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Ariane Couture retrace le développement de la pensée musicale contemporaine du Québec à partir des grands axes de programmation de quatre sociétés de concert. La Société de Musique Contemporaine du Québec (SMCQ), les Événements du Neuf, l’Ensemble Contemporain de Montréal (ECM) et le Nouvel Ensemble Moderne (NEM) ont joué, et jouent encore (à l’exception des Événements du Neuf, dont les activités cessent en 1990), un rôle fondamental dans le développement de cette scène musicale québécoise. Ces organismes influencent la création, la diffusion, la compréhension et la production d’un répertoire de musique contemporaine québécois et canadien.
L’ouvrage s’ouvre sur la fondation de la SMCQ en 1966, événement qui marque le point d’entrée du processus d’institutionnalisation de la musique contemporaine au Québec, et se clôt en 2006. Au cours de ces quatre décennies, ces sociétés de concert ont transformé le milieu musical québécois en permettant à différents courants esthétiques contemporains de passer de la marginalité à la « classification[1] ». L’une des grandes forces de cet ouvrage est de montrer comment ce processus d’institutionnalisation de la musique contemporaine québécoise s’est opéré selon la structure organisationnelle, les directions artistique et musicale, les opportunités de financement, ainsi que les conditions d’exécution propres à chaque organisme. Ce faisant, l’autrice cerne le « rôle que jouent les organismes de concert dans l’élaboration d’un répertoire d’oeuvres de musique contemporaine au Québec » (p. 6).
À l’instar de l’étude de la programmation de Jésus Aguila du Domaine musical[2], Couture soutient que la conception des programmes musicaux s’effectue sur trois plans : 1) de référence, où l’on présente des oeuvres du passé, 2) de connaissance, c’est-à-dire soutenue par une volonté de classiciser les modernes et finalement, 3) de recherche, permettant de présenter des oeuvres émergentes (p. 53). Les sociétés de concert favorisent ainsi le processus de classification des oeuvres associées à la modernité, stimulent la création d’oeuvres nouvelles et contribuent à l’émergence d’un réseau national de compositeurs et de compositrices. Reprenant les catégories d’Aguila, cette approche analytique permet à l’autrice de distinguer des thématiques de programmation présentant à la fois (ou exclusivement) des « oeuvres anciennes », dites de « références », et des « classiques contemporains » qui favorisent le développement de la création musicale. Parallèlement, l’analyse des courants esthétiques par les axes de programmation montre que la mise en valeur de certaines tendances contribue à la formation d’un écosystème d’institutions aux contours propres.
Les quatre chapitres du livre sont consacrés respectivement à la SMCQ (1966-), les Événements du Neuf (1978-1990), l’ECM (1987-) et finalement, le NEM (1989-). Pour la première fois, les concerts des Événements du Neuf et de l’ECM sont répertoriés, ce qui constitue un apport additionnel de l’ouvrage. Ce travail de recherche est effectué à partir de programmes de concerts, de documents d’archives, d’articles de journaux, de revues et critiques musicales, de biographies et de témoignages inédits.
C’est dans un contexte politique et socioculturel vibrant que la SMCQ voit le jour en tant que premier organisme uniquement voué à la diffusion de la musique contemporaine au Québec. Selon André Prévost, ses fondateurs prônent une pensée musicale marginale, à l’encontre des canons « sacro-saints de la pensée traditionnelle[3] » de l’époque. Leur but est de faire connaître au public montréalais les oeuvres fondatrices de l’avant-garde musicale européenne, en plus de mettre en valeur les compositrices et compositeurs québécois·e·s et, dans une moindre mesure, canadien·ne·s. En procédant par l’analyse des programmes, l’autrice révèle sous un angle nouveau les continuités et ruptures entre les directions artistiques de Serge Garant (1966-1986), Gilles Tremblay (1986-1988) et Walter Boudreau (1988-2006).
L’ère Garant est marquée par une forte appréciation pour le constructivisme sériel post-webernien. Orientant sa programmation sur la modernité européenne et favorisant la recherche et la création, l’organisme facilite une rencontre entre la modernité musicale et le public, tout en accordant une place de choix à la création québécoise. La SMCQ devient rapidement une institution phare et un tremplin pour la carrière de plusieurs compositeur·rice·s québécois·e·s et canadien·ne·s. Entre 1971 et 1986, un groupe de compositeurs québécois — exclusivement masculin à l’exception de Micheline Coulombe Saint-Marcoux (1938-1985) — occupe une place de choix dans la programmation. Ceux-ci sont présentés aux côtés des Européens tels Arnold Schoenberg, Anton Webern, Edgard Varèse, Olivier Messiaen, Iannis Xenakis et Karlheinz Stockhausen
Les années 1980 voyant poindre d’autres initiatives en musique contemporaine et un certain relativisme esthétique, la SMCQ s’orientera vers une programmation de plus en plus éclectique, voire postmoderne. Les années Tremblay seront caractérisées par la diversification des lieux de production, une perspective esthétique plus large et une propension à l’événementiel. Ce changement de direction sera poursuivi à partir de la fin de la décennie par Boudreau, sous la direction duquel l’organisme soutiendra avec vigueur les oeuvres de « jeunes » Québécois nés avant 1950. Toutefois, cette ligne de pensée pose un problème d’unité dans la programmation. Les concerts hommage et thématiques s’inscrivent dès lors comme stratégie de fidélisation du public ; ils visent une meilleure compréhension des oeuvres et pallieront la fragmentation et la dispersion de l’auditoire montréalais. La majorité des oeuvres seront le fruit de commandes de la Société et jouées en première audition par celle-ci.
Somme toute, la SMCQ aura contribué à l’institutionnalisation d’oeuvres et de compositeur·rice·s jadis marginalisé·e·s ainsi qu’au développement de la pensée musicale contemporaine québécoise (p. 87). Ce chapitre est sans doute le plus étoffé en raison de l’importance de l’organisme et de la durée de son existence. Son développement va de pair avec l’émergence de plusieurs organismes culturels qui se révéleront fondamentaux dans l’institutionnalisation de la musique, contemporaine ou non. Ainsi, la SMCQ émerge au moment où le financement culturel de l’État est orienté vers la construction d’un répertoire national.
Les Événements du Neuf entreprennent le mandat d’explorer « tous » (p. 97) les courants esthétiques contemporains et d’échapper aux formes standardisées de concert. Fondé par José Evangelista, John Rea, Lorraine Vaillancourt et Claude Vivier, l’organisme présentera 50 événements qui bouleverseront les habitudes de concert et remettront en question les limites de ce que l’on considère alors être la musique contemporaine. D’un côté, la programmation élargira l’horizon esthétique contemporain, en laissant place entre autres aux musiques extra-occidentales et improvisées. De l’autre, elle offre la possibilité de contester le rôle de l’art dans le quotidien en explorant de nouveaux contextes de diffusion par la création de happenings. Ces événements bouleversent les paramètres conventionnels de la forme concert ; ils ont lieu dans des endroits inusités, affichent des horaires et programmes atypiques et comportent des éléments visuels imposants. En référence aux Événements du Neuf, les « manifestations artistiques » (p. 59) auront par exemple lieu le neuvième jour du mois à 9h du soir.
Le nouvel organisme innove aussi sur le plan organisationnel. En s’établissant à l’Université de Montréal, il bénéficie de l’accès aux salles de répétitions, aux services d’enregistrement et de sonorisation ainsi qu’à un vaste bassin d’étudiants. En échange des formations offertes par les Ateliers des Événements du Neuf, l’Université réduit considérablement les coûts de production de l’organisme. Cette structure permet de proposer une programmation variée et audacieuse, comportant des oeuvres pratiquement impossibles à monter dans un contexte où les conventions collectives sont instaurées.
L’organisme n’excluant aucune proposition esthétique, l’absence d’une politique de programmation stricte lui permet de se libérer d’une pensée « nationaliste » (p. 106), telle que prônée par la SMCQ. Toutefois, l’élan novateur des Événements du Neuf faiblira dans les années 1980 sous le poids de contraintes financières, de la réduction de la couverture médiatique attribuée à l’ensemble de la musique classique et de difficultés organisationnelles. L’organisme se tournera vers le mécénat d’État, adaptera ses pratiques administratives et révisera sa direction artistique. L’autrice suggère que le subventionnement d’État a eu des conséquences négatives sur l’organisme puisque « la programmation évolue vers un modèle conformiste, plus proche d’une institutionnalisation des pratiques » (p. 137). Stratégie qui mènera au désintéressement progressif du public. Après douze saisons de riches programmations, le concert « NEM/GMEM[4] » servira de point de rupture pour les Événements du Neuf qui confieront au NEM le soin de poursuivre l’exploration musicale avec le public montréalais. Somme toute, les Événements du Neuf auront permis de désacraliser la musique contemporaine et ses compositeurs, de transformer les habitudes de réception du public montréalais et d’accroître l’accessibilité à l’innovation musicale.
Étudiante au Conservatoire de Musique de Montréal, la flûtiste originaire du Saguenay Véronique Lacroix fonde en 1987 l’Ensemble Contemporain du Conservatoire. L’ensemble, jusqu’alors étudiant, prendra le nom qu’on lui connaît — Ensemble Contemporain de Montréal — en 1990 au moment d’entériner sa constitution officielle au Conservatoire (p. 145). Ce changement de statut permet de professionnaliser l’ensemble composé d’une vingtaine d’interprètes, qui seront regroupé·e·s en fonction de l’instrumentation requise des oeuvres au programme. Les concerts des trois premières années n’étant pas répertoriés, l’autrice s’intéresse aux axes de programmation situés entre 1990 et 2006.
Suivant le modèle organisationnel de la SMCQ, l’ECM bénéficie de subventions gouvernementales et se divisera dès 1995 — Ensemble musical et Fondation — afin d’exempter sa société de taxes et d’impôts. Tout comme les Événements du Neuf à l’Université de Montréal, l’ECM bénéficie du soutien institutionnel du Conservatoire et du statut d’ensemble en résidence. L’ECM se distingue des autres sociétés de concert d’abord par son implication dans la formation musicale par l’entremise de concours tels « Génération » et sa démarche esthétique orientée vers la recherche et la création. Consacrant essentiellement sa programmation aux compositeurs et compositrices en début de carrière, l’organisme met au coeur de sa mission la formation et l’innovation. Le pari d’originalité de la fondatrice sous « [l’]étiquette d’ensemble en émergence » (p. 190) aura marqué la programmation de l’ECM d’une personnalité unique, s’étendant au-delà des « classiques » de la musique contemporaine.
Parallèlement, les formules de « concerts thématiques » ou encore les « Ateliers et concerts » offrent une approche inclusive où le public a un rôle à jouer. D’une part, les oeuvres du passé servent de fils conducteur et contribuent à la compréhension du nouveau répertoire, l’auditoire peut ainsi les comparer aux « classiques » selon des motifs, des instrumentations ou des thèmes choisis. D’autre part, ces ateliers permettent au public d’être témoin du processus de recherche et de création dans un contexte de laboratoire sonore. Dans les deux cas, l’objectif est de favoriser la continuité et l’innovation dans la pensée musicale contemporaine et d’attirer de nouveaux publics.
Véronique Lacroix sera l’instigatrice de nombreux projets originaux, audacieux et issus d’une grande variété esthétique au sein d’un calendrier chargé pour l’ECM. Tel que le rapporte Couture :
au total, 151 oeuvres ont été commandées à 85 compositrices et compositeurs par l’ECM entre 1987 et 2006. Ce nombre est exceptionnel si on le compare avec celui des oeuvres commandées par la SMCQ (55) et le NEM (25) pendant la même période
p. 190-191
Le dynamisme et la productivité de l’ECM résultent de la capacité de Lacroix, qui oeuvre à la fois en tant que cheffe d’orchestre et de directrice artistique, à « repérer et à valoriser le talent individuel plutôt que de se contraindre à programmer des oeuvres s’insérant dans une même esthétique » (p. 193). En outre, nul ne peut nier le rôle de cet organisme dans la vitalité et la créativité de la scène musicale contemporaine québécoise.
Le Nouvel Ensemble Moderne prendra en quelque sorte racine dans les Événements du Neuf en 1988 sous la forme d’un orchestre de chambre consacré à la diffusion d’oeuvres « classiques contemporaines » (1998) ou spécialement écrites pour ce type de formation. L’ensemble réuni par la pianiste et cheffe Lorraine Vaillancourt contraste avec ceux des autres organismes : permanent, il vise à l’excellence d’interprétation de la musique contemporaine. Dès 1989, l’ensemble résidera à la Faculté de Musique de l’Université de Montréal. Il ne s’agit donc pas d’une société de concerts, mais bien d’un orchestre de chambre professionnel de quinze instrumentistes qui se caractérise par la qualité exceptionnelle de ses exécutions. Le NEM accorde aux oeuvres canoniques l’attention « qu’elles méritent » (p. 205) ; soit environ une heure de répétition par minute de musique. Malgré une structure organisationnelle optimale, son financement par l’État, une association avec une institution universitaire et une convention collective, les fonds manquent pour pérenniser la mission d’excellence et maintenir l’orchestre à temps plein.
L’intérêt marqué du NEM pour les « classiques modernes » s’inscrit dans la perspective historiquement mise de l’avant par la Seconde École de Vienne : moderne, européenne et « classique » (p. 213). Comme le mentionne Couture : « l’examen du répertoire du NEM nous révèle que tout un pan de l’histoire est occulté, comme si le temps s’était arrêté entre la Symphonie, op. 21 (1929) de Webern et le Sequenza V (1966) de Berio » (p. 213). Cette direction artistique comporte deux difficultés : la nécessité de mettre des oeuvres originales au programme — nécessaire pour l’obtention de subventions d’État — et les attentes du public en matière d’exploration et de nouveauté.
Mettant sur pied le Forum international des jeunes compositeurs (1991) et le programme MusMix (2002), le NEM déplacera son axe de programmation vers la recherche et la création, de même que l’expérimentation et la diffusion d’oeuvres nouvelles. Cette nouvelle vocation culminera avec Le Vivier, fondé en 2008 et installé en 2015 dans l’enceinte du Gesù-Centre de créativité, lieu entièrement dédié à la création musicale. Le NEM possède une solide réputation nationale et internationale pour la qualité des exécutions qu’il propose, son intérêt pour les oeuvres « classiques » du xxe siècle, mais également pour « sa capacité à développer des projets singuliers dans le domaine de l’innovation musicale » (p. 238).
L’ouvrage d’Ariane Couture repose sur une documentation riche ; le lectorat s’y retrouve aisément grâce à l’organisation claire des chapitres et aux multiples tableaux de présentation historique, en plus des listes détaillées des oeuvres. L’autrice a survolé non moins de 515 concerts offerts à Montréal et colligé une impressionnante quantité d’archives. La force de l’ouvrage repose sur l’exhaustivité des données recueillies et une organisation méthodique de celles-ci qui intéresseront les adeptes de la scène contemporaine québécoise. De plus, l’étude de la programmation se révèle bien exécutée. Bien que cette publication soit issue d’une thèse de doctorat, ce qui justifie que l’année 2006 a été choisie pour clore l’étude, les lecteurs et lectrices en apprécieront la légèreté du cadre théorique exposé de façon rapide et efficace en début d’ouvrage et laissant place à l’étude concrète des programmations.
Néanmoins, l’étendue et l’imposante quantité de données factuelles font obstacle à l’analyse du lien entre musique et politique sous-entendu par l’étude des sociétés de concert. L’approche axée sur la programmation peine à révéler les transformations socioculturelles québécoises dans une perspective globale. Ainsi, les conclusions tirées par l’autrice gagneraient à être élaborées davantage. Par exemple, bien que les critères du subventionnement d’État soient explicités dans les chapitres et permettent la compréhension de certains enjeux des institutions observées, l’absence d’une analyse approfondie de ses conséquences sur la création musicale et les programmations laisse le lectorat sur sa faim. Autrement dit, les effets des politiques culturelles sur la construction d’un répertoire national auraient gagné à être explicités plutôt que sous-entendus. Par ailleurs, dans son étude de la programmation, l’autrice procède de façon thématique et classe les oeuvres selon les termes « référence » ou « classique contemporaine » empruntés à Aguila, ce qui restreint l’analyse des différents mouvements esthétiques. Néanmoins, les connaisseurs en matière d’institutionnalisation musicale, de musique contemporaine et de politiques culturelles trouveront là une ressource non négligeable sur les quatre sociétés de concert observées.
En somme, l’ouvrage de Couture navigue au travers des transformations institutionnelles pour dessiner le portrait d’une scène contemporaine québécoise vibrante. Elle conclut qu’entre 1996 et 2006 « la SMCQ, les Événements du Neuf, l’ECM et le NEM ont constitué des vitrines exceptionnelles pour les oeuvres québécoises, canadiennes et internationales du xxe siècle » (p. 256). Pour chacune de ces sociétés de concert, le moment fondateur, les prémisses et les missions, le fonctionnement administratif, la direction artistique et les activités de concerts ont été dûment présentés. Cette structure a permis d’observer les transformations entre les intentions de départ et les résultats dans une perspective historique, institutionnelle et musicologique. Passant de la marginalité à l’institutionnalisation, la pensée musicale contemporaine québécoise a connu d’importants défis et rebondissements dont les différents axes de programmation portent la marque. La SMCQ, les Événements du Neuf, l’ECM et le NEM se sont transformés en regard des subventions d’État, des exigences de recherche et de création, des difficultés financières et de la fragmentation progressive du public. Ils se démarquent selon leur axe de programmation et leur vision esthétique respectives, en plus d’avoir conjointement contribué au développement de la pensée musicale contemporaine québécoise.
Parties annexes
Notes
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[1]
Processus d’institutionnalisation et de mise en valeur du répertoire contemporain (p. 3).
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[2]
Jésus Aguila (1992). Le Domaine musical : Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard.
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[3]
André Prévost (1987). « La vraie présence de Garant », Sonances, vol. 6, n° 2, p. 2, tel que cité en page 86 de l’ouvrage.
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[4]
Le titre du concert réfère au Nouvel ensemble moderne ainsi qu’au Groupe de musique expérimentale de Marseille (GMEM), soit un regroupement de compositeurs et compositrices s’intéressant à la musique électroacoustique et à la musique mixte (p. 128).