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Cet article traite d’un point particulier d’une thèse portant sur les sites de rencontre sur internet. En effet, ces sites offrent un espace de composition et recomposition du conjugal et des relations sociales qu'il est important de replacer dans une perspective historique. Entre innovation et tradition, ce marché matrimonial d'un nouveau genre permet aux internautes de jouer avec leurs identités, avec leur rationalité, c'est-à-dire le calcul, l'adaptation des moyens aux fins envisagées. Cette rationalité a une place importante dans les sociétés contemporaines et fait partie des exigences liées à l'individualisme. C'est pourquoi j'ai choisi d'aborder mon terrain avec une approche compréhensive qui me permet de faire ressortir les actions et choix individuels, de voir les décisions prises par les individus et le sens qu'ils donnent à leurs actions. Je pars donc des usagers des sites de rencontre et de réseaux sociaux pour comprendre les mécanismes de choix du conjoint, de mise en couple.

Les différents travaux existants sur ce sujet portent sur une analyse en termes de réseaux sociaux (Cardon, 2008; Casilli, 2010; Chaulet, 2009; Lardellier, 2004; Mercklé, 2011) et s’attachent à décrire les formes des échanges, leurs usages et les conséquences pour le lien social ou appartiennent davantage au champ de la sociologie du marché et de la sexualité (Bergström, 2011; Kessous, 2011). Il me paraît donc indispensable de proposer une analyse sous l’angle du genre. Qu’est-ce que l’engouement pour ces sites révèle du masculin, du couple contemporain, des rapports de genre et des relations sociales? Quels sont les différents modèles présents et quelle socialisation au masculin est représentée?

Je cherche également à m’éloigner d’une approche qui serait soit technophobe, soit technophile. Les sites de rencontre sur internet sont avant tout des outils sollicités par des individus pour des usages différents et avec des conséquences différentes en termes de rapport social de sexe.

Cadre théorique, méthodes et terrain

Je m’inscris dans le paradigme de l’individualisme méthodologique. Je cherche à voir quels sont les choix opérés par les individus, à tester leur rationalité dans un cadre limité. Comment leurs parcours peuvent-ils influencer leur choix ou leur non-choix? Comment les légitiment-ils? Quelles sont leurs possibilités? J’ai donc choisi une approche qualitative et compréhensive.

Dans l’esprit où la somme des individus ne suffit pas à former une société, on peut aussi penser que l’individu n’est pas la somme des déterminations sociales qui le composent. De plus, dans une société à l’individualisation grandissante, où le choix de chacun est devenu une valeur, il me paraît important de donner de l’importance aux choix faits par les individus, surtout en ce qui concerne des relations hors institution, reconnues comme informelles et affinitaires. En effet, les travaux de Jean-Claude Kaufmann et de François de Singly (Kaufmann, 2001; Singly [de], 2003) montrent la part croissante accordée à l’ego et à l’épanouissement personnel. Chaque individu subit l’injonction de devenir expert de sa propre vie, acteur de ses choix et à en assumer les conséquences. On observe un double mouvement paradoxal de pression sociale et de responsabilité individuelle. Il me paraissait donc pertinent de chercher à comprendre comment la rationalité des internautes inscrits sur les sites de rencontre se manifeste.

C’est pourquoi j'ai réalisé des entretiens afin de laisser une place aux discours individuels. Pourtant, il existe certaines régularités et certains processus récurrents, mais intériorisés, il faut donc avoir recours à l’observation pour mieux les remarquer.

Pour autant, mes ambitions sont plutôt de l’ordre du moment ethnographique tel que le décrit R. W. Connell (Connell, 2000), c’est-à-dire une photographie du réel avec un éclairage particulier sur une phase temporelle spécifique et un contexte sociohistorique et géographique délimité. Enfin, je pense qu’il est important de se centrer sur les hommes en tant qu’individus masculins, car le sexe est la différence première entre les êtres humains de notre société, pourtant souvent mise de côté dans les études en sciences humaines. De plus, en tant que femme, mon regard est orienté. Il m’était plus facile de communiquer avec les hommes et d’observer leurs stratégies de séduction. Bien sûr, cette dernière fausse un peu les discours, mais ma recherche portant justement sur la séduction et le conjugal, ce biais n’est pas si gênant. De plus, les entretiens m’ont permis de limiter celui-ci. Ainsi, le cumul des méthodes de recueil de données permet de relativiser les biais qu’elles entraînent (Héas et Poutrain, 2003).

J'ai donc, d’une part, réalisé des observations participantes sur différents sites français, avec différentes identités (sociologue ou non, en couple ou non, homme ou femme). Je me suis immergée sur ce terrain depuis 2006, j'ai ainsi pu observer de manière longitudinale les usages des sites et les stratégies mises en place par les utilisateurs. Il me faut préciser que j’effectue cette recherche dans le cadre d’une thèse dans une université française. Nous avons donc une grande liberté en ce qui concerne le choix de nos méthodologies d’enquête et n’avons de compte à rendre qu’à nos directeurs-trices de recherche et à nos pairs. J’ai choisi dans le cadre de mes observations de ne pas révéler ma position de chercheuse en sociologie, je voulais pouvoir m’entretenir avec des utilisateurs sans la pression de l’analyse supposée, du regard inquisiteur qui peut y être assimilé. Bien sûr cette position entraîne un biais. C’est une relation de séduction qui s’instaure, mais comme il s’agissait justement d’observer cette forme particulière de relation dans le cadre des relations médiatisées, cela m’a paru d’autant plus pertinent. J’ai par la suite réalisé des entretiens semi-directifs afin d’explorer avec eux leurs manières de faire sans la connotation ou les enjeux affectifs puisque dans ce cadre j’annonçais le thème de la recherche. Il y a donc deux types de postures dans mon enquête de terrain, des observations en immersion, sous le couvert de l’anonymat et des entretiens en face à face où la recherche et son thème étaient explicités.

Premièrement, je me suis inscrite sur plusieurs sites, afin de voir concrètement comment se déroulent les échanges, quels sont les sujets de conversation, les stratégies d’utilisation du site et de séduction. J’ai répondu à tous ceux qui me contactaient sans filtrer ni l’âge, ni l’emplacement géographique. Mais j’ai limité ces échanges à l’interface médiatisée. Je ne voulais pas entrer plus avant dans la relation et donner d’éventuels espoirs aux hommes ainsi contactés. J’ai donc eu en moyenne deux ou trois échanges avec une centaine d’hommes (un seul échange avec plusieurs centaines d’hommes), soit par courriel, soit sur la plateforme de discussion instantanée du site, et parfois sur d’autres interfaces de discussion gratuites. J’ai également participé à des sorties organisées par un site de rencontre, là encore en ne dévoilant qu’une facette de mon identité.

J’ai également contacté des internautes masculins avec un profil de sociologue et j’ai réalisé des entretiens avec ces derniers. La plupart ont d’ailleurs été assez sceptiques, ils m’ont demandé des preuves de mon inscription à l’université avant d’accepter de me rencontrer, se sont renseignés sur moi par le biais d’autres sites ou ont cru jusqu’à la fin de l’entretien que c’était un moyen pour poser toutes les questions que je voulais. C’est assez révélateur des enjeux des rencontres par internet. Chacun cherche à en savoir le plus possible sur l’autre, mais parfois par des moyens détournés. Une trop grande méfiance devient suspecte, car elle peut sous-entendre que l’on manque soit même de sincérité. Il faut donc louvoyer et adopter des stratégies afin de tenter de cerner son interlocuteur. Une fois la preuve faite de mon statut, j’ai rencontré des réactions assez variées. Certains refusaient de me rencontrer, mais me faisaient passer des documents (l’ensemble de leurs échanges écrits par exemple), la plupart coupaient net toute communication et enfin quelques-uns ont accepté de me rencontrer, par curiosité.

Enfin, par une veille sur différents sites et par l'observation élargie à des sites de réseaux sociaux, de rencontres amicales, j'ai pu noter l'explosion non seulement du nombre, mais aussi de la variété des sites ainsi que des utilisateurs. J’ai rempli le profil et éventuellement répondu au questionnaire sur une dizaine de sites de rencontre et autant de sites dits de réseaux sociaux amicaux ou professionnels. Je me connecte régulièrement afin de voir comment ils fonctionnent, comment ils évoluent et quelles sont les réactions des autres inscrits.

Dans un second temps, les entretiens m'ont permis de travailler davantage sur les discours et les représentations des individus, notamment en ce qui concerne la conjugalité et les liens sociaux en général. J'ai réalisé 22 entretiens semi-directifs, semi-biographiques (concernant surtout le parcours sentimental), précédés du passage d'un questionnaire préparatoire à l'entretien. J'ai choisi de rencontrer des personnes qui utilisent ou ont utilisé des sites de rencontre. Ils sont pour la plupart hétérosexuels. Mon échantillon va de 20 à 60 ans. J'ai interrogé à peu près autant d'hommes que de femmes, de catégories socioprofessionnelles variées, la majorité habitant aujourd'hui Toulouse ou sa région. Dans le cas où les personnes étaient contactées directement pour une recherche, elles acceptaient facilement de répondre à mes questions et de m’accorder le temps nécessaire (environ 2 h). Est-ce que l’on peut en déduire qu’elles ressentaient le besoin de se justifier par rapport à leur démarche? Peut-être aussi que susciter l’intérêt d’une sociologue est somme toute plutôt gratifiant? Je pensais qu’aborder un sujet aussi intime que les relations sentimentales, la sexualité pourrait me fermer quelques portes, mais il est vrai que je ne précisai pas toujours au départ que l’entretien porterait aussi sur ce domaine. Une fois la discussion mise en place et la confiance instaurée, après avoir passé du temps à parler d’internet, des sites de rencontre et des types de relations, j’annonçais alors les thèmes qui allaient suivre et je n’ai eu que peu de barrières à surmonter.

Résultats

Pour commencer, il faut préciser que la plupart du temps ce sont les hommes qui sont à l’initiative des contacts. De plus, ils sont dans une phase de séduction et par conséquent, ils sont en recherche de conformité par rapport aux attentes supposées de leur interlocutrice. On pourrait en déduire qu’ils jouent un rôle, que cela ne démontre pas une évolution des représentations du masculin, mais plutôt des stratégies de séduction. C’est parfois le cas, mais il est important de souligner que j’ai pu observer (notamment dans le cadre des entretiens) une réelle volonté de changements, que souvent les hommes rencontrés étaient dans une démarche de recherche de bénéfices secondaires liés à une meilleure entente, à une forme d’épanouissement que permettraient selon eux ces changements. De plus, le fait de chercher à connaître les attentes des femmes, d’essayer de s’y conformer, montre déjà une évolution, la quête de l’approbation des femmes dans les relations sentimentales ou sexuelles hétérosexuelles n’ayant pas toujours été la règle. Certains manuels de séduction ressemblent parfois plus à des guides du violeur ou du manipulateur qu’à des livres sur l’art de plaire manifestant le désir de consentement (Bologne, 2007).

J’ai choisi de traiter mes données en construisant des idéaux types, des modèles analytiques pour éclairer les usages et les parcours des protagonistes. Ce sont des modélisations analytiques qui révèlent à la fois le comportement, mais aussi les trajectoires typiques des individus. En effet, dans le cas de sciences de la matière, les modélisations théoriques sont des abstractions. Elles cherchent à prévoir par exemple l’emplacement exact où une balle retombera en fonction de l’impulsion donnée au départ. Le calcul est ensuite réajusté, des variables sont prises en compte ou non en fonction de l’écart par rapport à la réalité. Bien sûr, en sciences sociales, l’écart par rapport à la réalité n’est pas quantifiable, chiffrable. Mais cette approche permet de voir quelles sont les variables qui ont du sens. Par conséquent, les figures construites sont des abstractions qui s’écartent le moins possible de la réalité et du sens donné par les acteurs à cette réalité. Ainsi, j’ai pu déduire ce qui dans les trajectoires et dans l’expérience de l’usage de ces sites avait du sens.

Les figures du masculin

Il ressort de mes observations sur les sites de rencontre et des entretiens avec des utilisateurs trois modèles principaux : l'homme apprenti qui se cherche et cherche à comprendre, l’homme expert qui utilise des stratégies afin d’arriver à ses fins et l’homme à marier qui s’inscrit avec l’objectif de rencontrer une personne compatible afin de concrétiser un projet de couple.

Chacun d’eux peut correspondre à une phase dans le parcours des internautes et la pratique de certains internautes peut relever d’un peu tous les modèles à la fois. Mais chacun de ces idéaux types entraîne une vision particulière du masculin et des rapports de genre.

L’homme apprenti fréquente ces sites avec l’alibi de la curiosité. Il passe beaucoup de temps à lire les profils féminins, à chercher la bonne façon de les contacter. Il teste son pouvoir de séduction. Il reste assez traditionnel dans sa vision de ce que doivent être un homme et une femme et pourtant cherche à comprendre ce qu’il appelle « les femmes d’aujourd’hui » et donc « les hommes modernes ». Il arrive sur ces sites après une rupture ou démarre sa vie sentimentale.

C’est le cas de Seb, homme hétérosexuel de 38 ans, divorcé, deux enfants (en garde alternée, une semaine sur deux), qui travaille dans l'informatique. Il passe beaucoup de temps à lire les profils, cherche à se démarquer dans le premier contact, à personnaliser sa démarche. Il a finalement renoncé, déçu par le manque de résultats par rapport au temps investi. Il est maintenant inscrit sur un site qui propose des sorties amicales :

« Moi je passais beaucoup de temps à essayer de répondre parce qu’alors y a une annonce euh… ou alors à essayer de lancer quelqu’un sur un tchat en balançant euh, quelque chose… alors j'essayais à chaque fois d'envoyer un truc [message] original […] alors j'y passais un temps pas possible, quoi. »

L'homme apprenti se familiarise ou refamiliarise avec les rapports de genre. Il est dans une phase de socialisation à ce que doit être un homme aujourd’hui, particulièrement dans le cadre sentimental. L’outil internet lui permet de prendre le temps, de tester de nouvelles approches et différentes formes d’être et de paraître. Il peut cumuler des inscriptions sur un ou plusieurs sites de rencontres amoureuses avec des sites dits de réseaux sociaux. Il se cherche, tâtonne, procède par essais/erreurs :

« J'envoyais plein de bouteilles à la mer. »

Les bouteilles sont alors autant des sollicitations de contacts que des demandes d’aide. L’homme apprenti est à la recherche de changements sans toujours parvenir à déterminer ce qu’ils doivent être. Internet lui propose un espace de socialisation, d’expression qui peut l’amener à réfléchir à sa position et à ses comportements. Il mêle à la fois action et réflexion. Ces raisonnements peuvent l’amener à modifier ses façons de voir et de faire, d’être et d’agir comme homme dans les rapports de séduction et de genre.

« L'homme expert » développe des stratégies afin d’aborder les femmes avec un maximum de réussite. Il cherche à nouer des relations de type sexuel principalement. C’est un chasseur, un conquérant et dans ce sens il représente la virilité traditionnelle. Il voit les femmes comme des proies potentielles. Toutefois, il représente un paradoxe : il utilise les critères de la masculinité moderne pour séduire, comme le fait de savoir cuisiner.

C’est le cas de Chuka : homme hétérosexuel de 29 ans, en couple, il utilise un site très connu pour faire des rencontres de type sexuel, il profite des offres promotionnelles pour faire du mailing, obtenir un maximum de contacts sur une plateforme de discussion instantanée gratuit, ensuite passe par celui-ci. Il construit son profil pour toucher un maximum de filles. Il utilise deux cartes sim pour son téléphone mobile (système d’identification de la ligne téléphonique), une pour sa vie matérielle et une pour ses rencontres par internet. Il ne me dira pas comment il s'appelle, ni comment il a rencontré sa copine, pour lui le monde est trop petit, il prendrait trop de risques :

« Tu vois je fais du mailing, c’est toute une stratégie. »

« Y a toujours une attente, y a toujours un fantasme, donc je crée un personnage en fonction des attentes en général et ensuite en fonction des profils que je vais voir. »

Cette catégorie est celle qui semble la moins porteuse de changements. La virilité traditionnelle de l’homme conquérant est très fortement marquée. Pourtant, ce séducteur doit utiliser les attributs de l’homme sensible pour arriver à ses fins. Dans ce cadre, les changements restent superficiels, ils restent dans le paraître. Toutefois, cet homme doit en connaître les caractéristiques pour élaborer ses stratégies et il doit savoir utiliser ces cartes. Il ne peut plus se contenter de jouer les machos dominants pour séduire. Cela démontre que les attentes de la personne à séduire ont changé et que les hommes ont dû s’adapter. Donc même le modèle qui représente le mieux la masculinité traditionnelle doit jouer aujourd’hui avec cette nouvelle donne.

« L’homme à marier » cherche la relation toutes options (Majdoubi, 2012). Il s’inscrit dans un but précis et utilise les sites comme un moyen d’étendre son champ de possibilités. Il cherche à se conformer à l’image de l’homme moderne : sensible, à l’écoute et prône l’égalité des sexes. Dans la pratique, ce n’est pas toujours aussi simple, il a quand même tendance à voir les femmes comme des victimes potentielles ou comme des mantes religieuses, mais justement recherche autre chose, un intermédiaire. Lui aussi peut avoir vécu un premier couple qui ne l’a pas satisfait.

C’est le cas de Gilles : homme hétérosexuel, 40 ans, divorcé, il s'est inscrit quand il s'est senti prêt à faire la rencontre. Il s’est inscrit pour trois mois sur le site. Il préfère ne pas trop sélectionner les profils à leur lecture mais voir d’abord ce qui se passe dans les échanges. De plus, il s'inquiète pour les personnes qu'il pense vulnérables (les femmes). Il s'est fait contacter par des femmes plus âgées (gigolo), parle beaucoup du temps passé, de ne pas perdre de temps, etc. :

« Les difficultés c’était pour me décider à y aller, mais euh, une fois que j’étais dessus, j’avais pris la décision d’y aller donc j’y suis allé à fond, rigoureusement, sincèrement. »

« Moi j’ai assez sélectionné rapidement sur les annonces justement, je regardais la qualité, bon je regardais les gens d’ici et de la région, la tranche d’âge qui était assez large tu vois, j’avais mis 25 – 45, et après je lisais les annonces photo ou pas photo… non parce que je sais qu’y en a beaucoup de jolies qui se cachent, et à mon avis les plus jolies elles se cachent, à raison d’ailleurs, donc après, et puis après tu peux trouver des gens super sympa avec qui tu vas t’éclater. »

« L’avantage ben c’est le nombre, quand même ça t’ouvre un champ énorme quoi, infini c’est [à la] limite, si tu cherches dans la région c’est des centaines, si tu cherches sur la France y en a des milliers quoi ! Ça c’est l’intérêt principal, la rapidité euh, la souplesse, c'est-à-dire que tu peux, une fois que t’es en contact avec les gens… et la souplesse, c'est-à-dire que tu peux euh, t’es pas obligé d’être dans des rdv, genre en discothèque ou au bar, le temps et l’espace il est complètement cassé quoi, c’est ça qui est intéressant. »

« Est-ce que t'as eu des femmes qui sont venues vers toi?

- Ouais, les + de 40 ans, grosso modo, elles cherchaient un mec, un petit jeune, à mon avis.

- Un gigolo?

- Peut-être, ouais, sans être trop prétentieux. »

C’est celui qui montre le plus d’évolution par rapport à la virilité traditionnelle. Il est dans la réflexion et dans l’analyse avant d’être dans l’action. Il reconnaît les bénéfices que peuvent apporter une meilleure entente et un plus grand équilibre entre les deux partenaires. Bien sûr, sa socialisation antérieure ressort parfois et il voit encore les femmes comme le sexe faible.

« En situation de danger quand elles [les femmes] vont sur ces sites, euh, par rapport aux rencontres que tu peux faire, parce qu’y a des prédateurs quoi, de tout, sexuel, psychologique… bon sur les mecs, je pense que c’est des prédateurs sexuels, c’est des chasseurs quoi. J’en ai rencontré moi, pas sur le site, dans la vie, j’en ai rencontré deux, qui chassent sur internet et qui arrivent à leurs fins, et eux ils font de la quantité hein, c’est… ils font de la… Et après quand tu vois un peu les profils de filles qui sont euh, y a de tout hein, c’est un peu la foire, tu tombes sur des annonces, les filles qui sont isolées, qui sont mères-filles enfin non, monoparentales, enfin tu sens qu’elles sont en attente du prince charmant et tu te dis : elles tombent sur un mec qui va leur raconter ce qu’il veut, et c’est pour ça que moi, justement, je… mais avant déjà, mais je, j’ai attendu d’être bien dans mes baskets pour avoir une certaine analyse, un recul et pas me jeter sur, euh… pas perdre mon temps aussi sur des trucs qui valaient pas la peine. »

Il est également dans un rapport au temps particulier, il cherche l’efficacité et la productivité. Il est également à l’initiative des contacts. Ce qui est intéressant, c’est l’inversion de la représentation par rapport à l’homme-objet, qui devient positive et flatteuse. La femme qui recherche « un petit jeune » flatte son ego. Ainsi, la femme peut avoir l’initiative, peut rechercher des partenaires sexuels sans être mal jugée.

Socialisation et pluralité

Cette modélisation des formes et figures du masculin sur les sites de rencontre sur internet permet de faire ressortir deux points :

Tout d’abord, le rôle socialisateur d’internet : le fait de définir ses attentes, d'estimer celles de l’autre, ajouté à la possibilité de procéder par essai/erreur, d'échanger hors ligne ou en ligne, permet de travailler la présentation de soi. Internet propose ainsi un espace de socialisation non seulement aux relations conjugales, mais également au genre et aux relations en général. Dans ce contexte, les hommes doivent miser sur l’exposition de soi et sont d’ailleurs assez efficaces dans ce domaine. Ils se livrent, décrivent volontiers leurs aptitudes et leurs qualités psychologiques et affectives. Ce qui suppose de nouvelles compétences masculines.

En effet, internet propose un espace où l’on peut rester caché, choisir ce que l’on va montrer de soi, jouer avec son identité. Depuis son domicile et pour un coût qui reste faible, il est possible de contacter un grand nombre de personnes et d’échanger avec elles. Le potentiel de contact est plus élevé que dans la vie matérielle. De plus, le coût de l’échec est également moindre puisqu’il correspond davantage à une absence de réponse qu’à un refus franc et qu’il a l’avantage de se produire sans spectateurs. Il est donc possible de procéder par essai/erreur, de chercher à comprendre ce qui marche, tant dans la présentation de soi que dans les échanges. Il existe également des interfaces qui proposent des conseils, les sites de rencontre eux-mêmes dispensent des conseils, on trouve des forums, des plateformes de discussion sur le sujet. Mais il est également possible de discuter avec les principaux intéressés et de chercher à comprendre quelles sont leurs attentes. Ainsi, par le biais de différentes stratégies, les hommes ont la possibilité sur les sites de rencontre de tester leur façon de se présenter, mais aussi de s’informer par rapport aux attentes des partenaires visés. Donc non seulement les internautes se familiarisent avec de nouveaux outils de communication, de nouveaux codes de langage et d’échanges, mais également, par voie de conséquence, on observe des processus de socialisation au genre, aux rapports de séduction et plus largement aux relations sociales.

Mes analyses démontrent également que le conjugal se décompose en quatre dimensions : sexualité, cohabitation, affectivité/solidarité, parentalité (voir la description juridique du mariage). Les utilisateurs de ces sites peuvent être à la recherche d’une ou plusieurs de ces dimensions. Daniel Welzer-Lang a déjà mis en avant ce type de représentations dans son ouvrage Utopies conjugales (2007), où il montre qu’aujourd’hui le conjugal dans sa pratique ne rassemble plus toujours toutes ces dimensions. Un couple peut n’être que parental, deux personnes peuvent vivre ensemble, être mariées sans pour autant avoir de relations sexuelles, d’autres peuvent être amoureuses et avoir des relations sexuelles sans vivre ensemble. Toutes ces personnes représentent différentes façons de vivre le conjugal. Dans la pratique, c’est le cas depuis plusieurs décennies, mais cela apparaît de nos jours dans les représentations. Et internet permet de le révéler. Les internautes qui expriment dans leur profil qu’ils sont en quête de l’âme soeur restent encore nombreux, mais ils ne constituent pas la majorité. De plus, dans les échanges que j’ai pu avoir avec eux, je me suis rendu compte que ce n’était pas aussi clair. Ce qui me fait dire que l’idéal de fusion romantique est encore très présent, mais qu’il est fortement contrebalancé par les idéaux individualistes d’épanouissement personnel qui passe par la réalisation de soi, la maîtrise de son environnement et donc la valorisation de la rationalité. Le couple comme les autres sphères de la vie doivent répondre à ces exigences. Les internautes cherchent donc à définir puis trouver le partenaire le plus compatible. Dans la pratique et de plus en plus dans les représentations, il est admis qu’une seule personne ne peut remplir tous les rôles (et cette conception est particulièrement présente chez les hommes).

Il est donc de plus en plus courant de voir, dans les annonces et surtout dans les discours, des hommes qui cherchent à combler une des dimensions du conjugal. On observe donc une pluralité de modèles du conjugal, chacun d'eux impliquant un rôle et une forme du masculin particuliers. Ainsi, les masculinités comme les conjugalités sont plurielles.

Alors internet est-il un espace de création ou de reproduction?

Cette vision du conjugal, si elle peut paraître innovante, se retrouve pourtant dans l'histoire de nos sociétés occidentales. De l’Antiquité à la moitié du xixe siècle, les différentes dimensions conjugales pouvaient être assurées par des personnes différentes, et particulièrement par des femmes différentes. Il apparaît que c'est surtout au cours des xixe et xxe siècles qu’un modèle conjugal unique a regroupé toutes les dimensions (Bologne, 1995).

Ainsi, si des changements sont perceptibles, ils ne sont pas toujours une innovation. Par conséquent, les masculinités à l'oeuvre dans le cadre des rencontres sur internet sont au diapason : entre innovation et tradition. La principale innovation est alors un retour à la pluralité (que l’on retrouve dans d’autres domaines) à la fois du masculin, mais aussi du conjugal. Nous l’avons vu, la virilité traditionnelle n’est plus hégémonique. Aujourd’hui, les hommes composent, cherchent à répondre aux attentes des femmes, cherchent à se conformer à l’image moderne de l’homme sensible et à l’écoute non seulement des autres, mais aussi de lui-même. Cela reste surtout de l’ordre du discours. On pourrait donc parler de changement dans la continuité. Mais ces bricolages sont un premier pas et démontrent une réelle volonté de la part des hommes de s’adapter, avec comme objectif la quête de bénéfices secondaires liés à une meilleure entente conjugale, à une plus grande reconnaissance de ses qualités propres, et donc avec une idéalisation de la relation conjugale comme forme d’épanouissement personnel.

On remarque donc deux processus, d’une part une forme de reproduction, mais également des nouvelles stratégies identitaires. En effet, les formes de présentation de soi imposées par l’interface du site impliquent un savoir-faire, mais c’est une compétence qui peut s’acquérir sur le terrain. Tout le monde ne joue pas avec les mêmes cartes (niveau social, ethnicité, âge…), on observe alors une reproduction des inégalités. Il y aurait donc une forte tendance à l’homogamie. Mais il me paraît également important de voir qu’il existe des possibilités de subversion, d’arrangements, de bricolages de l’identité dans ce contexte. Internet est aussi un espace de socialisation, de jeu où différentes facettes peuvent être ou non mises en avant. Ainsi, cet espace ouvre le champ des possibles. Mais il me semble pourtant que les sites de rencontre sur internet ne sont pas la cause de ces évolutions. Je pense au contraire que l'engouement qu'ils suscitent provient des outils qu'ils proposent. Ainsi les internautes peuvent jouer de leur rationalité et s'épanouir comme individus, répondre aux injonctions liées à l'individualisme omniprésent dans nos sociétés occidentales.