Résumés
Résumé
À partir d’une perspective systémique en travail social, cet article examine la construction et la perception des frontières conjugales au sein de la famille recomposée. Dans le contexte d’une recherche qualitative exploratoire, le récit de 12 beaux-parents vivant ou ayant vécu au sein d’une famille recomposée a été analysé. Les résultats montrent que l’expérience conjugale est intrinsèquement reliée au fonctionnement des frontières entre les différents sous-systèmes d’une famille recomposée. L’expérience conjugale est plus positive pour les beaux-parents dont les frontières conjugales sont distinctes et définies. Ces beaux-parents conservent un sentiment amoureux plus fort, ressentent davantage de légitimité quant à leur rôle au sein de la famille et mettent en place des stratégies qui leur permettent de mieux réguler leurs attentes dans la relation qu’ils entretiennent avec tous les membres de la famille.
Mots clés:
- Familles recomposées,
- beaux-pères,
- belles-mères,
- frontières conjugales,
- approche systémique,
- beaux-parents,
- conjugalité,
- recomposition familiale
Abstract
From a social work systemic perspective, this article examines the construction and perception of conjugal boundaries within the stepfamily. In the context of an exploratory qualitative research, the narratives of 12 step-parents who are living or lived in a stepfamily were analyzed. The results suggest that the conjugal experience is intrinsically linked to the functioning of the boundaries between the different subsystems of a stepfamily. The conjugal experience is more positive for step-parents whose conjugal boundaries are distinct and defined. These step-parents maintain a stronger feeling of love, feel more legitimacy about their role within the family, and put in place strategies that allow them to better regulate their expectations regarding the relationship they have with all members of the family.
Keywords :
- Step-families,
- step-fathers,
- step-mothers,
- conjugal boundaries,
- family systemic framework,
- family transitions
Corps de l’article
Introduction
Depuis les années 1960, des transformations profondes qui ébranlent les valeurs traditionnellement associées à l’institution du mariage ont été constatées dans la société québécoise. Il s’ensuit alors une nouvelle façon de voir et de vivre sa conjugalité et la vie familiale qui se traduit par l’augmentation importante des divorces, des unions libres et des naissances hors mariage. La recomposition familiale après la séparation conjugale a émergé dans ce contexte de mutations sociales et a sans cesse augmenté depuis. Avant d’aller plus loin, il importe de clarifier ce à quoi renvoie le terme de recomposition familiale. La définition retenue dans cet article s’inspire de celle proposée par Saint-Jacques et Parent (2002) qui permet de tenir compte des nuances liées au partage du temps parental : « Une famille recomposée comprend des personnes, mariées ou vivant en union de fait, ayant une garde permanente, partagée ou occasionnelle d’au moins un enfant, biologique ou adoptif, né d’une précédente d’union qui s’est soldée par une séparation, un divorce ou un veuvage. »
Bien que les recompositions familiales soient loin d’être un phénomène nouveau, celles qui s’inscrivent à la suite d’une séparation parentale sont proportionnellement plus nombreuses et plus diversifiées qu’auparavant (Ganong et Coleman, 2017 ; Saint-Jacques, Robitaille, St-Amand et Lévesque, 2016). Le recensement de 2016 fait ressortir que la proportion de familles recomposées est plus élevée au Québec (16,1 %) que dans les autres provinces canadiennes (11,4 %) (Ministère de la Famille, 2018). Environ 4 familles recomposées sur 10 sont qualifiées de complexes, c’est-à-dire qu’elles impliquent des enfants nés d’au moins deux unions, et ce, tant au Québec qu’au Canada. Quant aux familles recomposées simples, environ les deux tiers d’entre elles sont matricentriques, c’est-à-dire qu’elles sont formées d’un couple et des enfants de la partenaire. Ces statistiques témoignent non seulement de l’ampleur de ce phénomène, mais aussi de la diversité de la réalité familiale actuelle (Gouvernement du Canada, 2017 ; Ministère de la Famille, 2018). Les chercheurs s’intéressant au fonctionnement de la famille recomposée accordent beaucoup plus d’attention aux difficultés liées à la beau-parentalité qu’aux difficultés liées à la conjugalité (Gold, 2016 ; Martin-Uzzi et Duval-Tsioles, 2013). Cependant, le lien conjugal est tout aussi important pour favoriser la stabilité de la famille et est considéré par les cliniciens comme une condition essentielle à la réussite de la famille recomposée (Ganong et Coleman, 2017). En effet, ils avancent l’hypothèse qu’un lien conjugal fort aide au développement de relations positives entre les enfants et les beaux-enfants et sert de tampon lorsque les autres relations familiales sont tendues (Papernow, 2013, 2018 ; Visher et Visher, 2013). Il est généralement admis que les relations conjugales dans les familles recomposées sont extrêmement importantes pour le bien-être de chacun des membres de la famille et de l’ensemble de l’unité familiale recomposée (Browning et Artelt, 2012 ; Papernow, 2013 ; Visher et Visher, 2013). Il importe donc de se pencher sur la relation conjugale afin de permettre de mieux comprendre autant les difficultés, les défis que les éléments positifs que vivent ces personnes dans un contexte de recomposition familiale.
Recension des écrits
La conjugalité, aussi qualifiée d’expérience conjugale, renvoie aux différentes dimensions que comportent les relations entre les deux partenaires du couple conjugal, dont notamment la satisfaction conjugale et les conflits conjugaux (Karney, 2015). Parmi la panoplie de changements qui accompagne la venue d’un enfant, une place importante dans les recherches auprès des familles biparentales intactes est accordée aux modifications que cela entraîne sur le plan de la conjugalité, plus particulièrement à la détérioration du lien conjugal quand les conjoints deviennent parents (Keizer et Schenk, 2012 ; Kluwer, 2010). Les chercheurs ont noté que, pour une même période de temps, la détérioration de la qualité de l’expérience conjugale chez les couples de nouveaux parents serait plus importante que celle observée chez les couples sans enfants (Doss, Rhoades, Stanley et Markman, 2009 ; Lawrence, Rothman, Cobb, Rothman et Bradbury, 2008). Il s’agit donc d’une particularité des relations conjugales dans le contexte familial, et non des conséquences typiques du passage du temps (Doss et coll., 2009). Il est nécessaire pour les couples avec enfants de trouver un équilibre permettant d’articuler les dimensions liées à l’alliance familiale, la coparentalité et la conjugalité (Frascarolo-Moutinot, Suardi, Scaiola et Favez, 2007).
L’expérience conjugale d’un couple qui décide de former une famille recomposée comporte certaines analogies avec celle d’un couple de première union. D’abord, l’importance de la satisfaction conjugale et de la stabilité de la famille pour une expérience conjugale positive fait l’unanimité, tant pour les parents biologiques que pour les beaux-parents. Et une relation conjugale positive contribue à diminuer les risques de problèmes de santé mentale et promeut le sentiment d’efficacité parentale (Petch, Halford, Creedy et Gamble, 2012 ; Shapiro et Stewart, 2012). De plus, les habiletés de communication (l’intimité, la chaleur, la gestion des conflits et les stratégies de résolution de problèmes) demeurent des dimensions pouvant influencer l’ajustement dyadique du couple conjugal. Toutefois, il existe des différences fondamentales entre la structure familiale recomposée et la famille biparentale intacte. Dans les recherches récentes, les auteurs (Gold, 2016 ; Parent, Saint-Jacques, Drapeau, Fortin et Beaudry, 2016) s’accordent pour dire que le couple recomposé est confronté à des tâches spécifiques à la situation de famille recomposée, en plus des défis d’adaptation auxquels font face les couples de première union. En outre, les nombreux enjeux relationnels à appréhender simultanément et très tôt dans la relation rendent les choses plus complexes pour le couple nouvellement formé (Schramm et Adler-Baeder, 2012). La relation de couple peut être négligée, car d’autres relations exigent plus d’attention. Au sein d’une famille recomposée, il est difficile d’isoler la dynamique conjugale des rôles parentaux (parent, beau-parent, coparent), car les partenaires doivent les endosser simultanément dès les premiers moments de leur relation (Parent et coll., 2016). Dans l’ensemble, il existe relativement peu de connaissances concernant les facteurs associés à la qualité de l’expérience conjugale des hommes et des femmes dans les familles recomposées par rapport à ce qui est connu des couples en première union (Adler-Baeder et Higginbotham, 2004).
Cadre théorique
Dans l’objectif de mieux comprendre les dynamiques familiales et conjugales en contexte de recomposition, la présente étude a utilisé une approche systémique[1]. La famille est un concept qui se prête bien à une lecture systémique : le système familial est organisé, avec ses propres règles, fonctions et buts (Amiguet et Julier, 2014). Tous les membres du système sont interdépendants et l’action de chacun a une influence sur les autres et sur le système entier. Selon Minuchin (1979), la structure de la famille doit être capable de s’adapter quand les circonstances changent (par exemple, lors d’une séparation) ; elle doit faire preuve de souplesse de façon à répondre aux nouveaux événements sans perdre la continuité qui constitue le cadre de référence de ses membres. Dans le système familial d’une famille recomposée, il y a une constellation de sous-systèmes : conjugal, coparental (entre le parent gardien et l’autre parent, entre le parent biologique et le beau-parent), fraternel et plusieurs autres. Quelle que soit la composition familiale biparentale – intacte ou recomposée –, le sous-système conjugal est considéré comme le médiateur principal entre le système familial et l’environnement extérieur (Vetere, 2001).
Tout système et ses sous-systèmes sont composés de frontières. Ce sont les limites servant à distinguer ce qui fait partie du système de ce qui n’en fait pas partie. Il s’agit d’une interface ou d’un point de contact entre le système et son environnement ou entre le système et d’autres systèmes (sous-systèmes et suprasystèmes) (White et Klein, 2008). Dans le cas des humains, ceux-ci n’évoluent jamais réellement dans des systèmes complètement fermés et l’imprévisibilité caractérise les fonctions de ces derniers alors qu’aucune loi générale ne peut parfaitement prédire les réponses exactes ; il y a toujours des singularités dont il faut tenir compte (Amiguet et Julier, 2014). Cela signifie aussi que la grande majorité des systèmes peuvent être classés en fonction de leur « degré de perméabilité » (White et Klein, 2008). Plusieurs des défis que rencontrent les familles recomposées découlent d’une plus grande perméabilité des frontières entre les multiples sous-systèmes (Coleman, Ganong et Fine, 2000 ; Dupuis, 2010). Dans un système familial comprenant deux parents biologiques, le sous-système conjugal et ses frontières sont formés avant l’arrivée des enfants. Les frontières conjugales sont souvent plus définies et imperméables que les frontières parentales. La réalité est autre dans un système familial recomposé où le sous-système parent-enfant a été créé avant tous les autres sous-systèmes. Les frontières du sous-système conjugal sont formées seulement après que les frontières entre le parent et l’enfant soient déjà existantes (Dupuis, 2010). Par conséquent, les liens de confiance, d’intimité et de complicité sont souvent plus forts dans cette dyade que dans celle formée par le beau-parent et les beaux-enfants, et même que dans celle du couple, surtout dans les premières années suivant la formation de la famille (Papernow, 2018). Durant toute la période précédant la recomposition, le lien entre le parent et l’enfant s’est renforcé grâce aux différentes expériences et différents défis auxquels ils ont fait face ensemble. Dans certains cas, l’enfant a formé avec le parent un sous-système solide, aux frontières bien définies. À son arrivée, le beau-parent doit consolider un lien avec son partenaire en créant des expériences et des valeurs partagées. Le couple forme alors progressivement des frontières conjugales qui sont souvent ouvertes et perméables à ses débuts, laissant beaucoup de latitude à l’enfant pour franchir librement ces frontières (Dupuis, 2010). Contrairement aux familles de première union, où l’identité de ceux qui sont dans la « boucle d’intimité » (insiders) fluctue – parfois la mère est plus proche de l’enfant et d’autre fois, c’est le père –, dans la famille recomposée, cette composition demeure plutôt fixe : le parent biologique et l’enfant seront toujours des insiders, forçant ainsi le beau-parent à adopter le rôle de l’étranger (outsider) indépendamment de son désir. En effet, pour les parents, choisir de prioriser leur partenaire comporte le risque que les besoins de leurs enfants ne soient pas satisfaits, de sorte que généralement ils donneront d’emblée la priorité à ces derniers. Les beaux-parents peuvent alors se sentir rejetés, seuls et invisibles (Papernow, 2018). Lorsque la relation est positive et que les frontières conjugales sont bien définies, les beaux-parents peuvent partager leur dilemme avec leur partenaire, et peuvent être réconfortés et compris. Ainsi, avec le temps, les deux partenaires développent une meilleure compréhension du rôle que joue l’autre dans la dynamique familiale et une plus grande capacité de se mettre à sa place. C’est lorsque les rôles sont cimentés à l’intérieur de frontières conjugales ambiguës qui laissent beaucoup de place à l’enfant, que les insatisfactions et la tension qui en découle peuvent affecter la qualité de l’expérience conjugale (Papernow, 2018).
Dans le cadre de cette étude, partant du point de vue du beau-parent, on examine de près le degré de perméabilité des frontières conjugales pour déterminer si elles sont plutôt « désengagées », « distinctes » ou « enchevêtrées ». Des frontières conjugales sont dites « désengagées » lorsqu’elles sont fermées et rigides, laissant peu de place à la possibilité pour d’autres membres de la famille de faire partie des interactions. Le couple prend alors la place prioritaire, avec le risque d’une moindre implication auprès des enfants. On qualifiera les frontières de « distinctes » lorsqu’elles sont bien définies, tout en restant flexibles. Le couple dont les frontières sont distinctes est en mesure d’identifier clairement les personnes impliquées dans les décisions conjugales ; les rôles joués par chacun des partenaires dans la famille sont bien établis, mais demeurent flexibles au besoin. À l’autre extrême, les frontières sont qualifiées d’« enchevêtrées » lorsqu’elles sont diffuses et excessivement perméables. Dans ce cas, les personnes tierces (enfant, ex-partenaire, etc.) franchissent la frontière conjugale facilement, ont une grande influence sur les décisions conjugales ; les rôles à jouer pour chacun des partenaires, l’un vis-à-vis de l’autre et auprès des enfants, ne sont pas clairement définis. Selon Minuchin (1979), le fonctionnement général d’un système familial est facilité lorsque les frontières entre les différents sous-systèmes qui le composent sont claires, définies, mais également souples, afin que les membres de la famille puissent s’adapter aux différents événements de la vie. Par conséquent, les couples aux frontières définies et distinctes, mais qui témoignent de souplesse et de flexibilité dans différents contextes de vie, sont plus susceptibles de s’épanouir sur le plan conjugal. Une attention particulière est donc portée dans cette étude aux éléments qui, selon les propos des participants, ont contribué positivement ou négativement à définir les frontières conjugales au sein de la recomposition familiale.
Méthodologie
La présente recherche a la particularité d’utiliser une approche qualitative d’analyse secondaire des données, c’est-à-dire qu’elle implique la réutilisation des données qualitatives dérivées d’une étude primaire. L’échantillon original (Saint-Jacques, Drapeau et Parent, 2009) est composé de deux groupes de personnes : le 1er comprend des parents et des beaux-parents vivant au sein d’une famille recomposée depuis un minimum de cinq ans (n = 31) ; le 2e groupe est formé d’adultes ayant vécu au moins un an au sein d’une famille recomposée en tant que parents ou beaux-parents, mais dont l’union s’est soldée par une séparation durant les cinq premières années de la recomposition (n = 27). La présente étude qualitative s’inscrivant dans la perspective de l’épistémologie constructiviste, le choix d’échantillon s’est naturellement porté vers une sélection intentionnelle, qui repose sur des critères de pertinence et de contribution (Mayer, Ouellet, Saint-Jacques et Turcotte, 2000). Cette stratégie permet au chercheur de sélectionner des cas dont les propos peuvent s’avérer riches et variés par rapport aux objectifs de recherche (Paquin, 2016). Le but est d’obtenir par le principe de diversification une vision d’ensemble en incluant la plus grande variété possible de cas, indépendamment de leur fréquence statistique (Pires, 1997). La technique d’échantillonnage typique (Ouellet et Saint-Jacques, 2000) a été utilisée afin de permettre une diversité de participants. Cette technique permet également d’assurer une plus grande validité des résultats et augmente les possibilités de transfert (Bertaux, 1980 ; Pires, 1997). Cette étude secondaire a été réalisée auprès d’un sous-échantillon de 6 femmes et 6 hommes ayant un statut de beau-parent au sein de leur famille recomposée. De plus, une attention particulière a été portée à la diversité du statut du participant (beau-parent/double statut, soit beau-parent et parent) et au statut de la relation au moment de l’entrevue (séparé/ensemble). Concrètement, deux hommes et deux femmes ont été sélectionnés pour chacune de ces catégories afin de représenter les différentes combinaisons de situation familiale. Par exemple, deux hommes et deux femmes étaient uniquement beaux-parents et leur union avait été rompue. Une seule des combinaisons possibles était manquante parmi l’échantillon de l’étude primaire, soit celle d’hommes ou de femmes qui auraient été uniquement beaux-parents et dont le couple recomposé aurait été encore ensemble. Les données de cette recherche qualitative ont été recueillies à l’aide d’entretiens biographiques ouverts. Ce type d’entretien permet d’avoir accès aux propos plus naturels du répondant, à ses idées et pensées spontanées qui sont en lien avec les thématiques de la recherche. Les participants étaient invités à relater les événements et contextes particuliers de la recomposition familiale (p. ex. la rencontre, la cohabitation, etc.), à raconter des moments qu’ils considéraient comme importants : des moments délicats, de tension, ou des événements qui faisaient pour eux figure de points tournants, positifs ou négatifs, dans la relation. Finalement, un court questionnaire sociodémographique a été passé afin de dresser le profil des participants à l’étude. Le tableau 1 présente les caractéristiques sociodémographiques des participants pour l’ensemble de l’échantillon et pour chaque groupe. L’âge moyen des participants est de 41 ans, allant de 30 ans à 62 ans. Le statut socioéconomique de l’échantillon est relativement élevé : plus des deux tiers des participants ont fait des études universitaires, travaillent à temps plein et gagnent plus de 60 000 $ par année. Deux participants sont mariés, deux vivent en union de fait et huit sont séparés du ou de la partenaire avec qui ils ont formé une famille recomposée pendant au moins 1 an. La durée moyenne de l’union conjugale est de 4.5 ans (3 ans pour les couples séparés ; 9 ans pour les couples non séparés).
Les données des entrevues ont été analysées à l’aide de la technique de l’analyse de contenu thématique (Bardin, 2013). Elle permet de regrouper des sommes importantes de matérial sous des thèmes d’analyse (Bardin, 2013), afin de réduire les données jusqu’à atteindre la saturation (Bardin, 2013 ; Mayer et coll., 2000). Le matériel analysé est systématiquement classifié dans ces catégories (Mayer et Deslauriers, 2000). Tout d’abord, chacune des entrevues a été transcrite et anonymisée. Un numéro a été assigné à chaque dossier et des noms fictifs ont été trouvés, afin de préserver la confidentialité des répondants. Une première analyse verticale des entrevues a permis de catégoriser le contenu en tenant compte des thèmes abordés. La seconde étape de l’analyse a consisté à développer un système de sous-catégories permettant de rendre compte de la diversité des idées émises par les répondants. Après avoir identifié les principaux thèmes et sous-thèmes permettant d’attribuer des unités de sens au contenu, le travail d’analyse et d’interprétation des résultats a suivi.
Présentation des résultats
Éléments facilitateurs et perturbateurs
Afin d’analyser le degré de perméabilité des frontières conjugales de chaque couple, une attention particulière a été portée aux éléments de la relation qui peuvent faciliter ou perturber la frontière conjugale. Étant donné qu’aucune question ne portait spécifiquement sur les frontières conjugales dans les entretiens, ce sont plutôt les éléments du quotidien évoqués par les participants reflétant la définition des limites et l’état de perméabilité des frontières conjugales, qui ont été examinés. Le caractère facilitateur ou perturbateur relativement à l’état de perméabilité des frontières conjugales est déduit de la perception du participant de l’effet général, positif ou négatif, que ces éléments peuvent avoir sur sa relation conjugale. La nature (facilitatrice ou perturbatrice) des éléments ne témoigne pas à elle seule du degré de perméabilité des frontières d’un couple. En effet, la présence d’une adaptation chez le couple en réponse à ces différents éléments, ainsi que le type d’adaptation, sont également considérés dans l’analyse des frontières conjugales. Avant d’aller plus loin, examinons d’abord les éléments ayant permis de regrouper les expériences similaires des participants en ce qui a trait à la perméabilité des frontières conjugales de leur couple au sein d’une famille recomposée.
Communication et confiance
L’un des premiers éléments qui semblent faciliter la définition claire des frontières conjugales, et que l’on a observé dans les propos de plusieurs participants, est la présence d’une communication positive et ouverte entre les partenaires afin d’arriver à des prises de décision communes. Les participants soulignent l’importance que chaque étape de vie et difficulté soit discutée au sein du couple, pour ensuite partager les sujets qui sont pertinents avec les enfants, le tout afin de créer et de maintenir le sentiment de cohésion familiale. D’ailleurs, selon les participants, la confiance de chaque partenaire dans les capacités et les forces de l’autre semble faciliter la définition claire des frontières conjugales. Chaque partenaire est alors en mesure de se sentir inclus, accepté et légitimé dans sa position dans la structure familiale, et de développer une relation positive avec tous les autres membres. Le témoignage d’Éric résume parfaitement ces propos :
[Ma partenaire] est bonne, elle est cent fois meilleure que moi, je lui fais confiance pour éduquer les enfants. Même chose pour elle, j’ai du bon sens, j’ai une tête sur les épaules puis je ferais pas n’importe quoi avec les enfants. […] Souvent, je vais lui poser la question : « Qu’est-ce que t’en penses ? Je devrais-tu lui dire telle affaire ? » Tu sais, tu prends les compétences aux bonnes places, je pense c’est ça qui aide la relation.
Éric
Plusieurs participants considèrent que lorsqu’ils partagent des valeurs et des intérêts avec leur partenaire, il est plus facile pour le couple de ne pas se laisser influencer par des facteurs externes en ce qui concerne les décisions conjugales. Notamment, lorsque le couple a l’impression d’avoir des objectifs de vie et des valeurs semblables, les participants ont la perception que les discussions et les décisions font davantage consensus et qu’il y a moins de tensions dans les échanges. A contrario, lorsque la communication est inadéquate, voire absente, les partenaires ont plutôt tendance à se retirer de la dynamique familiale et conjugale, à sentir que l’identité du couple est floue, et peuvent ouvrir les frontières à encore plus de facteurs externes. Notamment, les participants qui ont l’impression que les discussions avec leur partenaire ne mènent jamais à un consensus peuvent adopter par la suite des mécanismes réactifs qui ont des impacts négatifs sur les frontières conjugales.
La transition vers la vie familiale
La transition renvoie aux étapes de fréquentation du couple, du moment de la rencontre des enfants de chaque partenaire jusqu’à la décision de cohabiter en tant que famille recomposée. Parmi les participants, certains ont vécu une transition plutôt graduelle, s’échelonnant sur une période de temps plus longue. Pour ces participants, la période de « lune de miel » du couple, qui correspond à la fréquentation du couple sans la présence des enfants, est alors mieux préservée. D’ailleurs, les participants dont le couple bénéficie de temps de qualité juste entre les partenaires semblent avoir des frontières mieux définies et dont la perméabilité est davantage équilibrée. Plusieurs participants qui ont vécu une transition rapide notent qu’une transition mieux préparée et moins hâtive aurait eu moins d’effets négatifs sur leur vie de couple par la suite. Certains considèrent même que la cohabitation s’était faite pour « les mauvaises raisons », par exemple pour faire des économies d’argent. Les personnes qui ont choisi d’emménager dans le lieu de résidence de l’un des partenaires soulignent d’ailleurs que ce choix ne s’est pas avéré bénéfique pour leur couple et pour la dynamique familiale en général. C’est notamment l’avis de Denise : « On aurait dû prendre le temps de se fréquenter plus, puis que lui aurait dû avoir ses affaires et sa maison et moi la mienne puis prendre le temps. »
Facteurs externes
Enfin, lorsque de nombreux facteurs externes perturbateurs ont une grande influence sur les décisions conjugales, la délimitation claire des frontières conjugales s’en voit fragilisée. En effet, des relations conflictuelles avec les ex-partenaires, avec les beaux-enfants ou d’autres membres de la famille de l’un des deux partenaires peuvent avoir des impacts négatifs sur le lien conjugal, particulièrement au début de la relation. Lorsque ces éléments persistent ou sont jumelés à d’autres éléments perturbateurs, les frontières conjugales du nouveau couple peuvent alors devenir très perméables. Face à des éléments externes comme les conflits avec les ex-partenaires, les couples qui sont en mesure de mettre des limites (par exemple, ne pas entrer en conflit avec l’ex-partenaire) semblent également avoir des frontières conjugales plus définies et imperméables.
Les frontières conjugales
Cette section de l’article dresse le portrait des frontières conjugales décrites par les participants. Cinq (n = 5) participants décrivent une relation dont les frontières conjugales sont plutôt définies, distinctes, tout en demeurant assez souples pour s’adapter aux changements de situation. Pour les autres participants, les frontières conjugales se situent plutôt du côté enchevêtré du continuum de perméabilité, mais à des degrés différents. En effet, trois (n = 3) de ces sept participants présentent une relation dont les frontières sont plutôt perméables, avec des rôles peu définis pour les membres de la famille. Pour ces participants, peu d’adaptations ont été apportées et celles qui sont mises en place semblent non fonctionnelles pour la structure de leur famille recomposée. Pour les quatre derniers (n = 4) participants, les frontières conjugales sont très perméables et les rôles des partenaires sont rigides. La perception d’être confiné dans un rôle qui ne leur convient pas sans pouvoir y amener de changements amène ces participants à vivre un sentiment de perte d’identité du couple. Enfin, soulignons que dans ce corpus aucun participant ne décrit une relation dont les frontières conjugales semblent être désengagées.
Frontières distinctes
Cinq participants (Édith, Émilie, Éric, Étienne et David) décrivent une relation conjugale au sein d’une famille recomposée dont les frontières sont distinctes, c’est-à-dire que les rôles de chacun des partenaires sont bien définis, tout en laissant place à certaines adaptations lorsqu’elles sont nécessaires. Ces participants ont nommé de nombreux éléments qui facilitent une définition claire des frontières conjugales. Bien que les éléments perturbateurs soient aussi présents, les participants ont mentionné des stratégies qui leur ont permis de contrer les impacts négatifs de ces éléments sur la régulation de leur frontière conjugale. Pour ces couples, le degré de perméabilité des frontières conjugales semble donc régulé : suffisamment ouvert pour être en interaction avec les autres sous-systèmes, mais aussi suffisamment défini pour maintenir l’entité du couple.
Les situations d’Éric et de David sont similaires et illustrent bien des couples dont les frontières conjugales demeurent plutôt imperméables face aux éléments externes comme l’argent, le choix de carrière, la décision d’avoir des enfants ou encore la relation conflictuelle avec les ex-partenaires. Dans son entrevue, Éric a souligné l’importance de mettre des limites claires envers les personnes externes à la relation (p. ex. ex-partenaire) et celle de ne pas impliquer les enfants dans les conflits liés à la relation entre adultes (l’autre parent des beaux-enfants). La confiance entre les partenaires a été soulignée à plusieurs reprises également comme étant un facteur favorable au maintien d’une relation conjugale harmonieuse et épanouissante. David a précisé que, dans son cas, l’absence du père biologique de son beau-fils était possiblement un facteur favorisant le maintien de ces frontières.
Édith et Émilie décrivent toutes les deux une situation familiale dans laquelle de nombreux sous-systèmes sont présents (conjugal, parent-enfant, beau-parent – bel-enfant, quasi-fratrie, demi-fratrie, etc.). Émilie nomme expressément ce défi particulier lié à la vie d’un couple au sein d’une famille recomposée : « C’est sûr que c’est beaucoup de défis, t’as toujours une frontière ouverte avec quelqu’un, s’il y a pas une bonne volonté, faut vraiment que t’aies un couple solide. » [Émilie] Pour Édith, malgré la présence de plusieurs éléments pouvant être perturbateurs (comportements difficiles du beau-fils, complexité des sous-systèmes), le couple a su mettre en place des mécanismes d’adaptation afin d’atténuer l’influence des facteurs externes sur les décisions conjugales, comme la mise à l’horaire de périodes d’activités parent-enfants, les sorties de couple et les discussions entre adultes concernant les comportements du beau-fils d’Édith. Dans le cas d’Émilie, une plus grande perméabilité est décrite. En effet, de la formation du couple jusqu’à la décision de se marier et d’avoir un enfant, les décisions ont toujours impliqué des parties tierces au couple, plus particulièrement les beaux-enfants. À partir de son discours, on comprend que les frontières du couple demeurent perméables volontairement, et ce, afin d’inclure les enfants dans l’optique de consolider la cohésion familiale. Néanmoins, les frontières conjugales demeurent distinctes, car la décision d’inclure les enfants est réfléchie et appliquée par le couple d’abord. De plus, lorsque les éléments perturbateurs aux frontières conjugales ont un trop grand impact négatif sur le fonctionnement familial ou le bien-être des membres de la famille, le couple est en mesure de prendre des décisions qui permettent de préserver la qualité de la relation conjugale, comme, par exemple, de couper les liens avec la mère des beaux-enfants. L’extrait ci-dessous illustre également le sentiment d’Émilie que d’autres personnes ou situations ne peuvent s’immiscer à l’intérieur de sa relation conjugale, qui est composée uniquement d’elle et son conjoint. Cette confiance lui permet d’affirmer sa place et son rôle dans l’ensemble des relations qui entourent le couple et permet donc, par conséquent, de préserver la frontière conjugale.
Mon mari, j’ai toujours senti qu’il m’aimait profondément et même avec ses enfants, j’étais sa priorité. Je ne me suis jamais sentie en compétition avec son ex. Puis même par rapport à [notre enfant], j’ai toujours su que mon mari me protégerait, j’ai toujours su que de toute façon, s’il fallait qu’il tranche, qu’il laisserait pas les enfants nous séparer.
Émilie
Dans le cas d’Étienne, à la suite de plusieurs difficultés qu’il a rencontrées pour faire respecter ses interventions vis-à-vis de ses beaux-enfants, le couple a opté pour une gestion des tâches parentales séparément afin de préserver l’harmonie du couple et de la famille. Les frontières conjugales de son couple peuvent être considérées comme distinctes, car les décisions liées au couple y sont déterminées par les deux partenaires et ne sont pas influencées par des personnes tierces.
Frontières enchevêtrées
Les frontières conjugales des sept autres participants sont enchevêtrées, bien qu’à des degrés variables. En effet, quatre des participants (Danielle, Denise, Brigitte et Bernard) ont décrit une relation conjugale dont les frontières étaient plutôt diffuses et peu définies entre les partenaires. Bien que des adaptations aient été tentées, celles-ci n’étaient pas suffisantes ou adéquates pour rétablir une délimitation suffisamment claire des frontières conjugales pour le couple. Ces participants ont peu ou pas évoqué de stratégies qu’ils auraient mises en place pour contrer les impacts des éléments perturbateurs sur l’équilibre de leurs frontières et s’en préserver.
Dans le cas de Denise, Danielle et Brigitte, l’équilibre des frontières du couple était perturbé par des conflits en lien avec l’éducation des enfants. Ces désaccords ont été suffisamment importants pour causer des tensions grandissantes et les tentatives d’adaptation n’ont pas été suffisantes pour rétablir l’équilibre de perméabilité de leur frontière conjugale et permettre à ces participantes et leurs partenaires de poursuivre la relation. Denise souligne d’ailleurs que le lien affectif et amoureux entre adultes était positif, mais que ce sont plutôt les difficultés sur le plan de la coparentalité qui ont fragilisé le lien conjugal :
En tant qu’adulte, en tant que conjoint, c’est sûr que si on est juste nous deux comme adultes, on n’en avait pas de problèmes, on s’entendait bien, on avait du plaisir, c’était facile. Mais quand on avait le rôle de parent qui entrait en ligne de compte dans notre relation de couple, c’est ce qui créait de la tension.
Denise
Danielle et Bernard ont tous deux souligné que la rapidité avec laquelle ils se sont engagés dans la cohabitation avec leur partenaire est un élément qui n’a pas favorisé l’établissement de frontières conjugales et familiales claires. Dans le cas de Bernard, des conflits répétés avec les ex-partenaires du couple et la perception que l’intimité de celui-ci était perturbée par les parents de sa partenaire ont affecté l’équilibre du couple et lui donnaient l’impression de « partager le couple avec tout plein de personnes » [Bernard].
Pour les trois autres participants (Brenda, Benoît et Damien) dont les frontières conjugales sont enchevêtrées, en plus d’être très perméables, ces frontières apparaissent également très rigides. Notamment, les trois participants ont décrit avoir tenté à plusieurs reprises de remettre en question leur place au sein de la relation conjugale, mais il semble ne pas y avoir eu de négociation possible pour leur partenaire : « Honnêtement, on en discute, mais c’est un constat que ça ne donne pas vraiment quelque chose d’en jaser parce qu’on a tellement jasé sur plusieurs, plusieurs points, des détails, des choses importantes, des choses insignifiantes, que j’ai comme constaté que ça ne donnait rien. » [Brenda] Ces participants ont décrit une relation conjugale dans laquelle non seulement les éléments externes avaient une grande influence sur les décisions du couple, mais où, également, ils ont eu le sentiment d’être exclus et de ne pas avoir la possibilité de modifier la situation : « La manière que je voyais ça, c’est qu’il y avait elle et lui qui étaient ensemble et moi je gravitais autour, au lieu d’avoir les parents ensemble et les enfants qui gravitent… À mon avis. Fait que la priorité pour elle c’était son fiston et ça ne me convenait pas. » [Benoît] Dans ces relations, les éléments perturbateurs des frontières étaient plus nombreux que les éléments facilitateurs. Les participants correspondant à ce profil rapportaient généralement le sentiment d’être étrangers dans leur propre relation et de ne pas avoir de prise sur plusieurs décisions importantes dans leur couple, ainsi que l’impression que leur relation conjugale était envahie par des personnes externes. Ce propos de Damien résume bien cette dynamique : « Je n’ai jamais eu l’impression qu’on était un “couple-couple”. C’était comme deux colocs avec des enfants, et ça a fini par être deux colocs qui n’habitent plus ensemble au final. »
Discussion
Cet article rend compte d’une recherche permettant d’explorer l’expérience conjugale des beaux-parents, vivant ou ayant vécu au sein d’une famille recomposée, sous un angle systémique. Les dimensions des frontières conjugales et des règles de transformation ont été abordées afin de distinguer le fonctionnement du sous-système conjugal de celui des autres sous-systèmes qui l’entourent. Deux degrés de perméabilité des frontières conjugales ont été observés dans la présente étude : des frontières conjugales distinctes (n = 5) et des frontières conjugales enchevêtrées (n = 7). Aucune frontière conjugale dans les cas abordés par cette recherche ne semble correspondre à un style désengagé. Papernow (2018) a souligné l’une des différences entre les familles de première union et les familles recomposées en référant à la composition de la « boucle d’intimité » (insiders). Dans le premier cas, cette composition peut fluctuer – à certains moments, la mère est plus proche de l’enfant et à d’autres moments, le père l’est davantage. Dans le cas d’une famille recomposée, la composition est souvent plus fixe : le parent biologique et l’enfant sont les premiers insiders, le beau-parent est alors bien souvent pris dans le rôle de l’étranger (outsider), indépendamment de son désir. En effet, pour bien des parents, prioriser leur partenaire signifie délaisser les besoins de leurs enfants (Papernow, 2018). Les beaux-parents peuvent alors se sentir rejetés, seuls et invisibles dans cette situation. Toutefois, lorsque la relation est positive et que les frontières conjugales sont bien définies, les parents auront plus de facilité à partager leur dilemme avec leur partenaire et les beaux-parents peuvent à leur tour faire part plus aisément des difficultés vécues. Ainsi, avec le temps, les deux partenaires développent une meilleure compréhension et empathie pour le rôle que l’autre joue dans la dynamique familiale. À l’inverse, lorsque les rôles des partenaires sont cimentés (par ex. parents et enfants sont insiders et beaux-parents sont outsiders), et dont les frontières conjugales demeurent ambigües et laissent beaucoup de place à l’enfant, les insatisfactions et la tension qui en découlent peuvent affecter la qualité et l’expérience conjugale (Papernow, 2018).
La dynamique conjugale, mais aussi familiale des participants dont les frontières conjugales sont distinctes pourrait être qualifiée de « régulée » selon les termes de Minuchin (1979). En effet, il existe une fluidité des rôles et des limites qui constituent un cadre de référence pour les deux membres du sous-système conjugal dans la façon d’interagir entre eux, mais aussi avec les membres qui composent les sous-systèmes adjacents dans le grand système familial. Les frontières conjugales sont définies pour les membres, car chacun reconnaît qui détient les différentes responsabilités, le rôle d’autorité ou de soutien, envers les enfants. Le couple est en mesure d’identifier clairement les personnes en droit de s’impliquer dans les décisions conjugales, c’est-à-dire les deux partenaires du couple et non des personnes tierces. Les rôles joués par chacun des partenaires dans la famille sont également bien établis en ce qui a trait au qui-fait-quoi, mais demeurent flexibles selon les besoins des membres qui peuvent fluctuer dans le temps. La définition claire des responsabilités de chacun permet aux membres de la famille de ces participants de s’acquitter de leurs tâches respectives sans ingérence dans les rôles ou les tâches des autres. Cette attribution des rôles n’est cependant pas fixe ou rigide selon les propos de ces participants : les partenaires font preuve de souplesse et d’ouverture aux adaptations lorsque nécessaire. Il ressort de leurs propos un sentiment d’équilibre dans leur rôle comme dans celui des autres membres et la croyance qu’ils peuvent ajuster leurs limites selon les besoins individuels, conjugaux ou familiaux.
Pour ceux dont les frontières conjugales sont décrites comme plutôt enchevêtrées, la qualité de la relation et les décisions conjugales de ces participants sont affectées par des personnes (les enfants, les ex-partenaires) ou des événements (cohabitation précipitée, infidélité) externes à la relation. Il existe un flou également quant aux responsabilités de chacun des partenaires dans son rôle conjugal et parental. Parmi ces participants, certains ont dépeint les désavantages liés au rôle d’intimateoutsider ou d’« étranger intime » dans la famille recomposée, tel que décrit par Papernow (2018). En effet, le sous-système conjugal adopte alors des frontières ambiguës, où les rôles de chaque partenaire ne sont pas définis. À cela s’ajoute le maintien de frontières parentales rigides et fermées qui, du point de vue du beau-parent, l’excluent de la dynamique familiale et même de plusieurs décisions conjugales. Ces participants avaient l’impression que leur opinion, voire leur présence, n’avait pas d’importance pour leur partenaire ; ils se sentaient comme un élément secondaire, externe au système familial. Ces résultats appuient l’hypothèse de Papernow (2018) selon laquelle lorsque des frontières conjugales ambiguës qui laissent beaucoup de place à l’enfant se rigidifient avec le temps, les partenaires démontrent moins de compréhension et d’empathie pour le rôle joué par l’autre dans la dynamique familiale, ce qui favorise l’accumulation des insatisfactions et des tensions et finit par affecter négativement l’expérience conjugale en général. Toutefois, d’autres participants dont les frontières conjugales étaient aussi enchevêtrées avaient mis en place certaines adaptations. Une moins grande rigidité dans les frontières parentales (parent-enfant) a aussi été observée dans leur cas. Au regard des données recueillies, le degré de perméabilité des frontières conjugales pour ces couples a fluctué à certains moments dans l’évolution de la relation, en fonction des efforts entrepris par les partenaires. Or, selon ces participants, ces adaptations se sont avérées insuffisantes pour clarifier les rôles et mieux définir les frontières conjugales. Bien que cela ne soit pas entièrement attribuable aux difficultés liées à la négociation des frontières conjugales, tous ces couples étaient séparés au moment où l’entrevue a eu lieu.
Implication pour l’intervention
Les familles recomposées sont confrontées aux difficultés que vivent la majorité des familles, auxquelles s’ajoutent des défis supplémentaires. En ce qui concerne l’intervention auprès du couple, les résultats de la présente recherche soulèvent également l’importance pour le nouveau couple vivant une recomposition familiale de développer des liens conjugaux solides et une confiance accrue dans la pérennité de la relation conjugale. Les couples en recomposition familiale pourraient donc bénéficier d’interventions qui préviennent et sensibilisent les facteurs de stress courants et qui peuvent les déstabiliser, tels que les disputes au sujet des méthodes éducatives, les ajustements à faire concernant l’espace (cohabitation) ou le temps (alloué aux activités de famille ou de couple). De plus, les habiletés de communication peuvent jouer un rôle dans la négociation des frontières conjugales afin de maintenir un meilleur équilibre, perçu comme satisfaisant pour tous les membres de la famille.
Conclusion
Pour conclure, rappelons que le phénomène des familles recomposées est de plus en plus présent dans la société actuelle. L’objectif de cette étude qualitative était d’explorer et de mieux comprendre comment les hommes et les femmes qui occupent un rôle de beaux-parents perçoivent et décrivent leur expérience de couple dans un contexte de recomposition familiale. En adoptant une perspective systémique, on a effectué une analyse des frontières conjugales. Cette démarche a permis de solliciter directement les adultes ayant adopté un rôle de beau-parent et de leur donner la parole en tant qu’acteurs compétents et experts de leur situation. À travers leurs récits, on observe que l’expérience conjugale est intrinsèquement reliée au fonctionnement des frontières entre les différents sous-systèmes d’une famille recomposée. Les résultats de la présente recherche portent à croire que l’expérience conjugale est davantage positive et valorisante pour les couples qui arrivent à tracer des frontières conjugales distinctes et équilibrées. Notamment, l’expérience conjugale est plus positive pour les beaux-parents dont les frontières conjugales sont distinctes et définies. Ces beaux-parents conservent un sentiment amoureux plus fort envers leur partenaire, ressentent davantage de légitimité quant à leur rôle au sein de la famille et mettent en place des stratégies qui leur permettent de mieux réguler leurs attentes vis-à-vis de la relation qu’ils entretiennent avec les autres membres de la famille. À l’inverse, les couples dont les frontières conjugales sont peu définies vivent plus de tension et de confusion quant au rôle de chacun auprès des différents membres dans la famille. Les résultats montrent l’importance de reconnaître la multitude de défis auxquels font face les beaux-parents. Par ailleurs, la présente étude a été limitée à l’expérience des couples hétérosexuels. Or, afin de bien rendre compte de la diversité conjugale et familiale actuelle, l’expérience de recomposition familiale dans un contexte d’homoparentalité devrait également être explorée. De plus, les recherches auprès de familles recomposées de milieux socioéconomiques faibles ou de familles immigrantes pourraient aussi être intéressantes. En intervention, il serait souhaitable que les travailleurs sociaux puissent travailler à la sensibilisation de ces personnes aux défis qui les attendent et identifier des stratégies d’adaptation appropriées aux particularités d’une recomposition familiale.
Parties annexes
Notes biographiques
Olivia Vu, diplômée de la maîtrise en travail social, École de travail social et de criminologie.
Marie-Christine Saint-Jacques, professeure titulaire, École de travail social et de criminologie.
Note
-
[1]
Cet article est basé sur le mémoire de maîtrise de la 1re auteure. La seconde en a assuré la direction.
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