à explorer comment les personnes aux prises avec certains processus d’exclusion sociale développent des comportements ou des ressources pour se protéger ou pour répondre à des formes de stigmatisation et de marginalisation. Pour ce faire, nous nous inspirons de l’approche appelée Response-based practice (pratique basée sur les réponses sociales) développée par Allan Wade. Cette approche des problèmes dont sont victimes les communautés minoritaires conçoit l’individu comme un agent actif dans sa situation et met l’accent sur les formes de résistance qu’il déploie (Richardson et Wade, 2010). Alors que les communautés LGBTQ négocient avec des situations d’adversité au quotidien et que l’agriculture comporte son lot d’embûches, il est nécessaire de s’interroger sur les façons dont elles composent, sur un plan individuel mais aussi collectif, avec l’exclusion sociale dont elles sont victimes.

Les réponses individuelles font ici référence aux stratégies positives ou négatives mises en place par les individus de manière à affronter l’adversité à laquelle ils font face, par exemple sous forme de dévoilement de l’orientation sexuelle et d’affirmation de son identité, ou au contraire de mise à distance des collègues de travail pour dissimuler cette identité au regard d’autrui, ou encore d’un investissement excessif dans le travail pour surcompenser. Les réponses individuelles peuvent inclure des stratégies d’adaptation à une situation malaisante, mais aussi d’autres comportements comme quitter l’agriculture. Le modèle s’intéresse aux actes de résistance, mais également au rétablissement de la dignité. Les réponses collectives, quant à elles, représentent les réponses émises sur les plans social, politique ou communautaire face à l’adversité et face à la violence auxquelles sont confrontés certains individus (Wade, 1997). Que ce soit sous la forme de pratiques, de lois ou de normes sociales, les réponses déployées collectivement ont un impact sur les victimes qui vont réagir à leur tour, exacerbant ou apaisant ainsi les phénomènes en place. Le Response-based practice permet ainsi de voir les stratégies mises en avant comme étant une forme de résistance face à l’adversité plutôt que de dépeindre les victimes de toutes formes de violence comme étant passives.

Méthodologie

Douze personnes cisgenres de la diversité sexuelle oeuvrant en milieu rural agricole au Québec ont pris part à cette recherche[1] (voir le tableau ci-dessous). Il s’agit d’un échantillon comprenant trois femmes s’auto-identifiant comme lesbiennes, six hommes se disant gais ainsi que trois hommes qui préfèrent s’identifier comme homosexuels. L’âge des participant.e.s varie entre 29 ans et 66 ans, avec un âge moyen de 43,9 ans. Une seule participante est née à l’extérieur du Canada (France). En ce qui a trait à leur insertion dans le monde agricole, elle est diverse : l’échantillon comprend quatre propriétaires d’entreprises agricoles et quatre travailleur.euse.s salarié.e.s oeuvrant au sein d’une ferme, dont deux comme gérant.e ou superviseur.e, un.e comme employé.e à l’année et un.e comme travailleur.euse saisonnier.ère. Il compte également une personne travaillant dans l’agrotourisme ainsi que trois hommes ayant cumulé plus d’une dizaine d’années d’expérience, voire passé toute leur vie, à s’occuper de la ferme et des champs, mais n’exerçant plus de métier actuellement dans ce secteur. Au sein de l’échantillon, cinq participant.e.s rapportent être en couple avec une autre personne, quatre ont fondé une famille et ont des enfants alors que trois participant.e.s sont présentement célibataires et à la recherche d’une personne significative avec laquelle partager leur quotidien.

Tableau

Auto-identification des participant.e.s

Auto-identification des participant.e.s

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Les participant.e.s ont été rencontré.e.s deux fois pour la réalisation d’entrevues semi-dirigées dans le cadre du projet de recherche Savoirs sur l’inclusion et l’exclusion des personnes LGBTQ (SAVIE-LGBTQ)[2]. Il s’agit d’un échantillon non probabiliste composé de participant.e.s volontaires recruté.e.s à travers les médias sociaux, la collaboration des nombreux partenaires du projet, dont l’organisme Fierté agricole, et par la technique dite boule de neige. La première entrevue d’une durée d’environ une heure menait à l’élaboration d’un calendrier de vie qui a été divisé de manière à s’intéresser à quatre facettes du parcours de vie des participant.e.s : travail, résidence, réseaux sociaux ainsi qu’orientation sexuelle. Le calendrier de vie permet de regrouper les événements marquants de la trajectoire en utilisant des indices contextuels et offre une synthèse de l’histoire de vie des participant.e.s. La seconde entrevue nécessitait environ deux heures et visait à approfondir les expériences d’inclusion et d’exclusion de la personne de la diversité sexuelle oeuvrant dans le secteur agricole en nous inspirant de la grille d’analyse selon sept dimensions proposées par Billette et al. (2012). La personne interviewée était invitée à identifier 3 à 5 moments charnières dans son parcours de vie et à commenter ces expériences. L’exploration de ces moments permet de comprendre comment les phénomènes d’inclusion et d’exclusion ont pris forme et se sont matérialisés comme étant des moments clés dans l’histoire de vie.

La perspective du parcours de vie comprend cinq grands principes qui semblaient tout indiqués pour la conception du schéma d’entrevue de manière à prendre connaissance des expériences vécues telles que rapportées par les participant.e.s. Le premier principe conçoit le développement humain comme un processus continu et multidimensionnel, permettant ainsi des changements continus dans nos relations et nos expériences ainsi qu’une évolution quant à la formation de notre identité. Le deuxième principe est que la vie des individus est influencée par leur positionnement dans le temps et dans l’espace. Ainsi, les croyances véhiculées au sein du milieu agricole varient et de ce fait occasionnent des répercussions différentes sur le parcours des personnes de la diversité sexuelle oeuvrant dans ce secteur. Le troisième principe concerne l’importance de l’intégration sociale et les interrelations des vies des individus alors que la réalité de chaque personne comprend de nombreuses relations. Le quatrième est de prendre en considération l’influence qu’ont les individus sur leur trajectoire de vie selon les choix et les actions qui sont posés. Le cinquième principe abonde dans la même direction alors qu’il stipule que le développement individuel est influencé par le parcours de vie de l’individu, à savoir les événements vécus, le moment où ils sont survenus ainsi que l’âge de la personne (Saint-Jacques et al., 2009).

C’est l’analyse thématique qui a été priorisée pour analyser les données recueillies, de manière à mettre en lumière les expériences communes des personnes de la diversité sexuelle oeuvrant dans le secteur rural agricole (Paillé et Mucchielli, 2012). Une première lecture a permis d’observer des récurrences en ce qui concerne le discours des participant.e.s et a donné lieu à l’identification de premiers thèmes (p. ex. exclusion territoriale). Une seconde lecture a permis la création de catégories adjacentes à certains thèmes, comme celle de l’exclusion identitaire en contexte rural agricole (Méliani, 2013). Cette relecture des extraits initialement codifiés dans la branche exclusion a été faite pour classer l’ensemble des propos pertinents dans des catégories (noeuds) telles que la présence de langage homophobe notamment, catégories qui se sont précisées au fur et à mesure de l’analyse. Il a donc été question de regrouper le contenu des verbatims sous forme de sous-thèmes et de noeuds qui s’avéraient représentatifs des objectifs de la recherche. Cette façon de faire a contribué au repérage et à la mise en lumière des formes d’exclusion les plus pertinentes en lien avec cette recherche (Braun et Clarke, 2006).  

Résultats 

Les personnes de la diversité sexuelle oeuvrant en milieu rural agricole négocient avec de l’exclusion symbolique, identitaire et territoriale 

Exclusion symbolique : traditionalisme, hétéronormativité et masculinité

L’exclusion symbolique s’est rapidement révélée à travers les thèmes traditionalisme, hétéronormativité ainsi que masculinité hégémonique. D’abord, près de la moitié des participant.e.s[3] font référence à l’image omniprésente du couple hétérosexuel avec enfants qui illustre l’imbrication entre le travail en agriculture et la création d’une famille traditionnelle. La question de la relève de l’entreprise agricole est également mentionnée de la part des hommes qui observent des normes quant à la masculinité et aux rôles genrés :

Donc en agriculture, c’est pratiquement inévitable que tu doives former un couple fertile. Une union homosexuelle suppose une union stérile, tu n’as pas de relève. Il faut que tu penses à la relève quand tu es en agriculture. Alors de ce point de vue-là, c’est un milieu qui est fermé à l’homosexualité, mais il est fermé professionnellement. […] Mon milieu professionnel agricole, c’est peut-être le dernier bastion hétérosexuel qui existe encore.

Johnny, 61 ans

Selon ce participant, l’hétérosexualité s’avère être la norme au sein de ce métier traditionnellement masculin, ce qui influence la façon dont ceux qui y travaillent vont vivre leur orientation sexuelle alors qu’on trouve très peu de représentations de l’homosexualité au sein de cette profession. Quelques participants racontent avoir eu l’envie de reprendre la ferme familiale par le passé, mais avoir ressenti de l’inconfort quant au fait de ne pas s’inscrire dans le cadre hétéronormatif attendu. Malgré l’absence d’un modèle homosexuel dans les rangs, la question de la relève de l’entreprise agricole est un aspect mentionné par quelques participants. « Tout le monde me disait : pourquoi tu ne reprends pas la ferme de tes parents, t’es tellement bon là-dedans. Je disais : ce n’est pas pour moi, c’est tellement mal vu, un gai sur une ferme » (Johnny, 61 ans).  

En tant qu’hommes, les participants témoignent de la pression ressentie à l’idée de devoir reprendre la ferme et de poursuivre le travail tel qu’il a été entamé par leurs parents. Il y a cette notion que le patrimoine agricole familial repose sur leurs épaules, à savoir la responsabilité d’assurer la relève et de perpétuer l’entreprise familiale, et ce, au sein d’une famille hétéroparentale. Certains participants plus âgés révèlent s’être engagés dans des relations maritales hétérosexuelles qui ne leur convenaient pas de manière à correspondre à ce modèle de la famille nucléaire oeuvrant en milieu agraire :

Quelque part aussi, il y avait cette notion-là que le patrimoine agricole familial reposait un peu sur mes épaules […] C’était important pour moi d’avoir une entreprise agricole. Mais pour avoir une entreprise agricole, le modèle qui était courant, c’était le modèle hétérosexuel. J’ai essayé bien des modèles féminins. Finalement, j’ai trouvé la mère de mes enfants.

Johnny, 61 ans

En lien avec cette pression à l’hétérosexualité, on retrouve également dans le discours de certains participants la nécessité de se fondre dans le moule et d’arborer des caractéristiques masculines reprenant les traits conformes au modèle traditionnel du bon fermier. Selon ce modèle prédominant, un homme se doit d’incarner la force et la vaillance. Comme l’illustrent les propos de Fermier (48 ans), cela affecte l’expression de leur genre alors que certains peuvent se sentir obligés de jouer un rôle :

J’ai eu tendance à jouer un peu un personnage. À jouer une hypermasculinisation, à me la jouer agriculteur. À mettre ma calotte puis du linge de travail très typé. Puis, des bottes de travail et à me comporter de façon très typée pour… Comment dire ? Pour dépasser les préjugés ! Pour faire ma place ! Pour faire ma crédibilité, voilà !  

Quelques participant.e.s, à la fois des hommes et des femmes, ont mentionné le double standard qu’iels ont observé quant au traitement réservé aux femmes lesbiennes comparativement aux hommes homosexuels. La situation des femmes serait plus acceptable dans la mesure où celles-ci s’inscriraient dans les standards du travail exercé. Alors que le métier demande force, efforts physiques et performance au travail, les femmes dont l’expression de genre se rapproche de ces exigences seraient traitées favorablement comparativement aux hommes qui seraient confrontés à des réactions beaucoup plus hostiles lorsqu’ils s’écartent du modèle de masculinité attendu dans une ferme. Effectivement, si les femmes plus masculines se voient avantagées dans ce contexte, les hommes plus efféminés se retrouvent dans la position la plus désavantageuse : 

[…] ce qui justifie un fort exode chez les hommes et cet exode-là n’est pas aussi présent de façon importante chez la femme lesbienne parce qu’une femme qui va avoir une expression de genre un peu plus masculine va subir beaucoup moins d’homophobie que l’homme. Par rapport au fait que je reconnais qu’on est deux hommes masculins [dans le domaine du financement agricole, de l’agronomie], on performe quand même la masculinité, ce qui est de prime abord comme un stéréotype de l’agriculteur type. Je ne sais pas si on n’avait pas cadré aussi facilement dans l’agriculture, si ça avait été aussi facile de faire accepter notre orientation sexuelle.

Pedro, 33 ans

Exclusion identitaire : langage homophobe, travail genré et expression de l’orientation sexuelle 

Concernant l’exclusion identitaire, les participant.e.s témoignent des effets d’être perçu.e.s comme homosexuel.le.s, gais ou lesbiennes. D’abord, une des plus importantes formes d’exclusion nommées par les participant.e.s est celle du langage homophobe employé au sein du milieu agricole. Les participant.e.s en viennent même dans leurs propos à montrer une certaine résignation devant l’emploi de termes dévalorisants, voire presque à les banaliser, étant donné leur omniprésence dans le vocabulaire du milieu agricole. Des mots péjoratifs et homophobes sont alors utilisés plus fréquemment étant donné le contexte de masculinité bien présent selon Cowboy (37 ans) :

Un exemple purement agricole : je vais m’acheter un tracteur et le tracteur est flambant neuf et il va briser tout de suite. Bien le tracteur, là, « il est monté sur un frame de fif ». Ça, ces commentaires-là, il y en a partout, c’est pour ça qu’il [ne] faut pas les prendre personnel.

Deuxièmement, l’organisation du travail à la ferme s’avère également différente selon le contexte de mixité ou non-mixité des genres selon les participantes. On y observe plus de tâches genrées où les hommes se reposent sur d’autres hommes pour effectuer le travail manuel et remettent en question la capacité des femmes à effectuer un travail considéré comme étant masculin. Les participant.e.s relèvent le peu de place accordé à la diversité comparativement à d’autres modèles de division du travail qui semblent faire preuve de plus de flexibilité. Iels mentionnent le fait qu’il s’agit plutôt d’un milieu ancré dans les stéréotypes où, au fait d’être une femme ou un homme, devraient correspondre certaines tâches considérées propres à ce genre.

Lorsqu’elles se retrouvent entre elles exclusivement, les participantes remarquent une répartition plus équitable du travail alors que leur capacité d’effectuer les tâches n’est pas mise en doute à répétition. Certaines recherchent alors un contexte de non-mixité de manière à s’assurer d’un climat où leurs compétences dans les travaux agricoles ne sont pas constamment remises en question. Cela leur permet d’accéder à des tâches et des responsabilités qu’elles n’auraient pas eues au sein d’une ferme dirigée par un homme alors qu’elles semblent devoir faire les preuves de leurs compétences en agriculture. À l’inverse, lorsque les femmes se retrouvent en majorité ou simplement en position de supériorité, certaines d’entre elles ont rapporté observer de la frustration de la part des hommes sur place quant à la gestion des tâches. Le fait de se sentir en minorité à l’intérieur d’un milieu de travail traditionnellement masculin pourrait alors leur apparaître comme un affront à leur virilité et entraîner un besoin de se valider dans leur masculinité :  

On a des messieurs qui sont un petit peu frustrés parce qu’ils disent que quand même, ça prend des hommes pour mener une ferme […] Alors, ce n’est pas tant de l’exclusion parce que c’est vraiment dépassé, puis ce n’est pas dans une situation où on [les femmes] est comme la cible d’un groupe, surtout le monsieur qui se trouve un peu la cible.

Lacrozec, 41 ans

Pour certaines participantes, le fait d’avoir travaillé en compagnie d’hommes hétérosexuels s’est accompagné d’expériences de harcèlement sexuel et de comportements gravement intrusifs. Leurs expériences (commentaires, regards lourds de sens) les ont parfois amenées à quitter l’emploi en dernier recours, et ce, malgré leur appréciation du travail qu’elles exécutaient. La différence s’observait notamment à travers la façon dont ces hommes en particulier traitaient les autres personnes hétérosexuelles :

J’ai eu une passe à la ferme, la première ferme où je travaillais, que le propriétaire, le gars, […] ben lui il faisait beaucoup de références par rapport à justement mon orientation sexuelle et il me posait beaucoup de questions intimes […] Et mettons qu’il y avait un couple hétérosexuel, bien il n’agissait pas comme ça, donc moi, ça venait plus me chercher.

Zoé, 30 ans

Quelques participant.e.s observent que, contrairement à l’hétérosexualité, qui trouverait à s’exprimer de manière spontanée au sein de certaines professions, il n’en va pas de même pour d’autres orientations sexuelles en contexte de travail typiquement traditionnel comme l’agriculture. L’affirmation de son orientation sexuelle s’observerait moins au sein des milieux agricoles, car elle déroge du sentier battu de l’hétérosexualité. Quelques participant.e.s abondent dans cette direction et rapportent se sentir moins libres d’exprimer leur appartenance à la diversité sexuelle et de communiquer une facette importante de leur vie en pareil contexte de travail hétéronormatif.

Les gens au travail, dans leur bureau par exemple, ils vont mettre des photos de leur famille, ils ne vont pas dire je suis hétéro, mais ils vont mettre des photos de leur conjoint ou leur conjointe. Les gens performent quand même leur orientation sexuelle d’une façon ou d’une autre. De le cacher, ça veut dire de ne pas mettre la photo de leur conjoint, pas nécessairement de ne pas le dire […]

Pedro, 33 ans

Exclusion territoriale : manque de lieux de rencontre, manque d’occasions relationnelles et éloignement des ressources 

Trois constats ressortent des propos des participant.e.s concernant l’exclusion territoriale, le premier étant le manque de lieux de rencontre pour les communautés. Le peu d’occasions relationnelles est également mentionné, accentué par le fait que les personnes de la diversité sexuelle ne s’affichent pas : 

J’avais hâte d’aller où il y avait plus de monde, plus de gais, plus de possibilités de rencontre et je trouve que c’est sûr qu’avec mon travail et aussi l’éloignement, je trouve que j’ai beaucoup moins de chances de rencontrer que si j’étais à Montréal.

Cosmik, 38 ans

C’est la combinaison de plusieurs facteurs qui raréfie les possibilités de rencontre pour les personnes de la diversité sexuelle selon ce participant. Huit des douze participant.e.s témoignent de la nécessité de se déplacer, de s’éloigner de leur village pour assister à des événements ou s’impliquer dans des organismes ou des associations, chose qu’iels ne font pas nécessairement étant donné les grandes distances à parcourir : 

Sur le plan territorial, il y a l’absence de lieux de rencontre. Moi, je me considère privilégié pour ça parce que je suis [maintenant] près de Montréal, mais je l’ai bien vu quand j’ai organisé [un événement]. Il y avait des gens qui ne vont pas à Montréal, même s’ils sont à quarante minutes du centre-ville. […] C’est parce que la population gaie est diffuse en milieu rural. Les distances sont assez grandes. S’il y avait par exemple un bar gai à [tel village], le propriétaire ne ferait pas d’argent parce que tu n’y vas pas sept soirs par semaine. Il y a des raisons économiques aussi à ça.

Johnny, 61 ans

Plus de la moitié des participant.e.s mettent en contraste leur situation et celle des grands centres, perçus comme plus favorables aux rencontres, en soulignant les différences en termes de possibilités de socialisation, mais également sous d’autres formes. Zoé, qui est superviseure dans une ferme (30 ans), constate ainsi : 

Il y a beaucoup plus de stéréotypes et de jugements en campagne qu’en ville [où] c’est comme, c’est beaucoup plus ouvert […] Ben mettons dans les régions, il y a beaucoup plus d’homophobie, beaucoup plus de tabous.

Malgré la volonté d’entrer en contact avec des gens et de tisser des liens, iels semblent percevoir une fermeture d’esprit qui se répercute dans l’affirmation publique des personnes de la diversité sexuelle et dans leurs possibilités de réseauter. Quelques participant.e.s témoignent également du manque de ressources disponibles pour faire face aux difficultés rencontrées au sein du métier agricole. Bien que dans les dernières années, des organismes communautaires aient vu le jour et que des activités aient été organisées, plusieurs trouvent difficile d’avoir accès à du soutien, quelle qu’en soit la forme.

Il faudrait que je me déplace beaucoup, mais là je me suis dit dernièrement, justement, que j’avais besoin d’aller vers des ressources et ça a comme fait : « Oh, c’est tout à Montréal, ça ne me tente pas. » Donc peut-être me revirer vers Sherbrooke, mais... je ne sais pas, je n’ai pas finalement fait aucune démarche.

Cosmik, 38 ans

Une résultante commune aux différentes formes d’exclusion : l’isolement 

Les facteurs présentés au sein de ces trois formes d’exclusion se cumulent et se renforcent mutuellement, entraînant pour conséquence l’isolement des personnes LGB en milieu rural agricole. En effet, la problématique la plus fréquemment identifiée par plusieurs participant.e.s est la solitude, à laquelle s’ajoute, comme le mentionnent certain.e.s, le fait de travailler seul en permanence, que ce soit sur leur tracteur, dans leurs serres ou leurs champs, pour ensuite faire face à la solitude le soir venu une fois à la maison. Le manque de contacts et la petitesse du réseau vers lequel se tourner pour trouver du soutien a entraîné chez certain.e.s un sentiment de désespoir si grand que des idéations suicidaires en sont nées :

En agriculture, on parle souvent des gens malheureux et de la solitude parce que tu travailles seul, des suicides et tout ça. Des fois, il y a des gens qui sont malheureux là-dedans, mais qui n’osent pas laisser l’agriculture parce que ça vient du grand-père.

Cowboy, 37 ans

En ce sens, une préoccupation rapportée de la part des participants est celle des idées noires alors que les difficultés s’accumulent et paraissent parfois insurmontables. La majorité rapporte soit avoir eu des idéations suicidaires, soit en avoir discuté avec d’autres agriculteur.rice.s dont les problèmes semblaient importants, et ce, indépendamment du fait d’être homosexuel.le, gai ou lesbienne. Une difficulté en entraînant parfois une autre, le fardeau de l’agriculture devient souvent lourd à porter pour plusieurs participant.e.s alors que les problèmes s’accumulent et apparaissent comme une montagne.

Les stratégies mises en place pour faire face à l’exclusion sociale

Stratégies individuelles : de la dissimulation à l’affirmation de l’orientation sexuelle

Nous avons identifié deux principales stratégies individuelles mises en place dans le but de favoriser l’intégration dans le milieu de travail : d’abord la conformité aux normes de genre qui va de pair avec la dissimulation ou la non-affirmation de son orientation sexuelle. Des participants masculins mentionnent une tendance à l’hypermasculinisation alors que des comportements masculins seraient utilisés de manière à se rapprocher du « personnage » hétérosexuel. Certains participants plus âgés rapportent s’être engagés dans des relations amoureuses qui ne leur convenaient pas de manière à respecter le cadre hétéronormatif imposé au sein de cette profession. Il y a donc une affirmation de la masculinité, mais également une dissimulation de l’orientation sexuelle contrairement à d’autres corps de travail où il serait plus accepté de l’extérioriser. Malheureusement, cette tendance à projeter un genre correspondant aux normes hétérosexuelles peut s’avérer un couteau à double tranchant, puisque le dévoilement de l’orientation sexuelle à un moment ultérieur du parcours professionnel devient alors plus surprenant et moins attendu de la part de l’entourage professionnel. Le « personnage » mis en avant doit alors être abandonné de manière à pouvoir vivre avec authenticité et à être accepté pour soi-même. L’utilisation du « personnage » peut cependant servir de manière positive comme le mentionne Fermier (48 ans) : 

C’est sûr que lorsque je mets mes bottes de travail… Tu sais qu’il y a un côté très macho à ça. Voilà, donc, il y a des symboles qui sont très forts. J’ai su à un certain moment les utiliser. Puis, peut-être même, les intégrer jusqu’à un certain point.

La deuxième stratégie consiste en l’affirmation de son orientation sexuelle et la consolidation de son identité, ce qui faciliterait les interactions avec l’entourage professionnel par la suite. Pour Francis (29 ans), qui cumule beaucoup d’expériences de travail dans des fermes, le fait de s’être affirmé et d’avoir été accepté par ses employeurs de la ferme figure parmi les moments les plus marquants de sa vie étant donné la confiance en lui que cela lui a procurée par la suite. L’affirmation de soi et de son orientation sexuelle serait alors un moyen pour faciliter l’acceptation de sa personne selon certains participants, car le fait de travailler au sein d’une ferme où les gens sont au courant et ouverts face à l’homosexualité permet de se défaire de l’étiquette d’homosexuel et d’endosser d’autres facettes de son identité, laquelle ne se résume pas uniquement à son orientation sexuelle. « Je l’ai jetée, j’en avais plus besoin parce que j’avais plein d’autres belles étiquettes. J’étais plus juste ça. J’étais plein d’autres bonnes choses. » (Francis, 29 ans)

Les participant.e.s disent donc adopter des stratégies opposées pour faire face à l’exclusion dont iels sont victimes. On constate que certains participants hommes révèlent avoir préféré ne pas divulguer leur orientation sexuelle ou le faire avec parcimonie alors que deux participantes femmes ont décidé de l’assumer auprès de leurs collègues. Sans s’appliquer systématiquement à l’ensemble de l’échantillon, il semblerait que ce soit surtout les hommes qui préfèrent ne pas la mentionner et les femmes qui tendent à la dire :

Ben encore plus de me connaître et encore plus d’avoir confiance en moi par rapport à ça. J’étais déjà oui confiante, mais ça, peut-être pas que mettons premier abord je disais : « oui ma blonde » ou « oui je suis lesbienne », mais mettons après ce moment-là, je n’avais comme plus aucune barrière de peur ou de crainte de rien là. Ouais vraiment renforcer la confiance en moi là.

Zoé, 30 ans

Une différence de génération s’observe également. Ainsi, l’affirmation de son orientation sexuelle est nommée comme un levier pour faciliter l’acceptation de sa personne selon les participant.e.s plus jeunes comme Zoé et Francis notamment. Quant aux participants plus âgés, ils expriment ne pas s’être positionnés ouvertement au sein de leur réseau de travail agricole quant à leur orientation sexuelle alors que la prise de conscience de leur homosexualité s’est effectuée à travers le temps et les expériences de vie.

Stratégies collectives : l’émergence d’organismes et du nouveau visage de l’agriculture

Sur le plan communautaire, des organismes comme Fierté Agricole[4] ont permis à plusieurs participant.e.s de rencontrer d’autres agriculteur.rice.s LGBTQ afin de compenser la rareté des lieux de rencontre les rejoignant spécifiquement. Iels sont aussi appelés à s’impliquer au sein de l’organisme par le biais d’activités de réseautage et, par exemple, à contribuer à l’organisation des événements. Le fait d’intégrer un tel réseau leur permet de s’affilier avec d’autres gens de leur communauté, mais cela nécessite d’être suffisamment à l’aise pour aller de l’avant et affirmer son orientation sexuelle :

Et avec Fierté Agricole, c’est venu comme de facto parce que sinon moi, je n’aurais pas pris ça sur mes épaules, mais là j’ai senti qu’il y avait vraiment un besoin et je me suis dit : si ça peut aider, s’il peut, après ça, y avoir plus facilement des modèles… parce qu’il y avait vraiment un manque, quelque chose qui manquait, comme une affirmation.

Pedro, 33 ans

Sur le plan social, les participant.e.s soulignent que les représentations sociales de l’agriculteur typique tendent à changer et que les revers du métier sont plus souvent identifiés dans le milieu agricole et exposés à travers divers médias depuis quelques années. La profession se défait tranquillement des caractéristiques qui lui étaient traditionnellement accolées en exposant les difficultés de l’agriculture longtemps restées dans l’ombre, mais également en présentant des modèles qui diffèrent de ceux mis en avant par le passé :

J’imagine que c’est parce qu’il y a peu de modèles en ce sens et je pense que la communauté gaie est rendue à avoir des modèles de couples ou de parents gais, on est rendus vraiment au balbutiement ou à la naissance de modèles.

Pedro, 33 ans

Discussion 

Documenter les formes d’exclusion sociale vécues par les personnes de la diversité sexuelle oeuvrant en milieu rural agricole 

Les résultats de cette recherche convergent avec ceux des autres études et démontrent que les personnes de la diversité sexuelle oeuvrant en milieu rural agricole sont sujettes à de l’exclusion symbolique par le biais du modèle traditionnellement masculin accolé au métier de l’agriculture, ne laissant que très peu de place à des expressions de genre diverses (Annes et Redlin, 2012). Du côté des hommes, on semble assister à une performativité du genre masculin avec le personnage de l’homme typiquement viril oeuvrant dans une ferme étant donné la persistance de cette masculinité hégémonique à laquelle les hommes pensent encore devoir répondre (Giraud, 2016). En ce qui concerne les femmes, il semble s’opérer une correspondance plus harmonieuse entre l’expression d’une certaine masculinité des femmes et la sexualité lesbienne en milieu rural, bien que leur place au sein de la profession d’agricultrice exige encore qu’elles fassent leurs preuves (Kazyak, 2012). On constate malgré tout une pression à l’hétérosexualité chez les personnes oeuvrant en milieu rural agricole étant donné le lien qu’on retrouve pour certain.e.s entre la nécessité de reprendre l’entreprise familiale et l’image d’une famille nucléaire typique, excluant toutes autres formes d’orientations sexuelles (Leslie, 2019).

En ce qui a trait à l’exclusion identitaire, tant les hommes que les femmes de la diversité sexuelle oeuvrant en milieu rural agricole font face à un langage homophobe ancré dans un milieu conservateur qu’iels tendent à banaliser étant donné sa fréquence au quotidien. Le travail à la ferme en contexte de mixité des genres entraîne son lot de problèmes alors que les femmes doivent à l’occasion composer avec des hommes hétérosexuels malintentionnés et que des pratiques sexistes se sont cristallisées autour de certains stéréotypes (Raney et al., 2011). La crainte d’être étiqueté comme n’étant pas suffisamment viril pour le travail demandé pourrait s’expliquer par le phénomène d’efféminophobie rapporté dans la littérature, à savoir qu’il y a une perception négative accolée aux hommes présentant des caractéristiques dites plus féminines (Annes et Redlin, 2012). Ce phénomène déjà présent dans la société semble s’observer avec plus de lourdeur au sein de l’agriculture alors que la masculinité y est particulièrement valorisée chez les hommes, mais également chez les femmes où la féminité semble plus associée à la faiblesse qu’à la force (Goguel d’Allondans, 2017).

L’exclusion territoriale s’explique par le manque de ressources déployées et disponibles pour répondre aux besoins des agriculteur.trice.s non hétérosexuel.le.s. Bien qu’iels soulignent l’apport de certains organismes alors qu’il n’en existait aucun auparavant, le peu de services offerts contribue à leur solitude (Bye, 2009 ; Blais et al., 2022). Les occasions relationnelles se faisant ainsi moins nombreuses en raison de l’absence de communautés, il devient encore plus difficile de faire la rencontre d’une personne significative avec laquelle partager son quotidien chargé (Chamberland et Paquin, 2007; Cohn et Hastings, 2011). Non seulement moins de personnes de la diversité sexuelle et de genre sont présentes dans leur village, mais celleux qui le sont s’affichent également beaucoup moins, diminuant ainsi considérablement les possibilités de réseautage entre elleux. Le fait d’être éloigné des grands centres et des agglomérations où se concentre une grande partie des manifestations tangibles de la diversité sexuelle semble entraîner possiblement moins d’ouverture d’esprit, mais également moins de sensibilisation quant aux réalités de ces communautés (Dahl et al., 2015 ; Leedy et Connolly, 2008).  

Dans l’ensemble de ces résultats, on constate que la divulgation de leur orientation sexuelle par des personnes de la diversité sexuelle oeuvrant dans l’agriculture se trouve à l’intersection de leur métier et du fait de vivre en milieu rural, ce qui ne fait pas qu’additionner les difficultés rencontrées quant à chacun des aspects de leur vie, mais les amplifie. Les agriculteur.rice.s LGB se retrouvent dans une position où leur isolement est le résultat de caractéristiques de l’habitat et du métier, le tout combiné à leur appartenance à un groupe minoritaire.

Cette étude fait donc le constat de l’isolement dont sont victimes les personnes de la diversité sexuelle en milieu rural agricole au Québec. Alors que des travailleur.euse.s de rang sont désormais déployé.e.s au sein des fermes pour traiter de la question de la santé mentale au Québec, de tels résultats permettent de mettre à jour les connaissances sur les défis vécus non seulement par les agriculteur.rice.s, mais également par celleux figurant dans la diversité sexuelle. Une récente étude québécoise réalisée par Hébert et al. (2020) s’est intéressée à la réalité des agriculteur.rice.s en temps de confinement du point de vue d’une travailleuse de rang. Elle a mis en lumière l’amplification de certains de leurs problèmes en contexte de pandémie de COVID-19 ainsi que la nécessité de rendre plus accessibles des services en santé mentale. Bien que les enjeux concernant les agriculteur.rice.s soient désormais assez connus pour soutenir le déploiement de travailleur.euse.s de rang et montrer la nécessité de recherches supplémentaires, ces intervenant.e.s de même que les travailleur.euse.s sociaux.ales en général devraient également être formé.e.s quant aux difficultés singulières rencontrées par celleux de la diversité sexuelle, et en particulier quant aux formes d’exclusion dont iels sont victimes.

Pour la sexologie et les futur.e.s intervenant.e.s en éducation à la sexualité en milieu scolaire, cette étude fait ressortir également quelques défis. Certes, des efforts d’inclusion de la diversité sexuelle sont manifestes, par exemple dans le Programme d’éducation à la sexualité adopté en 2018 (MEES, 2018) qui donne une place à cette thématique ainsi que dans le Plan d’action gouvernemental de lutte contre l’homophobie et la transphobie (Ministère de la Justice, 2017). Cependant, les écoles québécoises demeurent un lieu où cette diversité est bien souvent mal accueillie. Les stéréotypes et les préjugés sont encore présents (Chamberland, 2019). Notre étude montre la persistance d’une imbrication étroite entre les normes hétérosexuelles et les normes de genre (féminité/masculinité), et conséquemment la nécessité de déconstruire aussi les normes de genre afin de rendre possibles une visibilité ainsi qu’une reconnaissance de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres.

Nous pensons donc que les résultats obtenus pourront servir aux professionnel.le.s et aux intervenant.e.s sur le terrain qui travaillent auprès des personnes de la diversité sexuelle oeuvrant en milieu rural agricole, en les guidant quant aux difficultés qu’elles rencontrent, mais également aux organismes en leur fournissant des pistes pour orienter les services offerts et en assurer une meilleure qualité maintenant que sont mieux dépeints les réalités et les besoins des agriculteur.rice.s LGB.

Examiner les stratégies individuelles et collectives mises en place pour composer avec les embûches rencontrées 

Les stratégies individuelles des agriculteur.rice.s LGB varient énormément, allant de l’hypermasculinisation et la dissimulation de leur orientation sexuelle, à l’affirmation de soi et la consolidation de leur identité. Les résultats convergent donc avec l’étude québécoise réalisée par Chamberland et Paquin (2007) qui affirmait que les options de visibilité/non-visibilité sont moins nuancées en milieu rural étant donné la petitesse du milieu. L’aisance à exprimer son orientation sexuelle semble être influencée premièrement par le fait de vivre en milieu rural, mais également par le contexte du travail dans lequel iels exercent. Les personnes de la diversité sexuelle oeuvrant en milieu rural agricole sont conscientes des difficultés auxquelles elles font face dans leur métier et tentent d’y remédier par une série de stratégies individuelles parfois non optimales, mais qui apparaissent alors comme étant une solution efficace à court terme. Néanmoins, tout semble démontrer que le soutien social et le fait de consolider un réseau amélioreraient leurs conditions de vie ainsi que leur bien-être (McLaren et Challis, 2009).

Concernant les stratégies collectives, on assiste de plus en plus à un éveil collectif quant à la reconnaissance sociale et professionnelle de l’agriculture. Des organismes voient le jour dont la mission se concentre sur ces populations précisément et qui tentent de répondre à leurs besoins, y compris aux besoins récemment identifiés. Alors que le métier d’agriculteur a longtemps été dévalorisé dans la population en général et bien que le visage de la relève agricole tende à changer avec les générations (Brandth, 2016), une reconnaissance sociale est nécessaire de manière à arrimer les interventions qui doivent être mises en place. Vu le renforcement mutuel des difficultés découlant de l’insertion professionnelle dans le secteur agricole et de l’hétéronormativité de ce domaine d’activités, notre étude souligne l’importance de se pencher sur les métiers de l’agriculture en général, trop longtemps restés dans l’ombre des recherches. Les problèmes de santé mentale déjà observés gagneraient à être mis en lumière avec la perspective critique de l’hétéronormativité, de manière à dévoiler les attentes et les pressions sociales engendrées par ce modèle quant aux rôles genrés et à l’expression de genre des hommes et des femmes de toutes orientations sexuelles.

Cette étude peut aussi enrichir les ressources et interpeller les organismes qui ont vu le jour en lien avec la diversité sexuelle dans des régions rurales plus ou moins éloignées des centres métropolitains. Les activités économiques de ces régions comprennent souvent des secteurs traditionnellement masculins (sylviculture, pêcheries, mines, etc.) où l’on pourrait observer des processus d’exclusion de la diversité sexuelle comparables à ceux documentés dans notre étude ainsi que des obstacles spécifiques à l’insertion professionnelle des femmes. Ainsi, selon les données quantitatives de l’étude SAVIE-LGBTQ, le degré de divulgation de l’orientation sexuelle est moindre dans les professions à prédominance masculine (Équipe de recherche SAVIE-LGBTQ, 2022). Les organismes régionaux hors des grandes villes doivent reconnaître les besoins des personnes de la diversité sexuelle oeuvrant dans tous ces secteurs et développer des stratégies pour les rejoindre et briser leur isolement, un objectif qui requiert également un soutien financier.

Conclusion 

Cette recherche témoigne de la pertinence de s’intéresser aux enjeux d’exclusion vécus en milieu rural agricole par les personnes de la diversité sexuelle. Plus précisément, elle a mis en avant le fait que les personnes de la diversité sexuelle qui y oeuvrent expérimentent des formes d’exclusion importantes sur les plans symbolique, identitaire et territorial.

Le secteur de l’agriculture est vaste, il comprend une diversité de métiers et de statuts professionnels (entrepreneur, employé, etc.) qui présentent des particularités et dont la réalité diffère certainement au quotidien. Cela étant dit, on remarque que la conjugaison des valeurs traditionnelles encore présentes dans ce secteur et de l’inscription au sein de la diversité sexuelle entraîne des difficultés propres avec lesquelles les agriculteur.rice.s doivent composer. Ces difficultés semblent s’amalgamer et donner lieu à une combinaison de facteurs de risque dont la portée est difficilement saisissable tant leurs effets s’influencent mutuellement. Il en résulte des stratégies individuelles variées, allant de la consolidation de leur identité à la présentation de soi en personne hétérosexuelle aux caractéristiques masculines. Au niveau collectif, un intérêt grandissant pour leurs problématiques se manifeste, tant sur le plan communautaire que social.

Notre étude comporte plusieurs limites. La première est la petitesse de l’échantillon qui fait que les résultats rendent difficilement compte de la variabilité des expériences de vie en milieu rural agricole des personnes de la diversité sexuelle, dont les conditions de vie et les identités sont diversifiées. Bien que notre échantillon offre un éventail d’âge intéressant et permette de différencier divers vécus chez les participant.e.s, le manque de diversité de genre dans cet échantillon comprenant moins de femmes que d’hommes est un élément à prendre en considération. Il devient donc difficile de certifier que nous avons tracé un portrait actualisé des expériences des agricultrices. En outre, le fait que la collecte des données se soit effectuée dans le cadre d’une recherche de grande envergure a pu constituer une limite, dans la mesure où le schéma d’entrevue n’était pas spécifiquement conçu pour explorer les expériences des agriculteur.trice.s. Les intervieweur.euse.s n’étaient donc pas nécessairement portés à ajouter des questions afin d’approfondir des aspects particuliers du contexte rural agricole.

Pour des recherches futures, il serait intéressant de s’attarder davantage aux particularités des personnes de la diversité de genre en contexte rural alors que celles-ci rencontrent certainement des obstacles qui leur sont propres et qui se différencient de ceux des personnes de la diversité sexuelle. Cette étude n’a pas pu approfondir cet aspect car l’échantillon de participant.e.s ne comprenait qu’une seule personne trans. Les trajectoires de vie sont influencées par plusieurs facteurs qui peuvent moduler les parcours et les stratégies utilisées. Bien qu’il ait été question principalement des formes d’exclusion rencontrées dans le cadre de cet article, il demeure essentiel de considérer l’ensemble des expériences comme étant très diversifiées et comme recelant également des éléments facilitant l’inclusion.

De plus, une avenue intéressante serait de se pencher sur les différences entre générations parmi les agriculteur.rice.s LGB. Les fermes dirigées par les nouvelles générations s’inscrivent dans une approche parfois très différente des modèles qui ont précédemment dominé au sein de l’industrie agricole. Un bref aperçu des différences générationnelles est ressorti dans notre étude, distinguant des stratégies différenciées comme le recours plus fréquent à la dissimulation de l’orientation sexuelle ou à l’affirmation de celle-ci selon la génération, soit selon qu’il s’agissait de personnes plus âgées ou plus jeunes. L’inclusion des groupes minoritaires étant au coeur des débats actuels de notre société, le rapport des différentes générations à la diversité sexuelle diffère certainement à de nombreux égards. Il pourrait donc être intéressant de comparer la plus récente cohorte d’agriculteur.rice.s avec une plus ancienne de manière à constater les changements de mentalité au sein de ce secteur traditionnellement masculin.

Finalement, nous n’avons pas effectué de comparaisons entre les différentes régions du Québec dont les caractéristiques diffèrent tant sur le plan de la ruralité, de l’éloignement des grands centres, que sur le plan de l’évolution des activités du secteur agricole. Il serait donc pertinent de s’attarder aux spécificités des différents territoires régionaux afin d’explorer comment ces contextes influencent les expériences vécues et, dans un deuxième temps, de déterminer de manière plus précise les besoins spécifiques en matière de services et de ressources à déployer. Enfin, avec le déploiement croissant d’une agriculture urbaine, il serait stimulant de s’intéresser à ce monde agricole urbain et à son rapport à la diversité sexuelle et de genre en se demandant si celui-ci est teinté par sa proximité avec les grands centres.