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Au cours des décennies 1980 et 1990, l’analyse musicale a joué un rôle de tout premier plan dans les études sur l’opéra italien du xixe siècle. La longue vague du paradigme structuraliste, d’une part, et, d’autre part, l’intérêt croissant pour la composante strictement textuelle des opéras, décliné entre autres dans les grands projets d’éditions critiques, ont conduit les chercheurs à s’interroger davantage sur les règles formelles qui organisaient le travail créateur des principaux auteurs (compositeurs et librettistes) de cette période. Récemment, l’espace consacré à l’analyse s’est rétréci pour faire place à d’autres tendances de la recherche ; il n’empêche que des concepts fixés il y a presque 40 ans (tels que solita forma ou lyric form ; nous y reviendrons) restent des outils presque incontournables pour les chercheurs. Verdi est sans aucun doute l’un des compositeurs qui ont le plus attiré l’attention des analystes, et ce, encore très récemment : en témoignent deux séminaires organisés en 2017 et 2018 par l’Istituto nazionale di studi verdiani de Parme, au cours desquels des spécialistes reconnus ont été appelés à réfléchir sur les méthodes d’analyse de l’oeuvre théâtrale du compositeur. Cet intérêt découle de la position prééminente de Verdi dans l’histoire de l’opéra, bien sûr, mais aussi de la tendance distinctive de ce compositeur à manipuler sans cesse le vocabulaire musical, poétique et dramatique qui était jusque-là partagé avec ses contemporains, afin de façonner sa propre idée de théâtre musical. On sait que Verdi a démontré une capacité extraordinaire de mettre à jour son langage tout au long d’une carrière qui se déroula sur plus d’un demi-siècle : les différences stylistiques entre sa première création, Oberto, conte di San Bonifacio (1839), et la dernière, Falstaff (1893), sont si profondes que le profane pourrait facilement croire qu’il se trouve en présence d’opéras de deux compositeurs différents. Cette hétérogénéité a conduit les analystes à privilégier des approches ponctuelles, c’est-à-dire à se concentrer soit sur des aspects linguistiques et formels limités, soit uniquement sur certains opéras.
Steven Huebner, professeur à l’École de musique Schulich de l’Université McGill, chercheur dont les travaux ont beaucoup influencé les études sur Verdi, met en place, avec la monographie Les opéras de Verdi : Éléments d’un langage musico-dramatique, pour la première fois une approche globale. L’auteur se penche sur tous les opéras en langue italienne de Verdi pour analyser « systématiquement le langage musical » du compositeur, « selon une méthodologie englobant de façon synthétique paroles, modalités d’écriture, style mélodique, forme et planification tonale » (p. 14). Le travail est organisé de manière thématique, méthode qui permet de dégager d’abord les éléments de continuité présents dans le langage de Verdi : à partir de ceux-ci, sont décrites les déviances et les évolutions. Le livre est divisé en cinq chapitres : les quatre premiers découlent d’autant de conférences tenues en 2011 à l’Université de Montréal, tandis que le dernier chapitre était déjà paru, sous forme d’essai, en 2004[1].
Le premier chapitre (« Versification et prosodie ») est consacré à l’analyse de la versification poétique italienne en général, et à celle des livrets de Verdi en particulier. En s’appuyant sur une littérature scientifique solide, Huebner fournit d’abord un recueil essentiel des règles de base de la métrique italienne, puis se concentre sur les formes couramment utilisées par les librettistes du xixe siècle. La différence entre vers sciolti (« libres », caractéristiques des récitatifs) et vers lirici (« lyriques », caractéristiques des numéros musicaux) et entre vers parisillabi (qui ont un nombre pair de syllabes) et vers imparisillabi (au nombre impair) est ainsi précisée. Le chercheur s’appuie sur cette explication pour souligner que, dans les oeuvres de Verdi, le choix d’un vers spécifique n’est pas anodin, mais traduit plutôt des intentions musicales et dramatiques que le compositeur travaille de concert avec ses librettistes. En ce sens, les réflexions que Huebner développe autour de la manière dont les accents poétiques interagissent avec le débit musical sont particulièrement précieuses. Le chapitre se termine par un accent sur les livrets écrits par Arrigo Boito pour Verdi. Huebner souligne à quel point l’extraordinaire variété et nouveauté du style du poète scapigliato ont favorisé le renouvellement du langage musical du compositeur. Riche en exemples pertinents, cette dernière section aurait peut-être pu tirer profit, pour d’ultérieures réflexions, des importantes études d’Emanuele d’Angelo sur Boito poète et dramaturge[2].
Le deuxième chapitre (« Les modalités d’écriture ») traite des différents styles d’écriture vocale qui peuvent être identifiés dans les opéras de Verdi. Huebner propose une catégorisation typologique et terminologique tripartite : « récitatif » (qui se subdivise en semplice et obbligato), « parlante », et « style aria ». Si les deux premiers termes sont largement attestés dans le lexique du xixe siècle, le dernier est une création de l’auteur : Huebner suggère de l’utiliser pour identifier à la fois le style d’écriture vocale des sections lyriques (tant pour voix solo, c’est-à-dire les arias, que pour ensemble), et le style des fragments lyriques intérieurs au récitatif et au parlante — fragments que d’autres auteurs, tel Julian Budden, appellent arioso. Il s’agit d’une proposition convaincante, car elle permet de corriger un flou terminologique qui donne lieu souvent à des malentendus. Remarquables apparaissent les pages consacrées au parlante, catégorie fixée par le musicographe du xixe siècle Abramo Basevi et habituellement utilisée par les musicologues, mais dont les caractéristiques restaient jusqu’à présent assez vagues. Huebner discute les définitions de parlante données par Joseph Kerman, David Kimbell et Harold Powers, fournit des exemples utiles pour éclairer les différences entre parlante mélodique et parlante harmonique (distinction établie par Basevi), et confirme que ce style d’écriture, déjà utilisé à l’époque de Rossini, continue de faire partie du vocabulaire de Verdi jusqu’à Falstaff, sous des formes de plus en plus raffinées. En discutant de cette technique, l’auteur est amené à élaborer des réflexions spécifiques sur l’écriture orchestrale de Verdi. Pour son grand intérêt, ce dernier sujet aurait peut-être mérité d’être traité séparément, et d’une manière plus organique, en tenant compte aussi du fait que les études sur l’emploi de l’orchestre dans l’opéra italien en général, et dans les opéras de Verdi en particulier, ont connu un développement considérable[3].
Le troisième chapitre (« La mélodie ») est consacré aux stratégies utilisées par Verdi dans la construction des mélodies des sections de style aria. L’auteur se concentre d’abord sur la lyric form (ou prototype lyrique), un module de seize mesures que les spécialistes ont reconnu comme étant la structure de base des mélodies des opéras de Vincenzo Bellini, Gaetano Donizetti et Verdi. Pour décrire les sections qui composent ce prototype, Huebner n’adopte pas le classique système alphanumérique (dont l’une des formes de base est A4 A4’ B4 A4’’) introduit par Friederich Lippmann au cours des années 1970 et perfectionné par la suite par Kerman et Scott Balthazar, un système utile avant tout pour identifier les motifs à la base des mélodies, mais propose plutôt une nomenclature descriptive qui met en évidence la syntaxe qui régit les différentes sections de la mélodie : exposition, continuation, conclusion et coda. Cette terminologie, que Hubner avait déjà proposée dans un important essai de 1992[4] et qui est maintenant précisée et affinée, semble très prometteuse : bien que moins intuitive et synthétique par rapport au système alphanumérique, elle offre davantage de souplesse, ce qui est particulièrement utile pour décrire les manipulations (telles que les compressions et les expansions) qui, chez Verdi, sont fréquemment appliquées au modèle de base. Huebner se concentre ensuite sur deux autres schémas de composition que l’on trouve dans les mélodies de Verdi. Le premier est un modèle syntaxique d’un niveau structurel inférieur au prototype lyrique, que Giorgio Pagannone (le premier à l’identifier) a appelé Barform, tandis que Huebner suggère de le baptiser « phrase anapestique » ; le second schéma est une expansion du prototype lyrique obtenu par la répétition de phrases ou de segments de phrase, que l’auteur nomme « chaîne ». À la fin du chapitre, en analysant notamment des extraits des opéras de la maturité construits selon des stratégies plus libres, l’auteur insiste à juste titre sur le fait qu’il est rare que les mélodies de Verdi puissent être réduites à des modèles fixes prédéterminés, car elles présentent un très haut degré de variabilité, leur construction étant étroitement liée aux raisons dramatiques.
Le quatrième chapitre (« La forme ») est consacré à un sujet récurrent dans la littérature scientifique, soit l’organisation formelle des numéros musicaux des opéras. À partir d’un essai séminal de Harold Powers[5], il est d’usage d’indiquer par l’expression « solita forma » (forme habituelle), tiré de Basevi, la structure quadripartite de base (tempo d’attacco, cantabile, tempo di mezzo et cabaletta) sur laquelle les compositeurs italiens du milieu du xixe siècle bâtissaient tant les morceaux pour voix solo que pour ensemble. En raison de sa facilité d’application, ce schéma a parfois été utilisé de manière réductrice et acritique, ce qui a amené des spécialistes à s’interroger sur sa légitimité. Huebner rend compte du débat musicologique sur ce sujet et reconnaît la justesse de certaines critiques émises par des musicologues tels que Roger Parker et Paolo Gallarati, mais, à travers un répertoire d’exemples analytiques pertinents, il souligne que si l’on utilise la solita forma comme une grille de lecture flexible, elle reste un outil très efficace pour aborder l’oeuvre de Verdi. Dans ce chapitre, Huebner mentionne également l’influence du modèle formel du grand opéra parisien sur le numéro d’introduction d’Un ballo in maschera. C’est l’une des rares occasions où l’interaction entre le style de Verdi et les modèles opératiques français est évoquée, Huebner ayant précisé, dans l’Introduction, que cette question n’est pas abordée intentionnellement dans le présent ouvrage. Le lecteur plus exigeant pourrait considérer cette exclusion regrettable, d’autant plus que Huebner a fait preuve, avec de nombreuses recherches menées au cours des trois dernières décennies, d’une profonde familiarité avec le théâtre musical français du xixe siècle. Cependant, ce choix se révèle tout à fait compréhensible, vu que développer un tel sujet aurait impliqué de réfléchir sur une série de problématiques qui ne pourraient certainement pas être traitées en quelques pages (et peut-être même pas dans un seul chapitre).
La dernière section (« En guise de conclusion : unité et paradigme analytique ») est centrée sur un autre topo analytique : l’unité de la conception musicale des opéras de Verdi. Au moins depuis les années 1970, les chercheurs ont tenté de comprendre si le compositeur adoptait systématiquement des stratégies musicales pour assurer la cohésion et la cohérence de ses opéras (outre celles citées par Huebner, il faut rappeler, sur ce sujet, les contributions assez récentes de William Rothstein[6]). L’auteur se concentre en particulier sur le débat entre deux différentes positions critiques. D’un côté, on trouve les musicologues qui ont théorisé l’existence, dans les créations de Verdi, de modèles à large échelle, identifiables sur la base de deux catégorises d’indices : la présence de « notes privilégiées » (p. 336) récurrentes dans la partition, et la possibilité de ramener les tonalités à un schéma global, qui dans certains cas se manifesterait dans l’adoption d’une tonalité principale valable tout au long de l’opéra. De l’autre côté se situent les chercheurs qui ont suggéré que, dans les opéras italiens du xixe siècle, la forme est une accumulation de détails plutôt qu’un projet conceptuel complexe. L’auteur utilise cette opposition pour élaborer des considérations méthodologiques convaincantes. Toutes les analyses, souligne Huebner, impliquent inévitablement des approximations, en fonction de l’objectif spécifique poursuivi par l’analyste : il est donc tout à fait légitime de choisir de se concentrer sur les structures générales ou sur le détail, ainsi que d’intégrer les deux approches ou d’élargir le champ à d’autres méthodes d’interprétation.
Avec une prose claire et agréable, Huebner développe un parcours rigoureux et passionnant qui mène le lecteur à observer les mécanismes internes qui règlent le fonctionnement musical et dramaturgique du théâtre de Verdi. Le dépassement des barrières méthodologiques, la volonté d’utiliser des approches et des outils canoniques de manière créative et innovante, ainsi que la position non neutre de l’analyste à l’égard du texte sont les piliers implicites sur lesquels l’auteur bâtit son travail. Autrement dit, cette étude nous engage à considérer les opéras de Verdi comme des organismes multiformes dont il faut s’approcher avec des analyses articulées à chaque fois sur la spécificité de l’objet observé. La compréhension qu’on peut en avoir est subordonnée à l’adoption d’un regard ouvert à la complexité, capable de croiser constamment logiques musicales et raisons dramatiques. Destiné à acquérir une place de relief au sein de la littérature spécialisée consacrée à Verdi (et pas seulement en langue française), ce livre se prête à au moins deux niveaux de lecture. Le néophyte qui aborde pour la première fois les opéras italiens de Verdi — mais aussi l’opéra italien de l’époque de Verdi tout court — peut y trouver un inventaire exhaustif d’outils d’analyse, fruit d’une vaste expérience, et un guide éloquent sur la façon de les utiliser. Le spécialiste de l’oeuvre de Verdi y trouvera des discussions pointues et équilibrées sur les principales études analytiques réalisées au cours des 30 dernières années, des clés importantes pour une méthodologie intégrant grilles et outils de lecture différenciés, ainsi qu’un répertoire d’analyses musicales et dramaturgiques extrêmement raffinées.
Parties annexes
Notes
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[1]
Steven Huebner (2004). « Structural Coherence », dans Scott L. Balthazar (dir.), The Cambridge Companion to Verdi, Cambridge, Cambridge University Press, p. 139-153.
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[2]
Voir surtout Emanuele d’Angelo (2010). Arrigo Boito drammaturgo per musica : Idee, visioni, forma e battaglie, Venezia, Marsilio.
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[3]
Voir surtout Niels Martin Jensen et Franco Piperno (dir.) (2008). The Opera Orchestra in 18th- and 19th-Century Europe, 2 vol., Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag ; Franco Piperno (1996). « Le orchestre dei teatri d’opera italiani nell’Ottocento : Bilancio provvisorio di una ricerca », Studi verdiani, vol. 11, p. 119-221 ; et le recueil « L’orchestra di teatro in Italia nell’Ottocento » (2000-2001). Studi verdiani, vol. 16.
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[4]
Steven Huebner (1992). « Lyric Form in Ottocento Opera », Journal of the Royal Musical Association, vol. 117, no 2, p. 123-147.
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[5]
Harold S. Powers (1987). « “La solita forma” and “The Uses of Convention” », Acta musicologia, vol. 59, no 1, p. 65–90.
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[6]
William Rothstein (2008). « Common-Tone Tonality in Italian Romantic Opera : An Introduction », Music Theory Online, vol. 14, no 1, http://www.mtosmt.org/issues/mto.08.14.1/mto.08.14.1.rothstein.html, consulté le 24 août 2019 ; William Rothstein (2012). « A Footnote to Harold Powers’ “La dama velata” (on Un ballo in maschera, Act ii) », Verdi forum, no 39, article 4, p. 14-29, https://scholarship.richmond.edu/vf/vol1/iss39/4, consulté le 24 août 2019.